Auteur : Élodie Cassan

Ben-Yami, Hanoch, « Word, Sign and Representation in Descartes », Journal of Early Modern Studies, n° 10/1, 2021, p. 29-46.

Cet article prend son départ dans un commentaire du premier chapitre du Monde , dans lequel Descartes opère une comparaison entre la lumière et les mots et discute des signes et des idées. On le sait, pour Descartes, de même qu’il y a une différence « entre le sentiment que nous […] avons [de la lumière], c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans le Soleil, qui s’appelle du nom de Lumière », de même que les idées qui sont dans notre pensée ne sont pas « entièrement semblables aux objets dont elles procèdent », de même « les paroles, n’ayant aucune ressemblance avec les choses qu’elles signifient, ne laissent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots, ni à leurs syllabes ; en sorte qu’il peut arriver qu’après avoir ouï un discours, dont nous aurons fort bien compris le sens, nous ne pourrons pas dire en quelle langue il aura été prononcé ». Comment comprendre la manière dont Descartes aborde la relation entre langage, signe et représentation, dans ce passage ? C’est à l’étude de cette question que l’article est consacré. À cette fin, l’auteur prend position contre la lecture de Stephen Gaukroger dans son Descartes. An Intellectual Biography, Oxford, 1995, selon lequel Descartes rend intelligible le caractère représentatif des données de la perception par analogie avec un modèle linguistique, c’est-à-dire avec l’idée que les signes linguistiques représentent par convention une idée ou une autre. H. Ben-Yami rappelle également que S. Gaukroger compare les représentations cognitives avec la façon dont les mots représententles idées dont ils sont le signe. Si cette interprétation n’est, selon lui, pas sans pertinence, elle est aussi dans une certaine mesure anachronique, car elle reviendrait à projeter sur le texte de Descartes une approche contemporaine de la représentation et du langage qui ne s’y trouve pas. L’article défend alors la thèse selon laquelle Descartes ne conçoit pas les mots et les signes en tant que représentants des choses, mais en tant que causes productrices des idées dans l’esprit. D’après lui, c’est la raison pour laquelle dans le traité du Monde , Descartes peut comparer la lumière aux mots, et le sentiment de la lumière aux idées : dans un cas, comme dans l’autre, ce qui compte est que ces éléments sont engagés dans une relation de cause à effet. Autrement dit, l’auteur avance que de même que la lumière produit la sensation de la lumière, un mot génère une idée. Il met sa thèse en perspective historique, en examinant les conceptions aristotélicienne et augustinienne du signe, ainsi que leurs réceptions scolastiques, en tant qu’espaces d’exploration de la thèse du signe comme cause de la pensée. Revenant à Descartes, il souligne que même dans la Meditatio VI, dans la quatrième partie de la Dioptriqueou encore à l’article 197 de la quatrième partie des Principia, Descartes ne dit pas que les mots ont un pouvoir représentatif, mais qu’ils peuvent exciter l’esprit à la conception d’idées qui ne ressemblent pas à la cause qui les a produits. D’où la conclusion : puisque, pour Descartes, les mots sont dénués de tout caractère représentationnel, il convient de penser à nouveaux frais la généalogie de cette approche du langage, qui s’illustre de façon exemplaire dans le Tractatus de Wittgenstein.

Élodie Cassan (Université de Rouen, ERIAC)

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Pour citer cet article : Ben-Yami, Hanoch, « Word, Sign and Representation in Descartes », Journal of Early Modern Studies, n° 10/1, 2021, p. 29-46., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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Brissey, Patrick, « Reasons for the Method in Descartes’ Discours », Journal of Early Modern Studies, 10/1, 2021, p. 9-27.

Cet article se propose d’étudier les raisons de la méthode cartésienne, considérée à partir de l’exposé qui en est fourni dans la seconde partie du Discours de la méthode . L’objectif est de répondre à l’objection qui pourrait être faite de l’arbitraire de cette méthode. Que celle-ci ait pour fonction de donner les moyens de rechercher la vérité, ainsi que Descartes le revendique dès ses écrits de jeunesse, est, en effet, une chose ; mais qu’elle soit, en tant que telle, du côté du vrai, en est une autre. Comment Descartes peut-il le garantir ? Telle est la question examinée ici. C’est dans sa démarche pour résoudre cette difficulté que tient l’originalité de cet article. Il ne s’agit pas de rendre compte de la genèse historique de la méthode cartésienne, dont la découverte la nuit du 10 novembre 1619 a déjà occupé de nombreux interprètes, ni d’aborder cette méthode du point de vue de sa genèse disciplinaire, c’est-à-dire dans la perspective de son origine mathématique et dans celle de son rôle dans la constitution de la philosophie naturelle, qui ont suscité toutes les deux des débats herméneutiques nombreux. Il promeut, au contraire, une approche internaliste, en mettant l’accent sur le texte même du Discours. Il met en dialogue le passage de la première partie de l’ouvrage qui fait allusion aux « premières pensées » de novembre 1619 ayant conduit Descartes à la formation d’une méthode, avec celui de la seconde partie, qui précède immédiatement l’énoncé des règles de la méthode. Dans la série des métaphores fondationnalistes exposées dans cette séquence, et à l’aide desquelles Descartes pense la nécessité de la méthode, P. Brissey repère ainsi deux arguments d’ordre essentialiste, au nom desquels Descartes peut soutenir la véracité de sa méthode : d’une part, Dieu, créateur libre d’un univers parfait, aurait institué une relation isomorphique entre la raison humaine et la réalité ; d’autre part, la méthode serait le déploiement fonctionnel de la raison humaine, considérée dans sa nature et dans celle de ses opérations. En s’appuyant sur ces arguments, Descartes adosserait sa méthode à une « philosophie par provision » (his so-called provisional philosophy, p. 11), c’est-à-dire à un ensemble doctrinal dont la mise en œuvre précède la présentation de la métaphysique théorique (theoretical metaphysics, p. 11) dans la quatrième partie du Discours. L’auteur établit sa lecture en deux temps : d’abord, lisant les Lettres de Descartes à Mersenne de 1630 sur les vérités éternelles de façon contextualiste, il y voit les fondements des éléments de doctrine fournissant une justification préthéorique de la méthode dans la seconde partie du Discours ; ensuite, il commente de façon textuellement très précise la fonction argumentative des exemples insérés par Descartes dans le préambule de sa méthode. Il passe donc en revue successivement l’exemple de l’architecte, celui du législateur prudent, celui du Dieu ordonnateur, et celui des lois de Sparte. Selon lui, dans cette séquence Descartes s’élève à la thèse de Dieu, pris comme fondation ontologique de la connaissance humaine, à partir de l’observation de ce que les hommes produisent des artefacts parfaits, avant d’entreprendre un mouvement descendant pour expliquer la structure de la réalité. C’est, à ses yeux, sur cette structure fondationnelle que se fonde la thèse cartésienne de l’interconnexion des sciences.

Élodie Cassan (Université de Rouen, ERIAC)

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Pour citer cet article : Brissey, Patrick, « Reasons for the Method in Descartes’ Discours », Journal of Early Modern Studies, 10/1, 2021, p. 9-27., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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BACH Rebecca Ann, Birds and Other Creatures in Renaissance Literature. Shakespeare, Descartes, and Animal Studies, Routledge, New-York, Londres, 2018, 215 p.

Le point de départ de l’ouvrage tient dans une question provocatrice et suggestive : pourquoi seuls les êtres humains seraient-ils concernés par l’histoire du sujet et de sa déconstruction, qui est une des manières possibles d’appréhender la modernité philosophique ? Cette thèse s’est imposée dans la culture occidentale en raison de l’influence des idées cartésiennes d’animal et d’homme. Selon D., l’animal est un être dont le comportement est explicable en termes purement mécaniques, à la différence de l’homme. Son argument est connu : les paroles prononcées par un homme, en tant qu’elles sont à propos et impossibles à prévoir, sont la manifestation de la capacité de penser qui est en lui. Cette capacité fonde la différence essentielle de l’homme d’avec les autres êtres de la nature : elle fait de lui le seul des vivants irréductibles à une machine corporelle. Cette séparation nette de l’homme par rapport à l’animal a le mérite d’être « inclusive », c’est-à-dire de ne pas exclure de l’humanité des êtres qui déraisonnent, idiots, fous, enfants irréfléchis, ou ceux qui ne semblent pas avoir les moyens de s’exprimer, les sourds et les muets. Les conséquences pratiques de cette égalité entre hommes sont tout aussi fameuses : ramener les animaux à des machines revient à leur interdire la position de sujet et fonde toutes sortes d’abus dans leur traitement. C’est sur ce dernier plan que le présent ouvrage se situe. Il entend questionner l’idée que l’affirmation d’une égalité entre hommes les conduit à se placer dans une position de supériorité par rapport aux animaux.

Sa démarche est la suivante. Il part du constat qu’au début du XVIIe s., en Angleterre, les animaux sont vus comme des créatures morales, douées d’intelligence et capables de communiquer entre elles et avec les hommes – et ce, en dépit d’une tradition aristotélicienne selon laquelle seul l’homme disposerait de conscience de soi. Dans ce cadre, les animaux sont tout autant des sujets que les hommes. Le problème selon l’A. est que la prégnance actuelle d’une approche cartésienne de l’anthropologie rend presque inintelligible l’inscription renaissante de l’humanité au sein de l’animalité. C’est en effet à l’aide de cette grille de lecture rétrospective que les textes de Shakespeare par ex. sont communément interprétés. D’où des contresens importants, par ex. sur le personnage de Bottom dans Le Songe d’une nuit d’été, vu comme un représentant de l’homme moyen, alors que dans le texte il apparaît comme un âne incapable de raisonner d’une quelconque manière que ce soit. Pour comprendre l’œuvre de Shakespeare, très représentative de la vision renaissante des relations entre les vivants, il conviendrait donc de changer de référent philosophique et de prendre du champ par rapport aux propositions cartésiennes. Cela revient à explorer la Renaissance en tant qu’espace textuel marqué par l’affirmation de l’inégalité entre les hommes et par l’insertion des hommes dans le monde des créatures.

Il s’agit donc dans l’ouvrage de faire droit à deux points discutés par D. (1) À la Renaissance, l’homme n’est pas défini essentiellement par son esprit : il existe d’abord et avant tout en tant qu’il est un corps et qu’il est nécessairement construit par ses passions ; il peut donc se comporter comme un animal et être traité comme tel par d’autres hommes. (2) À la Renaissance, l’homme n’est pas seul au monde : il est enveloppé dans une réalité phénoménale à la diversité irréductible et il est requis par elle ; il relève donc fondamentalement du genre de l’animal. Autrement dit, l’idée de l’A. n’est pas seulement de souligner que la thèse cartésienne de l’animal-machine a été contreproductive quand elle est intervenue dans le cadre d’analyses de représentations de l’animal à la Renaissance. Bach entend surtout expliquer en termes éthiques le changement de paradigme anthropologique entre Shakespeare et D. Selon elle, le souci de D. de mettre en lumière la grandeur de l’homme constitue la raison profonde de la dissociation qu’il opère entre l’homme et le reste des vivants. Ce projet lui imposerait de faire fi des formes traditionnelles de savoir à propos de l’intelligence et de la conscience de soi des autres créatures. Shakespeare procèderait différemment car son accent constamment mis sur la responsabilité humaine dans le cours du monde l’empêcherait de donner, à l’instar de D., naissance une approche désincarnée de l’humanité, ancrée dans une grande solitude.

L’énoncé de cette thèse s’effectue en six chapitres. Après une introduction (« Inequality for all », p. 1-39) présentant les enjeux généraux de ce travail, l’A. aborde le type d’animal sur lequel elle se propose de travailler : les oiseaux, moins étudiés que les mammifères dans les recherches effectuées à ce jour sur les représentations renaissantes de l’animal (« Feathers, Wings and Souls », p. 40-71). Dans les quatre chapitres suivants, elle se consacre à quatre pièces de Shakespeare : au Songe de Shakespeare (« The Creaturely Continuum in A Midsummer Night’s Dream », p. 72-95), au Viol de Lucrèce (« The Lively Creaturely/Object World of The Rape of Lucrece », p. 96-121), au personnage de Falstaff tel qu’il apparaît à la fois dans Henri IV et Les Joyeuses Commères de Windsor (« Falstaff and ‘the Modern Constitution’ », p. 122-145) et enfin au Conte d’hiver (« The Winter Tale’s pedestrian and Elite Creatures », p. 146-169). Son dernier chapitre est consacré à la mise en place d’une distinction conceptuelle entre la grandeur et la responsabilité humaine visant à établir la différence des cadres éthiques des propositions anthropologiques de Shakespeare et de D., (« Human Grandiosity/Human Responsibility », p. 170-184). Il est suivi d’une bibliographie, (p. 185-199), d’un index des auteurs (p. 200-203) et d’un index thématique (p. 204-215).

Dans la perspective des études cartésiennes, ce travail a un grand mérite. Alors que les thèses de D. sur le langage et la raison comme propres de l’homme sont souvent appréhendées seulement dans les termes d’un débat avec Montaigne et Charron, l’ouvrage les réinscrit dans un arrière-plan culturel vaste, le théâtre baroque anglais. Par là, il fait percevoir de manière très précise la force de rupture dont elles sont porteuses. Il invite à poser à nouveaux frais la question de la transition entre la Renaissance et l’âge classique. Qu’il nous soit permis toutefois de formuler un regret : dans la recherche des justifications éthiques de la position cartésienne, la psychologie supposée de leur auteur fournit un argument décisif : son refus des filiations, sa constitution fragile et sa solitude entreraient pour une large part dans sa compréhension de la nature humaine (p. 20). C’est évidemment tout sauf impossible, et il n’y a pas de raison de nier la souffrance de D. suite à la mort de sa mère, ni même de douter que le philosophe ait dans une grande mesure mené une vie solitaire. On peut néanmoins douter qu’une doctrine philosophique se ramène à la transfiguration conceptuelle de traumas et de névroses. On peut regretter que peu de choses soient dites du D. savant et de son rôle capital dans le renouveau de la physique dans l’Europe du XVIIe s., car ce renouveau est déterminant dans la compréhension de la nature, et donc de la constitution respective de l’homme et de l’animal.

Élodie CASSAN (IHRM, ENS de Lyon)

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Pour citer cet article : Élodie CASSAN, « Rebecca Ann Bach, Birds and Other Creatures in Renaissance Literature. Shakespeare, Descartes, and Animal Studies, Routledge, New-York, Londres, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars2020, p. 151-222.

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CORDEMOY, Gérauld de, Six Discours sur la distinction et l’union du corps et de l’âme. Discours physique de la parole, édition, présentation et notes par Kim Sang Ong-Van-Cung, Paris, Vrin, 2016, 258 p.

Ce volume, le sixième de la série des « Textes cartésiens en langue française » dirigée par D. Moreau, regroupe deux textes de l’« avocat philosophe » Gérauld de Cordemoy (1626-1684) publiés respectivement en 1666 et 1668. Ces textes ont en commun de s’inscrire dans la suite de la physique cartésienne telle qu’elle s’élabore, en particulier, dans Le Monde et le Traité de l’homme. Les Six Discours sur la distinction et l’union du corps et de l’âme, selon le titre donné dans l’édition des Œuvres complètes de Cordemoy en 1704 au Discernement du Corps et de l’Âme en Six Discours pour servir à l’éclaircissement de la physique, connaissent une première publication, partielle, dans l’édition de 1664 du Monde, qui comprenait en effet le Second Discours. Ce texte remanié d’une conférence donnée par Cordemoy chez Louis Habert de Montmort, membre des cercles cartésiens et éditeur de Gassendi, est consacré au mouvement et au repos des corps. Ce n’est certes pas à dire que dans l’ensemble des Six Discours, l’objet de Cordemoy soit de reprendre toutes les hypothèses de la science de la nature cartésienne. Au contraire, il s’en émancipe très clairement, notamment en prenant position en faveur de l’hypothèse atomiste (Premier Discours) et en participant à l’élaboration de l’occasionalisme. Il soutient en ce sens que la matière n’a pas le mouvement en elle-même et que la cause véritable de ce mouvement se trouve au-delà d’elle (Troisième et Quatrième Discours). Il n’en reste pas moins que Cordemoy déploie pleinement le geste de D. dans sa physique. En effet, à la différence de ce qui se passe dans le Traité de l’homme, laissé inachevé, il ne se contente pas de décrire le corps humain, supposé tout formé, ainsi que son fonctionnement mécanique. Il se consacre également à l’union de l’âme et du corps (Cinquième Discours) et à la distinction du corps et de l’âme (Sixième Discours). Enfin, le geste méthodologique du Discours physique de la parole est d’inspiration doublement cartésienne : (1) il procède à un déploiement de thèses cartésiennes autour d’un objet philosophique certes pris en vue par D. mais pas systématisé par lui : autrui ; (2) il consiste dans la validation de la thèse de D. sur les animaux, considérée dès le XVIIe siècle comme un des marqueurs de sa philosophie. Cette situation explique que ce Discours ait pu être considéré comme le Septième Discours sur la distinction et l’union de l’âme et du corps. Elle fonde par là même l’unité du volume ici présenté.

Ce dernier s’ouvre sur une introduction générale portant sur « l’homme chez Cordemoy » (p. 9-70) : après quelques rappels biographiques sur cet auteur, il s’agit de mettre l’accent sur « les traits importants de l’œuvre de Cordemoy » (p.13) : l’atomisme, l’occasionalisme et le langage comme signe de la raison humaine. La logique d’ensemble du propos est d’établir en quoi ces éléments participent de l’élaboration d’une anthropologie philosophique qui est « le cœur de la philosophie de Cordemoy » (p. 13). D’un point de vue matériel, les deux premières de ces trois grandes séries de remarques introduisent aux enjeux des Six Discours tandis que la dernière met au centre le Discours physique de la parole. Une notice précise ensuite que l’édition s’appuie sur l’établissement des textes telle qu’elle a été effectuée en 1704 dans les Œuvres complètes de Cordemoy, la pagination de l’édition de 1704 étant indiquée en marge du texte. Il est également rappelé que les variantes, signalées en fin de volume (p. 251-253), ne sont pas exhaustives : ne sont retenues que celles qui sont considérées comme les plus importantes sur le plan quantitatif ou doctrinal. Les annotations prennent appui sur celles de F. Clair et P. Girbal, Gerauld de Cordemoy, Œuvres philosophiques avec une étude bio-bibliographique (Paris, 1968) ainsi que sur celles de l’édition italienne du Discours physique de la parole par E. Lojacono (Rome, 2006). Elles visent à mettre en lumière certains concepts et à mettre en perspective historique le travail de Cordemoy en le situant principalement par rapport à D. et à d’autres cartésiens, mais aussi en rappelant l’ancrage aristotélicien ou scolastique de certaines thèses de l’auteur.

Cette édition a au moins deux grands mérites. Tout d’abord, en proposant une annotation historique, conceptuelle et critique des Six Discours, elle rend accessible un texte actuellement mobilisé dans des travaux de recherche sur l’occasionalisme, comme ceux de D. Antoine-Mahut ou de S. Roux. Ensuite, l’édition du Discours physique de la parole permet d’élucider le statut du langage dans le cartésianisme. Cette question a notamment été considérée par N. Chomsky : dans sa très fameuse Linguistique cartésienne, ce dernier a pu faire apparaître que s’il n’y a pas de linguistique chez D., au sens de domaine théorique traitant uniquement des questions de langage et de langue, c’est parce que dans son œuvre, comme souvent à l’âge classique, le traitement des questions linguistiques n’est pas séparé du traitement des questions liées aux idées. Dans ce cadre, Chomsky a étudié certains des développements par Cordemoy de remarques de D. sur le langage et a rappelé que, pour l’un et l’autre, le comportement linguistique d’autrui ne pouvant, en tant qu’il est créatif et « à propos », être expliqué en termes mécanistes, le fait de la parole ainsi défini autorise le postulat de l’existence d’autres esprits. Mais il ne dit rien de la progression logique suivie par Cordemoy dans l’ensemble de son argumentation ; il ne fait pas état des enjeux physiques du propos du philosophe, en tant qu’il se propose ensuite de démêler en la parole « tout ce qui s’y rencontre de la part du corps », et que cette démarche lui permet d’élaborer sa propre position au sujet de l’âme des bêtes ; il ne cherche pas non plus à dégager la portée morale du texte de Cordemoy, quand bien même ce dernier, après avoir dégagé les points communs et les différences entre ces manières d’exprimer nos pensées que sont la voix, l’écriture et les signes, et avoir recherché les « causes physiques de l’éloquence », en vient à faire du langage le paradigme de l’action volontaire. Comme l’écrit Chomsky, « L’important pour nous, plus que les efforts cartésiens pour rendre compte des facultés humaines, est l’accent mis sur l’aspect créateur de l’utilisation du langage, sur la distinction fondamentale qui sépare le langage humain des systèmes de communication animaux, purement fonctionnels et mus par des stimuli » (La Linguistique cartésienne, tr. fr., 1969, p. 27) Son point de vue, textuellement justifié, est très cohérent avec sa lecture de D., mais on peut regretter qu’il présente le passage de D. à Cordemoy dans les seuls termes d’une application par le second de préceptes à un objet négligé par le premier (autrui), car cela induit une lecture partielle du Discours physique de la parole. Pareille lecture est désormais rendue impossible par cette nouvelle édition, qui permet de revenir, plus instruit, aux textes de D., et fournit ainsi des matériaux de première main pour une réélaboration de la catégorie de rationalisme, tel qu’il s’illustre chez D. puis chez Cordemoy : chez ces deux auteurs, la relation entre le langage et la pensée engage la dimension de l’intersubjectivité.

Élodie CASSAN

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Pour citer cet article : Élodie CASSAN, « CORDEMOY, Gérauld de, Six Discours sur la distinction et l’union du corps et de l’âme. Discours physique de la parole, édition, présentation et notes par Kim Sang Ong-Van-Cung, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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MARCHAL, Francis, La Princesse et son philosophe. Théâtre. Une mise en scène de la correspondance entre Descartes et la Princesse Élisabeth de Bohème, Clamecy, Éditions Raison et Passions, 2016, 75 p.

Dans cette pièce de théâtre, l’A., professeur de philosophie, membre fondateur de l’Association pour la création des instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie (acireph) se propose non seulement de faciliter l’accès à un échange de lettres à « l’intérêt proprement philosophique » indiscutable, mais aussi de rendre sensible « l’intensité » de la « rencontre humaine » (p. 7) dont cette correspondance est l’occasion. Il poursuit donc un objectif de vulgarisation intelligente. Cette visée explique la disposition matérielle de l’ouvrage. Au terme d’un ensemble de quatre scènes (« Antidote contre la mélancolie », p. 11-24 ; « De la vie heureuse », p. 25-39 ; « Le docteur des princes », p. 41-55 ; « Une si merveilleuse reine », p. 57-68), puis d’un épilogue (« Un hiver invincible », p. 71-72), des « Indications bibliographiques » sont proposées (p. 73-75). Cette bibliographie n’est pas conçue à destination du spécialiste. Elle est à l’attention du « lecteur amateur » (p. 73), en quête de références permettant de « mieux apprécier le texte de cette mise en scène, comme une rencontre entre deux personnes et deux philosophes : Élisabeth et Descartes » (p. 73). – Par ailleurs, les choix faits en matière linguistique permettent d’entrer facilement dans le texte de la correspondance. D’une part, si la volonté de mise en intrigue de ces lettres a conduit à quelques modifications de langage et à des ajouts par rapport au texte de départ, ces ajouts sont relativement peu nombreux. Le texte dans son ensemble se présente en effet comme un montage effectué à partir d’une sélection de lettres composant la correspondance et d’une sélection de passages à l’intérieur de ces lettres. D’autre part, il est proposé au lecteur ou au spectateur qui voudrait aller plus loin dans la maîtrise des enjeux de cette correspondance de se reporter aux indications de pagination entre crochets, données en référence à l’édition de la correspondance entre D. et Élisabeth élaborée par J.-M. et M. Beyssade (Paris, 1989).

Sur le fond, les passages retenus mettent l’accent sur les effets thérapeutiques produits sur Élisabeth par les propositions que D. élabore en matière de bonheur en réponse aux questions qu’elle lui pose. Certes, le rôle joué par cette correspondance dans la construction du système philosophique de D., soit en l’occurrence, sur le développement de sa théorie des passions, et donc de sa morale, développement marqué par la parution du traité des Passions de l’âme en 1649, n’est pas souligné, alors qu’il est bien établi. Mais cela ne veut pas dire que les apports proprement théoriques des hypothèses cartésiennes soient mis au second plan. Tout d’abord, le rôle joué dans la construction des idées de D. par la discussion des thèses stoïciennes sur le bonheur, notamment tel qu’elles sont exposées par Sénèque dans le De vita beata, apparaît de manière centrale dans la scène 2 (« De la vie bienheureuse »). Ensuite, les remarques de D. sur la politique, contenues dans la correspondance avec Élisabeth, sont présentées et discutées dans la scène trois (« Le docteur des princes ») à l’occasion de l’embarras causé à la princesse par la « folie » de l’un de ses frères (p. 42). C’est un sujet sur lequel D. s’est pour le moins bien peu exprimé dans le reste de son œuvre. La pièce se clôt avec la lecture par Élisabeth de la lettre du 19 février 1650 qui lui a été adressée par Chanut, ambassadeur de France en Suède pour lui annoncer la mort de D., qui avait gagné Stockholm suite à la demande formulée à son endroit par la reine Christine. L’A. insistant ainsi sur le lien affectif fort qui unissait D. et Élisabeth, se place dans la suite de Y. Sibony-Malpertu (Une liaison philosophique, Paris, 2012 ; cf. BC XLV, p. 60). Il tient compte également de travaux de recherche récents et portant sur la question de savoir s’il est possible de considérer Élisabeth comme une philosophe au même titre que D. (D. Antoine et M.-F. Pellegrin éd., Élisabeth de Bohême face à Descartes : deux philosophes ? Paris, 2014). On ne peut que se réjouir que cette pièce ait déjà été jouée (elle a été créée en 2015 à Avignon).

Élodie CASSAN

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Pour citer cet article : Élodie CASSAN, « MARCHAL, Francis, La Princesse et son philosophe. Théâtre. Une mise en scène de la correspondance entre Descartes et la Princesse Élisabeth de Bohème, Clamecy, Éditions Raison et Passions, 2016, 75 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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DOBRE, Mihnea & NYDEN, Tammy, Cartesian empiricisms, Dordrecht, Springer, 2013, 333 p.

La distinction historiographique classique entre rationalisme et empirisme, qui ramène D. à un métaphysicien rationaliste faisant fi de l’expérience, ne permet pas de comprendre comment il put y avoir des philosophes cartésiens empiristes comme Desgabets, Régis ou Du Roure. L’étude de la résistance des textes de ces « empiristes cartésiens » à toute interprétation conduite au prisme de cette opposition conceptuelle est l’objet du présent ouvrage. Les douze chapitres qu’il contient sont la version finale d’un travail collectif sur la pratique expérimentale chez les cartésiens qui a occupé les deux directeurs du volume, en collaboration avec les neuf autres contributeurs, d’abord dans le cadre du Bucharest-Princeton Seminar in Early Modern Philosophy, en 2009, puis dans des symposiums qui se sont tenus dans le colloque d’HOPOS (History of Philosophy of Science) de 2010, ceux de la ESHS (European Society for the History of Science) de 2010 et 2012, celui de l’ISIH (International Society for Intellectual History) de 2011. Le point de départ de l’ensemble de ces travaux est le constat que l’inscription de la philosophie cartésienne dans une histoire de la philosophie et de la science modernes conçue comme un terrain d’affrontement entre deux écoles de pensée dont seule la seconde fonderait ses théories sur des données d’observation, a produit une compréhension inexacte de ses objets et de la portée de sa réception. Cette lecture mythologique de D., illustrée exemplairement par Voltaire, revient à assimiler sa théorie des idées à des considérations dogmatiques que Locke a raison de critiquer, et sa méthode de la science à la promotion d’hypothèses obscures auxquelles la Royal Society et Newton ne peuvent pas ne pas s’opposer en promouvant la pratique expérimentale comme la seule méthode à même de faire progresser les savoirs. Dans une telle perspective, les auteurs de l’âge classique sont les ennemis les uns des autres ; qu’ils puissent discuter les uns avec les autres, s’influencer réciproquement, n’est tout simplement pas envisageable. C’est pourtant bel et bien le cas. Les auteurs du volume visent à faire droit à la réalité de ces échanges. Ils adoptent ainsi un parti pris méthodologique remarquable. Selon eux, autant les termes « rationaliste », « empiriste », voire ceux de « spéculatif » ou « expérimental », par lesquels des chercheurs comme P. Anstey proposent de les remplacer, sont utiles à titre d’éléments de description de plusieurs des enjeux théoriques des textes de l’âge classique, autant ils sont totalement inopérants en tant qu’outils de classification des corpus, car tous les penseurs de la période ne sauraient se répartir entre l’une ou l’autre de ces catégories (p. 8). Ce présupposé mérite d’être mis en lumière. En effet, comme l’a établi Q. Skinner, pour que l’histoire de la philosophie, dont relève à de multiples égards l’histoire de la science classique, ait du sens, elle doit être centrée autour des problèmes étudiés par ses acteurs et dans les termes dans lesquels ils les élaborent et se proposent de les résoudre. Mais l’écriture d’une telle histoire n’est possible que si la position occupée par ces acteurs dans le champ des questions qu’ils abordent est clairement identifiée au préalable, ce que seule permet une étude précise de la manière dont ces auteurs manipulent des matériaux de plusieurs traditions pour forger leur propre pensée. De ce point de vue, il est donc important de souligner, comme le font les coordinateurs du volume, qu’un usage de l’opposition binaire entre le rationalisme et l’empirisme n’a pas lieu d’être : cette dichotomie, à vocation simplificatrice, ne peut rendre compte des modalités de circulation et de transmission des textes. Par suite, elle rend inintelligible le geste philosophique de certains auteurs parce qu’elle revient à gommer la possibilité pour eux de prendre appui sur les deux traditions, rationaliste et empiriste. Un enjeu essentiel philosophiquement se dessine donc : faire un pas de côté par rapport à un « narrative in crisis » (p. 6).

À cette fin, il convient de se pencher sur la question du rôle joué par la philosophie cartésienne dans l’introduction, l’acceptation et le développement des pratiques et méthodes expérimentales dans la philosophie naturelle de la fin du XVIIe siècle. Il s’agit ainsi d’établir (1) qu’il y a des échanges d’idées entre les cartésiens et les newtoniens, (2) que des auteurs éclectiques associent cartésianisme et newtonianisme en présentant cette articulation comme la science nouvelle, (3) que la pratique expérimentale qui a cours chez les cartésiens avant Newton exerce une influence sur les newtoniens du XVIIIe siècle. Qu’il y ait un dialogue entre les cercles cartésiens et newtoniens dans le domaine de la philosophie naturelle prouve par l’exemple que le rationalisme et l’empirisme ne sont pas des paradigmes incommensurables et exclusifs l’un de l’autre. Que des cartésiens fassent place à l’expérience souligne la nécessité d’aborder avec un regard neuf des matériaux textuels de l’âge classique encore trop peu connus. Cette revendication, qui engage à elle seule tout un programme de recherche, apparaît très clairement dans l’introduction donnée par les directeurs de l’ouvrage (p. 1-21). En étudiant la manière dont les philosophes naturels cartésiens réfléchissent sur la notion d’expérience et celle dont ils font des expériences, M. Dobre et T. Nyden entendent ouvrir un nouveau champ de recherches pour de nouvelles approches de l’histoire de la philosophie et de la science de l’époque moderne (p. 17).

Qui sont ces « empiristes cartésiens » auxquels ils se consacrent ? L’expression d’ « empirisme cartésien » (cartesian empiricism) s’applique classiquement à Desgabets, Régis, Lamy, Bayle et du Roure, depuis les travaux que leur ont consacrés R. Ariew (« Cartesian Empiricism », Revue roumaine de philosophie, 50 (1-2), 2006), M. Cook (« Desgabets as Cartesian Empiricist », Journal of the History of Philosophy, 46-4, 2008), P. Easton et T. Lennon (tous deux auteurs du Cartesian empiricism of François Bayle, New York/London, 1992), et T. Schmaltz (Radical Cartesianism : The French reception of Descartes, Cambridge, 2002). Ces philosophes sont tous « cartésiens » en ce qu’ils développent la philosophie cartésienne dans une multitude de directions, alors qu’ils procèdent à des explications des phénomènes naturels. Ils n’ont donc pas en partage une même doctrine cartésienne. Ils sont par ailleurs « empiristes », soit parce qu’ils prennent en compte l’idée que la connaissance procède des sens, soit parce qu’ils accordent un rôle à la pratique de l’expérimentation dans l’obtention d’une connaissance scientifique de la nature. La diversité de leurs empirismes justifie le pluriel du titre du livre Cartesian Empiricisms. Dans ce cadre, il s’agit d’examiner le rôle noétique et méthodologique accordé à l’expérience par des cartésiens originaires de France, de Hollande, d’Allemagne et d’Angleterre, dans quatre disciplines (la physique, la chimie, la psychologie, la médecine). Cet élargissement du corpus d’un point de vue à la fois géographique et disciplinaire permet de conclure qu’il est fréquent chez les cartésiens d’élaborer des positions doctrinales revenant à accorder une place importante à la connaissance acquise par expérience.

L’ouvrage se divise en deux parties, composées chacune de six chapitres et suivies d’un très utile appendice bio-bibliographique consacré à chacun des cartésiens étudiés ici (p. 307-315), ainsi que d’un index nominum (p. 317-326). Dans la première partie intitulée « Cartesian Philosophy : Receptions and Context » (p. 25-149), le propos est organisé autour de l’exposition des raisons philosophiques et historiques ayant rendu possible l’émergence des empirismes cartésiens. Dans la seconde partie intitulée « Cartesian Natural Philosophers », (p.151-305), est entreprise une série d’étude de cas afin de montrer concrètement comment cartésianisme et expérimentation en viennent à être reliés conceptuellement.

L’article inaugural de R. Ariew (« Censorship, Condemnations and the Spread of Cartesianism », p. 25-46) présente des raisons institutionnelles conduisant à rapprocher la philosophie cartésienne de l’empirisme. L’A. étudie à cette fin la condamnation de la physique de D. par les catholiques de Louvain en 1662. L’argument est le suivant : quand sont condamnées des propositions du corpuscularisme et de la philosophie mécanique, comme la négation des formes substantielles et des qualités réelles, ainsi que la théorie de la matière comme ayant l’étendue pour attribut principal, ou encore celle de l’impossibilité du vide, c’est la méthode cartésienne, qui consiste à œuvrer en physique à partir d’idées claires et distinctes ayant résisté au doute hyperbolique, qui se trouve mise à l’Index, ainsi que la visée épistémique de certitude. Dans ces circonstances, pour pouvoir continuer de se revendiquer comme cartésien, il est nécessaire d’élaborer une épistémologie probabiliste, comme le fait par exemple Du Roure. La réforme forcée du concept cartésien de certitude conduit ainsi à demander à l’expérience de jouer un rôle dans la distinction entre le monde réel et la variété des mondes possiblement créés par Dieu. – Ce n’est pas à dire cependant que la philosophie cartésienne n’ait pas déjà fait appel à la pratique expérimentale. L’article de S. Roux (« Was there a Cartesian Experimentalism in 1660s France », p. 47-88) est très clair sur ce point : l’idée que D. a négligé les expériences au profit de la spéculation est un « cliché historiographique » (p. 51). Il faut en effet se rappeler que D. critique dans ses écrits de jeunesse les auteurs qui croient que la vérité sort de leurs cerveaux, qu’il loue le travail de Francis Bacon, que le lecteur du Discours de la méthode est invité à voir de ses propres yeux la dissection d’un coeur… Le point est que pour D., si l’expérience a une fonction épistémologique, en ce qu’elle permet d’identifier la manière dont Dieu choisit de produire un phénomène donné parmi toutes les manières possibles, et de choisir, parmi toutes les façons possibles de concevoir l’explication de ce phénomène, celle qui correspond au monde crée tel qu’il est, cette fonction joue un rôle philosophiquement secondaire : l’objet de la physique n’est pas de procéder à des expériences afin d’établir des faits, mais d’expliquer ces faits à partir de principes généraux (p. 53). Chez un cartésien comme Rohault, cette approche de l’expérience ne change pas ; la différence vient simplement du fait que l’auteur du Système de philosophie naturelle utilise lors de ses Mercredis l’expérience comme un outil de vulgarisation de la pensée cartésienne. C’est le fait que les expérimentations se voient accorder une place plus grande dans les autres sociétés savantes qui conduit à réduire D. et les cartésiens à des auteurs prétendant se passer d’une confrontation minimale avec l’empirie. Que le développement de « l’expérimentalisme radical » conduise à percevoir les propositions cartésiennes en matière de philosophie naturelle comme des abstractions dénuées de fondement est donc un raccourci totalement dénué de corrélat réel.

Cette conclusion est confirmée dans les trois chapitres suivants, d’abord par le biais d’une élucidation de ses implications pratiques, puis d’un point de vue théorique, à travers une étude de ce que doit à D. le développement de la médecine et la chimie, dans la seconde moitié du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. (1) Dans son article intitulé « Dutch Cartesian Empiricism and the Advent of Newtonianism » (p. 89-104), W. van Bunge relève qu’en Hollande, les travaux des cartésiens facilitent la diffusion du newtonianisme en Europe continentale. Il prend pour exemple l’université de Leyde sur laquelle l’impact de la philosophie cartésienne est bien connu : c’est la première université à recruter un professeur de philosophie newtonien, Willem Jacob’s Gravesande. L’A. note en outre que celui-ci professe les premiers cours universitaires explicitement newtoniens, dans un cadre institutionnel où ses collègues cartésiens sont tout sauf opposés à la méthode de Newton. En particulier, Boerhave, ancien élève du cartésien De Volder, a déjà fait des cours en faveur de Newton. Les cartésiens hollandais défient donc l’opposition entre le rationalisme et l’empirisme, comme le montre encore le fait qu’à Utrecht Régius a pris position contre la notion d’idées innées et qu’à Leyde Heereboord inclut Bacon quand il plaide en faveur de la libertas disputandi. (2) Une raison supplémentaire de remettre en question l’image d’une philosophie cartésienne étrangère à toute préoccupation expérimentale se trouve dans la réception dont cette philosophie fait l’objet chez les philosophes cartésiens allemands dans le domaine de la médecine, et chez plusieurs chimistes en Angleterre et en France. Dans « Heat, Action, Perception : Models of Living Beings in German Medical Cartesianism » (p. 105-123), J. Smith montre que l’idée de D. que la médecine, en tant qu’art de conserver la santé, est une visée essentielle de la philosophie est reprise par les philosophes de l’école de Duisburg, en particulier par Clauberg chez qui elle justifie le recours à l’observation pour comprendre le fonctionnement des corps vivants. Ces observations conduisent à une compréhension non cartésienne des corps composés, qui influence Leibniz. Dans « Could a Practicing Chemical Philosopher Be a Cartesian ? » (p. 125-148), B. Joly argumente en faveur de la portée conceptuelle de la critique de la chimie menée par D. dans les Principia IV : en réduisant toutes les opérations chimiques à des questions de taille, de forme et de mouvement de particules, D. assimile la chimie à de la mécanique. Par conséquent, pour que des cartésiens comme Boyle, ou Nicolas et Louis Lémery, qui introduisent des considérations chimiques dans leur philosophie naturelle, puissent en faire une discipline à part, il leur faut la présenter comme une connaissance empirique. Il apparaît dès lors que ce ne sont pas seulement des circonstances extérieures qui rendent possible l’association du cartésianisme au développement de l’expérimentalisme : la manière dont D. appréhende les phénomènes est également décisive.

Telle est la thèse qu’illustrent les six chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, consacrés chacun à un « empiriste cartésien » et à la spécificité des formes que revêt l’empirisme chez lui. Sont passés en revue : Régius, Desgabets, Rohault, De Volder, Le Grand et Bekker. Un vaste champ disciplinaire est ainsi pris en considération, allant de la physique à la médecine en passant par la psychologie. (1) Dans « Empiricism Without Metaphysics : Regius’Cartesian Natural Philosophy » (p. 151-183), D. Bellis montre que l’épistémologie de Régius est empiriste en ce sens qu’elle pose que toutes les idées viennent de la sensation, exception faite de ce qui relève de la Révélation. Le recours à cette théorie empiriste de la connaissance permet à Régius de se fonder sur un certain nombre de principes cartésiens, de reprendre à son compte l’explication proposée par D. sur tel point précis de la philosophie naturelle, tout en rejetant la métaphysique cartésienne. L’A. précise que c’est en partie à D. que Régius emprunte pour construire son approche de la sensation. Il est donc clair, une fois encore, que le développement de l’empirisme moderne après D., au sens gnoséologique et méthodologique, ne s’explique pas par une prise de position contre l’absence d’intérêt du philosophe à l’égard des données de l’expérience. (2) Dans « Robert Desgabets on the Physics and Metaphysics of Blood Transfusion » (p. 185-202), P. Easton montre que l’expérience joue un rôle méthodologique chez Desgabets, en tant qu’outil permettant de démontrer les premiers principes, ou vérités de physique et de théologie, en les reliant à la façon dont Dieu a effectivement fait le monde. À cette fin, elle étudie la théorisation des expériences faites autour de la transfusion sanguine dans le Discours sur la communication ou la transfusion du sang. L’enjeu est pour elle d’établir la relation dialectique que les propositions théoriques de Desgabets entretiennent avec celles de D. D’un côté, Desgabets s’inscrit dans la continuité de D. : sa conception de l’expérience découle de sa lecture de la Sixième partie du DM et de l’article 46 des Principia III ; d’un autre côté, il discute D. : en critiquant la théorie de la matière de ce dernier, il met au point une méthode de la science nouvelle. – (3) Dans « Rohault’s Cartesian Physics » (p. 203-226), M. Dobre étudie d’un point de vue interne et externe le Traité de physique de Rohault, qui a été utilisé, après la mort de son auteur, comme un manuel de physique dans de nombreuses universités comme Louvain, Cambridge et Oxford. Il montre que la pratique expérimentale illustrée dans ce texte, et qui est responsable de sa popularité pour une large part, est adossée à un postulat méthodologique selon lequel la science requiert l’association de la raison, qui permet d’aborder les choses à un niveau général, et de l’expérience, qui donne seule la connaissance des choses sensibles, particulières. Il s’intéresse aussi à la réception de ce texte dans l’Angleterre newtonienne. Il analyse comment Clarke en est venu à proposer une annotation de sa traduction anglaise. Qu’un manuel de physique puisse être cartésien, tout en incluant des réfutations newtoniennes témoigne de la très grande richesse des échanges entre les philosophes britanniques et continentaux. – (4) T. Nyden, dans « De Volder’s Cartesian Physics and Experimental Pedagogy » (227-248), examine les raisons théoriques qui conduisent De Volder, qui est cartésien, à inclure une pratique expérimentale dans les cours de physique qu’il dispense à Leyde. Selon Nyden, l’attachement à la science cartésienne manifesté par De Volder tout au long de sa vie interdit de penser que la place que le philosophe fait peu à peu à l’expérience traduise une évolution de sa part vers le newtonianisme. De Volder pense que le raisonnement déductif à partir des premiers principes est nécessaire pour garantir d’un point de vue épistémique le contenu de nos théories physiques ; à ses yeux, si l’expérience est requise, c’est comme outil pour prouver l’existence des corps particuliers qui font l’objet de cette théorie. Cette position n’est ni cartésienne, ni newtonienne : elle s’inscrit dans une tradition pédagogique d’enseignement par l’observation développée à Leiden. – (5) Dans « The Cartesian Psychology of Antoine Le Grand » (p. 251-274), G. Hatfield se penche sur le rôle de l’expérience dans la philosophie naturelle et la psychologie mécaniste d’A. Le Grand. Il étudie la description détaillée donnée par ce dernier des mécanismes sensori-moteurs que les hommes et les autres animaux ont en partage. Il montre qu’en procédant à ces observations, Le Grand ne fait que reprendre à son compte l’idée cartésienne que toutes les fonctions animales doivent être expliquées mécaniquement et qu’il en va de même pour une grande majorité de comportements humains. Le Grand développe ainsi la psychologie mécaniste de D., en se situant beaucoup moins loin de ce dernier que Rohault et Régis sur la question du type de certitude que l’on peut attendre dans le domaine de la philosophie naturelle. – (6) K. Voermeir, dans le dernier chapitre de l’ouvrage intitulé « Mechanical Philosophy in an Enchanted World : Cartesian Empiricism in Balthasar Bekker’s Radical Reformation » (p. 275-306), apporte un regard neuf sur la figure de Bekker. L’A. questionne le rapport à l’expérience de ce cartésien supposément rationaliste en ce qu’il procède à un traitement a priori de la théologie et de la métaphysique, et qu’il préfigurerait les Lumières radicales. Il soutient qu’il s’agit là d’un « empirisme cartésien ». Sa thèse consiste à dire que la philosophie mécanique de D. a fourni à Bekker les moyens conceptuels de mettre au point son approche empirique de la philosophie naturelle. Voermeir conclut que Bekker n’est pas techniquement à l’origine des Lumières mais que son oeuvre a joué un rôle essentiel dans les discussions modernes du cartésianisme, de la théologie réformée, et que plusieurs de ses idées ont été reprises par des penseurs des Lumières.

Au terme de ce parcours, deux grands mérites de l’ouvrage retiennent l’attention. (1) Il fait connaître au lecteur des matériaux textuels d’auteurs encore trop peu étudiés pour eux-mêmes alors qu’ils sont un chaînon essentiel pour comprendre qu’on ne saurait réduire le cartésianisme et le newtonianisme à deux paradigmes qui s’opposent terme à terme. (2) Il soulève des questions épistémologiques et méthodologiques dont la prise en compte est essentielle à l’historien de la philosophie. D’une part, sur le plan épistémologique, en montrant que le rationalisme et l’empirisme sont les noms de deux manières complémentaires d’aborder le problème de la connaissance scientifique de la nature, ce livre invite à s’interroger sur les fondements de la rationalité scientifique à l’âge classique. Il paraît ainsi avoir pour suite logique une recherche sur les réélaborations du champ de la logique entreprises par les acteurs et les penseurs de la révolution scientifique. D’autre part, sur le plan méthodologique, il oppose à l’inintelligibilité d’une histoire de la philosophie écrite à partir d’un usage anachronique de catégories conceptuelles floues, la richesse d’une telle histoire écrite à partir d’une attention portée aux problèmes et donc aux textes qui les prennent en charge. À ce titre, il appelle la mise au point d’une histoire renouvelée de la philosophie naturelle de l’âge classique dont on ne peut qu’espérer qu’elle voie prochainement le jour.

Élodie CASSAN

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Pour citer cet article : Élodie CASSAN, « DOBRE, Mihnea & NYDEN, Tammy, Cartesian empiricisms, Dordrecht, Springer, 2013, 333 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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GUILIN, Vincent, « “Descartes à travers mes âges”. Retour sur quelques lectures cartésiennes de Canguilhem », Revue de métaphysique et de morale, Paris, PUF, 2015/3, 87, p. 307-328.

Dans quelle mesure le maniement de la référence à D. éclaire-t-il les choix philosophiques de Canguilhem tels qu’ils s’illustrent dans ses œuvres de jeunesse, éditées dans un premier volume de ses Œuvres complètes, paru chez Vrin en 2011 ? Dans cet ensemble, les matériaux textuels consacrés à D. sont loin de se limiter à quelques articles connus, comme « Descartes et la technique », paru en 1937 dans les actes du colloque marquant le tricentenaire du Discours de la méthode : ils comprennent des notes de cours reçus et donnés, un recueil de textes constitué une fois acquise l’édition Adam et Tannery, un manuscrit inachevé. Dans ce cadre, Canguilhem fait sienne l’idée d’Alain, son professeur en khâgne, selon laquelle la place de D. dans l’enseignement se justifie par son traitement de deux problèmes essentiels : (1) celui du mécanisme, à portée pratique en tant qu’il redessine le rapport de l’homme à la nature, (2) celui du primat de la volonté dans le jugement, replacé dans l’horizon théologique de la création des vérités éternelles. La connaissance de ces coordonnées problématiques permet de mieux comprendre les termes dans lesquels Canguilhem analyse le concept cartésien de technique, ceux de création et de relation entre connaissance et action.

Élodie CASSAN

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Pour citer cet article : Élodie CASSAN, « GUILIN, Vincent, « “Descartes à travers mes âges”. Retour sur quelques lectures cartésiennes de Canguilhem », Revue de métaphysique et de morale, Paris, PUF, 2015/3, 87, p. 307-328. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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