Auteur : Donald Rutherford

Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Dialogues sur la morale et la religion, suivis de Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention. Introduction, traduction et notes par Paul Rateau, Paris, Vrin, 2017, 176 p.

Cet ouvrage comprend six textes de Leibniz – cinq d’entre eux rédigés sous forme de dialogues à la fin de la décennie 1670 – ainsi qu’une substantielle introduction par Paul Rateau, qui situe ces œuvres en leur contexte historique et en précise la signification. Jean Baruzi publia trois de ces pièces pour la première fois en 1905 sous le titre Trois dialogues mystiques inédits de Leibniz. Rateau a amélioré l’édition de ces textes en les colligeant avec les versions publiées dans le volume A VI, 4 de l’édition de l’Académie et en établissant que l’un de ces dialogues constitue la suite d’un autre court fragment, également inséré dans la présente publication. En outre, le volume comprend deux textes absents de l’édition de Baruzi : la traduction en français du dialogue latin Inter theologum et misosophum, qui figurait dans les Textes inédits édités par Grua, et le plus tardif Mémoire pour les personnes éclairées et de bonne intention, que l’on trouvait dans les éditions de Foucher de Careil et de Klopp et qui fait désormais partie de A VI, 4.

L’édition de Baruzi sert de point de départ à l’interprétation que Rateau donne de ces textes. À l’encontre des ouvrages de Bertrand Russell (A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, 1900) et de Louis Couturat (La Logique de Leibniz, 1901), qui de façon différente soutenaient la primauté de la logique dans la philosophie de Leibniz et en écartaient ou y minimisaient le rôle de la religion, Baruzi soulignait l’importance fondamentale de celle-ci pour notre philosophe. Baruzi reconstruisait la philosophie de Leibniz comme l’expression d’un « mysticisme rationnel » et présentait les dialogues comme preuves à l’appui de cette interprétation. Rateau reconnaît pour une part la pertinence de l’approche de Baruzi, bien qu’il conteste que Leibniz puisse être qualifié de « mystique » en quelque sens que ce soit (p. 14-15). L’engagement tant théorique que pratique de Leibniz traduit une orientation « fondamentalement religieuse » (p. 24). Leibniz se consacre à l’avancement de la « piété véritable », fondée sur la quête d’un savoir relatif à la sagesse divine et sur l’application de ce savoir au service du bonheur humain. Bien que Leibniz se soit investi dans des disputes doctrinales et dans des débats de politique confessionnelle en vue de la réconciliation des Églises, sa propre conception de la religion est œcuménique et détachée des spécificités de pratique et de profession de foi. La « vraie religion » est celle qui promeut l’amour éclairé de Dieu, fondé sur la connaissance de ses attributs et de ses œuvres. Elle est inséparable de l’amour du prochain (p. 29). Dans cette perspective, la vie et l’œuvre de Leibniz répondent à l’objectif de promouvoir la vraie religion, en contribuant au bonheur de tous les êtres humains et par conséquent à l’avènement du meilleur des mondes possibles.

Rateau développe de façon claire et convaincante ces points qui font l’objet d’un consensus de plus en plus large au sein des études leibniziennes. Il relie les textes édités en ce volume (à l’exception du Mémoire) aux premières années de Leibniz à Hanovre, durant lesquelles celui-ci reconnaissait en son patron, le duc Johann Friedrich, un prince éclairé qui lui procurerait les moyens nécessaires à la réalisation de ses projets. La période durant laquelle les dialogues furent rédigés, 1678-1679, fut une période faste, car la réunion des Églises luthérienne et catholique semblait alors, à Leibniz du moins, constituer une réelle possibilité. Dans ceux-ci et dans d’autres écrits, Leibniz s’employait à trouver des terrains d’entente réciproque entre les partis adverses, en exposant sa propre position, parfois énoncée par « Théophile » (un porte-parole qui réapparaîtra dans les Nouveaux Essais), défenseur de la raison et de la piété. La mort de Johann Friedrich en décembre 1679 et l’avènement de son frère Ernst August, moins pieux et moins éclairé, entravèrent la capacité de Leibniz à réaliser ses plans. Il persévéra néanmoins en ce sens, même après que la révocation de l’Édit de Nantes eût mis fin à l’espoir de réunifier les Églises.

Comme Rateau le montre, les fins religieuses de Leibniz se retrouvent tout au long de sa carrière dans ses plans ambitieux de création de sociétés scientifiques et dans son projet d’une encyclopédie dans laquelle tout le savoir humain, rassemblé par l’effort concerté de savants à travers le monde, serait colligé. Ces projets apparaissaient à Leibniz comme autant d’expressions authentiques de la « vraie piété ». Dans le Mémoire plus tardif, texte qui ne fait que confirmer la constance de ses intentions, Leibniz souligne que « toute personne éclairée doit juger que le vrai moyen de s’assurer pour toujours de son propre bonheur particulier, c’est de chercher sa satisfaction dans les occupations qui tendent au bien général ». Et « ce bien général » est « l’acheminement à la perfection des hommes, tant en les éclairant pour connaître les merveilles de la souveraine substance qu’en les aidant à lever les obstacles qui empêchent le progrès de nos lumières » (p. 162). Ainsi le projet de Leibniz est-il à la fois voué au bonheur et perfectionnement moral de l’humanité et à la pratique de la vraie piété, fondée pour les êtres humains sur la connaissance et l’amour de Dieu comme source de toute perfection dans le monde.

Les dialogues de la fin de la décennie 1670 soutiennent cette conception à l’encontre de conceptions plus étroites et plus sectaires de la religion. La position de Leibniz résulte de sa conviction que la philosophie et la théologie reposent sur le même principe : « rien ne se fait sans raison ». Comme Rateau le souligne : « ce principe est à la fois rationnel et divin, puisque la raison est en Dieu et que Dieu est la Raison même, au fondement de toutes les vérités comme de tous les êtres » (p. 31). La défense de la raison, selon Leibniz, est la défense de la philosophie et de la vraie conception de la religion contre diverses formes de « misosophie ». Dans le premier dialogue, le « misosophe » est un fidéiste qui récuse l’usage de la raison en théologie : « Dieu et les anges n’ont pas besoin de la logique » (p. 72). Le « théologien » réfute ces objections et obtient pour finir une concession partielle : « Vous me persuadez presque de croire que la raison humaine, conduite comme il faut, ne s’oppose jamais à la foi divine révélée » (p. 76). Les autres dialogues mettent en scène des variantes de « misosophie », auxquelles s’oppose l’union de la raison et de la piété. Dans ces textes, il est particulièrement intéressant de relever la volonté de Leibniz – que l’on ne perçoit pas dans maintes autres œuvres – de s’en prendre à des thèses sceptiques qui contestent ouvertement l’autorité de la raison.

Ce petit livre est une contribution opportune à la littérature leibnizienne. Il rend disponibles des versions adéquates de textes négligés et il fournit un argumentaire convaincant en ce qui concerne leur importance. Il met implicitement en cause les préjugés qui ont affecté de façon dirimante nombre de lectures de la philosophie de Leibniz et il s’interroge sur le type d’unité que l’on doit s’attendre à trouver en son système. La réponse proposée, conjoignant les dimensions théoriques et pratiques de l’œuvre de Leibniz, suggère que cette unité serait fondamentalement théologique. Telle n’est pas l’approche la plus courante au sujet de la philosophie de Leibniz, mais telle semble être de plus en plus la bonne approche, et ce volume sert à argumenter en sa faveur.

Donald RUTHERFORD (traduit de l’anglais par François Duchesneau)

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Pour citer cet article : Donald RUTHERFORD, « Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Dialogues sur la morale et la religion, suivis de Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention. Introduction, traduction et notes par Paul Rateau, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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