Auteur : Edgar Marques
Vivianne de Castilho de MOREIRA, Leibniz’s Naturalized Philosophy of Mind, Curitiba, Kotter Editorial, 2019, 519 p.
Dans son impressionnant livre, Vivianne Moreira traite de manière extrêmement méticuleuse et rigoureuse de l’un des problèmes majeurs et des plus difficiles de l’interprétation de la philosophie leibnizienne. Il s’agit de l’énigme – expression utilisée par Leibniz lui-même pour décrire le problème en question et reprise par l’auteure – de la compatibilité entre, d’une part, la compréhension de la vérité propositionnelle comme inhérence de la notion du prédicat dans celle du sujet et, d’autre part, la possibilité que certaines propositions soient vraies de manière contingente et non nécessaire. La question centrale dont traite le livre est donc de savoir comment, dans le cadre du système leibnizien, une proposition peut être vraie sans être pour autant nécessaire. Autrement dit : vu la compréhension leibnizienne de la nature de la vérité, comment éviter que l’affirmation selon laquelle toutes les propositions analytiques sont vraies entraîne réciproquement que toutes les propositions vraies soient analytiques ?
Le fil d’Ariane qui mène à la sortie de ce labyrinthe est évoqué par Leibniz lui-même dans plusieurs passages de son œuvre. Dans l’un d’eux, il dit clairement dans quelle direction cette sortie est à chercher : « Et j’estime avoir de la sorte débrouillé une énigme, qui me laissa moi-même longtemps dans l’embarras, car je ne comprenais pas comment un prédicat pouvait être compris dans le sujet, sans que la proposition devînt pour autant nécessaire. Mais la connaissance de la géométrie et l’analyse des infinis m’ont donné cette lumière et j’ai ainsi compris que les notions peuvent également être résolues à l’infini » (Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, A VI, 4, 1516).
Cependant, même si Leibniz a tracé la voie à suivre dans la recherche d’une solution, il est difficile d’admettre qu’il ait, en fait, présenté une solution à la hauteur du défi soulevé. Annoncer une solution est une chose, la développer dans ses articulations les plus intimes en est une autre toute différente. Et c’est bien cette tâche à laquelle Vivianne Moreira s’attelle dans son livre. Loin de se contenter de la seule réponse indiquée par Leibniz, elle cherche à la déployer dans ses étapes nécessaires, en explorant tous les concepts, principes et doctrines qui doivent être mobilisés pour l’élaboration de cette réponse. Il s’agit sans aucun doute d’une entreprise de longue haleine, qui explique l’étendue du livre et l’ampleur des différents thèmes abordés successivement.
Pour faire face à cette tâche herculéenne, Vivianne Moreira a divisé son livre en trois parties. Dans la première, elle traite de la conception leibnizienne de la vérité, en examinant les raisons qui conduisent Leibniz à formuler et à défendre cette doctrine particulière, selon laquelle la vérité propositionnelle consiste dans l’inclusion de la notion du prédicat dans celle du sujet. L’auteure adopte comme méthode interprétative de la pensée de Leibniz une sorte de reconstruction conceptuelle du dialogue critique que Leibniz établit avec Descartes et Hobbes sur le concept de vérité. L’idée directrice est que l’on peut mieux comprendre ce qui conduit Leibniz à formuler cette conception de la vérité quand on réfléchit aux critiques qu’il adresse, sur ce thème, respectivement à Descartes et à Hobbes, en refusant la notion d’évidence avancée par le premier, et le lien que le second établit entre l’arbitraire des définitions et l’arbitraire présumé de la vérité propositionnelle. Ainsi, la conception même de Leibniz se dégage de l’explicitation des raisons qui le conduisent à rejeter les doctrines cartésienne et hobbesienne.
Dans la deuxième partie du livre, afin de clarifier et de justifier la distinction entre propositions nécessaires et propositions contingentes, cruciale pour la solution du problème principal examiné dans le livre, l’auteure se consacre à une reconstruction des réflexions logiques de Leibniz sur l’analyse notionnelle et propositionnelle, en tant qu’elles ont trait à la contingence. Dans ce but, Vivianne Moreira se tourne vers la caractéristique, en examinant les concepts et les principes de base qui la constituent. Ainsi, dans cette partie, il s’agit fondamentalement de restituer l’architecture conceptuelle qui structure la distinction modale que Leibniz propose entre le contingent et le nécessaire, de manière à dévoiler les racines sur lesquelles se fonde la contingence.
Dans la dernière partie, Vivianne Moreira, munie des résultats obtenus dans les deux premières parties de son livre, présente, développe et justifie l’hypothèse de travail qui guide toute son enquête, à savoir que l’application de la loi de continuité aux propositions contingentes permet de justifier l’établissement de la distinction entre propositions nécessaires et contingentes, par l’opposition entre analyse finie et analyse infinie. Pour y parvenir, l’auteure part des recherches de Leibniz sur l’infini mathématique, en réfléchissant sur leurs répercussions dans l’application de la loi de continuité aux méthodes de calcul de la géométrie. En définitive, il s’agit de montrer la fécondité de ces investigations mathématiques dans le champ de la logique modale leibnizienne. Le principal résultat de l’enquête consiste en effet à justifier la possibilité d’une distinction logique entre propositions nécessaires et contingentes, grâce à la réflexion sur le rôle joué par le principe de continuité dans les analyses que Leibniz entreprend sur l’infini mathématique.
C’est, en bref, un livre important et très ambitieux dans ses buts, car il s’appuie sur une enquête de grande ampleur, qui va de la doctrine leibnizienne de la vérité aux réflexions de Leibniz sur l’infini mathématique et sur le principe de continuité, en passant par une réflexion approfondie sur les notions fondamentales de la caractéristique leibnizienne. Sa lecture sera extrêmement utile à tous ceux qui cherchent à comprendre comment le système leibnizien peut éviter l’incohérence dans son affirmation de la contingence.
Continuo e Contingência constitue, à mon avis, par la rigueur, la profondeur et le sérieux avec lesquels la pensée de Leibniz y est étudiée, un jalon important dans les études leibniziennes au Brésil, établissant, je l’espère, un modèle à suivre dans les futures recherches sur ce philosophe.
Edgar MARQUES
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Pour citer cet article : Vivianne de Castilho de MOREIRA, Leibniz’s Naturalized Philosophy of Mind, Curitiba, Kotter Editorial, 2019, 519 p. in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.