Auteur : Émeline Durand

Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p.

Déjà éditeur, avec Jakub Mácha, du volume collectif Wittgenstein and Hegel : Reevaluation of Difference (Berlin, De Gruyter, 2019), Alexander Berg propose ici une enquête monographique sur les traces de Hegel dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein. Disons d’emblée qu’il est peu question du premier dans cet ouvrage, qui intéressera surtout les lecteurs soucieux de mieux comprendre la singularité du second. La démarche de l’auteur doit en effet affronter le problème, récurrent dans le commentaire wittgensteinien, de l’absence presque complète de sources attestant une fréquentation de la tradition philosophique. A. Berg veut cependant montrer que Wittgenstein, s’il ne lui a guère consacré de commentaire précis, n’a pu entièrement ignorer la philosophie de Hegel, non plus que ses relectures dans l’hégélianisme britannique et les critiques qui lui ont été adressées par la philosophie analytique naissante.

Cette situation paradoxale appelle une enquête génétique visant à reconstituer les médiations manquantes entre l’œuvre des deux penseurs. Aussi l’auteur s’attache-t-il à décrire le contexte intellectuel où s’est forgée la pensée de Wittgenstein, d’abord lors de son premier séjour à Cambridge en 1911 (ch. I à III), puis après son retour en 1929 (ch. VI à VIII). Il identifie ainsi les deux sources auprès desquelles Wittgenstein a pu prendre connaissance de la pensée de Hegel : Bertrand Russell, qui reçut un temps l’influence de McTaggart avant de développer une vive critique de la logique hégélienne, et Charlie Dunbar Broad (1887-1971), dont les cours sur l’idéalisme furent commentés par Wittgenstein en 1931-1932.

Cette enquête historique éclaire également la transformation de la conception wittgensteinienne de la philosophie, du logicisme de ses maîtres à la forme dialogique du Cahier bleu. S’appuyant sur les notes de cours de ses auditeurs, l’auteur montre en quel sens le début des années 1930 fut pour Wittgenstein un tournant duquel devaient émerger les concepts centraux de jeu de langage, de ressemblance de famille et de vue synoptique. De longues analyses sont consacrées à la caractérisation de sa méthode comme disputatio, fondée sur l’échange vivant avec l’interlocuteur et sur l’examen dialectique d’une thèse destinée à lever l’embarras du philosophe (ch. IV et V).

Si cette approche génétique constitue un apport certain à la connaissance des sources de Wittgenstein, il n’est pas sûr que ces éléments suffisent à étayer l’hypothèse selon laquelle la discussion avec « Hegel » – plus exactement avec ce que Wittgenstein en connaissait – aurait joué un rôle dans l’élaboration de sa seconde pensée (voir notamment p. 217 sur la dialectique). La conviction de l’auteur étant que « le propre et l’essence de la pensée wittgensteinienne ne réside pas dans les contenus des disputationes et des recherches, mais dans leur forme » (p. 108), l’interprétation se concentre exclusivement sur la question de la forme à donner à la philosophie. C’est encore le cas dans la comparaison finale (ch. IX et X) avec l’œuvre de Hegel, abordée sous l’angle de la forme synoptique ou processuelle que prend le déploiement du vrai dans une perspective « holiste » (p. 273), puis du contraste entre le caractère « ésotérique » du système hégélien et l’effort inabouti de Wittgenstein vers une écriture « exotérique ». Ainsi ramené à l’opposition entre « savoir absolu » et « certitude sans fondement », le dialogue entre les deux auteurs – que l’absence d’une réception sérieuse de l’un par l’autre n’empêchait pas de mener – n’est pas véritablement instruit. Le rapport problématique de Wittgenstein à la tradition philosophique apparaît sous un jour essentiellement esthétique et social plutôt que conceptuel, ce qui constitue sans doute une vision lucide de l’auteur des Recherches philosophiques, mais tend à minorer le sérieux que lui-même reconnaissait aux problèmes des philosophes, et donc la radicalité de la (dis)solution proposée.

Émeline DURAND (Université de Bourgogne)

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Pour citer cet article : Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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