Auteur : Dimitri Cunty

Marcos GLEIZER : Vérité et certitude chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 2017, 264 p.

Cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 1992, est une tentative de reconstruction de la cohérence de la pensée de Spinoza face au problème de la vérité plutôt qu’une réévaluation des sources et des évolutions qui ont mené à la construction du système.

Par « problème de la vérité », il ne faut pas entendre l’entreprise qui chercherait à donner une définition suffisante des termes « vrai » et « faux », mais celle qui consiste à donner des critères pour connaître la vérité de nos idées. Toutefois, proposer un critère de vérité extérieur aux idées aboutit à une aporie : comment pouvons-nous être certain de notre critère si ce n’est par un autre critère ? Le paradoxe sceptique s’ensuit : en recherchant un critère distinct de l’idée, nous ne pouvons jamais être certain de sa vérité. Or, par la célèbre formule veritas sui norma et falsi, Spinoza montre que la certitude est dans l’idée vraie elle-même.

Le premier chapitre analyse les propriétés de l’idée. L’auteur prend comme fil conducteur la critique spinoziste de l’analogie cartésienne de l’idée comme peinture muette. Ainsi, Spinoza refuse que les idées de l’esprit soient causées de l’extérieur par des objets de nature différente. L’idée est une construction active de l’esprit qui manifeste l’acte de connaître plutôt qu’un processus passif. L’auteur se focalise dans un second temps sur la dimension logico-expressive de l’idée : toute idée renferme une affirmation ou une négation. Cela implique non seulement l’absence de distinction entre l’entendement et la volonté, mais aussi que les idées sont des récits de la nature qui se prononcent sur la réalité de leur contenu. Au modèle cartésien de l’idée-tableau s’oppose alors le modèle de l’idée-récit. Toutefois, le refus de considérer les idées comme des images des choses ne détruit pas leur dimension représentative : les idées renvoient bien à autre chose qu’à elles-mêmes, elles ont une fonction référentielle. Spinoza ne nie pas qu’il existe une réalité indépendante de nos idées. Mais il nie qu’une réalité de nature différente puisse produire nos idées. Le réalisme métaphysique est donc défendu : Dieu étant l’unique substance possédant une infinité d’attributs, cet être s’assimile à la réalité et toutes nos idées s’y réfèrent ultimement.

Dans le deuxième chapitre, M. Gleizer déduit les conséquences de ces analyses pour associer les deux propriétés fondamentales de l’idée aux définitions de l’idée vraie présentées dans l’Éthique : l’aspect représentatif de l’idée se retrouve dans le rapport de convenance [convenientia] de l’idée à l’objet ; l’aspect logico-expressif dans le rapport d’adéquation [adaequatio] de l’idée avec d’autres idées. Comment ces deux propriétés de l’idée vraie sont-elles liées ? Si F. Alquié a pu y voir une contradiction interne au système spinoziste, M. Gleizer considère plutôt que Spinoza dissout la tension en rejetant l’interprétation réaliste de la définition nominale de la vérité : l’objet n’est pas norme de l’idée vraie. Une simple relation fortuite entre l’idée et l’objet ne permet pas d’établir la vérité, car rien ne justifierait la nécessité de cette relation. Au contraire, ce qui rend l’idée intrinsèquement vraie coïncide avec ce qui la rend connaissable. Ainsi, « seule une affirmation connectée au système de raisons qui la justifient peut être vraie » (p. 79). Le constructivisme de l’idée permet ainsi de rejeter le réalisme épistémologique et d’endosser une théorie épistémique de la vérité, que M. Gleizer rapproche de celle défendue par Michael Dummett, selon laquelle la reconnaissance de la vérité d’une idée ne peut être détachée des procédures qui la justifient. Enfin, la dernière partie s’efforce de montrer comment une idée adéquate peut s’accorder avec un objet qui existe dans l’attribut étendue. C’est le concept de substance consistant en une infinité d’attributs, à savoir Dieu, qui rend possible l’union entre les deux aspects de l’idée vraie. Selon M. Gleizer, le parallélisme psycho-physique permet ainsi d’appuyer la thèse que l’ordre des idées correspond à l’ordre des choses.

Le troisième et dernier chapitre se focalise sur le problème de la certitude : comment pouvons-nous être certains de la vérité de nos idées ? Son originalité consiste à démontrer que l’identification de la certitude avec l’idée vraie n’est pas fondée sur un acte de foi aveugle et dogmatique dans la valeur de la raison. « Dogmatique » désigne ici la prétention de la raison à produire une connaissance sans passer par une critique préalable de son propre pouvoir. Toutefois, Spinoza reste attentif aux conditions d’accès de la raison à la vérité lorsqu’il analyse l’expérience du doute et ses remèdes. En effet, le doute étant lié à des préjugés qui introduisent de la confusion dans les idées, il nous empêche de poser la nécessité enveloppée dans les idées. La solution de Spinoza consiste à détruire ces préjugés par l’affirmation progressive de la vérité. Premièrement, de la distinction entre l’idée et l’idée de l’idée l’auteur déduit trois niveaux de certitude permettant de vaincre les raisons de douter : (1) la certitude naturelle préréflexive, à travers le savoir apporté par l’idée adéquate, exclut les raisons de douter de l’objet d’une idée vraie ; (2) la certitude réflexive, apportée par l’idée adéquate des idées, exclut les raisons de douter à propos de la nature de l’idée vraie ; (3) la certitude métaphysique exclut les raisons de douter du pouvoir de notre raison par la connaissance de l’origine de toutes nos idées adéquates. Ensuite, l’auteur applique cette distinction au problème du « cercle cartésien » : comment pouvons-nous connaître adéquatement la nature de Dieu si ce dernier garantit nos idées adéquates ? Par l’idée d’un Être absolument parfait, nous concevons un Être dont l’essence enveloppe l’existence et qui est l’origine de toutes nos idées adéquates. Nous dissipons ainsi toutes nos raisons de douter. La raison peut donc s’auto-justifier à partir de l’idée nécessaire de Dieu et par la compréhension que notre puissance de penser est une partie de la puissance infinie de penser de Dieu.

Cet ouvrage vient ainsi combler un manque dans les études spinozistes, à savoir, le traitement exhaustif d’une théorie originale de la connaissance en la confrontant au défi sceptique. On peut cependant regretter une limitation du problème au strict point de vue ontologique et gnoséologique, alors qu’il est riche en conséquences pratiques.

Dimitri CUNTY

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Pour citer cet article : Dimitri CUNTY, « Marcos GLEIZER : Vérité et certitude chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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