Auteur : Emanuela Scribano

DI BELLA, Stefano & SCHMALTZ, Tad M., éd., The Problem of Universals in Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2017, x-352 p.

Les textes de ce volume couvrent un espace chronologique qui va de Gassendi à Kant. Dans leur préface, S. Di Bella et T. Schmaltz reviennent sur la question classique des universaux au Moyen Âge. Après avoir rappelé les termes de la « querelle sur les universaux », ils soulignent les changements qui, à l’âge moderne, imposent de repenser l’origine et le statut de la connaissance de l’universel. La réduction cartésienne des corps à une seule nature matérielle – l’étendue tridimensionnelle – et l’abandon de la théorie aristotélicienne des formes obligent à repenser cette connaissance de fond en comble. Le but du volume est de montrer que la question des universaux n’est pas tant oubliée à l’époque moderne que repensée. On ne peut que saluer cette mise à point, qui manquait dans l’horizon de la littérature sur l’épistémologie des modernes. Trois chapitres (5, 6, 7) de ce volume concernent D. et la culture cartésienne.

Dans le chapitre consacré à D. (« Descartes on Universal Essences and Divine Knowledge »), L. Nolan revient sur sa thèse avancée dans des travaux précédents selon laquelle D. aurait tenu une position « conceptualiste » sur la question des universaux : commentant le passage de la Meditatio V qui semble proposer une conception platonisante des universaux et qui concerne les « natures immuables et éternelles », l’A. soutient que ce dernier ne serait platonisant qu’en apparence : la présentation des natures comme « immuables et éternelles » viserait à faire comprendre au lecteur qu’il est ici question des natures que le platonisme avait interprétées comme telles, mais que D. réduit à des états mentaux de l’esprit humain. L’A. appuie sa thèse premièrement sur la simplicité divine et deuxièmement sur la simplicité des substances créées. La présence dans l’entendement divin des essences immuables et éternelles est impossible à cause de la simplicité divine, qui d’ailleurs est interprétée par D. de façon extrêmement rigide, étant donné que la simplicité divine est un pivot de la théorie de la création des vérités éternelles. On ne retrouve d’ailleurs pas chez D. de réalisme des universaux, étant donné que les idées dont il parle sont toujours singulières : Dieu, l’étendue, l’âme. Par conséquent ni Dieu ni l’homme ne connaissent les essences sinon après la création des substances. Les idées ne viseraient aucune essence éternelle ou immuable et perdraient toutes les caractéristiques des idées platoniciennes. L’éternité dont parle D. signifie seulement qu’elles sont toujours conçues de la même façon par l’esprit humain. D’où la conclusion: « all essences, insofar as they are distinguished from actual existing substances, are merely ideas in finite minds » (p. 115).

T. Schmaltz (« Platonism and Conceptualism among the Cartesians ») revient sur le désaccord entre l’interprétation platonisante et l’interprétation conceptualiste des idées et des vérités éternelles chez D., dans une perspective originale, s’interrogeant sur le positionnement des « cartésiens » de l’un ou l’autre côté. Les différentes prises de position des cartésiens constituent alors une sorte de preuve a posteriori de la possibilité d’interprétations différentes de la position de D. à propos des universaux. Au nom d’une conception platonisante des idées, Malebranche repousse la création des vérités éternelles, tandis que le conceptualisme d’Arnauld valorise certains aspects de la théorie de la connaissance de D. Le cas de Régis et de son inspirateur Desgabets démontre la capacité du platonisme à trouver de nouvelles voies d’expression qui n’avaient sûrement pas été envisagées par D.

M. Priarolo (« Universals and Individuals in Malebranche’s Philosophy ») s’interroge sur une conséquence apparemment paradoxale de la vision des idées en Dieu chez Malebranche, à savoir sur la difficulté d’assurer la connaissance des individus. Priarolo montre que la théorie de la connaissance de Malebranche prévoit la précédence de l’universel sur le singulier : la connaissance de l’infini et des idées générales précède la connaissance des individus et la rend problématique, au moins à partir de la seconde édition de La Recherche de la vérité. Si ce que l’esprit humain voit en Dieu est universel, si Dieu même connaît dans son essence les idées universelles, et si l’esprit humain n’a jamais de connaissance directe des choses particulières existantes, comment serait-il possible de connaître les choses singulières ? L’A. propose de revenir sur la théorie thomiste de la connaissance divine des choses particulières pour essayer de comprendre comme la connaissance des singuliers peut être atteinte par l’entendement divin et humain, chez Malebranche. D’ailleurs la référence à la pensée scolastique s’est révélée très fructueuse pour la compréhension de la pensée moderne, et notamment de la théorie de la connaissance de Malebranche, et la contribution de Priarolo s’insère pertinemment dans la filière des études qui ont utilisé la scolastique pour jeter une lumière nouvelle sur la théorie de la connaissance de Malebranche.

Les textes de L. Nolan et de T. Schmaltz choisissent comme point de repère exclusif la littérature anglophone et notamment américaine, ce qui donne à leurs contributions une nuance provinciale, étant donné que la discussion sur les vérités éternelles et sur le « platonisme » de D. et des cartésiens a connu un débat abondant et stimulant dans la littérature européenne. Mais le problème de fond est ailleurs. Ces chapitres partagent de façon plus ou moins explicite la conviction que les natures éternelles que D. dit créées par Dieu soient équivalentes aux « universaux ». Dans les passages des Principia Philosophiae sur lesquels s’appuie l’interprétation « conceptualiste », D. utilise explicitement le mot « universaux » et soutient qu’ils sont tirés de l’expérience des choses singulières existantes, mais dans les Responsiones à Gassendi, qui avait assimilé les universaux aux natures éternelles, il distingue soigneusement les natures « immuables et éternelles » d’avec les universaux et revendique l’innéisme seulement pour les premières (AT VII 380-381). D. refuse donc d’assimiler les « natures immuables et éternelles » aux universaux ; si on les y assimile, on est contraint de repousser l’interprétation platonisante de natures éternelles qui, au contraire, est la conséquence naturelle de leur éternité et immutabilité et surtout de leur réalité au dehors de l’esprit explicitement revendiquées par D. D’où des interprétations contre-intuitives de l’immutabilité et de l’éternité dont D. parle. Bref, il n’est pas nécessaire de choisir entre platonisme et conceptualisme, si ces deux catégories s’appliquent à des objets différents. Tant que le rapport entre les universaux des Principia et les natures « immuables et éternelles » de Meditatio V ne sera pas soigneusement éclairé, le débat entre l’interprétation platonisante et l’interprétation conceptualiste des idées cartésiennes ne pourra trouver de solution satisfaisante. Les textes réunis ici ont ainsi le mérite de souligner l’urgence de cette mise à point.

Emanuela SCRIBANO

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Pour citer cet article : Emanuela SCRIBANO, « DI BELLA, Stefano & SCHMALTZ, Tad M., éd., The Problem of Universals in Early Modern Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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ARBIB, Dan & PAVLOVITS, Tamás, « Descartes est-il cartésien ? », Hungarian philosophical Review, 59, 2015/2, 168 p.

Il s’agit des actes d’un colloque tenu à Budapest les 23 et 24 janvier 2014 ayant pour objet la question : « Descartes est-il cartésien ? » Pour justifier le sens d’une telle interrogation, les éditeurs assignent deux tâches à ce recueil de textes (« Descartes est-il cartésien ? Descartes et son interprétation », p. 5-7) : mettre en lumière les décentrements internes, à savoir les lieux dans lesquels D. semble infidèle à « l’image de D. » déposée dans la littérature secondaire ou en tout cas au corps central de ses thèses, et les décentrements externes, à savoir les reprises et modifications que la postérité a imposées au cartésianisme. Les éditeurs sont conscients que ces objectifs seront d’autant mieux atteints que l’image de ce qui est contenu sous l’étiquette de « cartésianisme » sera précisée et détaillée. D’où deux questions : quand nous parlons de cartésianisme, entendons-nous la même chose qu’un immédiat successeur de D. ? Et comment l’entendons-nous ? Il est naturel que les réponses à des questions aussi exigeantes soit plus des indications de recherches que des résultats définitifs. De fait, ce recueil d’études s’inscrit dans une série de publications récentes tendant à repenser la notion même de cartésianisme – songeons, entre autres, à P. Machamer et J. E. McGuire, Descartes’ Changing Mind, Princeton, 2009 (cf. BC XL, 3.1.89) ou à D. Kolesnik-Antoine éd., Qu’est-ce qu’être cartésien ? Lyon, 2013 (cf. BC XLV) et D. Kambouchner, Descartes n’a pas dit […], Paris, 2015.

Quelques articles réunis dans cette livraison du Hungarian philosophical review se concentrent sur la question de la présence chez D. lui-même de théories ou d’éléments théoriques en tension avec l’image stéréotypée de D. Emblématique en ce sens est l’article de P. Guenancia qui, en dialogue avec l’ouvrage de J.-L. Marion, Sur la pensée passive de Descartes, Paris, 2013 (cf. BC XLIV), met l’accent sur la permanence de la distinction entre l’âme et le corps y compris au sein de leur union (« La distinction et l’union de l’âme et du corps : l’une est-elle plus cartésienne que l’autre ? », p. 9-20). Tout à fait sur la ligne du projet général du volume, V. Carraud s’interroge sur le contenu des étiquettes du cartésianisme, sur ce que D. a voulu que nous sachions de lui et sur ce que nous savons effectivement bien qu’il n’eût ni le désir ni le projet que nous sachions : est ainsi évoquée la présence d’un D. « péronien », aspirant philosophe, encore hésitant et non dogmatique, cherchant sa voie, c’est-à-dire un D. qui sent encore le « Sieur du Péron, gentilhomme poitevin » (« En deçà du cartésianisme ? Descartes péronien : le Studium bonae mentis », p. 21-33). G. Boros se concentre sur l’équivocité de la notion d’ « émotion intellectuelle » et les difficultés irrésolues qu’elle comporte, par rapport aux émotions ayant une contrepartie physique théoriquement toujours présente (« Sur les émotions intellectuelles chez Descartes », p. 34-45). D. Arbib (« Contribution à l’histoire d’un scotisme cartésien. Jalons pour une histoire de l’infini scotiste », p. 46-64) s’interroge sur l’identité du cartésianisme par rapport à la tradition scolastique : s’appuyant sur la littérature consacrée à ce sujet, utilisée de manière d’ailleurs assez sélective, il soutient la thèse du caractère scotiste de la métaphysique cartésienne, surtout s’agissant de l’idée de l’infini ; établissant qu’être cartésien en métaphysique signifie être scotiste, prenant acte de la tension entre l’univocité et l’équivocité dans la connaissance de l’infini, il en conclut que D. serait non-cartésien dans la mesure où il serait anti-scotiste, ce qui se vérifierait avec la théorie de la libre création des vérités éternelles. On pourrait cependant observer que la libre création des vérités éternelles n’aurait jamais été possible si D. n’avait admis, comme Scot, l’extériorité des vérités éternelles et des essences à la nature de Dieu. T. Pavlovits (« La priorité de l’infini dans l’ordre de la perception chez Descartes », p. 65-75) s’interroge sur l’antériorité de la connaissance de l’infini sur le fini et plus particulièrement sur les modalités par lesquelles la perception implicite de l’infini devient explicite : il se concentre en particulier sur la capacité de former l’idée de Dieu, idée dont on trouve trois définitions différentes, et établit la conclusion solide qu’il n’y aurait pas de capacité de former l’idée de Dieu si cette idée n’était déjà présente à la mens. Dans un article élégant et non dénué de souffle (« Fénelon ou la puissance de l’idée de Dieu », p. 76-168), M. Vetö se concentre sur les métamorphoses de l’héritage cartésien chez Fénelon, sur la dimension pratique et esthétique que revêt pour lui l’idée de Dieu, anticipant des thèmes propres aux théories du sentiment moral du xviiie s. La manière dont L. Verhaeghe affronte le sujet paradoxal du colloque est aiguë et féconde : elle montre comment la théorie du moi de Pascal se construit à travers une interprétation et un renversement de la réflexion cartésienne sur la générosité qui apparaît particulièrement dans la Correspondance avec Élisabeth (« L’exemple du premier cartésien : l’interprétation pascalienne de la générosité », p. 91-106). A. Frigo (« Descartes et l’amour des scolastique : remarque sur une définition de l’amour dans les Passions de l’âme », p. 107-124) pose une importante question méthodologique : retracer la source scolastique d’une théorie cartésienne n’implique pas que D. ne soit pas original : l’originalité, en ce cas, dépend de l’usage qui est fait de la source et surtout de la stratégie philosophique qui le commande, le repérage de la source offrant les éléments indispensables pour comprendre cette stratégie – d’où l’importance heuristique et nullement érudite de la recherche des antécédents des thèses cartésiennes. Dans l’usage cartésien de la notion scolastique d’amor et de ses différents types, l’A. montre la stratégie de retournement d’un telle notion, de manière d’autant plus pertinente que la référence à la source thomiste permet d’expliquer certaines incohérences des Passions de l’âme.

La section de Varia contient trois contributions. La première, de grand intérêt, est consacrée à un panorama du cartésianisme hongrois en littérature, science, philosophie, et à ses relations avec l’Église de la Hongrie moderne : c’est là un chapitre important et peu connu de l’histoire du cartésianisme, et l’article de B. Mester (« Hungarian Cartesians in the Mirror of the Historiographical Narratives », p. 125- 139) doit être accueilli avec gratitude. Les articles d’A. Blank (« Animal and Immortality in the Monadology », p. 140-152) et A. Kornai (« Realising Monads », p. 153-168) sont consacrés à deux problèmes leibniziens, à savoir au rapport entre la théorie de la préformation et la théorie de l’être incomplet, et au lien entre la théorie des perceptions et l’harmonie préétablie. Les deux articles clarifient donc efficacement des aspects de la Monadologie.

Au-delà de la fidélité plus ou moins stricte au programme indiqué par le titre, Descartes est-il cartésien ? et des quelques marques d’oralité résiduelles, certaines études de ce volume contribuent significativement à complexifier l’image du cartésianisme et de la compréhension de D. lui-même.

Emanuela SCRIBANO

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Pour citer cet article : Emanuela SCRIBANO, « ARBIB, Dan & PAVLOVITS, Tamás, « Descartes est-il cartésien ? », Hungarian philosophical Review, 59, 2015/2 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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