Auteur : Dominique Demange

 

Héctor SALINAS-LEAL, Duns Scot avant l’univocité de l’étant. Études logiques, sémantiques et métaphysiques, Paris, Vrin, 2022, « Études de philosophie médiévale » n° CXVI, 339 p.

En publiant, en 1983, un article sur la question de l’univocité dans les premiers écrits de Jean Duns Scot (« The notion of univocity in Duns Scotus’s early works », Franciscan Studies, 43 (1983), p. 347-395), Steven Marrone ouvrait une nouvelle ère pour les études de la pensée et des écrits du célèbre philosophe et théologien franciscain. La question de savoir comment et pourquoi, aussi bien dans les traités de logique que dans certains passages de ses Questions sur la Métaphysique, le Docteur Subtil avait pu tenir des propos aussi ouvertement opposés à sa doctrine métaphysiquement et théologiquement centrale de l’univocité de l’étant – question qui avait « réduit des générations de scotistes au désespoir » (Gilson) – recevait une réponse cohérente et fondée sur une chronologie plus que probable. L’univocité de l’étant a une genèse, elle n’a été assumée par son auteur qu’aux alentours de 1295. Avant le Duns Scot refondateur de la théologie métaphysique par le concept univoque d’être, et initiateur à ce titre de la seconde scolastique, un autre philosophe a existé : celui d’avant l’univocité, d’avant la théologie.

Ce jeune Duns Scot est un logicien. Dans l’édition critique moderne, les textes que l’on peut directement dater de cette première période (B. Ioannis Duns Scoti, Opera Philosophica, vol. I, II, V, The Catholic University of America Press, Washington D.C. The Franciscan Institute, St. Bonaventure University, St Bonaventure, New York, 1999-2006) comprennent, outre un recueil de Quaestiones super secundum et tertium De anima, un massif de près de mille cent pages de questions sur l’Isagogè, les Catégories, le Perihermeneias ou les Réfutations sophistiques. À la suite des travaux de Steven Marrone, de Silvia Donati, d’Olivier Boulnois et de Giorgio Pini, ce premier Duns Scot commence à être mieux connu. Une figure se dessine : un franciscain formé à l’école anglaise, lecteur de Simon de Faversham mais aussi de Raoul le Breton ou des œuvres logiques d’Albert le Grand. Dans ce contexte, la genèse de l’univocité de l’étant est un objet de choix pour une archéologie historique mais l’intérêt de ces textes va bien au-delà. D’un enjeu particulier pour l’étude de la tradition logique au XIIIe siècle, ils sont essentiels pour la compréhension du second Duns Scot (le théologien), dès lors que le Docteur Subtil n’a jamais oublié ni délaissé ce qu’il avait écrit avant ses premières leçons sur les Sentences.

C’est donc avec perspicacité qu’Héctor Salinas-Leal, professeur associé à la faculté de philosophie de la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotà, a choisi de lui consacrer une étude d’ampleur (336 pages). Son objet est clairement délimité (p. 9) : « Notre approche cherche à se concentrer sur une lecture des positions philosophiques du premier Duns Scot en elles-mêmes. Pourquoi ? Parce que celui-ci reste un inconnu, parfois très dérangeant et, surtout, parce qu’il est lu et interprété à partir du Scot de l’univocité ou à partir du dernier Duns Scot. Dans les deux cas, soit le premier disparaît, soit il est pensé en fonction de celui qu’il deviendra. »

Ce projet était ambitieux et nécessaire. Alors que les études diverses ne faisaient que pointer tel ou tel changement de position sans donner de vision générale, celle-ci se propose de rassembler et confronter plusieurs aspects des théories logiques, sémantiques et métaphysiques du jeune Duns Scot. À cette époque, et singulièrement dans la tradition anglaise de la logique à laquelle il appartient, une mutation essentielle a lieu, un changement de perspective dont on ne saurait trop souligner l’importance. Par opposition avec l’ancienne conception de la logique comme science du langage, une autre compréhension s’impose et devient désormais dominante : l’idée selon laquelle la logique porte sur les objets de la pensée, c’est-à-dire sur les concepts d’intention seconde. L’auteur désigne ce changement comme l’institution d’un « ordre intentionnel » de la logique (p. 35). « C’est ainsi que les concepts de second ordre que nous employons pour nous référer à, ou plutôt, pour classifier les choses du monde, deviennent eux-mêmes des objets d’une science, mais qui est maintenant la science du non-réel/intentionnel, la logique, qui en se dédoublant, analyse et utilise ses concepts pour parler d’elle-même » (p. 42). La logique est à la fois une science particulière et l’espace intentionnel commun à toute science et toute pensée. C’est dans cette perspective que les questions relatives à la logique, la sémantique et la métaphysique se trouvent étroitement imbriquées. Le choix de ces trois axes de lecture est donc particulièrement pertinent. Dans son livre, l’auteur examine successivement : (1) la question du sujet de la logique comme science et de la structure de la science des prédicables ; (2) le problème de la signification des noms, dans les deux séries de questions sur le Perihermeneias ; (3) la question d’une science des catégories et la réduction de l’étant à un terme équivoque dans ce contexte ; (4) les rédactions successives de la question sur le sujet de la science métaphysique ; (5) les deux strates de rédaction de la question de l’univocité de l’étant dans les Questions sur la Métaphysique.

On pourrait, certes, discuter du choix de ces questions, dans un corpus qui en offrait bien d’autres. H. Salinas-Leal reprend pour l’essentiel des sujets qui ont déjà été plus ou moins explorés, ce qui lui permet d’utiliser et de discuter les travaux de Giorgio Pini, Gérard Sondag, Dominik Perler, Costantino Marmo, E. Jennifer Ashworth, Irène Rosier-Catach, Rega Wood, Olivier Boulnois ou Dominique Demange (liste non exhaustive). Sous ce rapport, ce livre est assurément un outil de travail des plus utiles pour quiconque s’intéresse à ce domaine. En outre, il évite soigneusement le piège qui aurait été de tenter une quelconque synthèse. L’état actuel de la recherche sur le premier Duns Scot ne le permet aujourd’hui d’aucune façon.

La méthode suivie (qui a ses avantages et ses inconvénients) est celle de la lecture continue et commentée des questions du corpus étudié. Elle a l’inconvénient, qui est assurément le défaut principal du livre, de longues explications et discussions de détail, qui peuvent perdre le lecteur. Je pense en particulier à l’étude de la question du sujet de la science métaphysique sur presque cent pages (chap. IV, p. 159-258) – un chapitre qu’il n’est guère possible de lire sans s’y reprendre à plusieurs fois, même pour un lecteur averti. En même temps, la cause principale de ces longueurs et difficultés vient des textes étudiés, qui se refusent à la simplification et à la synthèse. Ce livre d’Héctor Salinas-Leal porte sur des sujets de recherche actuels : ce n’est pas une présentation synthétique d’un domaine qui serait pour l’essentiel déjà suffisamment connu et maîtrisé. À cet égard, la lecture continue offre la possibilité de déployer les structures générales des questions, d’étudier les enchaînements logiques des arguments et ainsi de ne pas céder à la tentation de sélectionner ceux qui nous plaisent le plus (à plusieurs reprises, l’auteur souligne les difficultés d’interprétation de tel ou tel passage que le fil du texte lui impose de signaler) et ainsi de proposer une plus grande ouverture à l’interprétation. La lecture suivie permet également d’observer in situ les ajouts (additiones, extra) que Duns Scot lui-même a introduits dans ses manuscrits, au fur et à mesure qu’il les réutilisait.

Duns Scot ne considérait pas ses textes anciens comme dépassés ou périmés – il reprenait les questions là où il les avait laissées. Il revenait sur d’anciens exposés d’un problème pour en reprendre les matériaux et les engager vers une nouvelle élaboration. En outre, il laissait parfois en suspens certains problèmes, pour attendre de la solution d’autres problèmes une nouvelle compréhension plus favorable. Ainsi, en confrontant différentes questions, on peut d’autant mieux cerner des structures communes à la pensée du jeune Duns Scot et comprendre certains changements en observant ce qui se passe ailleurs. C’est bien pourquoi l’examen croisé de problèmes épistémologiques, logiques et sémantiques permet de retrouver différentes structures communes.

C’est ainsi qu’est montré que, chez le jeune Duns Scot, la question du sujet et de la structure de la logique comme science suit un schéma comparable à celui de la métaphysique comme science. Dans les deux cas, il faut postuler une structure bipolaire, obtenue par superposition entre un sujet propre et principal et un sujet commun. Le sujet propre de la logique (le syllogisme) est celui qui rend possible la constitution de la science selon les Seconds Analytiques. Toutes les propriétés démontrées en logique peuvent être reconduites au syllogisme. Quant au sujet commun (les intentions secondes, l’ens rationis), il comporte le trait dominant de tout objet logique, son trait le plus commun. La logique est science intentionnelle, commune par son sujet commun et non son sujet propre. Le même dispositif apparaît pour la structure de la métaphysique, dans sa première conception : son sujet propre est alors la substance et son sujet commun analogue l’étant. Et derechef, dans la dernière phase (la plus tardive) de rédaction, tout se passe comme si nous avions de nouveau la même structure bipolaire en posant cette fois-ci Dieu comme sujet propre et principal et l’étant comme sujet commun univoque dans toute sa généralité comme domaine de la recherche métaphysique. « C’est une articulation qui reste valable pour l’œuvre théologique. Elle permet de comprendre le rapport entre l’étant univoque et l’étant premier à l’intérieur d’une science avec deux pôles constituant ses deux sujets : celui par priorité d’exécution et celui par priorité d’intention » (p. 321). Il s’agit là – il faut le souligner – d’une relecture de la pensée de Duns Scot des plus originales.

Un autre résultat qui prouve l’efficacité de cette méthode de lecture se trouve dans l’examen de la question de la signification des noms, au chapitre II (p. 69-104). Au sujet de la célèbre magna altercatio (le nom signifie-t-il prioritairement la chose ou son concept dans l’âme ?), Duns Scot a laissé deux versions dans ses questions sur le Perihermeneias – deux versions sans détermination finale. Il considérait donc à l’époque qu’il ne pouvait pas trancher. H. Salinas-Leal montre sur ce point (1) que les différentes réponses proposées par le jeune Duns Scot à ce problème sont déjà très fortement structurées par une certaine conception de la sémantique des termes, à savoir la liberté d’imposition de signification ad placitum et l’autonomie de l’ordre sémantique sur l’ordre réel ; (2) que la solution au problème du signifié direct du nom qui sera finalement apportée dans les textes de la maturité (solution selon laquelle il y aurait un ordre naturel entre les rapports de signification, tout comme le soleil illumine les parties de l’espace selon un certain ordre naturel) est issue d’une reprise du problème laissé en suspens dans les questions sur le Perihermeneias. Puisque l’analogie sémantique per prius et posterius est pour Duns Scot une monstruosité, le modèle de l’ordre de nature permet de comprendre comment le mot (la voix), le concept et la chose sont ordonnés naturellement mais sans qu’il y ait analogie. « S’il y a une hiérarchie des signes, due à leur proximité sémantique au signifié, cette hiérarchie est impropre et ne doit pas faire oublier l’immédiateté avec laquelle chaque signe signifie selon son seul signifié propre : la chose en tant que conçue » (p. 103).

Personnellement, la lecture de cette partie de l’ouvrage m’a permis d’y voir plus clair sur la question (très disputée) de savoir si la sémantique de Duns Scot est externaliste ou internaliste. L’étude ne peut que le constater à de multiples reprises, sur divers sujets : pour Duns Scot, aucune des structures empruntables à l’ordre réel ne peut être projetée dans la sémantique. Point essentiel qu’elle met en évidence, c’est dès le début que Duns Scot hésite entre une conception externaliste et internaliste de la signification, chacune suscitant des difficultés propres. Il y a là une tension constitutive de la pensée scotienne, que le Docteur Subtil n’a peut-être pas voulu réduire. Si le mot signifie effectivement la chose extérieure, la proposition à son sujet tend à n’exprimer que des propriétés intentionnelles (relatives à l’esse objective, à la res ut intelligitur, à la chose donnée dans l’intellect). On est alors en droit de penser que Duns Scot a reculé devant le risque de précipiter sa théorie de la connaissance dans une pure théorie de la représentation. Franchir le Rubicon vers une sémantique qui soit purement noétique – hypothèse de lecture que j’ai personnellement soutenue à une époque (Dominique Demange, « On the noetical semantics on Duns Scotus », in Johannes Duns Scotus (1308-2008): Die Philosophischen Perspektiven Seines Werkes. Investigations into his philosophy, éd. L. Honnefelder et al., Franciscan Institute Publications, Münster, Aschendorff Verlag, 2010, p. 209-226) – est une conséquence à laquelle manifestement Duns Scot n’a pas voulu se réduire.

Comparativement, le problème du sujet de la métaphysique comme science (chapitre IV, p. 159-258) nous engage dans des questions de structures épistémologiques (relatives en particulier au rapport entre métaphysique et théologie) d’un intérêt moindre pour la connaissance du premier Duns Scot. On ne peut comprendre toutefois pourquoi le Docteur Subtil nous met en scène une telle gigantomachie dans sa première des Questions sur la Métaphysique si on ne voit pas les implications et enjeux multiples de cette question. Comme on le sait, le terme scientia recouvre à l’époque bien plus que ce que nous appelons aujourd’hui « science ». Il désigne la dimension du savoir intellectuel dans toute son extension, avec des implications directes en théorie cognitive (s’y joue, en particulier, la question des limites et de la portée de la connaissance sensible) ; il renvoie à la question des modes de la construction syllogistique du savoir selon le modèle des Seconds Analytiques (la distinction entre scientia quia et scientia propter quid joue dans cette question de Duns Scot un rôle central) ; il engage enfin la question de la structure réelle des objets eux-mêmes (ce qui implique, par exemple, la distinction des propriétés physiques et métaphysiques). On s’aperçoit à cet égard que, chez Duns Scot, une grande nouveauté vient de la conception (qui sera reprise par Ockham) de la science comme complexum speculandi, ou scientia agregata, qui le conduit à proposer une métaphysique à géométrie variable (voir en particulier p. 229-231).

La rédaction de l’ouvrage, issu d’une thèse soutenue à l’École pratique des hautes études en 2014, a fait l’objet d’un soin tout particulier. Bien que le français ne soit pas la langue natale de l’auteur, sur un sujet pour le moins abstrait voire aride, la lecture est fluide, agréable et variée. Héctor Salinas-Leal fait constamment preuve d’une vivacité d’esprit et d’un effort didactique. Ce livre a désormais toute sa place à côté des classiques des études scotistes comme Scoto e l’analogia, Categories and Logic in Duns Scotus de Giorgio Pini ou Être et représentation d’Olivier Boulnois. Mais comme on l’a vu, il ne saurait être négligé non plus par celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de la logique, de la sémantique et de la métaphysique au XIIIe siècle.

Dominique Demange

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Pour citer cet article : Héctor SALINAS-LEAL, Duns Scot avant l’univocité de l’étant. Études logiques, sémantiques et métaphysiques, Paris, Vrin, 2022, « Études de philosophie médiévale » n° CXVI, 339 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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