Auteur : David Bastidas Bolaños

 

Jean-Baptiste Vuillerod, La Révolution trahie. Deleuze contre Hegel, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2023, 234 p.

Jean-Baptiste Vuillerod présente dans La Révolution trahie. Deleuze contre Hegel une analyse de la complexe relation que Deleuze établit tout au long de sa carrière avec la philosophie hégélienne. Suivant une approche dite « génétique », il vise à comprendre comment, quand et pourquoi Deleuze fit de Hegel le principal ennemi de sa philosophie. Ainsi, l’antihégélianisme deleuzien n’est pas abordé ici comme un point de départ, mais plutôt comme un point d’arrivée « dont il convient de retracer l’émergence » (p. 12). Ce faisant, l’œuvre déploie trois moments principaux dans l’évolution du rapport de Deleuze avec Hegel :
1. Si, dans l’immédiat après-guerre, Deleuze utilise systématiquement les catégories dialectiques, sans être un adepte de la philosophie hégélienne (ch. I), c’est sous l’influence de Jean Hyppolite qu’il s’en rapproche progressivement. Bien que sa recension de 1954 de Logique et existence présente déjà une « critique immanente » du projet hégélien, cette discussion « […] n’en était pas moins admirative envers la philosophie hégélienne, allant même jusqu’à y reconnaître une dette et à reprendre son projet philosophique » (p. 13). Une telle perspective sera poursuivie dans les textes sur Bergson des années 1954-1956, textes dans lesquels Deleuze propose une alternative ontologique et épistémologique à la conception hégélienne de la différence (ch. III). Dans cette période de jeunesse, il serait alors plus juste de voir un « non-hégélianisme » à l’œuvre.
2. C’est en 1962 avec Nietzsche et la philosophie que la philosophie deleuzienne devient radicalement antihégélienne. Et cela se manifeste par une évolution des références : du Hegel d’Hyppolite, l’on passe à celui de Jean Wahl et d’Alexandre Kojève (ch. IV). Si ce qui motive un tel tournant est une critique de l’histoire et du sujet chez Hegel, l’analyse de l’identité et de la représentation dans Différence et répétition étend la portée de ces critiques en faisant jouer à Hegel le rôle de « traître » dans l’histoire de la philosophie elle-même (p. 136-140). Cette confrontation s’appuie à son tour sur une nouvelle conceptualité de la part de Deleuze, qui construit une ontologie de l’Idée-problème, appelée aussi « Dialectique », cherchant par là, d’une certaine façon, à faire concurrence à Hegel sur son propre terrain (ch. V).
3. Dans les années 1970, grâce au travail avec Felix Guattari et à une lecture renouvelée de Spinoza et de Nietzsche, l’antihégélianisme deleuzien devient politique, sur fond de polémique directe avec le maoïsme de l’époque. Il s’agit maintenant de développer une stratégie de lutte et d’organisation politique qui échappe à la forme de l’État. Si Hegel véhicule pour Deleuze et Guattari un principe de sédentarité et une conception de l’historicité centrée sur l’État, le nomadisme et la machine de guerre constituent, au contraire, des options antihégéliennes fournissant les coordonnées d’une institutionnalisation non étatique (ch. VI). Cette politisation de l’antihégélianisme aboutira dans Qu’est-ce que la philosophie ? à une alliance entre le devenir révolutionnaire et le concept philosophique (ch. VII).
La trajectoire de l’ouvrage permet de constater la complexité de l’attitude critique de Deleuze envers la philosophie hégélienne. L’évolution de cette attitude montre que celui-ci doit beaucoup plus à Hegel qu’il ne le dit, mais on reconnaît aussi l’apport théorique de son approche, concernant principalement la critique des conceptions hégéliennes de la raison, du sujet et de l’histoire. Si le projet deleuzien, dans le contexte qui était le sien, avait dû faire de Hegel son antagoniste, cette situation ne saurait plus être la nôtre. Comme le dit J.-B. Vuillerod : « La question aujourd’hui serait plutôt de savoir ce qui, dans la philosophie hégélienne, peut nous aider à poursuivre le projet philosophique que Deleuze, ironie de l’histoire, avait pourtant formé contre elle » (p. 220).

David Bastidas Bolaños (Université Bordeaux-Montaigne)

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Pour citer cet article : Jean-Baptiste Vuillerod, La Révolution trahie. Deleuze contre Hegel, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2023, 234 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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