Auteur : Cristian Moisuc
Breeur, Roland, « “Des objets même ! oh, que nous n’y sommes pas !” Malebranche, sur l’esprit stupide et ses ténèbres », in Revue internationale de philosophie, n° 299, 2022/1, p. 27-43.
Cet article appartient à numéro de la Revue internationale de philosophie qui réunit quelques analyses sur la bêtise, selon un panorama historique large. Pour Malebranche, le sot ou le stupide serait un esprit « fermé à la vérité » et R. Breeur s’intéresse à la cause génétique de cette fermeture, qui serait plutôt un resserrement (p. 29) dans les « ténèbres » et l’« obscurité » de l’âme. Reprenant le cadre cartésien de la Meditatio IV et assimilant la stupidité à l’erreur, Malebranche introduirait, cependant, « une notion qui déborde le cadre cartésien, celle de ténèbres » (p. 28) qui serait une conséquence théologique du péché originel (l’affaiblissement de l’union initiale de l’âme avec Dieu se fait au profit de l’union avec le corps). C’est ce brouillage des sentiments qui cause la confusion entre le sentiment de l’existence des choses et l’idée de leur essence (p. 30). L’article souligne, à juste titre, le renversement malebranchiste du cogito cartésien (transformé en « sentiment intérieur », p. 31) et l’appréhension de la nature de l’âme par une « transposition » qui s’appuie sur les propriétés de l’idée de l’étendue. L’erreur ou la bêtise consisterait donc à « éteindre le sens des sensations au-delà du domaine de leur utilité bio-fonctionnelle » (p. 32), ce que prouve le dialogue, dans les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, entre Théodore et Ariste lorsque ce dernier fait confiance au sentiment de « résistence » du plancher, qui l’autorise à soutenir que les objets du cabinet ont une existence réelle. Or, à un Ariste naïf qui refuse de sortir de cette « intériorité confuse et asphyxiante » (p. 38), Theodore réplique en proposant l’expérience de l’anéantissement du cabinet (par le pouvoir divin), pour prouver que « nous pouvons avoir tous nos sentiments indépendamment des objets » (Ier Entretien, § VIII). C’est la seule manière d’éviter, selon les mots de l’auteur, « ce délitement, cette dissolution des distinctions de dedans et de dehors […] que représente la nature ténébreuse de ce moi profond » (p. 39). L’erreur ne serait donc que la perte « du pouvoir d’évoquer ou de représenter “un dehors” » (p. 41), qui offre la seule voie de sortie de ce « puits de ténèbres et de confusion [qui] est la source des erreurs répandues par ces philosophes stupides qui confondent corps et âme ». Si, comme l’affirme l’article, « seule une étendue intelligible peut nous sauver ou nous sortir » (p. 42) de ce gouffre ténébreux de l’âme, alors Malebranche serait le philosophe qui aurait échappé aux conséquences de la « pensée dualiste de Descartes » (p. 28) – syntagme qui fait grincer, tout comme celle de « cartésianisme platonisé » (p. 36), qui rappelle néanmoins la critique d’Antoine Arnauld dans Des vraies et des fausses idées.
Or, bien que l’article rende justice aux réflexions malebranchistes sur les ténèbres de l’âme (appréhendée par « sentiment intérieur »), on aurait aimé lire quelques mots sur la relation inversement proportionnelle entre l’obscurité de l’âme et la clarté de la vision en Dieu : Malebranche n’obscurcit-il pas volontairement l’âme humaine, afin de ne pas faire concurrence à la vision en Dieu ? Cette hypothèse de M.-F. Pellegrin s’applique à l’âme du Christ, mais serait envisageable tout d’abord pour l’homme (voir « L’obscurité de l’âme christique chez Malebranche. Le Christ et la rédemption de tous les hommes », Revue de métaphysique et de morale, n° 39, 2003/3, p. 380 et 396). S’il en était ainsi, l’obscurité de l’âme humaine serait, au niveau architectonique, l’effet d’une décision consciente et radicale de Malebranche, celle de nier au « videre videor » cartésien le pouvoir d’auto-affection (comme l’avait déjà prouvé Michel Henry). Il revient au lecteur de méditer attentivement et de répondre à la question : l’auto-affection du cogito cartésien qui se sent voir doit-elle être jugée et condamnée parce qu’elle contredit le modèle de ladistance phénoménologique (« le sentir et l’expression d’une immanence sans distance interne », p. 42, nous soulignons) ou est-ce plutôt l’inverse (le « dehors » qui nous sauverait des ténèbres de l’âme apparaît comme une conséquence de la réduction volontaire, par un Malebranche naïf et/ou hâtif, du videre videor cartésien au rang de simple « sentiment ») ?
Cristian Moisuc (Université Alexandru Ioan Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : Breeur, Roland, « “Des objets même ! oh, que nous n’y sommes pas !” Malebranche, sur l’esprit stupide et ses ténèbres », in Revue internationale de philosophie, n° 299, 2022/1, p. 27-43, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.
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FRIGO, Alberto, « Même la Trinité. Descartes, Pascal et Saint-Ange » in Rivista di Storia della Filosofia, 2021/4 (Anno LXXVI), p. 686-713.
Cet article revient sur la question de la théologie naturelle au XVIIe siècle, plus précisément sur la doctrine de Jacques Forton, sieur de Saint-Ange, afin de « mesurer la radicalité de sa démarche » (p. 687), qui consiste à vouloir prouver tous les dogmes de la religion (même le dogme trinitaire) par la seule raison naturelle. L’analyse comporte plusieurs étapes : prenant respectivement comme point de départ l’attitude de Descartes, celle de Pascal quant aux « déviations de la grille d’une théologie naturelle orthodoxe » (p. 687), revenant ensuite sur la doctrine thomiste des preambula fidei et sur le « double infléchissement » (p. 698) que celle-ci supporte à partir du XVIe siècle, lorsque plusieurs traditions théologiques (notamment celle scotiste et celle qui provient d’Henri de Gand) commencent à confluer dans les débats sur les quaestiones concernant la connaissance des mystères de la religion, l’analyse d’Alberto Frigo se penche sur La conduite du jugement naturel de Saint-Ange, tout en resserrant la perspective jusqu’au problème épineux de la « démonstration par la raison naturelle de la Trinité » (p. 705 sq.). On comprend vite que la théologie naturelle, bien que légitime, était à utiliser avec modération pour Descartes, qui signalait ouvertement la nécessité de maintenir les « régimes de connaissances hétérogènes » (p. 689). Pour sa part, Pascal épinglait l’« inutilité » des preuves de la raison naturelle sans Jésus-Christ (p. 692). Or, malgré les avertissements de Descartes et de Pascal sur « l’usage abusif » (p. 687) de la théologie naturelle, Saint-Ange brouille les distinctions thomistes classiques et prépare une claire intelligence des mystères par une série des raisonnements appelés « inductions » (p. 703). On appréciera le bref mais excellent résumé du dessein général de la Conduite du jugement naturel (p. 702-705) qui montre de quelle manière le « Dieu un » découvert par la raison devient « l’antécédent » qui permet d’« expliquer le mystère de la Trinité » (p. 704), et, partant, les autres mystères de la foi (dans une démarche descendante). Pour Saint-Ange, l’articulation entre la raison et la foi (leur « mariage remarquable ») est possible parce que la lumière de la foi est de même nature que la lumière naturelle. Ainsi, la foi conforte, affermit et autorise les démonstrations de la raison, se trouvant reléguée dans un rôle subalterne, celui de « supplément » pour les esprits qui ne sont pas assez vigoureux pour raisonner eux-mêmes sur les mystères (p. 708). C’est donc à juste titre que l’auteur souligne l’emprise de la raison sur la foi, rendue possible par l’effacement de la prééminence des vérités théologique sur celle de la raison (p. 708). Désormais, la foi « conforte » (et ne dépasse plus) la raison, et celle-ci se sent (enfin !) capable d’atteindre par des « déductions » même les rapports intratrinitaires, « figeant le regard dans les mystères de la religion » (pour reprendre la belle expression de la p. 711) qui conclut l’article. Saint-Ange, fils de son temps, certainement, mais aussi neveu d’Henri de Gand et de Duns Scot, selon l’auteur est peut-être source d’inspiration pour ceux qui n’accepteront plus, après le Grand Siècle, de mettre la foi au-dessus de la raison.
Cristian MOISUC (Université Alexandru Ioan Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : FRIGO, Alberto, « Même la Trinité. Descartes, Pascal et Saint-Ange » in Rivista di Storia della Filosofia, 2021/4 (Anno LXXVI), p. 686-713., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p
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BARDOUT, Jean-Christophe, « Prouver sans démontrer. Malebranche et la Trinité », in Rivista di Storia della Filosofia, 2021/4, année LXXVI, p. 715-742.
Spécialiste internationalement reconnu de Malebranche, Jean-Christophe Bardout affronte dans cet article une redoutable question, celle de l’apparente contradiction entre le dogme trinitaire et la raison chez Nicolas Malebranche. Une introduction, cinq longues sous-divisions et quatre thèses finales en guise de conclusions structurent cet article dense et passionnant qui énonce, dès le début, sa visée : évaluer la manière dont l’oratorien entend « prouver », par la raison, le mystère de la Trinité (pourtant « incompréhensible », selon le dogme) et circonscrire ainsi la relation entre la transcendance du dogme et les prétentions de la bonne métaphysique à « tout régler » (pour reprendre une expression de Malebranche lui-même). L’auteur souligne que le projet malebranchiste ne vise pas la simple démonstration de la praembula fidei (l’existence de Dieu ou sa véracité), mais bien la Trinité, dont l’oratorien veut « prouver la vérité ». Pour bien saisir le nœud qui lie philosophie et théologie, J.-C. Bardout remet honnêtement sur table la tension qui sous-tend le désir malebranchiste de tenir ensemble « la transcendance du dogme et la possibilité d’en élaborer une preuve » (p. 717). L’« interdépendance » dont parle l’auteur lui permet de dire que « la foi élargit la raison et la dilate pour ainsi dire au-delà d’elle-même » (p. 718). On appréciera l’incise malebranchiste (ironique ou inconsciente) qui laisse deviner la difficulté du recadrage de ce rapport dans lequel l’ancienne servante se transforme en maîtresse aux dépens de la théologie, qui se voit privée de ce qui lui appartenait de droit (p. 721), à savoir l’accès aux idées qui sont en Dieu ; il s’agit donc d’un « remaniement des relations entre philosophie et théologie » (p. 721) qui se traduit par l’accès ouvert aux intelligibles, dès cette vie. L’auteur remarque fort bien que la vision en Dieu frôle dangereusement la vision béatifique. La différence reste pourtant « précaire » (p. 723), du moment que la vision en Dieu est directement « arrimée à la scientia divina » (p. 724). Pour « prouver » la Trinité, l’oratorien distingue donc entre croire (aveuglément) les dogmes et les expliquer (par la raison). Grâce au fait que c’est la Sagesse divine qui assure l’unique racine des dogmes et de la raison humaine (p. 725), on peut à juste titre « éclaircir » grâce aux preuves philosophiques ce qui est cru par la foi. Dès lors, on assiste à une « intégration [dans la philosophie] de plusieurs vérités révélées » (p. 726), dont la plus notable est la Trinité. Toutefois, on ne saurait avoir une intellection directe et immédiate du mystère, mais on peut le « prouver » de manière indirecte et a posteriori. On l’aura compris, la prétention explicative de la philosophie et la sauvegarde de l’autonomie du donné révélé ne tiennent qu’à une distinction malebranchiste assez fragile du point de vue méthodologique, celle entre la « preuve » et la « démonstration » (distinction analysée extensivement dans la quatrième section de l’article, qui s’appuie sur de multiples renvois textuels malebranchistes). À cet effet, J.-C. Bardout remarque avec acuité « l’analogie épistémique » (p. 736) entre la preuve de l’existence du monde et celle qui vise la Trinité. Cette analogie aurait mérité une évaluation un peu plus poussée qu’une simple présentation, afin de bien peser la « preuve » malebranchiste, qui conduirait « au seuil de la formulation dogmatique de la Trinité » (p. 739) et manifesterait le « caractère non-contradictoire du mystère trinitaire » (p. 739). On appréciera fortement la juste observation que, chez l’oratorien, la « preuve de la Trinité » ne serait qu’une « supposition » (Conversations chrétiennes, OC IV, p. 126) ou bien la cause à laquelle on remonterait par un raisonnement a posteriori qui part de la création comme effet (« Lorsqu’on ne peut pas prouver une vérité a priori, on doit, si on le peut, la démontrer par les effets », Réponse au livre Des vraies et des fausses idées, OC VI, p. 38). Dans les deux cas, l’oratorien a besoin de cette « preuve » pour rendre le dogme « homogène » à la raison (p. 740). En même temps, force est de remarquer que, tout en « contournant l’interdit d’une démonstration directe » sur la Trinité (p. 740), ce que ce bel article prouve implicitement, Malebranche ne fait, selon nous, qu’utiliser le dogme trinitaire dans un double but éminemment philosophique (résoudre les apories de la raison quant à l’existence du monde et expliquer ses désordres réels). Ainsi, la « preuve » de la Trinité n’est jamais apologétique ou mystagogique chez lui, mais constitue un réquisit qui rend possible « la meilleure explication du réel » (p. 740). À la lumière de cet article qui rend justice à la plus haute spéculation malebranchiste et à celle du principe herméneutique de Ferdinand Alquié qui nous semble crucial dans l’analyse du rapport entre la métaphysique et le dogme (« la question est moins de savoir ce qu’il enseigne expressément, et parfois sans cohérence, que de découvrir où mènent ces principes », Le Cartésianisme de Malebranche, Paris, 1974, p. 428, nous soulignons), le lecteur peut explorer l’hypothèse que l’oratorien est (malgré lui !) à l’origine du processus de naturalisation du donné révélé et de l’effritement de la séparation entre la raison humaine et le revelatum, même si la transcendance du dogme semble (encore) ménagée, du moins sur le plan déclaratif.
Cristian MOISUC (Université Alexandru Ioan Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : BARDOUT, Jean-Christophe, « Prouver sans démontrer. Malebranche et la Trinité », in Rivista di Storia della Filosofia, 2021/4, année LXXVI, p. 715-742., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p
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CARBONE, Raffaele, « Cicéron, Augustin, Malebranche : la république et la justice », Littératures classiques, 2020/1, 101, p. 61-71.
On connaît l’intérêt de Raffaele Carbone pour la dimension politique de la pensée malebranchiste (on lui doit l’excellent volume La vision politique de Malebranche, Paris, 2018, voir BC XL). Cet article se penche sur le Traité de morale et les Entretiens sur la mort. Il montre comment l’oratorien s’approprie, grâce à saint Augustin, les considérations classiques de Cicéron sur la république et repense les questions de la justice et de la communauté politique. Malebranche, dans un premier temps, reprend de manière fidèle l’argument augustinien qu’il n’y a pas de république sans une véritable justice (La Cité de Dieu, XIX), pour y apporter ensuite sa touche d’originalité : nos sociétés actuelles se fondent sur des injustices oubliées. Ainsi, l’édification d’un ordre politique est souvent (sinon toujours) synonyme du refoulement d’une injustice originaire. Tant que la société humaine ne sera une république gouvernée par la Raison en personne (la loi universelle des esprits) à laquelle les hommes obéissent volontairement, la véritable justice ne pourra pas se réaliser ici-bas. L’intérêt de cet article bref et clair est de prouver que le rejet de la vision conventionnaliste de la justice s’accompagne chez Malebranche d’un réalisme qui identifie l’origine injuste des sociétés actuelles (gouvernées par l’imagination et les passions) et d’une reprise des thèmes classiques qui va de pair avec l’élaboration d’une théorie de la justice divine fondée sur le concept d’Ordre et sur le rapport entre les attributs de Dieu (Sagesse et Puissance).
Cristian MOISUC (Université AL. I. Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : CARBONE, Raffaele, « Cicéron, Augustin, Malebranche : la république et la justice », Littératures classiques, 2020/1, 101, p. 61-71., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022,p. 151-206.
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CARBONE, Raffaele, La vision politique de Malebranche, Classiques Garnier, Paris, 2018, 328 p.
Le « visionnaire » Malebranche avait sans aucune doute une vision politique cohérente, et celle-ci n’était pas un « être représentatif » (pour reprendre l’expression d’Arnauld), mais une véritable science de l’homme (p. 41), comme le prouve solidement l’A. dans ce livre qui vient compléter une lacune dans les études malebranchistes. Car, à part quelques articles (plutôt datés) traitant la question, la politique chez Malebranche manquait de traitement unitaire et, disons-le, pouvant argumenter en faveur d’un « occasionalisme politique » (p. 83) dont peut retracer les étapes de cristallisation, à partir de la Préface de la Recherche jusqu’au Traité de Morale et aux Entretiens sur la métaphysique. Ce livre composé de trois parties relativement égales réussit à prouver que dès son premier ouvrage, Malebranche possède « une conception claire des rapports de pouvoir » (p. 43), qui puise ses racines le problème des deux unions de l’âme, s’enrichit progressivement (dans la confrontation, discrète mais réelle, avec Hobbes, p. 49-63, et même avec Spinoza, p.192-211) au fur et à mesure que se raffine l’analyse des effets générés (dans les rapports familiaux ou sociaux) par l’imagination et par « la volonté factuelle de convenir » (p. 91-99) et culmine dans la conception de maturité sur la justice divine et humaine (p. 265-299). Le fil rouge du livre est une analyse du concept d’ordre (en tant que « rationalité originaire et hiérarchie de valeurs inscrite dans l’Ordre immuable », p. 67), qui permet à l’A. de soutenir, avec des arguments solides (cherchant avec acribie des preuves textuelles de sa thèse) qu’il existe chez Malebranche « un fondement métaphysique de l’être-en-commun » (p. 68), à savoir « le rapport de tous les esprits avec une même source de lumière, avec Dieu lui-même » (p.85). L’A. revisite l’analyse faite par J. Reiter dans System und Praxis (Fribourg/Munich, 1972), et rediscute la distinction que celui-ci avait proposée dans le but de décrire la dimension « politique » de la métaphysique malebranchiste (entre une a-socialité métaphysique et une dépendance factuelle) et soutient qu’il ne faut pas injustement retrancher du malebranchisme la dimension intersubjective des relations sociales qui découlent, certes, du rapport métaphysique entre l’âme et le corps, marqué par l’inévitable tension entre évidence et vraisemblance, mais qui sont apaisées par la coopération entre raisonnement et expérience. C’est en vue de cette coopération que l’A. insiste sur un aspect moins évident de l’occasionalisme, à savoir la portée « morale » du rapport entre âme et corps, qui n’est autre chose que la nécessité de « maîtriser intellectuellement les liaisons interhumaines » (p. 83) tissées et entretenues pas l’imagination, cette faculté de l’âme qui « ne parle que pour le bien du corps » (comme le dit Malebranche lui-même), mais qui n’en demeure pas moins vitale puisqu’elle permet la sociabilité originaire dont découlent la hiérarchie politique, les rapports d’autorité, le biopouvoir et psychopolitique, les inclinations humaines comme l’estime et le mépris, la soumission et la désobéissance : autant de thèmes qui marquent la deuxième partie du livre (pp.105-160). Il revient à la troisième partie du livre de faire voir comment Malebranche met au point, dans ses œuvres de maturité, une conception articulée de la justice humaine en tant qu’institution de la loi positive, destinée à remédier aux conséquences de la chute originaire : une réflexion féconde qui n’est que l’analogon de l’équilibre que l’oratorien institue en Dieu entre nomothétique et puissance (p.270) et qui ne laisse ni Dieu (législateur suprême) ni les princes (législateurs temporels) agir en dehors de « l’ordre immuable de la justice ».
Cristian MOISUC (Université AL. I. Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : Cristian MOISUC, « CARBONE, Raffaele, La vision politique de Malebranche, Classiques Garnier, Paris, 2018, 328 p.», in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
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PRIAROLO, Mariangela, Malebranche, Rome, Carocci editore, 2019, 199 p.
Décrire Malebranche d’une manière synthétique, dans une monographie consacrée à un penseur qui se situe à mi-chemin entre les classiques et les modernes (p. 8), illustrant dans son œuvre les contradiction de l’époque baroque et même celle d’une synthèse échouée (p. 169) : voici le pari réussi de M. Priarolo dans ce livre paru dans la série Pensatori de l’éditeur. Dans la lignes des livres condensés et érudits sur Malebranche (Denis Moreau, Malebranche. Une philosophie de l’expérience, Paris, 2004 ou Claire Schwarz, Malebranche. Mathématique et philosophie, Paris, 2019, voir le compte rendu ici même), ce livre se propose de rendre compte des principales articulations du système malebranchiste. Ecrit d’une manière alerte et structuré en trois chapitres relativement égaux portant des titres bref et suggestifs (Conoscere, Essere, Agire), auxquels s’ajoutent une chronologie de la vie et des œuvres de l’Oratorien ainsi qu’une bibliographie essentielle et mise à jour, le livre offre le portrait d’un Malebranche animé pendant toute sa vie d’une même conviction, à savoir l’universalité de la raison. Le premier chapitre permet à l’A. de reprendre le grandes lignes de la théorie malebranchiste de la connaissance (suivant la charnière posée dans la Recherche), y compris du point de vue de l’évolution de la théorie occasionaliste de l’idée, survenue à cause de la controverse avec Arnauld et avec Foucher (p. 78-88). Analysant la doctrine de l’idée efficace et de ses corrélats épistémologiques, à savoir la passivité de l’esprit humain et l’obscurité de l’âme humaine à elle-même (p. 63-77), l’A. signale l’effet paradoxal de l’occasionalisme en matière de morale, c’est-à-dire l’effacement de la notion de responsabilité individuelle (p. 52). On appréciera beaucoup la distinction entre « les bonnes intentions » de Malebranche et « la vérité paradoxale du malebranchisme en domaine épistémologique » (ou du « théocentrisme épistémologique, p.88), c’est-à-dire l’identité entre Dieu et l’homme au nom du savoir absolu (p. 82). Dans le deuxième chapitre, l’A. montre de quelle manière l’oratorien attaque un aspect problématique du cartésianisme (l’existence du monde extérieur), afin d’en fournir une démonstration plus rigoureuse (p. 98), ce qui ne peut pas se faire sans l’appel à la parole divine. Des pages denses et judicieuses retracent les étapes conceptuelles de la polémique avec Dortous de Mairan et reviennent sur les rapports entre l’étendue intelligible et les accusations de spinozisme (p. 101-112). Une dizaine de pages sont consacrées aux rapports entre Malebranche et Leibniz quant au concept de « lois de la nature » (que ce soit celles du mouvement ou celles qui dérivent de la théorie de la création des vérités éternelles (p. 112-128). Le dernier chapitre souligne, avec justesse, les conséquences en matière de théologie d’une thèse chère à Malebranche dès l’époque du Traité de la nature et de la grâce (l’action simple, générale, constante et uniforme de Dieu). La théodicée malebranchiste (qui se fonde sur la reprise, en domaine de la grâce, du fonctionnement des lois naturelles) génère des « conséquences non désirées » (p.139), parmi lesquelles l’A. mentionne l’action générale du Christ, cause occasionnelle de la grâce : un aspect du système occasionaliste qui ne manquera pas d’être exploité par Robert Challe (1659-1721) ou par Voltaire (p.141-146), qui mettront d’autant mieux en cause le concept traditionnel de providence divine. Les conclusions insistent, avec justesse, sur l’ambiguïté du rapport malebranchiste entre foi et raison, ainsi que la double manière de lire le rapport entre la philosophie et la théologie. Il revient donc au lecteur de revivre les ambiguïtés du malebranchisme, guidé par ce livre pour le grand public écrit avec rigueur scientifique.
Cristian MOISUC (Université AL. I. Cuza de Iasi, Roumanie)
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Pour citer cet article : Cristian MOISUC, « PRIAROLO, Mariangela, Malebranche, Rome, Carocci editore, 2019, 199 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.
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MUCENI, Elena, « Malebranche anti-stoïcien ? Bilan historiographique et nouvelles pistes de recherche », Dix-septième siècle, 2016/2, 271, p. 285-302.
Malebranche, champion de l’anti-stoïcisme radical au XVIIe siècle ? Ne nous hâtons pas d’embrasser sans réserve cette idée commode du paradigme historiographique traditionnel qui dépeint une guerre philosophique sans merci de tous les « augustiniens français » contre le « stoïcisme chrétien » : cet article, très nuancé du point de vue herméneutique, vient endiguer avec bonheur une certaine tendance à raidir les cadres des analyses consacrées à la philosophie dans la deuxième moitié du Grand Siècle. Revisitant quelques exégètes classiques (M. Adam, M. Spanneut, G. Rodis-Lewis, J. Moreau) ou contemporains (G. Gori) aussi prudents et attentifs qu’elle à l’évaluation de l’anti-stoïcisme de Malebranche, l’A. reprend la question formulant l’hypothèse (argumentée de manière convaincante) que la violente critique faite par l’oratorien dans la Recherche ne l’a cependant pas prémuni contre le « virus stoïcien » (selon l’expression célèbre d’H. Gouhier) qui s’est fait sentir dans les œuvres de maturité. L’A. ne remet pas en cause l’anti-stoïcisme de Malebranche mais propose une « atténuation, sinon une véritable remise en question du paradigme d’un Malebranche foncièrement anti-stoïcien » (p. 292). L’herméneutique de l’A. suppose une « interrogation des textes de manière plus approfondie » (p. 286) afin de confronter les « éléments implicites » aux « déclarations explicites » (p. 286). Outre l’identification, dans la Recherche, d’une troisième ligne d’attaque contre le stoïcisme, à part les deux lignes déjà repérées par l’exégèse malebranchiste (ce qui prouve que même dans cette direction de recherche toutes les choses n’ont pas été dites !), l’A. pointe certains thèmes essentiels de la philosophie de l’oratorien qui sont « fécondés par des thèmes stoïciens » (p. 294), jusqu’au point de créer, dans une œuvre de maturité comme le Traité de morale, une « proximité » avec le stoïcisme, au risque d’engendrer des « conflits et des incohérences avec les axiomes essentiels de l’occasionalisme » (p. 294). Les thèmes où il serait possible d’entrevoir l’influence stoïcienne sont la conception de la liberté (définie, dans une tonalité résolument anti-janséniste, comme « force de l’esprit »), de la société humaine (dont l’A. remarque des « ressemblances marquées avec la doctrine stoïcienne de l’oikeiosis », p. 300) et de la vertu « pratique » (point sur lequel il semble s’inspirer du De officiis). L’article met judicieusement en lumière, sans pour autant vouloir épuiser le potentiel de l’hypothèse initiale, l’influence lente et sous-jacente d’un « stoïcisme redivivus » (p. 302) que l’oratorien aurait repris tout naturellement dans les œuvres de maturité, après l’avoir combattu dans les œuvres de jeunesse. Une raison de plus d’éviter les lignes de démarcation trop rigides tracées par l’historiographie philosophique.
Cristian MOISUC
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Pour citer cet article : Cristian MOISUC, « MUCENI, Elena, « Malebranche anti-stoïcien ? Bilan historiographique et nouvelles pistes de recherche », Dix-septième siècle, 2016/2, 271, p. 285-302 » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.
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ROUX, Alexandra, « Adam chez Leibniz et Malebranche : l’empire du concept et la voix du symbole », Dix-septième siècle, 2016/4, 273, p. 707-727.
Spécialiste reconnue de Schelling et de Malebranche, l’A. s’intéresse dans cet article au rôle que joue le symbole d’Adam dans la philosophie de Malebranche et de Leibniz. Plus qu’un symbole propre au discours théologique, Adam apparaît dans les œuvres de ces deux auteurs comme une « figure […] en vue de méditer la condition humaine » (p. 707). Ainsi l’A. veut-elle mettre au jour « l’enrichissement du symbole adamique par la philosophie », avec tous les bénéfices et les périls que cette démarche comporte, un des buts assumés de l’article étant de déterminer la résistance du symbole (théologique) aux contraintes des systèmes (philosophiques). Même si l’article se veut « modeste », l’enjeu qui l’anime est lourd, puisqu’il s’agit de surprendre chez les deux auteurs la manière dont Adam a glissé, peu à peu, du statut augustinien de premier pécheur au statut philosophique de premier homme. Avec acuité, l’A. remarque l’importance, tant pour Leibniz que pour Malebranche, de la figure d’Adam ante-lapsaire (p. 709), ce qui traduit une volonté commune (malgré les motivations différentes) de conférer à cet Adam un rôle philosophique proprement dit. On comprend, à lire les pages dédiées à l’Adam leibnizien (p. 709-718), que la figure de celui-ci intervient (notamment dans le Discours de métaphysique) au cours de l’élaboration de la notion de « substance individuelle » et que le philosophe s’est efforcé d’éviter autant que possible, lors de son échange épistolaire de 1686 avec Arnauld, le dangereux virage théologique que son correspondant essayait d’imprimer à la notion de « substance individuelle », accusée de mettre en danger la liberté de Dieu (p. 711). L’A. prouve que, pour maintenir la notion de « substance individuelle » à l’écart des enjeux théologiques, Leibniz a dû « brosser un portrait minimaliste d’Adam » et décrire ainsi un « Adam vague [qui] possède des prédicats réduits au minimum » (p. 716). L’A. souligne donc, à juste titre, que la réussite philosophique de la démarche leibnizienne est accompagnée par la perte de la dimension symbolique et historique, l’Adam leibnizien étant devenu « un nom transversal à tous les mondes possibles » (p.717). L’Adam malebranchiste (p. 719-727) n’est pas moins paradoxal, la figure du premier homme étant polysémique (soit comme le premier de la lignée des hommes, soit comme le Christ-à-venir dont parle saint Paul). Cette dualité paradoxale pour la philosophie mais très naturelle pour la théologie amène Malebranche à se concentrer, lui aussi, sur l’Adam d’avant la chute, qui « figure » Jésus-Christ. Les difficultés théologiques de cet Adam malebranchiste avant l’heure (selon l’expression célèbre de F. Alquié), se manifestent pleinement dans la question du rapport entre l’âme et le corps, décisif pour comprendre l’avènement et surtout la cause du péché originel, qui reçoit chez l’oratorien un traitement philosophique et une définition quasi-mécaniste (maintenue dans toutes les œuvres et la Correspondance), à savoir la perte du pouvoir exceptionnel de suspendre la communication des mouvements du corps à l’âme. L’A. insiste sur le statut « exceptionnel » de ce pouvoir réel d’Adam ante-lapsaire (p. 722) qui oblige cependant Malebranche à le penser comme un « rien » suspensif (p. 726), ce qui soulève de redoutables difficultés quant à la nature de cet « être sans épaisseur » (p. 726), dont le statut bascule incessamment entre le caractère « exotique », de par sa condition ante-lapsaire et le caractère « fraternel », à cause de sa finitude post-lapsaire (p. 727).
Cristian MOISUC
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Pour citer cet article : Cristian MOISUC, « ROUX, Alexandra, « Adam chez Leibniz et Malebranche : l’empire du concept et la voix du symbole », Dix-septième siècle, 2016/4, 273, p. 707-727 » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.