Auteur : Delphine Bellis

 

STRAZZONI, Andrea, Dutch Cartesianism and the Birth of Philosophy of Science, Boston, De Gruyter, 2019, 245 p.

L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Erasmus de Rotterdam en 2015. Dans le sillage des travaux de L. Thijssen-Schoute, Th. Verbeek et T. Schmaltz, l’A. s’efforce de montrer que la réception de la philosophie de D. dans les Provinces Unies au XVIIe siècle dessine un mouvement de transformation de la métaphysique cartésienne en philosophie des sciences. En même temps que les cartésiens néerlandais remanient la philosophie de D. pour l’insérer dans le curriculum universitaire (notamment en développant les disciplines de la logique et de l’éthique sur une base cartésienne), ils cherchent à garantir le statut de connaissance certaine (scientia) à la philosophie naturelle grâce aux ressources offertes par la métaphysique cartésienne (concernant l’évidence et la véracité divine).

À la suite de l’introduction, le chapitre 2 (p. 23-38), sans apporter véritablement d’élément nouveau, constitue une synthèse sur la figure de Regius, dont l’A. admet qu’elle est en décalage avec la trajectoire qu’il entend retracer. En effet, Regius prive la philosophie naturelle cartésienne de son ancrage dans la métaphysique et renvoie toute fondation des sciences à la Révélation, donc hors du champ philosophique. L’A. considère que les autres cartésiens néerlandais entendent précisément réagir à cette approche. Les deux chapitres suivants retracent, dans le contexte de l’opposition universitaire au cartésianisme, les stratégies de Clauberg et De Raey, le premier produisant une scolastique cartésienne reposant sur une fondation métaphysique et logique et adaptée au cursus universitaire, le second se concentrant sur la physique cartésienne. Dans le chapitre 4, l’A. aborde également la figure de Geulincx qui s’insère cependant difficilement dans le tableau qu’il entend dresser puisque sa métaphysique centrée sur la volonté divine vise à garantir la certitude, non pas tant de la philosophie naturelle, que de l’éthique. Dans le chapitre 5, l’auteur revient à De Raey qui, à partir des années 1660, se tourne vers la métaphysique dont le rôle est réduit à celui de garantir le statut de certitude de la physique. Les deux derniers chapitres sont consacrés à De Volder et Willem Jacob ’s Gravesande qui associent le cartésianisme à la science expérimentale et newtonienne : la métaphysique n’offre plus à la physique ses premiers principes et la philosophie se transforme en retour réflexif sur les méthodes et les limites de la connaissance scientifique, i.e. en philosophie des sciences.

L’ouvrage s’articule autour de la notion de foundation. L’A. entend principalement par ce terme les arguments philosophiques qui visent à garantir la fiabilité des facultés humaines dans l’acquisition d’une connaissance certaine et, dans une moindre mesure, la démarche théorique établissant l’ontologie de la philosophie et de la science (p. 20-22). Il entend montrer comment ces deux aspects de la démarche de fondation de la science par la philosophie prennent le pas, dans le contexte néerlandais du XVIIe siècle, notamment sur la déduction des premiers principes de la philosophie naturelle. Pour ce faire, l’A. s’appuie sur une prise en compte du contexte et une lecture attentive des sources. Celles-ci tendent cependant à prendre le dessus sur la ligne interprétative que l’ouvrage est censé suivre, d’autant que chaque page comporte d’abondantes citations latines, aussi bien dans le corps du texte qu’en notes de bas de page, qui ne sont jamais traduites.

Delphine BELLIS (Université de Montpellier)

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Pour citer cet article : Delphine BELLIS, « STRAZZONI, Andrea, Dutch Cartesianism and the Birth of Philosophy of Science, Boston, De Gruyter, 2019, 245 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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GRIFFITH, James, Fable, Method, and Imagination in Descartes, Cham, Springer/Palgrave MacMillan, 2018, 213 p.

L’ouvrage étudie les conséquences de la fable comme mode de raisonnement sur les conceptions de la méthode et de l’imagination dans la philosophie de D. La fable devient un dispositif argumentatif et rhétorique qui parcourt l’ensemble de l’œuvre philosophique cartésienne et vise à provoquer une transformation et une conversion du lecteur à cette philosophie. Le premier chapitre est consacré au motif de la fable dans Le Monde (AT XI 31 sq.) et le Discours de la méthode (AT VI 4, 14-15). Mais, à partir du chap. 3, l’A., au-delà des occurrences précises et significatives du terme de « fable », va jusqu’à identifier une fable-structure ou fable-logic caractéristique de toutes les œuvres de D. par laquelle le lecteur doit désapprendre ce qu’il croit savoir pour s’enseigner lui-même. Cette structure ou logique fabulatrice prendrait alors la forme de la fable dans Le Monde, du dialogue dans La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, du déploiement narratif sur six jours dans les Meditationes. La volonté de ramener toutes les œuvres de D. à un même modèle, sans réel souci de leur chronologie, conduit à envisager « the fable-histoire-treatise-dialog-hypothesis-novel which is the Cartesian corpus » (p. 62) ! La fable devient alors la dimension centrale de la méthode (chap. 4). Dans le chap. 5, l’A. est amené à redonner à l’imagination, dans la philosophie cartésienne, plus d’importance qu’il ne lui en a été accordé jusqu’à présent : l’imagination représenterait un pouvoir antérieur à l’entendement et qui permettrait véritablement à celui-ci de se déployer méthodiquement.

Inspiré par l’interprétation de J.-L. Nancy (« Mundus est Fabula » in Ego sum, Paris, 1979), mais aussi par Husserl, Heidegger, Derrida, Foucault et J.-L. Marion, cet ouvrage offre une lecture audacieuse, mais parfois un peu trop spéculative, du rôle de la fable comme structure de pensée qui parcourrait l’ensemble de la philosophie de D. Les points forts de l’ouvrage résident dans l’étude philosophique des différents genres auxquels font appel les écrits cartésiens (fable, dialogue, histoire, roman) et dans la mise en évidence des moments où l’imagination joue un rôle-clé (bien que souvent négatif) dans les Meditationes. Mais le lecteur sera parfois un peu dérouté par certaines formules qui lui sont livrées sans autre explication, telle celle-ci : « The mind […] is set into motion by that fable, and this mind can be considered a plenum of imaginary space » (p. 24). Si l’esprit mis en mouvement n’est au mieux qu’une métaphore peu adéquate à la philosophie cartésienne (mais malheureusement récurrente dans l’ouvrage), un « plenum of imaginary space » constitue un jeu de mot oxymorique peu éclairant par rapport à la signification historique des espaces imaginaires scolastiques (considérés comme « imaginaires » parce qu’ils ne pouvaient être appréhendés par les sens). De même, on pourra avoir quelques réserves quant à la rigueur d’affirmations telles que : « Descartes describes his treatise as being located in imaginary space. It is an imaginary treatise, then, or a treatise of the imagination » (p. 54). On ne comprend pas bien, en outre, le statut de faculté transfinite donné à l’imagination qui « can imagine the unimaginable » (p. 173) et se situerait entre l’infini et le fini, voire serait un mode de l’infinité distinct des volontés humaine et divine (n. 24 p. 193), alors que l’échec de l’imagination à représenter un chiliogone (AT VII 72, 10-21) et a fortiori l’infini (VII 365, 15-26) marque bien son caractère fini et nous fait concevoir ou entendre, et non pas imaginer, l’inimaginable. On s’étonnera enfin d’une absence de taille parmi les commentaires discutés (pour la grande majorité, il est vrai, en langue ou traduction anglaise) : La Découverte métaphysique de l’homme chez Descartes de F. Alquié (Paris, 1950).

Delphine BELLIS (Université de Montpellier)

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Pour citer cet article : Delphine BELLIS, « James Griffith, Fable, Method, and Imagination in Descartes, Cham, Springer/Palgrave MacMillan, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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AGOSTINI, Igor, « Descartes and More on the Infinity of the World », British Journal for the History of Philosophy, 2017/5, p. 878-896.

Publié dans le cadre d’un numéro spécial consacré à Henry More sous la direction de S. Hutton, cet excellent article, très clair et très bien conduit, a le mérite d’identifier la diversité des stratégies à l’œuvre dans l’argumentation cartésienne sur le caractère indéfiniment étendu du monde dans la correspondance de D. avec More : il y va à la fois d’un raisonnement sur les modalités de la connaissance de cette étendue du monde (nos modes de connaissance nous permettent-ils d’affirmer l’infinité positive du monde ?) et d’un raisonnement sur la nature de la possible infinité, purement quantitative, de l’étendue du monde par distinction avec l’infinité, non pas d’étendue, mais de substance ou d’essence de Dieu qui est une infinité qualitative. L’A. révèle les failles des interprétations de J. Laporte et d’A. Koyré. Contre Laporte, il défait l’idée d’une contradiction portant sur la limitation du monde qui ne serait pas clairement et distinctement perçue. Contre Koyré, il refuse d’entériner le fait que cette contradiction clairement perçue implique l’affirmation d’un monde infini en acte. L’A. met également en évidence que l’assertion selon laquelle il existe une contradiction logique dans la thèse d’un monde fini n’est en aucun cas une concession faite à More, mais au contraire l’affirmation d’une irréductible et décisive opposition à celui-ci : cette assertion contredit en effet l’identité cartésienne entre la matière et l’étendue que More rejette. Pour autant, la conception cartésienne de la toute-puissance divine doit nous empêcher de penser que Dieu n’aurait pas pu faire ce que nous concevons comme contradictoire ; Dieu aurait donc pu créer le monde comme fini. Sans doute du fait des restrictions de longueur imposées à ce type de publication, l’A. ne s’appuie ici qu’implicitement sur la distinction scolastique classique entre potentia Dei absoluta et potentia Dei ordinata qui aurait gagné à être explicitée, étant donné le rôle qu’elle joue dans les discussions sur l’espace, l’étendue du monde et l’immensité divine depuis le Moyen Âge, ainsi que l’a montré E. Grant dont l’ouvrage majeur, Much Ado about Nothing. Theories of Space and Vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution (Cambridge, 1981) est étonnamment absent de la bibliographie. Reste que cet article propose une lecture internaliste particulièrement cohérente et convaincante et nous invite à prêter plus d’attention à la correspondance, encore trop peu étudiée, de D. et More.

Delphine BELLIS

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Pour citer cet article : Delphine BELLIS, « AGOSTINI, Igor, « Descartes and More on the Infinity of the World », British Journal for the History of Philosophy, 2017/5, p. 878-896 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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GENGOUX, Nicole, Une lecture philosophique de Cyrano. Gassendi, Descartes, Campanella : trois moments du matérialisme, Paris, Champion, 2015, 578 p.

L’A. nous offre une lecture très précise des deux romans de Cyrano de Bergerac que sont Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil. Alors que ces ouvrages ont donné lieu à des études nombreuses dans le champ littéraire, leur portée philosophique a été jusqu’à présent moins explorée, si l’on excepte les travaux d’O. Bloch, de J.-Ch. Darmon et d’A. Torero-Ibad. Si l’importance de la philosophie de Gassendi, d’une approche philosophique pluraliste ou d’un certain scepticisme dans l’œuvre de Cyrano a déjà été soulignée par ces travaux, l’originalité du présent ouvrage consiste à insister sur le rôle central de la philosophie cartésienne dans la pensée de Cyrano. Étant donné le matérialisme foncier de ce dernier, c’est essentiellement la philosophie naturelle ou physique de D. – une physique « coupée de ses racines métaphysiques » (p. 21) et, en particulier, de l’existence de Dieu et d’une âme rationnelle individuelle – qui vient nourrir sa pensée. L’A. n’hésite ainsi pas à faire de Cyrano un « physicien cartésien » (p. 13).

Si, à première vue, l’approche consistant à suivre de façon linéaire le déroulement narratif des deux romans pouvait sembler un peu fastidieuse, force est d’admettre que cette démarche se révèle parfaitement convaincante. L’A. parvient en effet à montrer comment une réflexion authentiquement philosophique se déploie au sein d’une écriture littéraire, notamment par l’appel à des expériences imaginaires ou à travers l’évolution intellectuelle du narrateur Dyrcona, à son tour surpassé par d’autres personnages du récit. Alors que la théorie de la connaissance de Cyrano reste foncièrement empiriste, donc gassendiste, l’A. montre ainsi comment les atomes gassendistes, doués de spontanéité et dont l’origine doit être reconduite à Dieu, se trouvent dépassés par la réduction de la matière à l’étendue et la physique mécaniste de D., davantage en accord avec l’athéisme et le matérialisme de Cyrano. Cyrano reprend, en leur faisant subir les transformations adéquates, des arguments cartésiens relatifs à l’héliocentrisme, à une physique du plein et des tourbillons et à l’étendue indéfinie du monde qui devient alors infinie. La physique cartésienne joue donc le rôle d’un opérateur de matérialisme qui permet à Cyrano d’abandonner une certaine forme d’animisme. Mais ce cartésianisme débouche à son tour sur un matérialisme qui devient vitaliste : tout est matière en mouvement, mais cette matière est vivante et le mouvement se communique d’un corps à l’autre de toute éternité. Certes, il ne s’agit jamais pour l’A. d’affirmer que la philosophie cartésienne est elle-même matérialiste, mais plutôt de montrer les ressources que la physique de D. offre à une certaine postérité matérialiste et empiriste, qui n’est pas sans rappeler celle du disciple infidèle de D., Henricus Regius.

Delphine BELLIS

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Pour citer cet article : Delphine BELLIS, « GENGOUX, Nicole, Une lecture philosophique de Cyrano. Gassendi, Descartes, Campanella : trois moments du matérialisme, Paris, Champion, 2015, 578 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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AÏT-TOUATI, Frédérique & GAUKROGER, Stephen, Le Monde en images. Voir, représenter, savoir, de Descartes à Leibniz, Paris, Classiques Garnier, 2015, 128 p.

Ce petit livre s’attache à la question de la visualisation et de la représentation dans les théories de la connaissance et les théories scientifiques de l’âge classique. Le but de l’ouvrage consiste à étudier la transformation de la notion de représentation et son passage du champ de la rhétorique et de la psychologie à celui de l’épistémologie. Pour ce faire, les deux A. suivent un parcours qui les mènent du contexte pré-cartésien, à D. et Hooke, jusqu’à Newton et Leibniz. – Le premier chapitre (p. 11-38) est consacré à quatre aspects du problème de la représentation : la source humaniste et rhétorique des notions de clarté et distinction ; les mutations de l’optique opérées par Kepler et D. ; la dimension représentative des idées à partir des notions médiévales de concepts formel et objectif ; le rôle de l’intuition spatiale et de la représentation en mathématiques et philosophie naturelle. Dans le deuxième chapitre (p. 39-64), les A. proposent une analyse fine et concise des notions cartésiennes de clarté et de distinction : depuis leur fonction méthodologique qui se déploie dans les Regulae sur fond d’un contexte rhétorique et mathématique jusqu’à leur insertion dans une métaphysique qui leur offre une garantie divine. Les troisième (p. 65-90) et quatrième (p. 91-112) chapitres sont respectivement consacrés au rôle de la représentation picturale dans la communication des observations microscopiques et astronomiques de Hooke et à l’opposition entre Newton et Leibniz sur l’émancipation de l’algèbre par rapport à la représentation géométrique dans le calcul différentiel.

Cet ouvrage s’appuie largement sur certains travaux antérieurs de ses A. : on retrouve ainsi la thèse de la source quintilienne de la clarté et distinction cartésiennes déjà exposée par S. Gaukroger dans « Descartes’s Early Doctrine of Clear and Distinct Ideas » (Journal of the history of ideas, 53/4, 1992, p. 585-602). L’ouvrage développe des analyses claires et synthétiques sans s’encombrer de références bibliographiques superflues. On s’étonnera cependant de l’absence de quelques références majeures sur certains aspects du sujet, en particulier les travaux de G. Simon sur l’optique de Kepler et D., l’ouvrage de Ph. Hamou, Voir et connaître à l’âge classique, Paris, 2002 et celui de C. Zittel, Theatrum philosophicum. Descartes und die Rolle ästhetischer Formen in der Wissenschaft, Berlin, 2009 (cf. BC XL, 3.1.133). On regrettera également quelques erreurs factuelles (p. 60, la théorie cartésienne des couleurs est attribuée à la Dioptrique, au lieu des Météores, AT VI 331-334). Mais l’originalité de cet ouvrage réside dans l’association de thématiques qui sont souvent abordées de façon séparée (optique, statut des idées, imagination, etc.) et dont les A. montrent de façon convaincante qu’elles jouent un rôle conjoint dans la genèse de certaines thèses cartésiennes.

Delphine Bellis

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Pour citer cet article : Delphine Bellis, « AÏT-TOUATI, Frédérique & GAUKROGER, Stephen, Le Monde en images. Voir, représenter, savoir, de Descartes à Leibniz, Paris, Classiques Garnier, 2015, 128 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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