Auteur : Cristina Marras

Jean-Michel ROBERT, Leibniz et les universaux du langage, Paris, Honoré Champion, 2020, 220 p.

Jean-Michel Robert propose « un voyage en sciences du langage et dans l’esprit leibnizien » (p. 9). Son livre aborde un thème central dans la discussion de la théorie leibnizienne du langage et des langues : celui des universaux linguistiques à partir de deux concepts fondamentauxque sont la langue originelle et la langue universelle.

Dans l’introduction, l’auteur souligne que le thème des universaux est né avant la linguistique générale dans le cadre de débats philosophiques et théologiques. Leibniz s’inscrit dans ce débat en laissant un héritage intéressant, qui n’est pas un langage universel comme le philosophe l’avait promis sans pourtant achever son projet, mais qui consiste en une série de recommandations et surtout en une méthode.

L’objectif déclaré du volume est de répondre aux questions suivantes : les langues artificielles peuvent-elles être considérées comme des langues au même titre que les langues naturelles, et en particulier les langues réduites telles que le pidgin, les xénolectes, l’interlangue, peuvent-elles être considérées comme des langues à proprement parler ? C’est pour y répondre que l’auteur retrace la pensée linguistique leibnizienne et la compare aux théories contemporaines.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première, « Leibniz et le langage », il retrace les étapes de la biographie leibnizienne, en se concentrant sur les écrits et le contexte. Il s’intéresse ensuite de plus près au Leibniz spécialiste du langage et des langues autour de trois axes : lexis, logos et logique. La deuxième partie, « Le langage universel de Leibniz », passe en revue les projets de construction d’une langue universelle pour s’attarder sur les caractéristiques universelles et le langage idéographique chez Leibniz. Une attention particulière est accordée au raisonnement grammatical. La troisième partie, « Le langage universel et les universaux du langage », commence par une discussion sur l’arbitraire du signe, et est consacrée à la linguistique appliquée.

L’ouvrage repose sur la considération d’un Leibniz précurseur de la philologie comparée, mais dont la théorie linguistique est étroitement liée à la dimension métaphysique du langage (p. 44). L’analyse menée par l’auteur de la pensée linguistique leibnizienne ne présente pas d’originalité particulière, mais consiste en une synthèse descriptive : elle s’appuie sur certains résultats majeurs auxquels est parvenue une partie du commentaire leibnizien et se concentre sur certains problèmes théoriques afin de les introduire dans la réflexion contemporaine. L’intérêt du livre ne réside donc pas tant dans l’apport à l’étude de la pensée leibnizienne que dans l’usage que Jean-Michel Robert en fait. La question n’est pas de savoir si la pensée linguistique leibnizienne, dans laquelle les intérêts logiques et universalistes coexistent avec des intérêts historiques et empiriques, a une unité théorique ou non (thème qui a souvent divisé les chercheurs), mais d’identifier des traits distinctifs et des modèles linguistiques qui peuvent faciliter l’acquisition d’un langage, et l’évaluation de mécanismes d’acquisition, en particulier des langues réduites, comme l’espéranto, le pidgin, le créole.

Le livre part du débat concernant l’origine des langues (lingua adamica ; lingua protoplasti), les langues primitives et la relation entre les langues et les peuples, ainsi que les familles linguistiques. Dans la première partie, Jean-Michel Robert discute les intérêts leibniziens pour la philologie et l’étymologie (section lexis), en rapport au débat courant à l’époque, et il note combien la contribution et l’écho des études leibniziennes sont toujours présents et visibles dans les écrits des comparatistes modernes (p. 52, 53).

Il est pourtant difficile, comme le remarque l’auteur et comme l’a déjà souligné la critique, de démêler et d’isoler les différents courants et intérêts qui convergent dans l’œuvre de Leibniz. La recherche historique et étymologique fait aussi partie de la discussion sur l’origine des langues, une discussion entre rationalisme philosophique et théologique (section Logos). Conventionnalisme, « naturalisme », notion de langue, arbitraire du signe se retrouvent dans le propos de l’auteur et dans l’analyse de la position leibnizienne vis-à-vis des contemporains (Locke et Condillac) et au regard de la relecture du Cratyle de Platon.

« Logos et logique découlent d’un même ordre » (p. 57). C’est surtout dans la section « Logique » que l’auteur définit la recherche leibnizienne comme une « science des signes » et donc, plutôt comme sémiotique que comme sémiologique. À l’appui de cette thèse, il évoque la logique de classement des relations dans la Nova Methodus (1667) et de classement des signes. Analogie et univocité sont le fondement ontologique du langage : « la pensée peut être exprimée en plusieurs langues, mais aussi traduite en plusieurs systèmes des signes » (p. 76). L’auteur applique le système de la Monadologie à la théorie du langage de Leibniz. « La multiplicité est possible, puisque chaque monade exprime le même ordre sous divers aspects. En appliquant ce modèle au langage, aux langues naturelles et aux recherches sur la langue universelle, on s’aperçoit que la même structure formelle peut se manifester matériellement (id est linguistiquement) de plusieurs façons » (p. 76). La condition pour la construction d’une langue universelle est donc que la langue d’origine ne soit pas arbitraire (p. 79). Un peu trop rapidement, il est conclu que l’originalité de la pensée leibnizienne consiste à se référer à la théorie des perceptions : « les fulgurations divines donnent vie par le biais de la perception ». La perception est naturelle et par conséquent, selon la lecture de l’auteur, d’origine divine et la logique émanant des fulgurations est universelle.

La deuxième partie est proprement consacrée à la langue universelle de Leibniz, à partir d’une brève description des projets de ses précurseurs comme Descartes, Dalgarno, Wilkins. Dans ses projets de langue universelle, Leibniz élabore la Caractéristique universelle. Il s’agit d’une tentative d’élaboration d’un alphabet logique de la pensée humaine et d’un schéma intégré de toutes les combinaisons possibles, élaborés afin de déterminer les prémisses à la base d’un langage universel centré sur le calcul logique des concepts, libre d’interférences de contenu et régi par une syntaxe logique cohérente et rigoureuse. Le modèle est le langage formalisé des mathématiques. Il propose une réduction de la grammaire d’une langue naturelle à une forme sémantico-syntaxique logique (grammaire rationnelle).

Le conventionnalisme linguistique, la conception du raisonnement comme un calcul, l’attention de l’individu, un rôle nouveau à attribuer à la logique, l’idée d’une catégorie de relations destinées à être exprimées par un schéma de calcul de combinaisons synthétiques de parties simples, les idées, constituent les matrices spéculatives. La caractéristique est placée dans un cadre théorique, convergent, des thèmes de nature logico-linguistique, mais aussi cabalistique et théosophique. La caractéristique réside donc dans le projet de calcul logique, et dans la nécessité d’une formalisation de la langue ordinaire, du latin, et de l’étude d’une langue comme le chinois, en direction de la langue universelle.

La troisième partie commence par une discussion sur l’arbitraire du signe, dans laquelle sont évoqués Leibniz, Saussure, la comparaison entre linguistique et philosophie dans les années 1900, les positions de Benjamin à Peirce. De tout cela résulte une superposition étonnante des temps et des théories. Cependant le rapprochement de Leibniz et de Benjamin est intéressant, comme l’est la considération des métaphores et des métonymies comme deux sortes de relations, ou la connexion entre le signifiant et le signifié. Il s’agit là de proposer une lecture moderne des écrits de Leibniz pour les inscrire « dans la perspective sémiotique et linguistique du XXe siècle » selon les mots de Jean-Michel Robert (p. 147).

Le terme « universaux » (du langage et linguistique) apparaît explicitement dans la troisième partie du volume. L’auteur définit leurs périmètres de signification et retrace les orientations théoriques de la linguistique, en particulier de la linguistique française. Pour ce qui concerne Leibniz, il entend « restituer la recherche des possibles universaux grammaticaux dans la lingua rationalis dans le cadre d’autres tentatives des langues et des grammaires universelles » (p. 161). Les recherches sur des traits communs aux langues parlées, la construction des grammaires simplifiées, des langues auxiliaires et internationales conduisent aux études et à la notion d’interlangue qui est étroitement liée à celle d’universaux linguistiques. Il examine le rôle de l’interlangue en tant qu’intermédiaire entre différentes langues, ou encore en tant que « traducteur » entre la langue et les machines. Les programmes de traduction automatique dans les années 1960 ont porté par exemple Chomsky à formuler l’hypothèse que le langage humain se fonde sur des structures universelles innées ; de même la recherche de sémantiques primitives réalisées sous la forme d’universaux de lexique, proposée par exemple par Anna Wierzbicka, mène à bien des égards à Leibniz.

La dernière section est dédiée à la linguistique appliquée ; plus précisément, aux processus de développement et d’acquisition des systèmes grammaticaux à partir de la rencontre de la grammaire générative et universelle de Chomsky et de son innéisme syntactique avec la psychologie cognitive. Des linguistes ont noté que les enfants ont une « grammaire enfantine » à partir de 18 ou 19 mois, d’autres que, à partir de 24 mois, se constitue une logico-combinatoire basée sur un mécanisme combinatoire et de transformation, autrement dit une syntaxe précoce (primitive en terme leibnizien ?), encore que le très jeune enfant ait une grammaire catégorielle et agrammaticale. L’auteur note cependant, à juste titre, combien il est aventureux de développer davantage cette similitude entre ces études et la grammaire rationnelle de Leibniz (p. 177), et nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui sur ce point.

Il définit quelques analogies entre Leibniz et l’interlangue, surtout pour ce qui concerne la grammaire rationnelle qui, comme pour l’interlangue, désigne les structures fondamentales et le schéma de la langue, le système linguistique primaire d’acquisition universelle (au lieu des universaux linguistiques), qui sont également utilisés dans l’apprentissage des langues étrangères. Après quoi il termine son ouvrage en se concentrant principalement sur les études neurolinguistiques, le langage aphasique et sur les systèmes linguistiques réduits comme le pidgin et le créole. Il relève la capacité humaine à réduire le système linguistique à sa composante conceptuelle, et à créer des codes réduits non par intuition mais selon un but déterminé.

Dans la conclusion, l’auteur souligne la distinction leibnizienne entre dénomination (lexis) et relation (logique), et note combien la langue naturelle peut être réduite à des universaux du langage. Il postule que l’on peut retrouver la théorie de la langue universelle leibnizienne dans les systèmes réduits qui forment la base universelle du langage « à partir de laquelle se développe une compétence transformationnelle linguistique logique » (p. 204).

Son travail laisse un peu de côté deux aspects : d’une part, pour Leibniz, la caractéristique pour l’essentiel est un système de techniques de calcul linguistique, selon une méthode semblable à celle de Dalgarno, mais aussi fortement influencée par la tradition mnémonique ; d’autre part, c’est un projet de formalisation avec une attention constante pour les « dictionnaires numériques », dans lesquels le nombre assume une précieuse fonction dénotationnelle et sémantique. Leibniz croit ainsi pouvoir identifier les espaces d’expression d’une ars invenienditels qu’ils s’intègrent dans la théorie classique du jugement.

La codification de la langue universelle ne prive pas les langues naturelles de leur sens. En effet, d’une part, c’est l’étude des analogies et des constantes présentes au sein du cadre morphologique-syntaxique des langues d’usage qui conduit à la structure syntaxique de la langue universelle ; d’autre part, les idiomes naturels conservent aussi leur rôle fondamental de moyen de communication, exprimant la tension émotionnelle originelle avec laquelle l’homme fait l’expérience du monde. La langue universelle devient, à son tour, la langue de la science, l’instrument pour réaliser l’unité encyclopédique du savoir sous le signe de la « Science générale », qui est l’élément le plus élevé de réalisation du projet de caractéristique.

Cristina MARRAS

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Pour citer cet article : Jean-Michel ROBERT, Leibniz et les universaux du langage, Paris, Honoré Champion, 2020, 220 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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