Auteur : Émeline Durand

Gérard BENSUSSAN, Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel, Paris, Cerf, 2022, 272 p.

Après plusieurs études consacrées aux penseurs qui discutèrent passionnément l’œuvre de Hegel – de Schelling à Marx, de Rosenzweig à Heidegger –, c’est en première personne que Gérard Bensussan pose à présent la question qui fut la leur : comment philosopher après Hegel, quand nulle philosophie ne saurait se produire sans lui mais exige aussi, pour se perpétuer, que l’on porte le regard hors de lui ? Miroirs dans la nuit déploie ce questionnement en deux volets contrastés.

Le premier adopte la forme très personnelle d’un essai qui est tout à la fois le témoignage d’une longue explication de et avec l’œuvre hégélienne et la recherche inquiète d’une sortie hors d’elle. L’explication vise à parvenir au cœur du mouvement de pensée de Hegel, non seulement en réeffectuant dans la lecture ses gestes caractéristiques – éminemment le travail du négatif et la constitution spéculative du savoir –, mais également en découvrant, au fond de cette pensée, ce qui la retourne contre elle-même : l’« indialectisable » de toute dialectique, qui en est aussi le ressort (ch. 32-33). Cette part « nocturne » de Hegel offre une ressource à qui veut penser à sa suite sans lui obéir ni le redire : c’est là où il « ne cesse de devenir Hegel, de devenir ce qu’il n’est pas, comme dans les quelques lieux de pensée où sa pensée pense contre elle-même », qu’il est notre contemporain (p. 124).

Dès lors, la quête d’une sortie commence par la décision de « lire Hegel librement » (p. 18), grâce à des choix formels destinés à laisser la pensée libre de Hegel (en procédant de manière non systématique) et libre pour Hegel (en laissant entendre son texte sans alourdir la présentation par des notes). Les variations du ton pourront surprendre, le recours fréquent à l’image – destiné à métaphoriser le concept plutôt qu’à l’illustrer – laisser perplexe. Telle est la double voie qui se dessine pour un philosopher soucieux non plus de reconduire la « déséparation » hégélienne, mais d’endurer au contraire l’altérité sans totalisation et le discord sans réconciliation : contre la dialectique qui fait l’identité de l’autre et du même, la tautologie qui produit la différence par la répétition (p. 64) ; contre l’auto-engendrement du concept, la production assumée des images qui donnent à penser. Ainsi pourra s’élaborer une indispensable position d’extériorité qui sait toutefois qu’elle doit à Hegel sa consistance philosophique.

Parce que l’impulsion à philosopher après Hegel est aussi un trait déterminant de l’histoire de l’esprit, le second volet déploie la même question sous la forme plus classique d’une série de leçons consacrées aux pensées post-hégéliennes. La figure de Schelling domine ce tableau de famille de la pensée allemande, lui qui sut « faire sortir la philosophie d’elle-même » en dévoilant, au cœur de la raison, l’impérieux besoin de se tourner vers son autre – ouvrant la voie à des pensées pour lesquelles la prise en compte de cette altérité impliquerait même de « sortir de la philosophie proprement dite » (p. 194). C’est la critique de la philosophie hégélienne de l’histoire qui concentre l’attention de l’auteur : de la reconnaissance de l’historicité dans la philosophie positive de Schelling à la généalogie des concepts chez Nietzsche, la sortie de Hegel se fait par l’histoire, c’est-à-dire par la considération de l’historique en sa positivité, l’exigence d’une philosophie de la temporalité s’avérant seule capable de faire éclater l’ontologie hégélienne de l’histoire. Marx et Rosenzweig apparaissent dès lors comme les seuls penseurs à s’être véritablement exceptés de Hegel, au prix d’une rupture théorique et d’un engagement pratique qui ne cessent d’interroger les limites de la philosophie. Ce second volet rejoint ainsi les conclusions du premier : sortir de Hegel, c’est aussi ne pas pouvoir en finir avec lui, ce qu’exige toute tentative sérieuse pour continuer à philosopher.

Émeline Durand (Université de Bourgogne)

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Pour citer cet article : Gérard BENSUSSAN, Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel, Paris, Cerf, 2022, 272 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p.

Déjà éditeur, avec Jakub Mácha, du volume collectif Wittgenstein and Hegel : Reevaluation of Difference (Berlin, De Gruyter, 2019), Alexander Berg propose ici une enquête monographique sur les traces de Hegel dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein. Disons d’emblée qu’il est peu question du premier dans cet ouvrage, qui intéressera surtout les lecteurs soucieux de mieux comprendre la singularité du second. La démarche de l’auteur doit en effet affronter le problème, récurrent dans le commentaire wittgensteinien, de l’absence presque complète de sources attestant une fréquentation de la tradition philosophique. A. Berg veut cependant montrer que Wittgenstein, s’il ne lui a guère consacré de commentaire précis, n’a pu entièrement ignorer la philosophie de Hegel, non plus que ses relectures dans l’hégélianisme britannique et les critiques qui lui ont été adressées par la philosophie analytique naissante.

Cette situation paradoxale appelle une enquête génétique visant à reconstituer les médiations manquantes entre l’œuvre des deux penseurs. Aussi l’auteur s’attache-t-il à décrire le contexte intellectuel où s’est forgée la pensée de Wittgenstein, d’abord lors de son premier séjour à Cambridge en 1911 (ch. I à III), puis après son retour en 1929 (ch. VI à VIII). Il identifie ainsi les deux sources auprès desquelles Wittgenstein a pu prendre connaissance de la pensée de Hegel : Bertrand Russell, qui reçut un temps l’influence de McTaggart avant de développer une vive critique de la logique hégélienne, et Charlie Dunbar Broad (1887-1971), dont les cours sur l’idéalisme furent commentés par Wittgenstein en 1931-1932.

Cette enquête historique éclaire également la transformation de la conception wittgensteinienne de la philosophie, du logicisme de ses maîtres à la forme dialogique du Cahier bleu. S’appuyant sur les notes de cours de ses auditeurs, l’auteur montre en quel sens le début des années 1930 fut pour Wittgenstein un tournant duquel devaient émerger les concepts centraux de jeu de langage, de ressemblance de famille et de vue synoptique. De longues analyses sont consacrées à la caractérisation de sa méthode comme disputatio, fondée sur l’échange vivant avec l’interlocuteur et sur l’examen dialectique d’une thèse destinée à lever l’embarras du philosophe (ch. IV et V).

Si cette approche génétique constitue un apport certain à la connaissance des sources de Wittgenstein, il n’est pas sûr que ces éléments suffisent à étayer l’hypothèse selon laquelle la discussion avec « Hegel » – plus exactement avec ce que Wittgenstein en connaissait – aurait joué un rôle dans l’élaboration de sa seconde pensée (voir notamment p. 217 sur la dialectique). La conviction de l’auteur étant que « le propre et l’essence de la pensée wittgensteinienne ne réside pas dans les contenus des disputationes et des recherches, mais dans leur forme » (p. 108), l’interprétation se concentre exclusivement sur la question de la forme à donner à la philosophie. C’est encore le cas dans la comparaison finale (ch. IX et X) avec l’œuvre de Hegel, abordée sous l’angle de la forme synoptique ou processuelle que prend le déploiement du vrai dans une perspective « holiste » (p. 273), puis du contraste entre le caractère « ésotérique » du système hégélien et l’effort inabouti de Wittgenstein vers une écriture « exotérique ». Ainsi ramené à l’opposition entre « savoir absolu » et « certitude sans fondement », le dialogue entre les deux auteurs – que l’absence d’une réception sérieuse de l’un par l’autre n’empêchait pas de mener – n’est pas véritablement instruit. Le rapport problématique de Wittgenstein à la tradition philosophique apparaît sous un jour essentiellement esthétique et social plutôt que conceptuel, ce qui constitue sans doute une vision lucide de l’auteur des Recherches philosophiques, mais tend à minorer le sérieux que lui-même reconnaissait aux problèmes des philosophes, et donc la radicalité de la (dis)solution proposée.

Émeline DURAND (Université de Bourgogne)

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Pour citer cet article : Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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