Auteur : Dan Arbib

Bardout, Jean-Christophe & Carraud, Vincent, éd., Diderot et la philosophie, Paris, Société Diderot/L’Atelier, 2020, 316 p.

Pourquoi mentionner dans le Bulletin cartésien ce collectif sur Diderot, acte du colloque de 2013 organisé par le Centre d’études cartésiennes à l’occasion du tricentenaire de la mort de Diderot ? Parce que les études cartésiennes, si elles prennent pour objet Descartes et l’histoire du cartésianisme, ne sauraient être aveugles au temps long de l’histoire de la philosophie, en amont et en aval du moment cartésien, d’autant plus que, comme le remarque V. Carraud, « l’une des premières formulations du matérialisme diderotien dans le 21e des Pensées philosophiques […] a pu être rapprochée de la célèbre formule de l’article XLVII de la troisième partie des Principia de Descartes, selon laquelle la matière “doit prendre successivement toutes les formes dont elle est capable” » (p. 12). Dans un volume où la figure de Descartes apparaît passim, notons la communication de D. Kambouchner qui tâche de peindre un « Diderot au miroir de Descartes » (p. 101-117) en proposant « plutôt de distinguer les modèles que de marquer une continuité ou un héritage » (p. 102) : ainsi, « outre la difficulté de statuer sur la transmission des textes et des idées en la matière », D. Kambouchner inclinerait « à mettre l’accent sur ce qui sépare [Descartes et Diderot sur la question du comédien] plutôt sur ce qui les rapproche » (p. 106), à savoir une différence « dans l’action », « dans l’objet », dans le « mode » et dans la « structure ».

Dan Arbib (République des Savoirs, ENS/CNRS/Collège de France, UAR 3 608)

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Pour citer cet article : Bardout, Jean-Christophe & Carraud, Vincent, éd., Diderot et la philosophie, Paris, Société Diderot/L’Atelier, 2020, 316 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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Boulnois, Olivier, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, 485 p.

Cette enquête historique entend procéder à une généalogie critique du concept de liberté, afin de montrer ce qu’ont d’historiquement construites les apories qui lui sont liées. Selon l’auteur, la problématique de la liberté étant historiquement construite, il faut soutenir que la responsabilité, plus fondamentale que la liberté, la fonde (p. 44). Un tel geste exige naturellement une conscience supérieure du geste herméneutique, conscience dont une introduction stimulante et problématisée nous offre le témoignage en faisant dialoguer les concepts nietzschéens, foucaldiens, derridien et heideggeriens, de généalogie, d’archéologie, de déconstruction, de destruction, etc. C’est dans la première partie, qu’apparaît, au chapitre 2, la première explication avec Descartes, au détour d’une analyse du sentiment intérieur rousseauiste et malebranchiste. La liberté s’avère alors profondément aporétique chez Descartes même : « Pour une approche généalogique, l’évidence du libre arbitre est loin d’être transparente » (p. 63, voir aussi p. 66) ; quant à l’action proprement dite, elle se heurte au difficile problème de l’union de l’âme et du corps, que Descartes résout paradoxalement… par la volonté même ! Inaugurant une difficulté que les cartésiens révéleront, soit que chez Spinoza « le dualisme, le déterminisme causal et l’obscurité qui règnent sur les fonctions de la volonté ne [soient] pas surmontés par la pensée spinozienne » car « ils sont seulement transposés et intégrés dans un système de concordance » (p. 71), soit que l’occasionnalisme malebranchiste illustre exemplairement l’impuissance de la volonté en elle-même, qui « doit recourir à Dieu pour accomplir son acte » (p. 72). – Après une seconde partie montrant qu’Aristote n’a nul besoin de mobiliser le concept de libre arbitre, une troisième partie qui suit le surgissement de la liberté chez les stoïciens, Alexandre d’Aphrodise puis saint Augustin, la quatrième partie envisage « un long Moyen Âge » (selon l’expression de J. Le Goff) : la problématique cartésienne est alors restituée dans la continuation de l’unique problématique élaborée au Moyen Âge. Le moderniste y trouvera d’instructives vues sur l’unité de l’occasionnalisme, à travers ses trois figures plus ou moins exemplaires, le kalâm, la théologie ockhamiste et le malebranchisme, permettant d’établir que « l’occasionnalisme est un concept équivoque » (p. 397) ; un exposé synthétique et efficace des positions tenues lors des querelles De auxiliis (p. 419 sqq.) ; enfin, une histoire synthétique de la « liberté d’indifférence » et de son refoulement à l’époque moderne, histoire dans laquelle la position cartésienne résiste à toute caricature, puisque la lettre à Mesland du 9 février 1645 ménage les deux sens de la liberté (absolu et moral).
Cette enquête de grande ampleur constitue à nos yeux, au-delà de ses ambitions spéculatives (régresser en direction du nouage de la problématique de la liberté en philosophie, en deçà même des solutions proposées) la plus vigoureuse synthèse des positions tenues sur la question de la liberté depuis Aristote. O. Boulnois ne se contente pas de les exposer, il les juge, les articule et les classe. Cette puissance de synthèse a peut-être un revers : elle oblige à des présentations parfois un peu rapides ou à des formules expéditives (par exemple l’affirmation que, chez Descartes, la séparation de l’âme et du corps ait été conduite par «  la méthode de l’enquête, de manière voyante, inadéquatement élucidée », p. 68), ainsi que la relative absence de la littérature critique, dans un ouvrage auquel manque par ailleurs un index nominum et rerum, qui eût permis de s’y repérer un peu mieux. Mais il était déjà audacieux d’interroger vingt-cinq siècles d’histoire de la philosophie et de la théologie en 480 pages, et ce pari, incontestablement, est admirablement tenu. Espérons que cette très abondante matière inspirera chez les modernistes le désir d’examiner sur nouveaux frais la question, souvent délaissée en France, de la liberté chez Descartes et les cartésiens.

Dan Arbib (République des Savoirs, ENS/CNRS/Collège de France, UAR 3 608)

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Pour citer cet article : Boulnois, Olivier, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, 485 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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Frigo, Alberto, Charité bien ordonnée. De saint Augustin à Goethe, Paris, Cerf, « Pensée antique et médiévale », 2021, 336 p.

Ce recueil de six études prend pour objet le locus communis de l’ordo caritatis, et au moyen d’une méthode proche de celle de Jean Deprun (cité en introduction, p. 11) en étudie quelques inflexions historiques (saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Montaigne, Descartes, Goethe, etc.). Les lecteurs du Bulletin cartésien seront plus particulièrement intéressés par le dernier chapitre – qui précède la traduction française d’une partie d’un article fondamental de Friedrich Ohly sur Goethe (1991). Ce chapitre VI, « Perdre son âme », situe Descartes dans le « early modern paradigm shift in the notion of charity » (Sven K. Knebel, « Casuistry and the Early Modern Paradigm Shift in the Notion of Charity », 2005, p. 115-139), à savoir la crise de l’impératif jusqu’alors dominant de conservation de soi et l’affirmation de la charité entendue comme dévouement désintéressé jusqu’au sacrifice pour autrui (p. 189). Dans le sillage des travaux de Vincent Carraud sur la morale par provision (« Morale par provision et probabilité », 1997), l’auteur montre que les thèses de morale développées dans la correspondance de l’été 1645 avec Élisabeth gagnent à leur tour à être comprises dans leur dialogue avec le système moral du probabilisme. Il évoque alors une « affinité élective ». Car si Descartes se réfère (en creux) aux enjeux du débat moderne sur la casuistique, il le fait en abordant explicitement un thème parmi ceux que les casuistes de son temps traitent le plus souvent : celui de l’« ordre de la charité », (p. 198), thème que l’on retrouve dans la quatrième vérité énoncée à Élisabeth (« on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers »), dans la règle qui s’ensuit (« il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ») et les nuances qui y sont mises par Descartes (« Toutefois avec mesure et discrétion… », AT IV 293). C’est un tel dialogue que l’ouvrage s’emploie ensuite à restituer par l’examen de quelques cas de conscience en des pages à la fois simples et savantes, qui confortent une nouvelle fois la fécondité de la confrontation des thèses cartésiennes et de la scolastique moderne.

Dan Arbib (République des Savoirs, ENS/CNRS/Collège de France, UAR 3 608)

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Pour citer cet article : Frigo, Alberto, Charité bien ordonnée. De saint Augustin à Goethe, Paris, Cerf, « Pensée antique et médiévale », 2021, 336 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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Marquer, Éric & Rateau, Paul, éd., Regards contemporains sur la philosophie moderne. Lectures et réceptions, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.

Issu d’un colloque tenu à l’Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne en 2018 et 2019, ce recueil se propose d’offrir un panorama sur les usages contemporains de la philosophie moderne. Les cartésiens trouveront en particulier des rapports sur l’interprétation duhémienne de Descartes (Christian Leduc), sur celle de la liberté cartésienne par Sartre (Luca Basso) ou de l’époque moderne par Horkeimer (Raffaele Carbone), sur le recours à Descartes par Lacan (Pascale Gillot) ou à la linguistique cartésienne par Chomsky (Élodie Cassan). É. Marquer, pour sa part, établira l’interprétation de Pascal par Lucien Goldmann, Louis Marin et Pierre Bourdieu. L’intérêt de ce volume est d’offrir un tableau des philosophes (du XVIIe siècle) lus par d’autres philosophes (les philosophes contemporains) : il ne s’agit donc pas de mettre à rapporter la lecture de tel ou tel commentateur ou historien de la philosophie, mais de rendre raison d’une lecture proprement philosophique. D’où plusieurs conséquences : – d’abord, une heureuse légitimation de catégories historiographiques trop peu courues. Songeons à la Préface, à la fois vigoureuse et incisive, qui, posant remarquablement le problème sous la forme de deux paradoxes symétriques : « comme le philosophe n’est pas l’historien ou n’est pas forcément historien, l’historien n’est pas le philosophe ou n’est pas forcément philosophe » (p. 7), appelle à compliquer l’opposition entre philosophe et historien de la philosophie et à renouer avec la catégorie d’interprétation ; de même le concept « rencontre » élevé au rang de catégorie historiographique par É. Marquer (p. 148). L’ouvrage fourmille alors d’indications méthodologiques précieuses, disséminées au gré des articles et suivant la sensibilité des auteurs. – Ensuite, pour faire saillir la puissance des interprétations, il aura fallu faire des choix : ne seront retenus ici que les majores, tant du côté des philosophes interprétés (tous sont représentés, à l’exception de Malebranche) que des penseurs interprètes (on notera les communications neuves et stimulantes, par exemple sur l’École de Francfort, tandis que la phénoménologie, abondamment abordée ces dernières années, est représentée seulement par l’analyse de P. Rateau sur « Leibniz, Heidegger et le principe de raison »). – Apparaît ainsi le caractère doublement et heureusement intempestif d’un tel recueil : la multiplication généreuse des concepts herméneutiques et la relégitimation du concept d’interprétation ne pourront que déplaire aux tenants d’un certain positivisme en « histoire des idées » peu soucieux de philosopher par l’étude de l’histoire de la philosophie ; d’autre part, la promotion des majores paraîtra aller à l’encontre de la réhabilitation très contemporaine des minores et du brouillage de la distinction entre majores et  : mais après tout, sauf à réécrire une histoire de la philosophie contemporaine qui n’exista jamais, ne peut-on reconnaître que, dans ses plus audacieuses percées, elle est une histoire de majores relisant les majores ? Reste alors à accomplir un dernier pas, suggéré dès la préface : « le philosophe d’aujourd’hui, en reprenant ou en discutant un auteur moderne, fournit à l’historien des ressources inédites pour l’interprétation, en lui permettant de voir cet auteur autrement […]. Les fictions forgées à partir à partir de ces philosophes réels pourraient se révéler tout à fait fécondes, à titre d’hypothèses voire d’expérimentations » (p. 11) : les interprétations par des philosophes contemporains des auteurs de l’âge classique pourraient en effet acquérir pour nous valeur heuristique et nourrir nos analyses d’historiens de la philosophie. Nous mettrions alors à l’épreuve leur lecture et leurs analyses en revenant aux auteurs de l’âge classique munis de concepts forts et de pistes nouvelles. C’est la possibilité de ce dernier pas que ce recueil aménage admirablement.

Dan Arbib (ENS/République des Savoirs, UAR 3 608)

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Pour citer cet article : Marquer, Éric & Rateau, Paul, éd., Regards contemporains sur la philosophie moderne. Lectures et réceptions, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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RIBORDY, Olivier & WIENAND, Isabelle, éd., Descartes en dialogue, Bâle, Schwabe Verlag, 2019, 346 p. (Contributions en français, anglais et allemand).

Ce volume dégage les principaux enjeux des échanges épistolaires de Descartes avec les correspondants les plus importants. Si le collectif naguère dirigé par Jean-Robert Armogathe, Giulia Belgioioso et Carlo Vinti, La biografia intellettuale di Descartes attraverso la Correspondance (Naples, 1999) visait à faire voir le caractère de « laboratoire intellectuel » que constituait la Correspondance, ce volume montre un Descartes « soucieux de la précision argumentative, très au fait des débats philosophiques, visant à étayer ses thèses et à poursuivre la recherche de la vérité » (p. viii). À côté des interlocuteurs classiques (Chanut, par Denis Kambouchner et Olivier Ribordy ; Élisabeth, par Marie-Frédérique Pellegrin, Lisa Shapiro, Isabelle Wienand et Benno Wirz ; Mesland, par Richard Glauser) ou de correspondants dont l’étude est en plein essor (Hobbes, par Frédéric de Buzon ; More, par Tiziana Suarez-Nani), on trouvera ici des dossiers naissants ou moins représentés (Boulliau, par Delphine Bellis, ou Voetius, par Erik-Jan Bos). Les analyses proposées se situent, elles aussi, dans le droit fil de questions classiques – l’union de l’âme et du corps, la liberté d’indifférence –, de questions récemment renouvelées – la question de la conversation, du statut des femmes et de l’histoire de la médecine – ou franchement neuves – le rapport de Descartes à la langue flamande, que, comme Erik-Jan Bos le démontre avec précision, Descartes connaissait fort bien. Le volume s’achève sur une étude (signée par Angela Schiffhauer) des représentations picturales de Descartes de son vivant (dans le droit fil des développements proposés il y a peu par Steven Nadler, in The Philosopher, the Priest and the Painter, Princeton/Oxford, 2013), magnifiquement illustrée par un cahier de vingt-cinq reproductions et de quatre annexes en couleurs (p. 307-334). Un fort bel ouvrage.

Dan ARBIB (Mathesis, République des savoirs, Université PSL)

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Pour citer cet article : RIBORDY, Olivier & WIENAND, Isabelle, éd., Descartes en dialogue, Bâle, Schwabe Verlag, 2019, 346 p. (Contributions en français, anglais et allemand)., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 181.

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PELLEGRIN, Marie-Frédérique, Pensées du corps et différences des sexes à l’époque moderne, Lyon, ENS Éditions, 2020, 450 p.

Chacun sait, au Centre d’études cartésiennes, qu’il y a deux façons de répondre aux sollicitations du présent : celle qui consiste à se jeter dans la bataille, à entrer dans la polémique, voire le militantisme, au risque de perdre la rigueur des concepts et de transformer la philosophie en sport de combat ; et celle qui consiste à prendre du champ, à interroger les questions contemporaines en direction de leur provenance – autrement dit à faire retour depuis le présent vers le passé pour y déceler le surgissement des problématiques de l’heure. C’est cette dernière démarche qu’adopte le présent ouvrage, version publiée d’une thèse d’habilitation soutenue à Lyon en 2019. L’ambition y est double : examiner la situation philosophique de la différence des sexes à l’âge classique et questionner la valorisation d’un des deux sexes au détriment de l’autre. Ces deux questions, remarquons-le, ne sont pas identiques, et l’autrice ne les confond jamais, même quand elle passe de l’une à l’autre : la question de la différence de sexes n’est pas celle de leur valeur comparée. Une chose est de soutenir la différence entre l’homme et la femme, autre chose de valoriser l’homme. C’est précisément cette distinction – entre différencialisme et inégalitarisme – que le présent ouvrage nous aide à opérer, en parcourant méthodiquement les corpus de Descartes (chap. I), Cureau de la Chambre (chap. II), Malebranche (chap. III) et Poulain de la Barre (chap. IV) au fil de la question de la différence des sexes. Pourquoi ces auteurs ? Parce que, rangés deux par deux, ils constituent deux générations successives, et que ceux de la première génération, Cureau et Descartes, constituent, dans la première moitié de l’âge classique, deux options en miroir.

Le point de départ reste Descartes, dont l’auteur montre, par une étude serrée du texte, qu’il est étranger à toute perspective différencialiste. Pour lui, « il y a des esprits faibles, mais il n’y a pas de sexe faible », selon l’excellente formule de la p. 110 : ni la psychophysiologie de Descartes ni la théorie des facultés ne permet d’établir une quelconque différence de rationalité entre hommes et femmes. Il en va de façon presque symétrique de Cureau : le modèle humoral suscite une anthropologie rigoureusement différentialiste et permet de se désintéresser des spécificités anatomiques des sexes. A la génération suivante, Malebranche et Poulain se répondent encore, en héritiers contrastés des thèses cartésiennes : Malebranche, en abandonnant les principes épigénétiques cartésiens au profit du préformisme, élabore une anthropologie et une théologie indissociables de la recherche de la vérité et où la différence sexuelle (la femme apparaissant essentiellement comme mère) joue un rôle primordial, avec (et c’est une subtilité à laquelle l’autrice est sensible) un usage métaphorique du « féminin » permettant de parler d’une science efféminée qui ne serait pas l’apanage des hommes ; quant à Poulain, différencialiste mais égalitariste, il permet une réhabilitation du corps, y compris féminin, dans la tâche de la pensée et rend compte des préjugés sociaux qui condamnent les femmes. « L’inégalité des êtres humains selon leur sexe a donc différentes causes : des causes physiologiques (Cureau de la Chambre), des causes psychologiques (Malebranche) ou des causes sociales (Poulain de la Barre) » (p. 405). La différence entre Malebranche et Poulain n’illustre-t-elle pas le fait que « le paradigme cartésien peut s’interpréter de diverses manières » ( p. 403) ?

On ne peut que saluer cet ouvrage – d’abord parce que sa méthode, modeste et sobre (suivre les auteurs en évitant l’entrecroisement de lignes argumentatives complexes), aboutit à des résultats mesurés, mais irréfutables ; ensuite parce que c’est, à notre connaissance, le premier ouvrage en langue française à interroger l’âge classique en direction de la différence des sexes et à dresser un tableau systématique des positions tenues : certes, on pourra toujours faire valoir tel ou tel auteur mineur, telle ou telle perspective ou thèse de l’histoire de la médecine, mais le tableau gagne ici en simplicité des lignes, donc en force démonstrative ; enfin, on saura gré à l’auteur de rendre justice à la complexité des questions et à la subtilité des auteurs : non, l’âge classique ne fut pas celui du triomphe d’une rationalité toujours masculine qu’il faudrait aujourd’hui abandonner (p. 110) : au contraire, la position de Descartes – au moins elle ! – permet de penser une rationalité non sexuée et de soustraire la rationalité à toute masculinisation ; au contraire, l’analyse de Poulain permet d’esquisser notre contemporaine différence entre sexe et genre ; au contraire, les thèses de Malebranche sur le lien entre différence de sexes et imagination, si inégalitaristes qu’elles nous paraissent, permettent de comprendre la forte empreinte des femmes sur un XVIIIe siècle dominé par la question du goût – ce XVIIIe siècle dont nous provenons aussi.

Nous opposions plus haute l’histoire de la philosophie polémique et guerrière à l’histoire de la philosophie savante et réflexive ; il se pourrait que la seconde soit en fait une machine de guerre contre toutes les abusives simplifications de la première. Ce livre le montre.

Dan ARBIB (Mathesis, République des savoirs, Université PSL)

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Pour citer cet article : PELLEGRIN, Marie-Frédérique, Pensées du corps et différences des sexes à l’époque moderne, Lyon, ENS Éditions, 2020, 450 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 189-190.

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JACOB, André, éd., Descartes et nous, Paris, Maisonneuve & Larose/Hémisphères, 2020, 304 p.

Actes d’un colloque tenu au printemps 2016 à l’occasion du legs de la bibliothèque philosophique d’André Jacob à la ville de Descartes, ce volume rassemble des contributions visant à dresser un bilan de ce qui nous sépare de Descartes – ce qui nous sépare de lui, mais aussi ce qui nous en rapproche. C’est ainsi qu’une première section examine « Les mutations de la connaissance » en confrontant Descartes à Piaget et Guillaume (Philippe Geneste), C. S. Peirce (Jean-Marie Chevalier), aux mathématiques contemporaines (Houryn Benis-Sinaceur) et à Leibniz (Pascale Gillot) ; une seconde partie prend pour objet « les relais de la métaphysique », et notamment Vico (P. Causset), Rousseau et Goethe (Claude Roëls), les différents penseurs du désir (Tony Brachet), le spiritualisme français (Jean-Louis Vieillard-Baron) et Georges Bataille (Marie-Christine Lala) ; enfin, une troisième partie conclut sur les « post cartésianismes », avec l’interprétation heideggérienne de Jean Beaufret (François Vézin), Sartre et Camus (Guy Basset), Husserl (Andy Serin) et enfin les « Rappels et perspectives » d’André Jacob lui-même.

Quelque peu hétéroclite par le fond comme par la forme des contributions (certaines relevant davantage du témoignage que de l’analyse philosophique), quelque peu elliptique quant à son objet (les deux textes d’A. Jacob ne dissipent hélas pas le mystère), assez peu technique dans l’ensemble (on cite en général l’édition Bridoux), ce collectif (à l’exception des articles précis de H. Benis-Sinaceur, P. Gillot et A. Serin) ne manquera pas de laisser le lecteur cartésien sinon sceptique, du moins songeur.

Dan ARBIB (Mathesis, République des savoirs, Université PSL)

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Pour citer cet article : JACOB, André, éd., Descartes et nous, Paris, Maisonneuve & Larose/Hémisphères, 2020, 304 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 204.

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id=”Romano2019″ROMANO, Claude, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2019, 768 p.

En quête des jalons dans l’histoire de l’idée d’ « existence en vérité » et de l’idéal moderne d’ « authenticité personnelle, l’A. signe ici quelques pages bien senties sur la figure cartésienne. A l’écart de l’histoire générale qui constitue le projet général de l’ouvrage, le chapitre sur D. ne peut que prendre la forme d’un « excursus » (chap. XIII, « Un excursus cartésien », p. 401-422), puisque D. ne paraît pas avoir été soucieux d’idéaux d’authenticité personnelle. L’A. rappelle que l’ego cartésien est un ego formel, vide de tout contenu empirique ou caractère individuel, en sorte que si « la problématique du moi ouvre des questions nouvelles, (…) elle a surtout tendance à en refermer de plus anciennes, à commencer par celle du rapport pratique à soi en vertu duquel chaque homme existe sur le mode d’une conformité ou non-conformité à son être » (p.406) ; sur ce point, il faudra admettre la continuité de l’ego cartésien au self lockien (p. 407-408). A partir d’une juste synthèse du projet des Passions de l’âme (p. 409-415), au cours de laquelle le repli de la philosophie morale cartésienne sur le stoïcisme se trouve nuancé avec bonheur, l’A. en vient au « portrait de l’ego en généreux », interprétant la générosité comme répétition morale du cogito sur le mode de l’auto-affection, et proposant de belles pages sur la générosité et sa différence d’avec la magnanimité aristotélicienne et sur la préfiguration cartésienne de certaines analyses kantiennes. Le spécialiste de D. pourra résister devant l’interprétation de la séquence « res cogitans, id est, mens sive animus sive intellectus sive ratio » (AT VII 27, 13-14, cité p. 405), puisque D. n’oppose pas tant l’ego et la mens qu’il ne les identifie l’un à l’autre, comprenant les concepts d’animus, intellectus et ratio à partir de la mens elle-même ; mais reconnaissant quelques références bibliographiques familières et très bien choisies (V. Carraud et L’invention du moi, Paris, PUF, 2010, ici p. 404-405 et dans le sous-titre p. 402 ; J.-L. Marion et « Le cogito s’affecte-t-il ? », 1988, in Questions Cartésiennes, Paris, PUF, 1991 ; L. Renault et Descartes et la félicité volontaire, Paris, PUF, 2000), il se réjouira des mises au point sur les rapports de D. au stoïcisme et à l’aristotélisme, accordera à l’A. un magistral sens de la synthèse et appréciera sa très grande pénétration de l’esprit de la philosophie cartésienne : à l’évidence, ce chapitre, pour bref qu’il soit, témoigne d’une fréquentation assidue et d’une méditation longuement reprise des œuvres de (et sur) Descartes.

Dan ARBIB (Mathesis, République des savoirs, ENS, Université PSL)

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « ROMANO, Claude, Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2019, 768 p.», in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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GUENANCIA, Pierre, « Le modèle du théâtre chez Descartes », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2, 98, p. 199-214.

L’A. nous rappelle que D. « invite ou incite ‘l’homme des passions’ à se rapprocher de la position du spectateur et à éprouver les passions qui le touchent, lui en tant qu’homme réel, comme s’il s’agissait de passions seulement jouées, éprouvées au plus près et même intensément mais en sachant que les événements ou les actions qui les causent sont fictifs ou représentés » (p. 200). Pour ce faire, après quelques considérations générales sur les concepts de représentation, de passion, d’admiration, etc., l’A. commente les art. 94, 147 et 148 des Passions de l’âme, puis la lettre à Élisabeth du 18 mai 1645, et enfin la lettre de mai-juin 1645. Cette étude confirme le rôle majeur que jouent les émotions intérieures dans la vie morale chez D., et retrouve sur son mode les thèses avancées par Ph. Hamou dans un article précis et technique, non cité ici mais demeuré classique : « Descartes : le théâtre des passions », Études Epistémè, 1, 2002, p. 1-19.

Dan ARBIB (ENS/PSL)

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « Pierre Guenancia, « Le modèle du théâtre chez Descartes », Revue de métaphysique et de morale, 2018/2, 98, p. 199-214 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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* RÉGIS, Pierre-Sylvain, La morale ou les devoirs de l’homme raisonnable, de l’homme civil et de l’homme chrestien [1682], Paris, Séha/Milan, Archè, « Anecdota », 2015, xiv-400 p.

S. Matton a découvert et édité (p. 161-392) un manuscrit de La morale, quatrième partie du Système de philosophie de Régis, constitué de plusieurs strates dont la principale date de 1682, soit huit ans avant la parution dudit Système. Les variations présentées par le texte par rapport à la version publiée font l’objet d’une interprétation par X. Kieft dans « Une morale rappelée à l’ordre ? Régis et l’invention du cartésianisme autorisé » (p. 19-57) dans laquelle l’A. rapporte plusieurs de ces écarts à une influence des entretiens qui ont lieu entre l’archevêque de Paris Harlay de Champvallon et celui que Huet nommait le « Prince des cartésiens », Harlay ayant œuvré à la fois pour la suspension des conférences publiques de Régis et pour l’édition en France d’une somme de philosophie cartésienne que son auteur s’apprêtait d’abord à faire paraître sans privilège à Rotterdam. Le volume est complété par deux autres articles : la traduction par F. La Brasca d’« Entre Descartes et Hobbes : la morale dans le Système de Pierre-Sylvain Régis », par G. Canziani (p. 59-136), d’abord paru en italien en 1990, dans lequel l’A. documente de manière précise et extensive l’influence exercée par Hobbes sur la pensée politique de Régis, laquelle influence semble (mais semble seulement) par endroit prendre une forme de quasi-plagiat de l’Anglais par le Français. A. Del Prete propose une étude inédite : « Du bon usage de l’amour-propre : la morale de Régis » (p. 137-157), où la position précise de Régis est à nouveau située par rapport à Hobbes, mais surtout en regard des cartésiens qui lui sont contemporains. En accord avec l’auteur du De Cive, l’auteur de La Morale admet une continuité entre les lois naturelles, civiles et divines, de sorte que l’amour propre éclairé peut admettre chez lui, contrairement à ce que soutiennent par exemple Malebranche ou Nicole, une forme séculière qui peut ainsi caractériser également la vertu des païens. L’ensemble est précédé par une présentation de S. Matton : « Le manuscrit de la Morale de Pierre-Sylvain Régis » (p. 1-17), grâce à laquelle la constitution matérielle du document et son histoire sont exposées de manière précise. S’ajoute une préface de J.-R. Armogathe (p. i-xiv), véritable étude où l’A. rend compte de la volonté, originale dans les années 1670, de présenter au public la philosophie de D. sous la forme d’un système. Il s’intéresse également aux corrections lexicales opérées à partir du manuscrit dans le volume édité en 1690, comme le passage de l’« état de nature » à l’« état de la nature » ou l’évolution de l’usage du terme d’« État », en soulignant l’importance de ces points de détails par lesquels les mutations intellectuelles se réalisent. On saura gré à S. Matton de contribuer significativement par la publication de nouveaux documents à l’extension de ce que J.-R. Armogathe nomme « la cartographie intellectuelle du cartésianisme et de sa diffusion ». Il est de ce point de vue important de souligner que le présent volume est le troisième de sa collection à être consacré au cartésianisme, après les remarquables Physique nouvelle [1667] de J. Rohault (Paris, 2009), et Lettres sur l’or potable de Nicolas de Villiers, sieur de Chandoux (Paris, 2012, 2e éd. 2013).

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « RÉGIS, Pierre-Sylvain, La morale ou les devoirs de l’homme raisonnable, de l’homme civil et de l’homme chrestien, [1682], Paris, Séha/Milan, Archè, « Anecdota », 2015 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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BIANCHI, Massimo L. & POZZO, Riccardo, con la collaborazione di MARUZELLA, Samantha, Sapientia Veterum. Scritti di storia della filosofia dedicati a Marta Fattori, Rome, Leo S. Olschki, 2017, 202 p.

M. Fattori, professeur émérite à l’université de Rome La Sapienza depuis mai 2014, se voit ici saluée par de nombreux collègues et amis : J.-R. Armogathe, G. Belgioioso, Massimo L. Bianchi, C. Borghero, F. Campagnola, F. Fronterotta, G. Gasparri, H. Gatti, D. Kambouchner, J.-L. Marion, F. M. Meschini, G. Spinosa, P. Totaro, M. G. Zaccone Sina.

Certains articles sont de nature à intéresser vivement les cartésiens. L’art. de J.-R. Armogathe, « Glanes cartésiennes : les destins croisés du P. Ciermans sj et de Claude Gillot » (p. 1-11), nous présente deux personnages de second rang, mais que leur proximité avec D. et le caractère tout à fait exemplaire de leur trajectoire rend intéressants. Le premier, le jésuite Jan Ciermans (1607-1648), à qui Plempius avait communiqué le DM et les Essais en 1637, fut le jésuite « de Louvain, qui n’a point voulu mettre son nom » à la critique de la théorie de la lumière et des couleurs de la Dioptrique transmise à D. en mars 1638 et à laquelle ce dernier répond le même mois (cf. AT II 562 et 69-81). Nous rappelant « l’engagement des ordres religieux dans les guerres du temps, en particulier la Guerre de Trente Ans » (p. 3), J.-R. Armogathe nous indique que le P. Ciemans s’engagea d’abord aux côtés du Portugal avant de finir ses jours au service de l’Espagne et de mourir au siège d’Olivença. De son côté Jean Gillot (1612/13-1648), on le sait, fut l’élève et l’assistant calculateur de D., ce dernier lui portant un intérêt remarquable. L’A. nous présente ici ce personnage à partir de la savante étude néerlandaise en deux parties de H. J. Witkam (1967 et 1969) ; sans pouvoir éclairer davantage « l’affaire de Gillot » évoquée par D. et Huygens au premier semestre de 1641, il émet l’hypothèse que les « friponneries » de Gillot expliquent l’intervention de D. auprès de Huygens et le départ de Gillot pour le Portugal, envisagé comme une « exfiltration du garçon pour échapper au mauvais sort aux Pays-Bas ». Sa vie se caractérise alors par son engagement du côté portugais et il mourut, lui aussi, au siège d’Olivença : « Il mourut au même endroit que le P. Ciermans, mais dans le camps adverse » (p. 11). Leurs destinées s’étaient déjà croisées, notamment quand Gillot avait accompagné Ciermans alors du côté portugais dans l’inspection des places frontalières en fin de 1642, et surtout parce que D. avait envoyé à Rivet trois exemplaires des Principia, sans doute un pour lui, et deux autres pour Gillot, ce dernier devant sans doute, d’après l’hypothèse de l’A. (p. 10), en donner un à… Ciermans ! (AT IV 726 sq.). – G. Belgioioso (« A proposito di novatores et nova philosophia », p. 13-29) étend le concept de novatores au-delà de la philosophie naturelle où les travaux de D. Garber et S. Roux (in D. Garber et S. Roux, éd., The Mecanization of Natural, Springer, 2013) l’avaient situé pour en faire voir le contexte d’émergence, à savoir d’abord la théologie et la médecine : « Il termine [novatores], in effetti, ricorre nel Seicento piuttoso in riferimento ai ‘nuovi teologi’ e ai ‘nuovi medici’ » (p. 14) ; bien loin de contester les conclusions de D. Garber et S. Roux, l’A. appelle à examiner les connexions disciplinaires entre théologie, philosophie, médecine et politique de nature pour leur donner nuance et ampleur. – C. Borghero étudie N. Fréret (« Nicolas Fréret : Spirito di sistema e critica dei fatti », p. 49-59), non pour faire de lui celui qui aboute la méthode cartésienne à l’érudition historienne, comme le soutenait P. De Bougainville (cité p. 49), mais comme celui qui « partecipa alle discussioni post-bayleane per approdare a una presa di distanza dalla filosofia cartesiana e introdurre elementi dell’empirismo di Locke nella riflessione filosofica sulla critica storica » (p. 50). – L’art. de D. Kambouchner « Descartes et le théâtre du monde » (p. 105-117) entend faire valoir « quelques éléments d’une enquête sur la destinée cartésienne du thème du theatrum mundi » (p. 105) au moyen du recensement des occurrences du motif depuis 1619 jusqu’aux PA en passant par la Correspondance avec Élisabeth du printemps 1645 et de subtiles comparaisons avec les Essais de Montaigne : l’A. peut alors attirer l’attention sur un déplacement d’accent : « le jeune homme de 1619-1620 cherche en premier lieu à s’instruire, et trouve son instruction soit en lui-même, soit dans le ‘grand livre du monde’ [AT VI 9, 19-22] – livre qui est précisément autre chose qu’un théâtre et qui contient tout ce dont il y a théâtre. Quant à l’homme d’âge mur qui s’exprime en 1645, […] il s’est déjà beaucoup instruit. D’où la nouvelle place ou dimension qui revient ici à une satisfaction intérieure à base de rétrospection […]. En 1645, l’attention se tourne davantage vers l’intérieur et vers le propre de celui qui regarde » (p. 115-116). – Après un article de F. A. Meschini dans ses « Considerazioni sulla malattia in Descartes » (p. 141-152), qui insiste sur les tensions et les changements de cap des thèses de D. en matière médicale, M. G. Zaccone Sina, dans « Le Réflexions di François Lamy sulla grazia generale di Pierre Nicole : un episode poco noto delle dispute cartesiane su libertà e grazia » (p. 181-190) éclaircit les objections de Lamy au Traité de la grâce générale de Nicole, au cours d’un échange rapporté par le premier biographe de Lamy, Martène, et sur lequel se sont déjà penchés J. Zehnder (1944) et surtout G. Rodis-Lewis ; elle creuse alors l’écart entre les deux auteurs, contre la thèse d’une convergence fondamentale défendue en son temps par J. Laporte (La doctrine de Port-Royal. Les vérités de la grâce, Paris, 1923, p. 227, cité ici p. 190). – Un hommage savant, à l’image de son récipiendaire.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « BIANCHI, Massimo L. & POZZO, Riccardo, con la collaborazione di MARUZELLA, Samantha, Sapientia Veterum. Scritti di storia della filosofia dedicati a Marta Fattori, Rome, Leo S. Olschki, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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PELLEGRIN, Marie-Frédérique, dir., Poulain de la Barre. Égalité, modernité, radicalité, Paris, Vrin, 2017, 135 p.

On connaît M.-F. Pellegrin et on connaît Poulain de la Barre (1647-1723) – la première pour avoir donné des œuvres du second une édition à présent de référence : De l’égalité des deux sexes [1673], De l’éducation des dames [1674], De l’excellence des hommes [1675] (Paris, 2011, rééd. corr. 2016 ; cf. BC XLII, 1.2.19.). Elle présente ici les actes d’un colloque lyonnais sur les différents aspects de la pensée du féministe cartésien. On peut se réjouir qu’une telle entreprise contribue à introduire de la complexité et de l’érudition dans un débat sur le genre épaissi par les préjugés idéologiques et politiques. De la complexité, parce qu’il s’agit de nuancer « la relative invisibilité [des femmes] comme créatrices de biens culturels » en rappelant « l’importance de certains hommes dans la production d’un savoir au féminin », comme le dit l’Introduction, p. 7 ; et aussi parce qu’il permet de questionner les limites des critères de la radicalité massivement accordés dans l’historiographie récente au spinozisme de J. Israel (Les Lumières radicales [2005], trad. fr., Paris, 2005). De l’érudition, parce que si Poulain peut à juste titre être considéré comme l’un de ceux qui ont entrepris de « penser contre à peu près tout(te)s et donc penser autrement » (p. 7), sa pensée se déploie dans de multiples directions que les communications présentées déploient et que l’Introduction (p. 7-13) et la postface, due à Thierry Hoquet (« Le geste de Poulain de la Barre », p. 129-133), synthétisent. C’est ainsi qu’on apprendra que la promotion de l’égalité entre les sexes par Poulain impose l’examen rigoureux du préjugé combattu (G. Fraisse, « Temps du préjugé et sexe de l’esprit », p. 15-26), l’élaboration d’un concept de genre dégagé de toute présupposition naturaliste et la constitution d’un cartésianisme social (S. Stuurman, « François Poulain de la Barre and the Making of the Enlightenment », p. 27-46), une épistémologie cartésienne (D. Clarke, à la mémoire de qui est dédié ce recueil, « Poulain’s Epistemology and Theory of Explanation », p. 47-60), une philosophie et une politique du livre (M. Rosellini, « ‘Examinez tout, jugez de tout, raisonnez sur tout’. Une éducation sans livre ? », p. 61-80) et un jusnaturalisme radical (G. Conti Odoriso, « Poulain de la Barre : droits naturels et coutume. Un jusnaturalisme radical », p. 81-96). Mais relativement indépendantes du féminisme de Poulain paraissent ses réflexions sur l’étymologie, même si c’est toujours un même souci d’observation qui s’y exerce (M. Malinowska, « Poulain de la Barre – un linguiste oublié », p. 97-114). Enfin, avec l’examen d’un plagiat du De l’égalité des deux sexes qui courut en Angleterre sous la forme d’une brochure anonyme, Female Rights Vindicated ; or, The Equality of the Sexes Morally and Physically Proved (1758), on verra la littérature clandestine procéder par réécritures, transpositions, transformations et incessantes réélaborations des textes sur lesquels elle s’appuie (G. Leduc, « Female Rights Vindicated (1758), nouvelle traduction de l’Égalité des deux sexes (1673) de Poulain de la Barre », p. 115-128). Décidément, « l’esprit n’a pas de sexe », comme le répète Poulain, donnant à la formule augustinienne, « factus est homo ad imaginem di ubi sexus nullus est, hoc est in spiritu mentis suae » (De Trinitate, XII, vii, 12, citée par T. Hoquet, p. 131), un sens nouveau dont la postérité s’emparera – nous invitant à retracer l’histoire de ce que J. Deprun eût appelé une « cellule idéelle ».

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « PELLEGRIN, Marie-Frédérique, dir., Poulain de la Barre. Égalité, modernité, radicalité, Paris, Vrin, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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KAMBOUCHNER, Denis, « Artificium objectivum, Note sur une idée de Descartes », in PÉCHARMAN, Martine & ROUILHAN, Philippe de, Le philosophe et le langage. Études offertes à Jean-Claude Pariente, Paris, Vrin, « Analyse et philosophie », 2017, p. 99-112.

À notre connaissance, cet article est l’un des rares à examiner thématiquement la comparaison de la réalité objective de l’idée de Dieu avec l’idée d’une « machine fort artificielle [machina summo artificio excogitata] » à laquelle se lie le concept d’« artifice objectif » (artificium objectivum), comparaison avancée dans les Iae Responsiones (AT VII 103) et reprise dans les IIae Responsiones, la Synopsis des Meditationes et les Principia I 17. L’A. plaide pour une compréhension essentiellement quantitative du concept de réalité objective, montre que ce que la comparaison rapproche avec l’artifice d’une machine n’est pas la nature de Dieu ou la conformation d’une idée que nous en avons, mais « des manières de connaître, des expériences cognitives », de sorte que « l’idée de Dieu constitue dans mon esprit une sorte de machine qui atteste son existence » au moyen de ce que Levinas a nommé « la structure formelle de l’infini » (nous ne saurions trouver à redire !). Insistons surtout sur l’une des conclusions : « Il y a une structure dynamique de cette idée, à partir de quoi il y a quelque sens à suggérer que, chez Descartes, toute idée est à un certain degré structurée comme une machine […]. Le propre de la pensée cartésienne […] serait d’avoir admis, pour toutes les principales idées qui sont en nous, une structure dynamique originale ». Contribution subtile et suggestive.

Dan ARBIB

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BADIOU, Alain, « Le Séminaire ». L’Un. Descartes, Platon, Kant. 1983-1984, Paris, Fayard, 2016, 296 p.

Entre 1982 (Théorie du sujet) et 1988 (L’être et l’événement), A. Badiou a consacré l’essentiel de son séminaire à l’étude de la philosophie classique. Le Bulletin cartésien a déjà rendu compte du séminaire de l’année 1986, consacré à Malebranche (Le Séminaire. Malebranche, L’être 2 – Figure théologique, 1986, Paris, 2013 ; cf. BC XLIV, p. 200-202). L’ouvrage ici présenté rassemble le séminaire portant sur D. (11 nov. 1983, puis 6, 13 et 20 déc. 1983) ainsi que les séances consacrées à Platon et Kant.

S’agissant des développements directement afférents à D., ce livre peut être lu de deux manières : du point de vue de l’élaboration des thèses propres à la philosophie d’A. Badiou, et d’un point de vue strictement cartésien. Ce double point de vue interdit de s’étonner que l’A. juge parfois sévèrement des thèses de D., les soupesant, les évaluant et les confrontant à ses propres thèses. Le recenseur refusera néanmoins de mesurer la place de D. dans la pensée d’A. Badiou (trois point seraient ici décisifs : la place du négatif, la causalité du manque et l’histoire du sujet), et sacrifiera donc le premier point de vue au second.

À l’évidence, ces pages sont inspirantes. On souscrira pleinement aux développements sur le cogito comme performatif, faisant de l’ego un point, « pure ponctualité de l’énonciation » (p. 74) – ego non substantiel. – Mais tout de même. Tout de même ! On peut résister à affirmer sans plus de preuves que le passage du quod sum au quid sum, c’est-à-dire le passage du pronuntiatum du cogito à la détermination de l’ego comme res cogitans, exige la garantie divine. On rappellera à cet égard que la détermination de l’ego comme res cogitans n’est pas une détermination d’essence, mais l’enregistrement pure de performances – d’où le caractère vide de détermination de la res et l’amplitude de droit comme de fait inachevée des actes cogitatifs potentiellement déployés ; au mieux, l’A. eût pu s’inspirer de J.-M. Beyssade pour interroger la (problématique) clause précédant l’énoncé de la regula generalis (AT VII 35, 11-13, « … si posset unquam contingere, ut aliquid, quod ita clare et distincte perciperem, falsum est… »), mais il eût alors fallu justifier l’intérêt porté au seul passage du quod sum au quid sum. – On résistera encore à considérer l’infinité de Dieu comme l’expression d’une négation à partir du fini d’abord donné : on ne saurait écrire que « Descartes considère qu’il y a une évidence à ce que nous ayons une idée du fini, ce qui permet que l’infini soit la combinaison de la négation et du fini […]. Pour Descartes l’idée absolument initiale est celle de la négation » (p. 69-70), sans contredire les déclarations de la Meditatio III, AT VII 45, 30-46, 4. Dès lors, toute profession d’originalité devient quelque peu ridicule, comme à la p. 70 : « Pour moi [sous-entendu : contrairement à D.], je crois que c’est le contraire, que nous avons d’abord l’idée de l’infini » [ ! ]. – Le cartésien chicaneur protestera encore que, non, il n’est pas vrai que les Méditations métaphysiques inaugurent « l’âge national » de la philosophie et doivent être considérées comme un « manifeste linguistique » (p. 14) ; voilà qui conviendrait à la rigueur (et encore) au Discours de la méthode, mais non aux très latines Meditationes de prima philosophia. Il rappellera qu’il n’est pas vrai qu’« on ne trouve nulle part la formule ‘Je pense donc je suis’ », puisque, à une virgule près, elle se retrouve plusieurs fois chez D. (à ***, mars 1638, AT II 38, 10 ; à ***, novembre 1640, AT III 247, 2 ; à Newcastle ou Silhon, mars-avril 1648, AT V 138, 3 ; Discours, AT VI 22, 19 et 33, 17). Enfin il corrigera l’analyse ici faite des relations entre causalité objective et causalité formelle (p. 85 sq.), qui témoigne d’une méconnaissance de l’usage proprement cartésien du fonctionnement des concepts de realitas objectiva et de realitas formalis et du fait qu’« il est de l’essence de la cause d’être une réalité actuelle ou formelle » (G. Rodis-Lewis, L’œuvre de Descartes, Paris, 1971, I, p. 280).

Reste que cet ouvrage ouvre des pistes fécondes, notamment sur l’ontologie des mathématiques (on aurait attendu ici une confrontation avec Sur l’ontologie grise de Descartes, de J.-L. Marion) et sur la réalité objective vue comme différentiel (si pareille hypothèse ne fonctionne pas toujours, elle permet au moins de comprendre pourquoi D. ne parle jamais d’une réalité objective infinie). À mi-chemin entre l’usage externe de D. (« D. au service de la pensée d’A. Badiou » – moyennant quelques énormités, sur le « racisme, le nationalisme, l’antisémitisme » de la pensée de la différence dans laquelle D. se trouverait comme malgré lui toujours pris, p. 88) et l’analyse interne (du corpus cartésien lui-même), une telle confrontation demeure stimulante, car elle ne se cantonne pas à la simple restitution de la pensée cartésienne (ce qu’elle vise aussi, malheureusement), mais se veut juge et interprète de cette pensée, et par là, quand même, demeure profondément philosophique.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « BADIOU, Alain, « Le Séminaire ». L’Un. Descartes, Platon, Kant. 1983-1984, Paris, Fayard, 2016, 296 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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PINCHARD, Bruno, Écrits sur la raison classique, Paris, Kimé, 2015, 540 p.

Avec cet imposant recueil, l’A. nous offre le produit de quinze ans de méditations et d’étude de l’âge classique. Le recenseur ne s’attachera pas ici à reprendre un à un les articles proposés – certains sont célèbres (« Souveraineté de Malebranche », par ex. 47-62, repris de B. Pinchard, éd., La légèreté de l’être, Paris, 1998), d’autres des hommages appuyés à certaines entreprises de recherche (à A. Robinet, par ex., « L’axe cartésien », p. 201-219), d’autres enfin sont inédits (par ex., « Nicolas Malebranche ou le rayonnement de l’intelligible », p. 21-32) : en un sens, le propre de ce volume n’est pas d’offrir des articles introuvables, mais de donner à voir un mouvement d’ensemble, une inspiration générale, une « respiration » même – cette « respiration classique » à laquelle l’A. est si profondément sensible. Quelque discussion que puisse inspirer telle ou telle thèse, tel ou tel concept (les concepts de métaphysique, esprit, libertin, etc.), il se dégage de l’ensemble une sympathie pour et avec l’âge classique dont le monde universitaire contemporain offre peu d’exemples. Non que cet ouvrage constitue à proprement parler une « Introduction à la philosophie du XVIIe siècle » : trop elliptique pour être véritablement pédagogique, exigeant de son lecteur l’effort pour rejoindre l’A. dans son travail de synthèse, il requiert une certaine aisance dans les grands corpus du siècle ; mais il sera précieux pour ressaisir d’une vue l’esprit du siècle. On évoquera surtout l’Introduction, absolument admirable (« De la raison en général et de la raison classique en particulier », p. 11-19) : l’A. y évoque une raison classique dont le propre est la déliaison, par opposition à une Renaissance où tout est lié : « la raison classique est une raison déliée […]. L’idée initiale consiste donc, en rupture avec toute Renaissance vivante, à proposer une raison sans attache » (p. 12 .). Ainsi l’unité de la pensée classique se fait-elle autour d’une liaison générale dont la pensée de D. (songeons, pour notre part, à la « chaîne sans chaînon » de M. Serres) mais surtout pour l’A. celle de Malebranche offrent l’illustration la plus aboutie (« Malebranche détient […] après Descartes la vérité d’un siècle auquel Leibniz [avec le vinculum substantiale, trop tard venu] cherchera à remédier », p. 14 ; ou encore : « le malebranchisme entendu dans son extension résume la malédiction classique, mais elle se confond avec le principe de sa puissance », p. 15). Ce n’est pas qu’une telle déliaison ne suscite à sa façon un « retour du refoulé » : la raison classique doit bien supporter le mystère de la persistance du lien ou, mieux, des nouveaux liens établis à la faveur d’une raison qui ordonne le monde et par là même le lie. Raison et irraison (plutôt que déraison) se partagent ainsi le siècle, non en une opposition frontale, face-à-face militaire ou guerre de positions, mais à la façon d’une dialectique où chaque tendance renforce son contraire – Pascal ayant avec génie formalisé ce mouvement. Le dix-septiémiste tirera profit de cette vision généreuse et ample d’un Grand Siècle, davantage solidaire de la Renaissance que du Moyen Âge (contra Gilson, Marion, etc.), mais surtout véritablement grand : « le tableau des savoirs à l’Âge classique […] embrasse très nécessairement la Renaissance comme son présupposé, une renaissance conçue comme fantasmagorie des liens, et les Lumières comme sa conséquence, elles qui transforment la suppression des liens en un redoublement d’analyse et d’expérience. Aucune coupure abstraite ne saurait périodiser en un sens étroit un tel objet d’enquête qui se confond avec le déploiement d’une métaphysique de l’esprit dans l’intégralité de ses pouvoirs » (p. 19). On ne discutera donc pas l’usage parfois cavalier de certaines catégories historiographiques : le reprocher à l’A. serait d’un sot, qui regarderait le doigt quand le sage lui montre la lune. B. Pinchard pense large, mais parce qu’il pense tout court.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « PINCHARD, Bruno, Écrits sur la raison classique, Paris, Kimé, 2015, 540 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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FRIGO, Alberto, L’évidence du dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Rouen/Le Havre, Presses Universitaires de Rouen et du Havre/Cned, 2015, 230 p.

Fruit d’une étroite collaboration entre les Presses Universitaires de Rouen et du Havre (PURH) et le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED), cet ouvrage est la version publiée d’un cours destiné aux candidats à l’agrégation des lettres. Il se caractérise par sa grande clarté et le caractère extrêmement didactique de ses développements. L’A., dont la réputation s’affirme et se confirme d’années en années chez les pascaliens, nous propose ainsi une excellente synthèse introductive aux Pensées de Pascal. Il se développe en deux ensembles principaux qu’encadrent deux chapitres introductif et conclusif. Un chapitre introductif propose une histoire du texte des Pensées et des éditions successives particulièrement claire, avant d’indiquer comment « Lire les Pensées » : l’A. fait sienne l’hypothèse, de plus en plus courante chez les pascaliens (cf., ici même, notre compte rendu de L. Thirouin, Le défaut de la méthode, Paris, 2015), selon laquelle « le sens de chaque liasse ne pourra se comprendre qu’à partir de son rapport avec les autres liasses » et « le classement donne une clé de lecture privilégiée de chacune des pensées qui ont été réunies dans un même liasse » (p. 37). C’est ainsi qu’après un premier volet de trois chapitres, consacrés à des mises au point de thèmes pascaliens irréductibles à l’ordre de la Table des titres et transversaux au projet apologétique (P. et les doctrines de l’honnêteté, les théologies de la grâce et la question des miracles), l’A. suit l’ordre des liasses à titre pour y trouver matière à un parcours argumentatif serré et parfaitement restitué, suivant une voie illustrée par P. Ernst (Approches pascaliennes, Gembloux, 1970), M.-R. et M. Le Guern (Les Pensées de Pascal. De l’anthropologie à la théologie, Paris, 1972) et J. Mesnard (Les Pensées de Pascal, Paris, 1976). Enfin un chapitre conclusif s’intéresse au style de P., notamment au rôle joué par la Bible et les Essais de Montaigne.

Cet ouvrage se recommande à plusieurs titres. D’abord, la maîtrise parfaite et tendanciellement exhaustive de la littérature secondaire jusqu’aux plus récentes publications s’atteste dans des notes fournies, une remarquable anthologie de textes critiques (p. 201 sqq.) et une bibliographie sélective classée ; elle s’atteste aussi dans la discussion que l’A. mène avec certaines interprétations ou éditions (cf. par ex., l’exposition et la discussion, rapide mais soignée, de l’éd. d’E. Martineau, p. 31), et surtout par l’ampleur des champs considérés : l’A. mobilise aussi bien les travaux classiques de J. Mesnard, que les analyses proprement philosophiques de V. Carraud ou plus littéraires mais toujours excellentes de L. Susini. Certains chapitres (songeons au chap. III sur les miracles) sont remarquables de clarté. On pourra seulement regretter que l’A. ait choisi de renvoyer à l’éd. de Ph. Sellier, c’est-à-dire d’opter pour la Seconde copie, et que les analyses proprement philosophiques (la confrontation avec D. par ex., la question d’une éventuelle « double anthropologie », suggérée par E. Martineau puis V. Carraud) demeurent en retrait par rapport aux développements plus littéraires ou d’histoire des idées (par ex. la question de l’honnêteté chez Faret, Méré et Mitton, ou la rhétorique pascalienne) ; mais ce sont là des choix rendus nécessaires par le premier public de l’ouvrage. On n’hésitera donc pas à recommander cette admirable synthèse, comparable aux Pensées de Pascal de J. Mesnard (avec lesquels, disons-le tout net, il soutient la comparaison malgré sa brièveté, et plutôt même grâce à elle), comme introduction à l’univers des Pensées et aux difficultés méthodologiques de leur interprétation.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « FRIGO, Alberto, L’évidence du dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascal, Rouen/Le Havre, Presses Universitaires de Rouen et du Havre/Cned, 2015, 230 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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SCHWARTZ, Claire, Malebranche, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », Paris, 2015, 216 p.

Cet ouvrage se propose d’introduire à la philosophie de Malebranche d’une manière à la fois didactique, pédagogique et complète. On n’y cherchera donc pas de thèse propre à l’A. ni un renouveau dans l’information ou l’interprétation de l’oratorien, mais des mises au point fort utiles sur les grandes thèses et les grands concepts de Malebranche. L’ouvrage se divise en trois parties principales. La première (« Corps et âme », p. 25-70) présente le dualisme et la thèse occasionnaliste ; la seconde (« Présence immédiate de Dieu », p. 71-124) expose la double union et la théorie de la vision en Dieu ; la troisième (« L’homme libre et l’Ordre », p. 125-154) s’intéresse enfin aux questions de morale, avec d’intéressantes pages sur l’ordre social (p. 154 sqq.). À ces trois parties, il faut ajouter trois très précieux appendices : la quatrième partie, portant sur « L’actualité de Malebranche » (p. 163-176), résume à gros traits mais avec justesse le poids de Malebranche dans l’histoire de la philosophie (d’abord les réserves de l’immédiate postérité, puis la permanence de thèses et de problèmes qui, depuis Kant puis Comte, définissent l’approche positive de la nature), reprenant sur ce point le dossier ancien monté par F. Alquié) ; un « Glossaire » des principales notions et thèses, malebranchistes ou non malebranchistes, appelées par un astérisque dans le corps du texte – on y trouvera par exemple une entrée « Jugement naturel », une entrée « Preuve cartésienne de l’existence de Dieu par l’idée d’infini » ou une entrée « Substance » ; enfin le chapitre de « Notices biographiques », comprenant les principaux personnages ou écoles philosophiques évoqués, également affectés d’astérisques dans le corps du texte (on y trouvera par exemple, « Oratoire », « Platoniciens de Cambridge »). L’ouvrage se complète heureusement d’un index nominum et d’un index rerum. On le voit, tout est fait pour que le novice en malebranchisme s’y retrouve au mieux, et force est de constater qu’il y parvient. On regrettera seulement, en dépit de quelques formules floues ou contestables (« Bérulle pense au contraire que les écrits de Descartes peuvent soutenir la foi », p. 27), que les renvois au corpus malebranchiste ne soient pas plus nombreux. Mais en dehors de ces deux réserves mineures, on doit reconnaître à cet ouvrage une clarté, un certain sens de la nuance et le mérite d’affronter avec simplicité et méthode les grandes difficultés attachées aux principales thèses malebranchistes (cf. les deux explications du péché originel, p. 73 sqq., ou les tensions que révèle le concept d’étendue intelligible, p. 113 sqq.). On n’hésitera donc pas à conseiller cet ouvrage, tout comme celui de D. Moreau (Malebranche. Une philosophie de l’expérience, Paris, 2004, cf. BC XXXV, 2.2.2.) ou l’ancien mais toujours recommandable petit viatique de F. Alquié (Malebranche, Paris, 1977), à qui voudra s’initier à Malebranche.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « SCHWARTZ, Claire, Malebranche, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », Paris, 2015, 216 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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THIROUIN, Laurent, Le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, 258 p.

Il s’agit là d’un recueil d’études interrogeant les liasses et le classement des Pensées opéré par Pascal tel que Lafuma l’a mis en évidence – en somme de réconcilier « science philologique » et « travail herméneutique » (p. 8). La base des interprétations proposées est donc le classement temporaire de 1658, « principal vestige » de la disposition des matières, disposition qui fait toute la spécificité du discours pascalien (fr. Sellier 575) et dont l’A. analyse le concept (p. 9). L’hypothèse de lecture est que chaque fragment doit être lu à partir de sa liasse, et le sens de la liasse à partir de sa position dans la trajectoire indiquée par la Table datée par l’A. de 1658. Ainsi, l’A. entreprend-il par exemple de restaurer la logique par laquelle on passe de la liasse « Vanité » à la liasse « Misère », de comprendre à nouveau frais le concept de transition dans la liasse « Transition de la connaissance de l’homme à Dieu », ou de mettre en évidence « l’architecture et la signification » des premières liasses des Pensées (p. 71-96).

Les études ici sont demeurées classiques dès leur publication dans divers revues ou collectifs et le lecteur se réjouit que leur accès lui soit à présent facilité ; elles témoignent toute d’une fréquentation assidue et nourrie du corpus pascalien, d’une interrogation sans cesse relancée, exprimée en termes simples et avec la bonne foi qui caractérise les meilleurs commentateurs. Nous retiendrons entre toutes, comme directement susceptible d’intéresser les lecteurs du Bulletin cartésien, l’étude publiée en 1994, dans Littératures classiques (20), sous le titre « Le défaut d’une droite méthode » (p. 51-67) : reprenant le fr. S 644, où, comme V. Carraud l’avait déjà souligné (Pascal et la philosophie, Paris, 1992, p. 199), apparaît l’ « hapax cartésien » de « méthode » dans les Pensées, l’A. y montre la conjugaison toute pascalienne entre la méfiance à l’égard d’une droite méthode et son non moins grand souci de l’ordre – double mouvement qui aboutit à une « dispositio éclatée » (p. 65) dans laquelle on peut reconnaître l’ « ordre de la charité » « dont la figure emblématique est la digression » (p. 65 ; cf. fr. S 329). On notera au passage la discussion avec le D. de la Deuxième partie du Discours de la méthode (p. 59-60) : « L’alternative est simple : soit on touche au réel et, quelles que soient ses prétentions méthodologiques, on ne garde pas l’ordre qu’on s’était fixé […] ; soit on respecte avec exactitude l’ordre initialement postulé, […] mais on n’accède jamais à la réalité profonde des problèmes que l’on considère » (p. 60). Le cartésien objecterait peut-être à ces analyses remarquables que l’ordre prisé par D. n’est justement pas « l’ordre mathématique » (p. 60), et que les règles de la méthode cartésienne, étant celles de la recherche, ne sauraient être disqualifiées par le refus de l’ordre quant à l’exposition qui caractérise Pascal – édifiant sur ce point le fait que, « des trois principaux objets [que l’on peut avoir] dans l’étude de la vérité », De l’esprit géométrique balaie dès l’ouverture celui de « découvrir la vérité quand on la cherche » (Œuvres complètes, III, éd. Jean Mesnard, Paris, 1991 – alors que c’était là le seul objet qui intéressât vraiment D. Les deux auteurs pourraient alors moins diverger qu’il n’y paraît, tous deux reconnaissant l’inadaptation de la voie analytique à l’entreprise de persuasion de la vérité (IIae Responsiones, AT VII 156, 14).

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « THIROUIN, Laurent, Le défaut de la méthode. Lecture des Pensées selon leur ordre, Paris, Champion, 2015, 258 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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BOUCHILLOUX, Hélène, « Le cogito de la Seconde méditation : une protestation contre le Malin génie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2015/1, 140, p. 3-16.

Cet article entend démontrer que « le cogito, comme n’importe laquelle des propositions intrinsèquement indubitables des mathématiques, n’a cependant, tant que demeure l’hypothèse du Dieu trompeur, qu’une vérité subjective et momentanée » (p. 3). Pour ce faire, l’A. rappelle d’abord la différence entre le « Dieu trompeur » et le « Malin génie », avant de demander : si le Malin génie m’installe dans le pyrrhonisme, « ai-je le droit d’affirmer qu’il n’y a rien de certain, affirmation qui me ferait transiter du scepticisme de type pyrrhonien au scepticisme de type académique » (p. 10) : tel est l’enjeu de la Meditatio II, qui serait passée d’un scepticisme pyrrhonien à un scepticisme académique si le cogito n’était venu affirmer, non pas qu’il n’y a rien de certain, mais que mon existence est certaine. Or « sur cette certitude première plane toujours l’ombre du Dieu trompeur, qui n’est pas celui qui me trompe actuellement et activement, mais celui qui m’a peut-être fait d’une nature telle que soit faux même ce qui s’offre à mon esprit comme intrinsèquement indubitable » (p. 12). Il faut donc valider le cogito lui-même, sauf à en admettre une « interprétation performative […] que rien n’autorise » (p. 13). Il faut donc soutenir que « le Dieu trompeur s’avère rapidement plus redoutable que le Malin génie, puisque la tromperie du second est surmontée dans le cogito, tandis que la tromperie du premier n’est surmontée que dans la découverte de l’idée innée de Dieu » (p. 14), et plus précisément par la mise en évidence de sa véracité. Ainsi le cogito ouvre-t-il « un véritable débat avec le scepticisme » (p. 15), spécificité que les commentateurs ont « occultée » : par le Malin Génie, D. peut mettre « hors-jeu le scepticisme académique » (p. 15).

On saura gré à l’A. de rappeler avec profit trois différences entre le « Deus qui potest omnia » et le Dieu des Lettres de 1630 (p. 7-8), même si une position plus nuancée eût fait droit aux évidentes similitudes, et d’inscrire à nouveau frais la Meditatio II dans un questionnement plus large sur la place du scepticisme dans la philosophie cartésienne. On regrettera néanmoins la faible attention accordée, à peu d’exceptions près, à la littérature critique – ce qui ne nous eût pas gêné si certaines points des Meditationes n’étaient de longue date éclairés par des commentaires classiques, permettant une précision accrue avec la plus grande économie de moyens : ainsi de la différence entre « Dieu qui peut tout » (et non « Dieu trompeur ») et Malin génie, par H. Gouhier par ex., ou l’abondante littérature sur le rapport des Meditationes au scepticisme et à ses diverses formes, etc. La réserve majeure portera sur l’imprécision des références (« la problématique du mensonge telle qu’elle a été élaborée dans l’Hippias majeur de Platon et dans la Métaphysique d’Aristote », p. 4 ; « Descartes paraît utiliser la thèse occamiste de l’‘annihilation du monde’ dans sa version sceptique », p. 5) et sur un rapport trop distant au texte même de D., rarement cité, et seulement (p. 4, et n. 2) en version française. Une mention plus précise des références du texte – et si possible latin – eût permis au lecteur de s’y retrouver davantage. Ce dernier eût pu par exemple regimber devant la perpétuelle injection (défendable à la rigueur, mais qu’il eût fallu justifier) des thèses de la Meditatio IV dans les Meditationes I et II (p. 4, 5, 7, etc.) ; il eût pu aussi objecter que D. n’a précisément pas écrit en Meditatio II que « je me suis persuadé qu’il n’y avait rien au monde, rien hors de mes idées » (paraphrase supposée d’AT VII 25, 2-5), puisque le concept d’idea n’apparaît pas avant la Meditatio III (VII 35, 21, et thématiquement en 37, 3-4), et que la réduction de l’étant au statut de cogitatum requiert le cogito lui-même. Mais il eût surtout interrogé le séquençage de la Meditatio II en trois phases qui aboutissent au cogito (p. 10-12) : il eût pu objecter que rien n’interdit de faire intervenir le Malin génie avant 25, 5 (début supposé du « troisième mouvement », où d’après l’A. le Malin Génie entre en scène) : car si c’est bien en 25, 5-6 que D. évoque le « deceptor nescio quis », l’expression même nescio quis interdisant d’identifier ce deceptor indéterminé au Malin génie : seul compte ici le deceptor dans sa fonction de deceptor – fonction que peut d’autant mieux assurer le « Deus qui potest omnia » de la « vetus opinio » que le verbe decipi se retrouve en 21, 12 à son sujet ; à rebours, le « second mouvement » pourrait parfaitement laisser entrevoir la présence discrète du Malin génie, puisque le « mihi persuasi » (25, 5) peut y renvoyer comme au produit d’une auto-tromperie active, celle de 22, 13-14 : « non male agam si… me ipsum fallar » ; d’ailleurs la liste de ce dont je me suis persuadé en 25, 2-5 (donc dans le 2e mouvement) renvoie à ce dont je me suis persuadé à l’occasion de la fiction du Malin génie (22, 26-28). En sorte que la lettre du texte oppose l’hypothèse d’un double renversement de la lecture de l’A. : le Malin génie n’apparaîtrait pas seulement dans le 3e mouvement mais peut-être dès le second ; et le 3e n’évoquerait pas tant le Malin génie que plutôt un deceptor indéterminé : dès lors, il deviendrait difficile de soutenir que c’est l’hypothèse du Malin génie qui mettrait en échec le pyrrhonisme.

La discussion peut à présent s’engager texte en main, et c’est le grand mérite de l’A. de l’ouvrir par une hypothèse de lecture franche et neuve.

Dan ARBIB

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Pour citer cet article : Dan ARBIB, « BOUCHILLOUX, Hélène, « Le cogito de la Seconde méditation : une protestation contre le Malin génie », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2015/1, 140, p. 3-16. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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Du même auteur :

  • Dan ARBIB, « Un enjeu interne à l’école cartésienne : les formes substantielles selon Descartes, Malebranche et Arnauld », Archives de Philosophie, 2017, 80-4, 733-753.