Auteur : Émeline Durand
Anne de Saxcé, Saint Augustin et la langue des affects, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2024, 240 pages.
En s’attachant à la richesse de la vie affective et à la subtile description qu’en offre saint Augustin, Anne de Saxcé se propose d’explorer une dimension centrale de son œuvre, ici nommée « l’intelligence concrète de la vie quotidienne », laquelle fait l’objet d’un travail de « discernement existentiel » (p. 11) qui n’est étranger ni à la conceptualisation philosophique du vouloir et de la liberté ni à l’élaboration théologique de l’ordo amoris. C’est donc par l’étude des différents genres dont l’œuvre d’Augustin est riche (lettres, sermons, dialogues, traités) que le phénomène affectif peut se dévoiler dans toute sa profondeur, grâce à la finesse d’analyses attentives à la manière dont les mouvements de l’âme façonnent continuellement la langue d’Augustin. À la lumière de ces beaux textes, la vie affective apparaît comme la dimension la plus propre de l’existence, qui se reçoit justement de ce qu’elle se tient dans cette désappropriation qu’est l’exposition à l’altérité. Dès lors, la mobilité de la vie affective ne rend pas seulement témoignage au temps changeant du cœur, mais permet une véritable analytique de la temporalité de l’existence humaine, laquelle révèle que la dimension de la quotidienneté n’est pas un abandon au temps présent mais déjà une attente de la vie future. En donnant à cette double expérience de l’autre et du temps le même nom d’espérance, A. de Saxcé montre que l’anthropologie et la métaphysique d’Augustin se rejoignent dans le discernement d’une affectivité qui n’est pas l’autre de la rationalité, mais le lieu d’un rapport profondément sensible avec la vérité.
Cette forte proposition permet d’abord de saisir l’originalité dont saint Augustin fait preuve à l’égard des écoles philosophiques de l’Antiquité, très bien documentée dans l’ouvrage. Le renouveau augustinien ne consiste pas en la simple transposition des questions de la tradition antique dans le cadre chrétien, mais tient à cela que, sans renoncer à l’idée d’une discipline individuelle des passions ni à l’usage d’une éloquence des affects, il dégage la vie affective de la seule perspective éthique et rhétorique pour l’élever à la dimension d’une expérience de la vérité, qui s’avère décisive dans la recherche de la vie heureuse et dans la connaissance de Dieu. Plus encore, la portée philosophique et théologique de ce livre réside dans l’articulation proposée, sous le rapport de la parole, entre la vie affective et l’espérance, les affects apparaissant comme la réponse humaine à l’attente de l’éternité, donc comme la parole de l’espérance. Cette thèse détermine le choix d’une méthode consistant à explorer la vie affective en tant que vie linguistique, dans l’idée que la langue n’est pas simplement le véhicule des affects ou le vêtement de leur expression, mais que toute parole vit de l’affect et que l’affectivité « se structure comme un langage » (p. 16). Le propos de l’auteur se déploie dès lors en quatre temps destinés à montrer comment la langue augustinienne des affects porte le sens de l’espérance.
Les deux premiers chapitres s’attachent à la description de l’écriture d’Augustin pour démontrer qu’y est à l’œuvre une herméneutique tournée vers l’élucidation du rapport entre affects et vérité. L’étude de la stylistique des affects dans les dialogues de Cassiciacum et les commentaires des Psaumes (chap. i) permet d’établir que l’affectivité est le lieu du rapport avec la vérité, ayant pour double conséquence que la recherche du bonheur (défini comme gaudium de veritate) ne saurait faire l’économie de la vie affective et que la méditation de l’existence ne saurait se fermer aux ressources que lui offre la puissance rhétorique des affects, réélaborée en une éloquence chrétienne dont Augustin est l’un des premiers représentants. L’étude de l’expression linguistique et physique des affects (chap. ii) permet ensuite de cerner plus précisément la manière dont la vérité est éprouvée dans l’affectivité : parce qu’ils sont les signes d’un choix d’existence, les affects révèlent « l’histoire d’une volonté : son choix ou son refus de la vérité » (p. 83). La vie affective apparaît alors comme ayant son lieu propre dans la parole : l’affect n’a pas d’existence prélangagière, et même sa manifestation physique (gémir, pleurer, rire) se laisse décrire comme un acte de parole au sens que Jean-Louis Chrétien a donné à ce terme dans son grand livre sur saint Augustin (2002). En faisant de l’affect le lieu où la vérité est reçue et redonnée par une âme expressive, l’ouvrage d’Anne de Saxcé contribue à son tour à cette phénoménologie d’une parole qui se tient dans le rapport essentiel de l’appel et de la réponse.
Bien que l’affectivité emprunte assurément au triple régime de la manifestation, de l’expression et de la signification, on pourra se demander quel concept précis de la langue peut lui être associé. Celui-ci semble se tenir à la jonction entre deux déterminations distinctes : d’une part, celle qui voit dans toute parole humaine la réponse à une interpellation qui la précède et l’excède, réponse ici caractérisée comme la confession, par l’affect, d’une vérité venue d’ailleurs (p. 67) ; d’autre part, celle qui creuse dans l’universalité de cette parole la singularité d’un style, qui porte à la fois l’expression de l’affect et son interprétation (p. 83). S’il est vrai qu’Augustin nous invite à envisager « une redéfinition de ce qu’on appelle langage » (p. 221), on pourrait souhaiter que le concept en fût mieux déterminé, c’est-à-dire plus explicitement ressaisi à partir des lumineuses analyses ici proposées de l’expérience de la parole et de l’expressivité de l’écriture.
La stylistique et la dramatique des affects ayant permis d’établir que ces derniers manifestent non la seule préoccupation présente, mais déjà l’attente de l’éternité, le deuxième mouvement de l’analyse vise à montrer que la vie affective est structurée par l’espérance. L’étude de la temporalité propre aux affects (chap. iii) contribue à la description de l’existence comme une peregrinatio portée par l’espérance, chemin où les pieds qui nous portent ne sont autres que nos affects, comme l’écrit saint Augustin dans une enarratio (citée p. 161). C’est pourquoi il n’est pas question de raisonner la vie affective ni de la soumettre à l’idéal stoïcien de l’apatheia : la pensée augustinienne des affects n’aspire pas à l’impassibilité mais à la passion de l’espérance, qui donne de vivre autrement les souffrances et les joies de cette vie (p. 175). Se pose alors la question de savoir si la vie affective peut être partagée ou si l’espérance, parce qu’elle lie chacun de nous à l’éternité, ne peut être vécue que dans la solitude. L’étude du concept augustinien d’amitié (chap. iv) confirme le lien intime entre affects et espérance en montrant que l’amitié véritable se fonde sur la communauté de la confession, c’est-à-dire sur le partage de l’espérance pour autrui et pour soi. Loin de rabattre les affects qui nous lient à autrui sur le concept unique d’un amour du prochain devant être obéi, l’idée de communauté affective accueille en son sein les formes différenciées de la fraternité et de l’amitié (p. 204), en lesquelles il y va encore de notre rapport avec la vérité dans le temps de l’existence.
Dès lors, c’est bien la prépondérance de l’espérance dans cette existence qui explique la structure de la vie affective et permet de la décrire sans sacrifier sa richesse ni faire violence au mouvement qui est le sien : c’est donc toujours l’espérance qui inspire l’herméneutique de la vie affective, rendant possible la recherche de la vérité dans l’amour de Dieu, la connaissance de soi, le souci de l’autre. Tel est, au-delà de sa contribution précieuse à l’interprétation du texte augustinien et à l’histoire des théories de l’affectivité, l’apport authentiquement philosophique de cet ouvrage. Le travail d’Anne de Saxcé concourt à montrer que sous le nom d’espérance il ne faut entendre ni une simple modalité affective de l’attente – ce qu’est peut-être l’espoir – ni une vertu de l’âme dépourvue d’ancrage dans la vie du cœur – ce que serait une espérance transformée en rubrique d’un système de théologie –, mais une catégorie de la temporalité et de l’éthique qui nous enseigne à recevoir la vérité dans la proximité et à apprendre la confiance dans l’expérience de la désappropriation.
Émeline Durand
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Pour citer cet article : Anne de Saxcé, Saint Augustin et la langue des affects, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2024, 240 pages, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 254-256.
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Gérard BENSUSSAN, Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel, Paris, Cerf, 2022, 272 p.
Après plusieurs études consacrées aux penseurs qui discutèrent passionnément l’œuvre de Hegel – de Schelling à Marx, de Rosenzweig à Heidegger –, c’est en première personne que Gérard Bensussan pose à présent la question qui fut la leur : comment philosopher après Hegel, quand nulle philosophie ne saurait se produire sans lui mais exige aussi, pour se perpétuer, que l’on porte le regard hors de lui ? Miroirs dans la nuit déploie ce questionnement en deux volets contrastés.
Le premier adopte la forme très personnelle d’un essai qui est tout à la fois le témoignage d’une longue explication de et avec l’œuvre hégélienne et la recherche inquiète d’une sortie hors d’elle. L’explication vise à parvenir au cœur du mouvement de pensée de Hegel, non seulement en réeffectuant dans la lecture ses gestes caractéristiques – éminemment le travail du négatif et la constitution spéculative du savoir –, mais également en découvrant, au fond de cette pensée, ce qui la retourne contre elle-même : l’« indialectisable » de toute dialectique, qui en est aussi le ressort (ch. 32-33). Cette part « nocturne » de Hegel offre une ressource à qui veut penser à sa suite sans lui obéir ni le redire : c’est là où il « ne cesse de devenir Hegel, de devenir ce qu’il n’est pas, comme dans les quelques lieux de pensée où sa pensée pense contre elle-même », qu’il est notre contemporain (p. 124).
Dès lors, la quête d’une sortie commence par la décision de « lire Hegel librement » (p. 18), grâce à des choix formels destinés à laisser la pensée libre de Hegel (en procédant de manière non systématique) et libre pour Hegel (en laissant entendre son texte sans alourdir la présentation par des notes). Les variations du ton pourront surprendre, le recours fréquent à l’image – destiné à métaphoriser le concept plutôt qu’à l’illustrer – laisser perplexe. Telle est la double voie qui se dessine pour un philosopher soucieux non plus de reconduire la « déséparation » hégélienne, mais d’endurer au contraire l’altérité sans totalisation et le discord sans réconciliation : contre la dialectique qui fait l’identité de l’autre et du même, la tautologie qui produit la différence par la répétition (p. 64) ; contre l’auto-engendrement du concept, la production assumée des images qui donnent à penser. Ainsi pourra s’élaborer une indispensable position d’extériorité qui sait toutefois qu’elle doit à Hegel sa consistance philosophique.
Parce que l’impulsion à philosopher après Hegel est aussi un trait déterminant de l’histoire de l’esprit, le second volet déploie la même question sous la forme plus classique d’une série de leçons consacrées aux pensées post-hégéliennes. La figure de Schelling domine ce tableau de famille de la pensée allemande, lui qui sut « faire sortir la philosophie d’elle-même » en dévoilant, au cœur de la raison, l’impérieux besoin de se tourner vers son autre – ouvrant la voie à des pensées pour lesquelles la prise en compte de cette altérité impliquerait même de « sortir de la philosophie proprement dite » (p. 194). C’est la critique de la philosophie hégélienne de l’histoire qui concentre l’attention de l’auteur : de la reconnaissance de l’historicité dans la philosophie positive de Schelling à la généalogie des concepts chez Nietzsche, la sortie de Hegel se fait par l’histoire, c’est-à-dire par la considération de l’historique en sa positivité, l’exigence d’une philosophie de la temporalité s’avérant seule capable de faire éclater l’ontologie hégélienne de l’histoire. Marx et Rosenzweig apparaissent dès lors comme les seuls penseurs à s’être véritablement exceptés de Hegel, au prix d’une rupture théorique et d’un engagement pratique qui ne cessent d’interroger les limites de la philosophie. Ce second volet rejoint ainsi les conclusions du premier : sortir de Hegel, c’est aussi ne pas pouvoir en finir avec lui, ce qu’exige toute tentative sérieuse pour continuer à philosopher.
Émeline Durand (Université de Bourgogne)
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Pour citer cet article : Gérard BENSUSSAN, Miroirs dans la nuit. Lumières de Hegel, Paris, Cerf, 2022, 272 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p.
Déjà éditeur, avec Jakub Mácha, du volume collectif Wittgenstein and Hegel : Reevaluation of Difference (Berlin, De Gruyter, 2019), Alexander Berg propose ici une enquête monographique sur les traces de Hegel dans l’œuvre de Ludwig Wittgenstein. Disons d’emblée qu’il est peu question du premier dans cet ouvrage, qui intéressera surtout les lecteurs soucieux de mieux comprendre la singularité du second. La démarche de l’auteur doit en effet affronter le problème, récurrent dans le commentaire wittgensteinien, de l’absence presque complète de sources attestant une fréquentation de la tradition philosophique. A. Berg veut cependant montrer que Wittgenstein, s’il ne lui a guère consacré de commentaire précis, n’a pu entièrement ignorer la philosophie de Hegel, non plus que ses relectures dans l’hégélianisme britannique et les critiques qui lui ont été adressées par la philosophie analytique naissante.
Cette situation paradoxale appelle une enquête génétique visant à reconstituer les médiations manquantes entre l’œuvre des deux penseurs. Aussi l’auteur s’attache-t-il à décrire le contexte intellectuel où s’est forgée la pensée de Wittgenstein, d’abord lors de son premier séjour à Cambridge en 1911 (ch. I à III), puis après son retour en 1929 (ch. VI à VIII). Il identifie ainsi les deux sources auprès desquelles Wittgenstein a pu prendre connaissance de la pensée de Hegel : Bertrand Russell, qui reçut un temps l’influence de McTaggart avant de développer une vive critique de la logique hégélienne, et Charlie Dunbar Broad (1887-1971), dont les cours sur l’idéalisme furent commentés par Wittgenstein en 1931-1932.
Cette enquête historique éclaire également la transformation de la conception wittgensteinienne de la philosophie, du logicisme de ses maîtres à la forme dialogique du Cahier bleu. S’appuyant sur les notes de cours de ses auditeurs, l’auteur montre en quel sens le début des années 1930 fut pour Wittgenstein un tournant duquel devaient émerger les concepts centraux de jeu de langage, de ressemblance de famille et de vue synoptique. De longues analyses sont consacrées à la caractérisation de sa méthode comme disputatio, fondée sur l’échange vivant avec l’interlocuteur et sur l’examen dialectique d’une thèse destinée à lever l’embarras du philosophe (ch. IV et V).
Si cette approche génétique constitue un apport certain à la connaissance des sources de Wittgenstein, il n’est pas sûr que ces éléments suffisent à étayer l’hypothèse selon laquelle la discussion avec « Hegel » – plus exactement avec ce que Wittgenstein en connaissait – aurait joué un rôle dans l’élaboration de sa seconde pensée (voir notamment p. 217 sur la dialectique). La conviction de l’auteur étant que « le propre et l’essence de la pensée wittgensteinienne ne réside pas dans les contenus des disputationes et des recherches, mais dans leur forme » (p. 108), l’interprétation se concentre exclusivement sur la question de la forme à donner à la philosophie. C’est encore le cas dans la comparaison finale (ch. IX et X) avec l’œuvre de Hegel, abordée sous l’angle de la forme synoptique ou processuelle que prend le déploiement du vrai dans une perspective « holiste » (p. 273), puis du contraste entre le caractère « ésotérique » du système hégélien et l’effort inabouti de Wittgenstein vers une écriture « exotérique ». Ainsi ramené à l’opposition entre « savoir absolu » et « certitude sans fondement », le dialogue entre les deux auteurs – que l’absence d’une réception sérieuse de l’un par l’autre n’empêchait pas de mener – n’est pas véritablement instruit. Le rapport problématique de Wittgenstein à la tradition philosophique apparaît sous un jour essentiellement esthétique et social plutôt que conceptuel, ce qui constitue sans doute une vision lucide de l’auteur des Recherches philosophiques, mais tend à minorer le sérieux que lui-même reconnaissait aux problèmes des philosophes, et donc la radicalité de la (dis)solution proposée.
Émeline DURAND (Université de Bourgogne)
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Pour citer cet article : Alexander BERG Wittgensteins Hegel, Paderborn, Wilhelm Fink, 2020, 348 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.