Auteur : David Rabouin
G. W. LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe. Reihe III. Mathematische Schriften. Band 9. 1702-1705, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle Hannover der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen beim Leibniz-Archiv der Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek Hannover. Bearbeitet von Uwe Mayer und Charlotte Wahl. Mitarbeit von Michael Kempe, Berlin Boston, De Gruyter Akademie Forschung, 2022, CVIII + 931 p.
Ce nouveau volume des œuvres complètes, impeccablement édité selon les normes habituelles de l’Akademie-Ausgabe, rassemble la correspondance mathématique de Leibniz de janvier 1702 à juin 1705. Les thèmes liés au calcul différentiel y dominent le long des échanges avec Pierre Varignon, Johann et Jacob Bernoulli, Jacob Hermann, Guido Grandi ou Christian Wolff . Il faut dire que règne alors à Paris la « querelle des infiniment petits ». Bien qu’annoncée dès le milieu des années 1690 par les critiques de Bernard Nieuwentijt et Philippe de La Hire, c’est seulement à partir de l’été 1700 qu’elle s’était développée véritablement, avec l’attaque menée par Michel Rolle lors d’une séance de l’Académie royale des sciences. Varignon, infatigable défenseur des positions leibniziennes, y avait répondu, mais sans parvenir à tarir la source des critiques qui grandirent au contraire, au fur et à mesure, dans les discours de Rolle et de Jean Galois. Du côté des partisans, Fontenelle et Antoine Parent étaient entrés dans la bataille, tandis que Thomas Gouye prétendait les concilier. C’est par les critiques que ce dernier adressa à Jacob Bernoulli en mai-juin 1701 que Leibniz fut amené à sortir de sa réserve sous la forme d’un article envoyé aux Mémoires de Trévoux et paru à l’hiver de cette même année. Ce texte célèbre, dans lequel le philosophe compare les ordres d’infinis aux rapports d’un grain de sable à la Terre et de la Terre au firmament, suscita beaucoup de perplexité, y compris parmi ses défenseurs, et amena Varignon à lui demander des éclaircissements. C’est par la réponse de Leibniz en février 1702 que commença à se préciser sa position « fictionnaliste ». Cette approche est celle qu’il répétera ensuite auprès de ses différents interlocuteurs, de Philipp Joseph Jenisch (p. 215) à Jacob Hermann (p. 655) – même si, comme le rappelle Leibniz lui-même (p. 71), c’est une position qu’il avait présentée quelques années auparavant à Bernoulli en se référant à des conceptions remontant à l’époque parisienne.
Si une grande partie de ces échanges était déjà connue, le fait de disposer de l’ensemble des lettres de manière chronologique et dans une édition philologiquement irréprochable est précieux (par différence, notamment, avec l’édition Gerhardt qui ne contient pas d’apparat critique, comporte des lacunes importantes et édite les divers échanges correspondant par correspondant). Cela permet notamment de voir se déployer la stratégie de Leibniz d’une manière globale. Ainsi note-t-on que le philosophe avait d’abord écrit « fictions analytiques » à la place de « notions idéales » dans un passage célèbre de sa lettre à Varignon du 2 février 1702 (p. 24, note) : « D’où il s’ensuit, que si quelcun n’admet point des lignes infinies et infiniment petites à la rigueur metaphysique et comme des choses reelles, il peut s’en servir seurement comme des notions ideales qui abregent le raisonnement. » Ceci attire l’attention sur le fait que Leibniz n’utilise pas le terme « fictions », sinon négativement, dans la partie publique de sa lettre et ne l’introduit dans celle du 20 juin 1702 qu’après un important « entre nous ». Ces détails, qui peuvent paraître anodins, permettent de mieux comprendre un fait que Leibniz évoquera plus tard auprès de Dangicourt : ses conceptions ne furent guère du goût de ses propres défenseurs qui considéraient que par là il « trahissoit la cause » et le « priérent de n’en rien dire » – prière dont le philosophe s’empresse d’ajouter qu’il ne lui fut pas difficile d’y déférer (à Pierre Dangicourt 11 septembre, 1716, Dutens III, p. 500-501).
On peut vérifier dans ce volume que cela semble bien être le cas et que Leibniz ne répète ses positions qu’auprès d’interlocuteurs comme Jenisch ou Hermann, qui ne participent pas à la querelle des Parisiens. Ainsi, comme l’a rappelé Sandra Bella dans une étude récente 117 très détaillée sur cette période, les lettres de Leibniz ne sont pas seulement adressées à ses attaquants, mais aussi à ses défenseurs, dont il ne partage pas toujours les vues. On s’en convaincra aisément d’ailleurs à relire la réaction savoureuse qu’il eut quand il apprit que Fontenelle avait entrepris de rédiger un traité métaphysique sur les fondements du calcul (Post-scriptum de l’appendice à la lettre de Varignon du 23 mai 1702, p. 107) :
Entre nous je crois que Mons. de Fontenelles, qui a l’esprit galant et beau, en a voulu railler, lors qu’il a dit qu’il vouloit faire des elemens metaphysiques de nostre calcul. Pour dire le vray, je ne suis pas trop persuadé moy même, qu’il faut considerer nos infinis et infiniment petits, autrement que comme des choses ideales ou comme des fictions bien fondées. (Lettre de Leibniz à Varignon du 20 juin 1702, p. 138)
Parmi les pièces de ce dossier, on notera la publication d’un manuscrit qu’Enrico Pasini avait déjà transcrit dans sa thèse et qui est enfin rendu disponible à un plus large public. Il s’agit des notes prises par Leibniz et Philippe Naudé l’Ancien sur un écrit de Jenisch où celui-ci consignait ses difficultés à l’égard des fondements du calcul infinitésimal (N. 64, p. 212-223). Leibniz y affronte un certain nombre de paradoxes apparents en explicitant sa conception relationnelle des infiniment petits – des notes qui donnèrent également la matière à un autre texte transcrit par Pasini : la Quaestio de jure negligendi quantitates infiniti parvas. On pourra néanmoins s’interroger sur le choix de publier ce texte dans la correspondance, tandis que la « Justification du calcul des infinitésimales » que Leibniz avait annexée à une lettre à Pinson aujourd’hui perdue et que Varignon dit avoir reçue dans sa lettre du 23 mai 1702 (p. 107) n’est pas incluse (contrairement au choix fait par Gerhardt au quatrième volume des Mathematische Schriften, p. 104-106).
Les discussions autour du calcul différentiel ne se limitent évidemment pas à la France, puisque la période concernée est aussi celle d’une relance des querelles avec les Anglais, en la personne de Georges Cheyne, auteur en 1703 d’un traité Fluxionum methodus inversa sur lequel Bernoulli et Leibniz échangent longuement. Elle correspond également à la première diffusion du calcul différentiel en Italie avec Hermann et Grandi, ainsi qu’en Allemagne avec le traité que fait paraître Wolff en 1704 et qu’il envoie au maître (p. 701) : Dissertatio algebraica de algorithmo infinitesimali differentiali (les notes de Leibniz sur ce traité sont incluses dans sa lettre du 21 février 1705, N. 254).
Bien sûr, il ne s’agit là que d’un rapide aperçu de ce qui se joue dans ces quelque huit cents pages d’échanges scientifiques où l’on croise également aux premières loges Denis Papin, avec lequel les controverses physiques cèdent la place à une discussion sur sa machine balistique et autres inventions de ce génial ingénieur, et Rudolf Christian Wagner, ancien secrétaire de Leibniz désormais en charge de la chaire de physique à Helmstedt. Gageons que les quelques éléments qui précèdent donneront au moins une première idée de la richesse très grande de cette publication où tout amoureux de la pensée scientifique de Leibniz est incessamment invité à aller se perdre.
David Rabouin
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Pour citer cet article : G. W. LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe. Reihe III. Mathematische Schriften. Band 9. 1702-1705, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle Hannover der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen beim Leibniz-Archiv der Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek Hannover. Bearbeitet von Uwe Mayer und Charlotte Wahl. Mitarbeit von Michael Kempe, Berlin Boston, De Gruyter Akademie Forschung, 2022, CVIII + 931 p., in Bulletin leibnizien X, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 163-202.
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Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe. Reihe VII. Mathematische Schriften. Band 7. 1673-1676 : Kurven, Constructio Aequationum, Méthode de l’Universalité, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle Hannover der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen beim Leibniz-Archiv der Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek Hannover ; Bearbeiter dieses Bandes: Uwe Mayer, Siegmund Probst, Achim Trunk unter Mitarbeit von Regina Stuber, Berlin Boston, De Gruyter Akademie Forschung, 2019, LIV + 675 p.
Ce volume VII des écrits mathématiques de Leibniz, publiés dans la grande édition dite « de l’Académie », est consacré aux manuscrits géométriques du séjour parisien (1673-1676). Ils concernent, pour l’essentiel, la construction des équations, le traitement des courbes et l’usage des signes que Leibniz appelle « ambigus ». Ainsi se trouve utilement complété le dossier contenu dans les premiers volumes de la série VII, surtout le tout premier paru en 1990, dans lequel figuraient déjà plusieurs travaux de géométrie élémentaire. Ce volume nous rappelle également que les travaux en géométrie du philosophe ne furent pas uniquement consacrés durant cette période à la géométrie infinitésimale et au calcul des séries, objet depuis trente ans des efforts éditoriaux qui ont nourri les volumes 3 à 6.
De fait, la période parisienne fut aussi le moment d’élaboration d’un autre « algorithme », présenté dans plusieurs textes de 1674, au titre d’une méthode que Leibniz appelait « de l’universalité » et qui forme le cœur des travaux présentés dans ce recueil. Son point de départ fut, comme il est rappelé dans un des textes, une discussion avec Carcavy, qui eut lieu à l’automne 1673 et qui portait sur les essais de Pascal et Desargues pour traiter les coniques d’un point de vue « universel » (c’est-à-dire selon une approche que nous dirions aujourd’hui « projective »). Carcavy avait alors évoqué certains problèmes que ces mathématiciens ne semblaient pas capables de résoudre – comme celui de la construction générale d’une perpendiculaire à une conique quelconque, sur lequel Leibniz rédige alors plusieurs essais. À cette époque, rappelons-le, Leibniz n’a pas encore eu accès aux manuscrits inédits de Pascal sur les coniques (aujourd’hui perdus). C’est d’ailleurs un autre apport de ce volume de nous donner accès à ce qui subsiste des copies faites par Leibniz en 1676 et qui rassemble l’essentiel de ce qui peut être connu à ce jour de l’entreprise pascalienne (textes N. 61 à 64, ainsi que N. 72) – en particulier tout ce qui a trait au célèbre « hexagramme mystique » dont Pascal dérivait l’essentiel de ses théorèmes sur les coniques.
En 1673, Leibniz se contente encore de ce que lui en dit Carcavy et de ce qu’il peut avoir lu chez Desargues et ses disciples (il semblerait qu’il n’ait alors qu’une connaissance indirecte de Desargues, dont il recopie en 1676 un extrait du Brouillon Project, cf. N. 65). Il se convainc alors que leur méthode n’est pas assez « universelle », car elle repose encore trop sur l’imagination (des transformations que nous dirions « projectives ») et ne recourt pas à des équations. On retrouve là la position singulière de Leibniz dans l’histoire des mathématiques (position qu’il partage avec Newton), au croisement des héritages cartésiens (algébriques), projectifs, mais aussi de la géométrie des infinis. C’est dans ce contexte qu’il élabore sa méthode et les nouveaux caractères qui la fondent : « ayant trouvé moyen, par les signes ambigus, et par les grandeurs infinies ou infiniment petites de ne reduire pas seulement les Coniques en harmonie, mais d’assujettir aux mêmes loix quelques courbes geometriques qu’on me donneroit, quelques éloignées qu’elles pourroient estre l’une de l’autre » (A VII, 7, 246) ; Leibniz ajoute alors qu’il « ne trouve pas moins important, de resoudre par un seul calcul des problemes dont la multitude des cas no[u]s embarasseroit autrement et nous obligeroit à plusieurs calculs differents, qui aboutiroient enfin chacun à une equation à part, mais qui selon [s]a methode sont toutes comprises dans une equation generale qu’un seul calcul [lui] donne, qui n’est pas plus difficil que celuy du plus difficil entre les cas particuliers » (Ibid.).
Ce sont là des traits bien connus de la méthode leibnizienne où l’universalité est portée tout entière par le symbolique et le calcul. Cet aspect gagnerait d’ailleurs à être plus connu de certains lecteurs glosant sur le projet leibnizien d’une « caractéristique » en la rapportant au projet ancien du De arte combinatoria et aux calculs logiques de 1679, sans voir que les premiers vrais succès de cette caractéristique furent d’abord dans les mathématiques, et au premier chef dans l’élaboration de ces « signes ambigüs » – généralisation des signes « plus ou moins » (±) à toutes sortes de combinaisons plus complexes. Ce point était d’ailleurs bien connu de Couturat qui avait déjà édité les deux grands textes de juin 1674 (« La Méthode de l’universalité »), où Leibniz déclare, juste après avoir critiqué la manière dont Pascal et Desargues s’appuient encore sur l’imagination et tracé le projet de son approche calculatoire et symbolique :
C’est le but principal de cette grande science, que j’ay accoustumé d’appeler Caracteristique, dont ce que nous appellons l’Algebre, ou Analyse, n’est qu’une branche fort petite : puisque c’est elle qui donne les paroles aux langues, les lettres aux paroles, les chiffres à l’Arithmetique, les notes à la Musique : c’est elle qui nous apprend le secret de fixer le raisonnement, et de l’obliger à laisser comme des traces visibles sur le papier en petit volume, pour estre examiné à loisir : c’est enfin elle, qui nous fait raisonner à peu de frais en mettant des Caracteres à la place des choses, pour desembarasser l’imagination. (A VII, 7, 78).
Cette déclaration est aussi souvent mentionnée que rarement replacée dans son contexte d’apparition. De même, on n’en souligne pas toujours assez le caractère très précoce dans la pensée du philosophe (nous sommes avant l’élaboration de l’algorithme différentiel, les grands travaux sur l’analysis situs ou l’élaboration d’un calcul logique en 1679 à l’aide d’un codage numérique des notions). En outre, la nature intrinsèquement combinatoire de cette caractéristique, où il s’agit de figurer différentes relations entre signes + et – entrant dans des équations « générales », pouvait soutenir la conviction leibnizienne, maintes fois répétée dans le reste de l’œuvre, quant au lien intime unissant caracteristica et ars combinatoria.
Un autre trait remarquable de ce projet, comme il apparaît dans notre première citation, est l’appel qui y est fait à « l’harmonie » comme point de vue unificateur en mathématiques. Leibniz ira même jusqu’à dire qu’elle permet ici la constitution d’un objet idéal nouveau : « La Conique », objet non figurable comme tel, mais induit par l’équation générale et dont les différentes sections coniques ne sont que des instances. Derrière cette invocation se cache surtout une première utilisation de ce qui sera appelé plus tard « loi de continuité » et qui en fournira d’ailleurs par la suite le principal exemple mathématique [107]. Lorsque nous établissons, en effet, une « équation générale » pour les coniques, nous devons préciser que les cas bien connus (parabole, ellipse, hyperbole) s’y retrouvent lorsque certains des paramètres entrant dans l’équation « s’évanouissent ». Or dans le formalisme de l’époque, ces paramètres correspondent à des éléments géométriques (par exemple le « côté droit » ou le « côté transverse » d’une section conique). On peut donc « voir » sur l’équation la manière dont le fait d’augmenter ou de diminuer la taille de tel ou tel segment (par exemple lorsque l’on repousse un des foyers d’une ellipse « à l’infini » de sorte qu’elle se transforme en parabole) correspond à une forme de l’équation générale où certains termes deviennent « infiniment petits », donc – explique Leibniz – négligeables par rapport à d’autres (devenus, eux, « infiniment grands »). C’est d’ailleurs ce contexte « projectif » qui restera par la suite dans l’histoire des mathématiques au titre d’ingrédient premier du « principe de continuité » et de ses nombreuses reprises et critiques. On en gardera, pour l’étude propre de Leibniz, deux faits d’importance : d’une part, ce type de raisonnement, bien que mobilisant des raisonnements infinitaires (Leibniz fait alors référence à la « méthode des infinis » de Wallis, Fermat ou Cavalieri), apparaît indépendamment du calcul différentiel (dont l’algorithme ne sera élaboré qu’à l’automne 1675) ; d’autre part, il nourrit en retour un argument sur la justification de ce dernier qui est souvent mal compris ; vers 1700 en effet, en pleine « crise » autour de l’adoption du calcul différentiel à l’Académie des Sciences, Leibniz fera valoir auprès des défenseurs des méthodes purement algébriques qu’ils doivent eux-mêmes intégrer des raisonnements cachés, faisant intervenir des quantités infiniment petites et infiniment grandes dès lors qu’ils veulent conférer à l’algèbre sa plus grande généralité (c’est-à-dire dès lors qu’ils se placent au niveau d’équations « générales », où certains termes peuvent s’évanouir devant d’autres). C’est tout l’enjeu de textes comme la « Justification du calcul des infinitesimales par celuy de l’algebre ordinaire » (GM IV, 104-106).
Si la « méthode de l’universalité » constitue une très grande part des écrits contenus dans ce volume, elle n’en épuise pas, pour autant, le contenu et l’on notera également l’intérêt soutenu de Leibniz pour le problème plus général de la construction des courbes. Les deux questions sont d’ailleurs intimement reliées, comme il apparaît à la lecture du texte célèbre du De Constructione (N. 43), déjà édité dans les Mathematische Schriften de Gerhardt (GM VII, 249-260) et dans les écrits philosophiques (A VI, 3, N. 45, p. 414–421). On y trouve notamment une annonce du programme d’une analysis Geometriae propria et de l’extension du calcul à une telle analyse, premiers jalons de la célèbre « caractéristique géométrique » sur laquelle Leibniz travaillera particulièrement à la fin des années 1670. On ne manquera pas également un petit texte très stimulant sur les imaginaires, où Leibniz se demande si le fait qu’ils ne correspondent pas, en apparence, à des constructions géométriques doit nous conduire à les chasser de la « vraie » mathématique (N. 58, p. 560-561). Il montre alors comment l’on peut engendrer, à partir d’un cercle donné, une hyperbole dans laquelle la coordonnée de certains points peut être considérée comme imaginaire – une idée tout à fait révolutionnaire pour l’époque ! Les lecteurs philosophes goûteront surtout la conclusion à laquelle il arrive alors, expliquant que les imaginaires introduits « à l’aide des caractères » et « par analogie » relèvent ici de la connaissance « aveugle » (une expression suffisamment rare dans les textes mathématiques pour être notée) – en écho intéressant aux textes sur la question dans A VII, 2 (en particulier N. 61 et 62) et, surtout, à certaines élaborations philosophiques de la même époque (notamment A VI, 3, N. 57).
Le travail éditorial accompli par l’équipe en charge de l’édition des manuscrits mathématiques de Hanovre est, comme toujours, très soigné. Au-delà de l’établissement des variantes et de la datation, souvent difficile, des manuscrits, une longue introduction présente l’ensemble des textes à la fois dans leur chronologie et dans leurs grands thèmes. Elle détaille notamment les différents essais que Leibniz élabore pour son système de « signes ambigus ». Comme à l’accoutumée, différents index des noms, des œuvres et des choses accompagnent utilement l’ensemble, fournissant ainsi un instrument de référence incontournable.
David RABOUIN
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Pour citer cet article : David RABOUIN, « Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe. Reihe VII. Mathematische Schriften. Band 7. 1673-1676 : Kurven, Constructio Aequationum, Méthode de l’Universalité, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle Hannover der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen beim Leibniz-Archiv der Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek Hannover ; Bearbeiter dieses Bandes: Uwe Mayer, Siegmund Probst, Achim Trunk unter Mitarbeit von Regina Stuber, Berlin Boston, De Gruyter Akademie Forschung, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.
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Vincenzo DE RISI, Leibniz on the Parallel Postulate and the Foundations of Geometry : The Unpublished Manuscripts, Basel, Boston, Springer, 2016. vi + 195 p.
Dès sa remarquable thèse publiée chez Springer en 2007 (sous le titre Geometry and Monadology), Vincenzo De Risi avait déjà insisté sur le fait qu’un lieu de la pensée de Leibniz où métaphysique et mathématiques communiquent le plus clairement est la géométrie – et non, comme on aurait tendance à le penser, l’analyse infinitésimale, l’ars combinatoria ou le calcul algébrique. Il en avait tiré une relecture éclairante de l’attachement de Leibniz à la géométrie euclidienne, aspect surprenant pour tous ceux – et ils sont nombreux – qui persistent à lire le projet d’une analysis situs à travers le prisme anachronique de la moderne topologie. S’il s’agit bien de se donner les moyens d’analyser l’espace au travers d’un pur système de relations situationnelles et si Leibniz met régulièrement cette approche sous l’égide d’une géométrie « qualitative » qui prend pour la première fois l’espace comme objet, ce programme n’en reste pas moins contraint par les limites d’une géométrie euclidienne qu’il s’agit de retrouver et de fonder. De Risi avait notamment insisté sur la manière dont cet ancrage euclidien trouvait une motivation forte dans certaines questions philosophiques, au premier chef le lien entre similitude des formes et perception des monades. Sur cette route, Leibniz – et De Risi après lui – ne pouvait manquer de rencontrer la question du fameux « postulat des parallèles » et de sa démonstration.
Le présent ouvrage suit les réflexions leibniziennes à ce sujet depuis les années parisiennes jusqu’au Calculi situs fundamenta de 1715. Il ne demande pas de connaissance préalable en histoire des mathématiques, puisqu’une première partie se charge de retracer l’histoire des réflexions sur le postulat des parallèles depuis l’Antiquité grecque (où certains auteurs le considéraient déjà comme non-évident) jusqu’aux contemporains de Leibniz comme Clavius, Borelli ou Wallis. La seconde partie décrit à grands traits les points fondamentaux de l’épistémologie leibnizienne de la géométrie en résumant les thèses du précédent ouvrage, tandis que la troisième partie s’attarde plus spécifiquement sur les différentes tentatives pour démontrer le postulat des parallèles. Une quatrième partie s’occupe enfin de la suite de cette histoire chez les auteurs du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle (jusqu’à la découverte des géométries non-euclidiennes). Le tiers restant du livre est consacré à l’édition et à la traduction anglaise des passages de Leibniz relevant du thème.
Un grand mérite de l’analyse de De Risi est d’insister sur la manière dont la question s’inscrit dans le dispositif épistémologique général de Leibniz, et notamment dans sa volonté de démontrer les axiomes à partir des définitions et des propositions identiques. Il reconstitue à cette fin le lien de l’axiome au choix de certaines définitions comme celle de la ligne droite ou des parallèles, avec une nette préférence pour celle qui s’exprime en termes d’équidistance plutôt que de non-incidence. Ceci permet d’expliquer certaines évolutions, puisqu’un des moments importants de la réflexion leibnizienne va provenir du constat qu’une ligne équidistante à une autre n’est pas nécessairement du même type (constat qu’il fait dans le cadre de son étude des sections coniques, mais qui se généralise ensuite dans le cadre de l’étude des enveloppes de courbes). Ainsi Leibniz perçoit-il la circularité de nombre d’arguments avancés avant lui qu’il avait d’abord repris à son compte et qui supposaient que l’équidistance à une droite garantissait la production d’une ligne droite.
Le principal trait des recherches de Leibniz sur le postulat des parallèles, le plus parlant d’un point de vue philosophique, mais aussi le plus surprenant, est lié à la justification à laquelle il parvient finalement : après avoir vainement tenté d’élaborer des démonstrations reposant sur le seul principe de contradiction, Leibniz se résout en effet à le justifier par un « principe supérieur, à savoir le principe de raison déterminante » (In Euclidis prôta, 1712 ; GM V, 202-203 ; les passages concernant les parallèles sont traduits par l’auteur aux pages 169-177). Si la chose est surprenante, c’est qu’elle fait intervenir le principe de raison au cœur de la nécessité géométrique, alors que nombre de textes bien connus opposent la nécessité géométrique, redevable du seul principe de non-contradiction, aux déterminations architectoniques, relevant du principe de raison suffisante. La formulation la plus célèbre de cette opposition est d’ailleurs donnée à la même époque dans la correspondance avec Clarke : « Le grand fondement des Mathematiques est le Principe de la Contradiction, ou de l’Identité […]. Et ce seul principe suffit pour demonstrer toute l’Arithmetique et toute la Geometrie, c’est à dire tous les Principes Mathematiques. Mais pour passer de la Mathematique à la Physique, il faut encor un autre Principe, comme j’ay remarqué dans ma Theodicée, c’est le Principe du besoin d’une Raison suffisante » (Second écrit § 1, GP VII, 355-356. C’est moi qui souligne).
Comment concilier ces points de vue ? De Risi commente dans son troisième chapitre la difficile question des limites du « logicisme » apparemment impliqué par la réduction (en un nombre fini d’étapes) de tous les énoncés mathématiques aux « identiques ». Il restitue avec nuance les différentes interventions du principe de raison (p. 53-54) et mentionne notamment un texte des années 1680, l’Introductio ad encyclopediam arcanam, où Leibniz présente un des axiomes d’Euclide sur l’addition des quantités comme en relevant. La position de l’auteur, toujours très prudente, est de bien distinguer entre les interventions du principe de perfection, lié au choix divin (y compris sur des questions géométriques), et le principe de raison proprement dit, tel qu’il apparaît dans la démonstration de l’axiome ; par ailleurs, il résiste à donner un rôle trop important au texte, finalement isolé dans le corpus, des In Euclidis prôta. Pour autant, il fait remarquer que cet isolement se justifie très bien d’un point de vue moderne du fait que le postulat des parallèles est précisément une des propriétés qui ne peut pas se dériver des propriétés générales de l’espace (comme l’uniformité, l’isotropie, etc.) : « il est très remarquable, en tout cas, que les deux seules instances de l’emploi du Principe de Raison en géométrie fondent respectivement l’impossibilité d’un espace elliptique et celle d’un espace hyperbolique. Pour un lecteur moderne, il est pratiquement impossible d’éviter de penser que la simple analyse du concept d’espace aurait été suffisante, pour Leibniz, à la détermination de toutes ses propriétés (y compris l’isotropie) à la seule exception de la courbure exacte qui le rend euclidien, elliptique ou hyperbolique ; et qu’un autre principe est alors nécessaire pour choisir parmi ces trois » (p. 100). On pourrait néanmoins compléter cette appréciation en rappelant d’autres textes, que l’auteur connaît bien mais qu’il ne mentionne pas ici, où le principe de raison intervient dans la définition de la ligne droite (voyez les fragments XVII et XVIII édités par Echeverria et Parmentier dans La Caractéristique géométrique, Vrin, 1995, p. 311 et 323). Cela irait dans le même sens puisqu’il s’agit alors d’établir la nécessaire unicité des géodésiques entre deux points, mais cela permettrait peut-être de sortir l’In Euclidis prôta de son magnifique isolement.
David RABOUIN
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Pour citer cet article : David RABOUIN, « Vincenzo DE RISI, Leibniz on the Parallel Postulate and the Foundations of Geometry : The Unpublished Manuscripts, Basel, Boston, Springer, 2016 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.