Auteur : Domenico Collacciani

 

FARDELLA, Michelangelo, Lettere di un cartesiano di fine Seicento, a cura e con introduzione di Fabrizio Lomonaco, Rome, Aracne editrice, 2019, 180 p.

À une époque où le livre imprimé semble céder le pas aux éditions numériques et où les scansions des livres anciens sont pour la quasi-totalité accessibles depuis les sites dédiés, les réimpressions anastatiques sembleraient vouées à disparaître. À l’encontre de l’esprit du temps, le livre renouvelle la tradition du XXe siècle des réimpressions anastatiques des ouvrages anciens. De plus, les éditeurs vont jusqu’à inaugurer par cette publication une nouvelle collection consacrée aux classiques de la philosophie italienne qui, à ce jour, a déjà vu paraître quatre volumes. Cette initiative n’a donc rien à voir avec ce qu’on appelle les print on demand. Au contraire, elle nous rappelle que toute édition (même une réimpression) est nécessairement le fruit d’une recherche et d’un choix critique portant sur l’état des études contemporaines.

L’ouvrage est de fait une anthologie des sept lettres de Fardella parues entre 1696 et 1700 dans la revue vénitienne La galleria di Minerva éditée par Girolamo Albrizzi. Le premier groupe de lettres (I à III) porte sur la méthode des études philosophiques et propose une synthèse complexe entre analyse cartésienne et rhétorique (sujet que Vico mettra aussitôt au centre de sa réflexion). Dans les lettres de IV à VI, l’auteur s’évertue à défendre l’idée cartésienne de l’étendue indéfinie contre les objections empiristes de Giorgi. Le dernier texte est une présentation par Fardella de son propre commentaire de saint Augustin de 1698. Le volume se termine par un recueil de pièces données en appendices utiles à la compréhension de ce qui précède : deux comptes rendus des ouvrages de l’auteur parus dans les Acta euditorum de Lipse et son éloge publié par le Giornale de’ letterati en 1718.

L’introduction de Lomonaco retrace l’histoire des publications et fait le point sur les enjeux théoriques des textes. En ressort la complexité d’un cartésien injustement méconnu, tiraillé entre sa formation de géomètre (il était l’élève de G. A. Borelli), la défense de la nouvelle science galiléenne, l’enthousiasme pour l’analyse cartésienne ainsi que pour la métaphysique de Malebranche et sa volonté de raviver la tradition humaniste de la Renaissance. Ce portrait de l’auteur est étayé par un usage exhaustif de la bibliographie de référence et de la connaissance des autres ouvrages de l’auteur, parmi lesquels on signale notamment son Animæ humanæ natura ainsi que sa correspondance avec Leibniz.

Ceux qui comprennent l’italien ancien auront donc l’occasion de se plonger dans la lecture d’une réimpression des textes de Fardella, qui malheureusement n’est pas toujours suffisamment nette. Ils pourront (re)découvrir une langue philosophique remarquable alliant la précision de la traduction des notions cartésiennes à l’élégance d’une rhétorique parfaitement maîtrisée.

Domenico COLLACCIANI (Université Paul-Valéry, CRISES)

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Pour citer cet article : FARDELLA, Michelangelo, Lettere di un cartesiano di fine Seicento, a cura e con introduzione di Fabrizio Lomonaco, Rome, Aracne editrice, 2019, 180 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 172.</p

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CARBONE, Raffaele, JAQUET, Chantal & MOREAU, Pierre-François, Spinoza-Malebranche, à la croisée des interprétations, Lyon, ENS-Éditions, 2018, 226 p.

Ce volume, issu de deux colloques tenus en 2015 à la Sorbonne et à l’ENS de Lyon, comporte dix contributions de chercheurs italiens et français, plus deux textes introductifs et une postface. Cette dernière, par P.-F. Moreau, explique bien la visée des « lectures croisées » qui précèdent : il ne s’agit pas d’établir une simple « comparaison » entre Malebranche et Spinoza, mais de réaliser une « confrontation » historique qui arrive à dégager de véritables enjeux théoriques. Si, dans ses lettres à l’oratorien, Dortous de Mairan a eu le mérite d’inaugurer l’interrogation à propos des affinités entre les deux auteurs, il est pourtant vrai qu’il ne l’a fait qu’à propos de l’orthodoxie, de la méthode et de l’étendue intelligible. Afin de rouvrir le dossier il fallait d’abord dresser un bilan de la recherche du dernier siècle (les préfaces de C. Jaquet et R. Carbone), puis tracer un profil intellectuel de Dortous indépendamment de l’influence de son interlocuteur (P.-F. Moreau). Les autres études envisagent les autres domaines possibles de la comparaison. Le point d’accroche est souvent l’héritage cartésien commun à partir duquel on mesure les divergences entre les deux philosophies. Dans la première partie se trouvent donc des études portant sur les usages de l’attention dans la méthode (C. Santinelli), sur la dépendance de la conscience individuelle de l’imagination (E. Marquer), sur les interprétations possibles de l’humilité telle qu’elle est définie dans les Passions de l’âme (F. Toto). Des thématiques plus générales sont abordées dans l’examen de la représentation à la lumière de la querelle avec Arnauld (D. Schmal), et dans l’aperçu sur la philosophie politique du point de vue de la critique du contractualisme (R. Carbone). – Dans la seconde partie du volume figurent les études portant sur la réception des deux auteurs. Son but est de prolonger la confrontation en enquêtant sur les façons disparates dont les deux philosophies ont pu donner lieu à des déplacements conceptuels inattendus en fonction des différents usages que d’autres philosophes ont fait de certains éléments. Il s’agit de montrer que les variations dans l’histoire de la philosophie « ne sont pas dues au hasard […] elles répondent à une nécessité » (P.-F. Moreau, p. 245). Spinoza et Malebranche rendent ainsi possible des nouvelles interprétations de quelques auteurs modernes, tel P.-S. Régis (A. del Prete), qui s’avère un cas d’école remarquable pour son examen des métaphysiques postcartésiennes. Poussé par les querelles avec l’oratorien, Régis parvient à identifier dans le problème de la participation l’élément commun entre la définition malebranchienne de Dieu comme « tout être » et la substance spinozienne. Parmi les « majeurs », le jeune Leibniz se signale pour sa position dans la querelle Malebranche-Arnauld et pour sa confrontation probable avec les réflexions de Spinoza sur la clarté et la distinction. Ces deux sources ont sans doute joué un rôle dans l’évolution de sa compréhension de la notion d’idée (M. Picon). L’oratorien a également eu une postérité hétérodoxe, comme le montre l’essai sur Challe et du Marsais (G. Paganini) dans lequel on dresse un catalogue des emprunts chez deux auteurs déistes. Même deux auteurs radicalement critiques des systèmes philosophiques, tels Condillac et Hume, sont redevables des deux métaphysiciens. Le premier a su tirer profit de la critique spinozienne de la volonté, ainsi que des principes de l’occasionalisme (L. Simonetta), tandis que l’Anglais a trouvé dans le système des causes occasionnelles l’exemple le plus accompli de l’extension indue du préjugé de la causalité en général. Par la richesse et la variété des approches, le volume mène à bien le projet de rendre compte des liens des deux philosophes avec la commune source cartésienne tout en faisant ressortir leur indépendance.

Domenico COLLACCIANI (ENS/PSL)

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « Raffaele Carbone, Chantal Jaquet & Pierre-François Moreau, Spinoza-Malebranche, à la croisée des interprétations, Lyon, ENS-Éditions, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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OTT, Walter, Descartes, Malebranche, and the Crisis of Perception, Oxford, Oxford University Press, 2017, 272 p.

L’ouvrage porte sur le sujet classique de la « crise de la perception » à l’âge moderne et sur les manières dont D. et Malebranche ont élaboré leurs solutions théoriques. Par « crise de la perception », l’A. entend l’abandon soudain au XVIIe siècle des modèles explicatifs de la perception des qualités sensibles inspirés d’Aristote et de Roger Bacon. Dans la première partie il retrace l’évolution de la pensée de D. au sujet de la perception sensible, distinguant trois phases qu’il interprète comme des symptômes d’une indécision cartésienne. Dans L’Homme on trouve un effort de réduire la phénoménologie de la perception sensible aux explications causales physiologiques (overlap thesis) ; cette position s’appuierait sur une reprise de la doctrine thomiste de la conversio de l’âme sur des images cérébrales qui doivent donc nécessairement ressembler à leurs objets. Certaines thèses des Méditations (la réalité objective de l’idée, la fausseté matérielle) viendraient confirmer ce point de vue. Dans une deuxième phase, notamment dans la Dioptrique, D. aurait progressivement renoncé à ces positions en confiant de plus en plus à l’activité de l’âme le rôle d’assurer la perception et la localisation des images en faisant des traces cérébrales un simple « effet collatéral » (p. 105). Dans les PA et dans les Sixièmes réponses on aboutirait enfin à une synthèse qui demeure pourtant problématique. Dans ces textes le rôle actif de la mens consiste à « rapporter » l’idée à l’image dans le cerveau. L’héritage de l’œuvre de D. étant ainsi ambigu, les cartésiens ont pu développer chacune des thèses souvent opposées entre elles tout en se référant à leur source commune. Le chap. 6 est consacré à l’examen des théories de la perception de La Forge, Desgabets, Regis et Arnauld, mais l’auteur le plus intéressant de ce point de vue est sans doute Malebranche dont la théorie de la perception fait l’objet des derniers trois chapitres. Si, dans la première édition de la Recherche de la vérité, l’oratorien assigne à la physiologie la tâche de localiser les qualités secondaires (jugement naturel), il a ensuite attribué cette fonction au jugement libre de l’esprit. Ces réflexions ont finalement abouti à la formulation de la théorie de l’étendue intelligible et des idées efficaces qui, selon l’avis de l’auteur, ne font que déplacer le problème de la crise de la perception sans apporter une solution convaincante.

Les thèses interprétatives de cet ouvrage souffrent d’un biais dû à son interrogation initiale. En essayant d’éclaircir un problème issu de la science contemporaine par les « fanciful solutions » (p. 223) des cartésiens, l’A. compare souvent entre eux des textes dont le statut est tout à fait différent (la Règle XII, la Meditatio III, Le Monde). Il en résulte des hypothèses parfois étonnantes : celle, par ex., de l’identité supposée de la conversio thomiste et de l’application de l’esprit aux traces de L’Homme, et la négation de la nature intentionnelle de l’idée dans la lecture des Méditations. La bibliographie assez ample se borne pourtant à des ouvrages anglophones (à l’exception de G. Rodis-Levis et d’É. Bréhier), pour la plupart du XXIe siècle. L’article classique de J.-R. Armogathe sur la « Sémanthèse d’idée/idea » aurait été utile pour nuancer quelques thèses génétiques sur la pensée de D. et la théorie de la de-figuration de la Théologie blanche de J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes aurait été une référence importante afin d’éviter quelques problématisations parfois peu ancrées dans la pensée cartésienne.

Domenico COLLACCIANI

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « OTT, Walter, Descartes, Malebranche, and the Crisis of Perception, Oxford, Oxford University Press, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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DE PERETTI, François-Xavier, « Des idées aux choses chez Descartes. Sommes-nous capables d’idées adéquates ? », Revue Philosophique de Louvain, 114/2, 2016, p. 193-220.

D. introduit la notion d’idea adæquata dans ses réponses à Arnauld pour soutenir qu’on n’a pas besoin d’une idée « entière et parfaite » de la chose pour savoir qu’elle est complète. La réponse à la question « sommes-nous capables d’idées adéquates ? » étant donc nettement négative, l’enquête menée dans l’article porte moins sur la possibilité effective d’une connaissance adéquate que sur les conséquences de cette incapacité. Il s’agit d’une recherche sur les pouvoirs et les limites de la raison, qui rapproche la philosophie cartésienne de la critique dans son acception kantienne, en se fondant sur l’autorité de J.-L. Marion. L’auteur retrace les signes d’une théorie de la chose en soi dans les plis de la théorie cartésienne de la certitude, pour critiquer une interprétation scolaire de la thèse métaphysique des Meditationes : c’est-à-dire l’idée de Dieu en tant que garant de la correspondance de l’ordre des choses et de l’ordre des raisons. S’appuyant sur des évidences textuelles disparates, l’A. s’efforce de faire converger plusieurs arguments de D. vers le point focal de la thématique des limites d’une pensée finie. La Regula VIII, qui prescrit de s’arrêter là où l’on ne peut acquérir une intuition satisfaisante, est donc lue en continuité avec l’interdit d’enquêter sur les vérités de foi. D’après l’A., l’impossibilité d’une idée adéquate ne signifie pas autre chose qu’une nouvelle interprétation de la définition scolastique de la vérité comme adæquatio intellectus et rei : la pensée ne vise plus la chose (qui reste en fond, en tant que noumène) mais l’objet, c’est-à-dire la réalité objective de l’idée. La critique de la thèse « correspondantiste » s’appuie notamment sur une lecture de la Meditatio III et des Regulæ, pour prouver que la philosophie de D. ne relève ni de l’ontologie (elle ne porte pas sur l’être), ni de la métaphysique générale : « Toute notre science est donc affaire de méthode, de contrôle et d’enchaînement de nos représentations » (p. 210).

La construction de l’image d’un D. critique oblige parfois l’auteur à des interprétations partielles de la théorie cartésienne. Telle nous semble être l’opinion selon laquelle la véracité divine garantit « seulement que nos jugements correspondent bien à ce que nos perceptions claires et distinctes leurs présentent » (p. 208). La correspondance des affirmations aux idées affirmées est certainement un aspect important de la fondation de la vérité en tant que certitude, mais la seule cohérence interne de la pensée ne semble pas épuiser le sujet de la garantie divine de la vérité. La réduction de la « philosophie première » aux procédures de la méthode s’avère moins facile si on juge la question à la lumière des quelques passages de la Meditatio VI. On pourrait en effet objecter que les Meditationes aboutissent à prouver que Dieu n’est pas trompeur justement parce que les « créatures » (les choses) contiennent formellement les réalités perçues objectivement par les idées (AT VII 79). Ce passage, parmi d’autres dans le corpus cartésien, semble interdire que l’on passe directement de l’incapacité de produire des idées adéquates à l’incapacité d’énoncer des vérités sur l’être formel des choses. Quelques études récentes ont fait ressortir une problématique plus riche des rapports entre méthode, métaphysique et vérité, en insistant sur le rôle de la mathesis et de l’imagination. Cette voie semble mieux convenir si l’on souhaite dénoncer l’opinion trop simpliste d’un Dieu « garant » sans risquer de tomber dans un relativisme absolu.

Domenico COLLACCIANI

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « DE PERETTI, François-Xavier, « Des idées aux choses chez Descartes. Sommes-nous capables d’idées adéquates ? », Revue Philosophique de Louvain, 114/2, 2016, p. 193-220. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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RABOUIN, David, « Mathesis universalis et algèbre générale dans les Regulae ad directionem ingenii de Descartes », Revue d’histoire des sciences, 69/2, 2016, p. 259-309.

Ce très long article prolonge une thèse que l’auteur a déjà avancée dans ses études précédentes (dont Mathesis universalis, Paris, 2009 ; cf. BC XL, p. 193-197) ; il ajoute notamment au dossier des pièces importantes issues de différents écrits de jeunesse de D. à propos de l’algèbre. La thèse est la suivante : le calcul géométrique de la première partie de la Géométrie de 1637 (ce qu’on appelle aujourd’hui « algèbre » de D.) n’est pas l’achèvement du projet de l’algèbre générale que D. annonce à Beckmann dès 1619. S’énonçant de façon négative, la thèse a des conséquences capitales quant au statut de certains écrits de jeunesse de D., qui cessent ainsi d’être considérés comme des étapes de la construction de l’algèbre cartésienne. L’enjeu, on le comprend, est surtout la définition du statut de la mathesis universalis et de ses rapports (d’identité ou d’opposition) avec l’algèbre générale.

Afin de critiquer l’interprétation continuiste, Rabouin choisit de travailler sur les « maladresses » que le jeune philosophe aurait commises en fait de calcul, plutôt que de se concentrer sur ses avancées, comme on le fait d’habitude. Si la mathesis universalis doit être lue comme une algèbre, remarque-t-il, on devrait pouvoir reconnaître la science mystérieuse évoquée par la Regula IV-B dans les ébauches mathématiques des années vingt. Cependant, l’examen d’un corpus de textes importants, trop rarement exploité, montre bien que D. a longtemps hésité avant d’aboutir à l’unification des problèmes mathématiques. La seconde partie des Regulae (portant sur les problèmes déterminés) ne présente pas les caractères essentiels du « calcul géométrique » de la Géométrie ; elle ne peut donc pas en être une première ébauche. Le traitement figuré des problèmes dans la Regula XIV échoue justement dans l’unification des mathématiques, qui devrait être le but principal. En effet, les deux procédures de figuration proposées (par des points ou par des lignes) reflètent la partition classique des mathématiques selon les deux domaines traditionnels, discret/continu, qu’une mathesis vraiment universelle devait en principe unifier. De même, le calcul par les lettres de la Regula XVI n’aboutit pas à une théorie suffisamment universelle du calcul. C’est également le cas des Progymnasmata de solidorum elementis, où la construction en parallèle du calcul arithmétique et de la figuration géométrique n’envisage aucunement l’unification des deux domaines.

L’A. montre que ce n’est que par l’usage de lignes courbes dans la figuration des problèmes que la Géométrie arrive à produire une théorie unifiée des problèmes. Or aucun texte de jeunesse de D. n’envisage une telle solution. De plus, l’algèbre des Regulæ s’arrête justement au moment de démontrer l’insertion d’une moyenne proportionnelle, problème équivalent à l’extraction de la racine. Les extraits du Journal de Beckmann de 1628, et les lettres à Stampioen montrent que D. ignorait la solution géométrique du problème. Celle-ci figure pourtant dans la première page de la Géométrie, là où la racine est calculée grâce à l’emploi d’un demi-cercle. La chronologie des textes montre donc qu’au moins jusqu’à 1633, l’algèbre cartésienne opérait dans le domaine de la mathesis commune. Dès qu’on l’envisage sous l’angle de l’algèbre universelle, la question du statut de la mathesis universalis devient dès lors beaucoup plus claire. – On remarquera que, par son caractère non-continuiste, la thèse de l’auteur se place de facto en amont des débats concernant la chronologie des deux rédactions de la Regula IV (IV-A et IV-B). En effet, les hypothèses convaincantes avancées à propos du développement de l’algèbre ne semblent pas être touchées par les nouveautés que la découverte du manuscrit de Cambridge a déjà commencé à introduire dans les études sur la mathesis.

Domenico COLLACCIANI

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « RABOUIN, David, « Mathesis universalis et algèbre générale dans les Regulae ad directionem ingenii de Descartes », Revue d’histoire des sciences, 69/2, 2016, p. 259-309. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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ARIEW, Roger, Descartes and the First Cartesians, Oxford, OUP, 2014, xix + 236 p.

Cet ouvrage donne un ample aperçu de l’œuvre des premiers cartésiens au moyen d’une vaste recherche sur le contexte scolastique d’où la nouvelle philosophie est issue. Au premier abord il paraît donc décrire la transition entre une façon de faire de la philosophie qui touche sa fin et une nouvelle philosophie qui commence. Cependant, comme l’A. l’a montré dans ses travaux précédents, s’il y a bien une transition au XVIIe siècle, en aucun cas il ne pourrait s’agir de la substitution d’un modèle de savoir à l’autre. Le propre de Descartes and the First Cartesians est d’étudier la transformation sous l’angle d’un élément invariable, en déterminant un trait commun à la philosophie avant et après D. Le rapport de la nouvelle philosophie à la scolastique est pris en considération en tenant compte du contexte spécifique de l’enseignement de la philosophie au XVIIe siècle. L’ouvrage examine ainsi un corpus très ample de manuels scolaires parus avant et après D., dans le but de mesurer les effets de la rencontre de la pensée cartésienne avec une structure de savoirs traditionnelle bien établie. Au centre de l’étude, se trouve le fait bien connu que D. lui-même avait conçu les Principia d’abord comme l’édition annotée d’un texte préexistant (le choix était tombé sur la Summa quadripartita d’Eustache de Saint-Paul), avant qu’ils ne constituent un ouvrage autonome.

Les deux premiers chapitres portent sur la scolastique avant D. – Dans le premier chapitre, l’A. étudie le champ très hétérogène de la philosophie scolastique en montrant notamment que vers la moitié du siècle le scotisme est désormais une doctrine de référence au même titre que le thomisme. Concernant les institutions chargées de l’enseignement à la moitié du siècle, outre les collèges de l’Université de Paris, la plupart du marché était occupée par les oratoriens et les jésuites. Chacune de ces écoles avait ses caractéristiques et, par conséquent, chacune a réagi différemment à l’œuvre de D. L’A. montre que les jésuites n’y furent pas immédiatement hostiles et que ce n’est qu’après la mort de D. qu’ils devinrent de plus en plus critiques. Les oratoriens, au contraire, lui ont toujours été favorables. En étudiant l’histoire du cartésianisme par le biais des institutions scolaires, l’A. arrive à montrer que le phénomène du cartésianisme augustinisé (selon l’expression d’H. Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, 1978) est presque exclusivement enraciné dans les écoles des oratoriens. L’examen des pratiques pédagogiques révèle que la cohérence des thématiques est surtout l’effet de la cohérence doctrinale interne à un ordre religieux particulier. – Le deuxième chapitre est consacré à la reconstruction de la structure du manuel scolaire typique de la moitié du XVIIe siècle. La tentative des cartésiens d’introduire la nouvelle philosophie dans les écoles se heurtait à une difficulté majeure : l’ordre des matières hérité du corpus d’Aristote (logique, éthique, physique et métaphysique) n’est pas celui de la science cartésienne, qui comporte logique, métaphysique (avec la théologie naturelle), physique et, enfin, éthique. Dans ce chapitre l’A. s’attache à reconstruire un manuel standard idéal en comparant un corpus très vaste de textes. L’image de la scolastique qui en découle sera ensuite comparée au modèle didactique cartésien. Eustache de Saint-Paul brille, parmi les nombreux auteurs cités, en tant que précurseur de D. en ce qui concerne quelques thèses capitales (simple appréhension, jugement, etc.).

La deuxième moitié du livre développe le problème de la construction des Principes de la philosophie et de son introduction dans les écoles. L’ouvrage suit à partir de là une méthode circulaire. – Le troisième chapitre examine quelques sujets ayant une retombée immédiate sur l’organisation de la philosophie cartésienne en tant que cours académique. On signale l’usage de la métaphore de l’arbre dans la Lettre-préface à la traduction française des Principia (sans doute emprunté à Abra de Raconis), l’absence dans les Principes d’un véritable théorie logique, l’ambiguïté des usages d’analysis et synthesis, la doctrine de l’analogie et des distinctions. Le chapitre se clôt sur la réfutation d’une idée commune répandue, due à Burtt, Dijsterkhuis et en partie à Koyré, selon laquelle D. aurait mathématisé la physique, c’est-à-dire conçu la mathématique comme le fondement de la physique. – Après avoir décrit une Summa quadripatita scolastique et ses mutations chez D., l’A. propose dans le dernier chapitre une vue d’ensemble des systèmes de philosophie scolastico-cartésiens. Les premiers cartésiens ne semblent pas avoir assimilé aisément les points principaux du cartésianisme, puisqu’il est en effet rare de trouver une vraie réception de la métaphysique. Même du côté de la physique il est également difficile de trouver un auteur qui suive au pied de la lettre les thèses de D. Les cartésiens étaient en effet « sous pression », car ils étaient entourés des vacuistes (disciples de Gassendi puis de Newton) et des infinitistes.

En conclusion, cet ouvrage frappe par la quantité extraordinaire de sources qu’il rend accessibles aux lecteurs et surtout par sa méthode, qui consiste à étudier l’impact d’une philosophie en comparant les « structures » des œuvres, plutôt que des problèmes particuliers. L’enquête sur des curricula scolaires opposés permet une nouvelle approche, capable de donner des nouvelles perspectives aux études lexicographiques (on songe aux glissements de sens des mots substance ou métaphysique).

Domenico COLLACCIANI

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « ARIEW, Roger, Descartes and the First Cartesians, Oxford, OUP, 2014, xix + 236 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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Vittorio MORFINO : Genealogia di un pregiudizio. L’immagine di Spinoza in Germania da Leibniz a Marx, Hildesheim – Zürich – New York, Olms, 2016, 364 p.

Dans un passage célèbre de Lire le Capital, Althusser écrit que Spinoza a été « le seul ancêtre direct de Marx », bien que Marx et la critique marxiste n’aient pas voulu l’avouer. L’ouvrage se propose d’expliquer les raisons d’un tel refoulement en enquêtant sur les phénomènes complexes de la réception de Spinoza dans la philosophie allemande. L’auteur retrace la « généalogie d’un préjugé » afin d’envisager sous un angle nouveau quelques lectures marxiennes récentes qui reposent souvent sur des hypothèses historiques et philologiques peu solides. Chacune des quatre sections de l’ouvrage porte sur une étape de la définition de l’image de Spinoza : (1) L’interprétation de Leibniz, (2) « La Renaissance de Spinoza » (de Jacobi à Kant), (3) l’Idéalisme, (4) le marxisme.

(1) Morfino montre que Leibniz s’intéresse moins à comprendre Spinoza qu’à défendre sa propre philosophie. Dans une première phase, les objections portent sur la démonstration géométrique, tandis qu’en 1704 Leibniz finit par cautionner l’image du Spinoza métaphysicien kabbaliste de Wachter afin de critiquer la théorie du jugement de Descartes. Les deux philosophies semblent être radicalement inconciliables, car la Grundfrage (« pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ») qui, chez Leibniz, définit l’articulation du possible et du nécessaire, n’est pas concevable dans la perspective métaphysique de l’Éthique. Malgré cela, la médiation de Leibniz a été capitale pour tous les lecteurs allemands de Spinoza. En effet, aucun d’entre eux n’a pu accepter de penser l’entendement divin en tant que mode créé et, par conséquent, tous ont choisi de renfermer la nature dans « la cage d’acier de l’entendement divin ».

(2) Au début du XVIIIe siècle, Spinoza est la cible d’une véritable haine métaphysique, dont l’origine est une haine inavouée pour sa théorie théologico-politique. Si l’image de « l’athée de système » de Bayle n’effleure même pas l’essentiel de la pensée de Spinoza, la réfutation de Wolff et la première traduction allemande de l’Éthique (Schmidt 1744) jouent en revanche un rôle important. La partie centrale de cette section comporte un long dossier sur les origines et les conséquences du Pantheismusstreit. On y souligne notamment la portée polémique du rapprochement de l’Aufklärung modérée avec le panthéisme radical opéré par Jacobi. La réaction de Mendelssohn consiste à essayer de concilier le panthéisme et le christianisme ; celle de Kant a plutôt pour but de marquer sa différence avec deux images opposées de Spinoza (celle de Wizenmann et Jacobi, d’un côté, et celle de Mendelssohn, de l’autre).

(3) Les querelles autour de Spinoza ont légué à l’Idéalisme un outil puissant pour dénoncer les limites de l’intellectualisme kantien. La section commence par l’examen de l’usage anti-kantien que le jeune Hegel fait de la notion de substance-organisme. D’après Morfino, Hegel a été obligé d’oblitérer le niveau de la productivité immanente de la substance afin d’arriver à transformer la thèse de l’intelligibilité du réel en celle de l’identité du réel et du rationnel. Cela est démontré par un examen des traductions en allemand de connexio (E II,7). Grâce au nouveau lexique, une structure téléologique s’introduit subrepticement dans l’idée originale d’un réseau de causes finies. Un dossier comportant toutes les citations de Spinoza dans la Science de la logique montre que la dialectique fini-infini s’établit grâce au coup de force herméneutique opéré sur le couple imagination-entendement. En conclusion, la section examine la thèse de Schelling selon laquelle la méthode géométrique n’est pas capable de saisir la nature intemporelle de la liberté humaine et, par conséquent, qu’elle ne permet pas d’harmoniser panthéisme et liberté humaine. Si, pour Schelling, Spinoza a « réifié » la nature, Morfino propose de renverser l’objection, en mettant en valeur la critique de l’anthropocentrisme.

(4) La section finale dresse un bilan des hypothèses récentes sur le rôle de Spinoza, Rousseau et Feuerbach en tant que sources du jeune Marx. Ce n’est qu’avec Engels qu’on reconnaît l’importance de la causa sui pour la fondation du matérialisme. La substance pensée sous la catégorie kantienne de Wechselwirkung opère un véritable dépassement des concepts traditionnels (contingence-nécessité, cause-effet) et permet d’aboutir à la définition d’un matérialisme libéré de Hegel.

L’enquête de Genealogia di un pregiudizio est le complément historique des travaux philosophiques de Morfino (cf. BBS XXVI, XXXII, XXXIII et passim). Assumant explicitement son propre engagement, l’auteur donne un récit visant à contrecarrer les usages idéologiques de Spinoza par des interprétations de signe opposé. La « méprise » (fraintendimento) à propos du « vrai Spinoza » est pour lui une véritable catégorie historiographique, dont il se sert souvent pour exercer une critique toujours lucide sur un corpus de textes remarquablement ample.

Domenico COLLACCIANI

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, « Vittorio MORFINO : Genealogia di un pregiudizio. L’immagine di Spinoza in Germania da Leibniz a Marx, Hildesheim – Zürich – New York, Olms, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.

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