Auteur : Emmanuel Chaput

 

Terry Pinkard, Hegel’s Phenomenology of Spirit. A Guide, Oxford, Oxford University Press, 2023, 342 p.

Terry Pinkard est, avec Robert Pippin, l’une des figures de proue de l’hégélianisme américain contemporain. Auteur de Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason (1994) et traducteur de la Phénoménologie de l’esprit aux éditions Cambridge University Press (2018), il offre ici un commentaire, paragraphe par paragraphe, de cette première grande œuvre de l’édifice hégélien. Essentiellement destiné à un public étudiant et enseignant, l’ouvrage se veut une entreprise de clarification, plutôt que d’érudition. Il ne s’agit pas tant de faire état de toutes les références implicites dans l’œuvre de Hegel que de rendre son texte digeste à un (nouveau) lecteur. Dans l’ensemble, l’auteur y parvient avec brio. Cela étant dit, il ne réussit pas toujours à s’éloigner complètement du vocabulaire hégélien pour en clarifier le sens.
L’ouvrage trouve son origine dans une série de notes que l’auteur a développée au fil du temps pour stimuler la discussion durant ses cours sur la Phénoménologie de l’esprit et l’ouvrage conserve cette dimension de parole vivante et d’oralité dans son écriture (p. XXV). Évidemment, au fil de ces années d’enseignement, la pensée de l’auteur et sa compréhension de l’ouvrage de Hegel ont évolué depuis la publication, il y a 30 ans de cela, de son ouvrage Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason. T. Pinkard n’explicite pas directement ces différences dans la mesure où cela « ne serait pas à sa place » (p. 323) dans le présent commentaire, mais l’on peut voir un certain déplacement, dans sa critique des interprétations strictement pragmatistes de Hegel (p. 114) ainsi que dans sa conception de l’esprit (Geist) comme « vie consciente de soi » (self-conscious life) (p. xxi, 17, 114, 123, 292, etc.). Bien que cette dernière expression se trouvât déjà dans l’ouvrage de 1994, elle n’était ni centrale ni aussi explicitement rattachée au concept d’esprit. En cela, T. Pinkard semble accorder une plus grande importance à cette notion de vie qui, de plus en plus, occupe une place centrale dans les interprétations contemporaines de l’œuvre hégélienne.
Répondant à un public essentiellement issu de la tradition anglo-saxonne, les références à des figures phares de cette tradition, comme Russell et surtout Wittgenstein, sont notablement récurrentes. Si T. Pinkard admet que les « désaccords seraient nombreux sur d’autres aspects » (p. 33), la première partie de l’ouvrage, dans laquelle il est davantage question d’enjeux épistémologiques – ainsi dans le commentaire de l’introduction ou de la section sur la conscience –, est truffée de rapprochements entre Hegel et Wittgenstein (p. 14, 27, 30, 67, etc.). La terminologie employée dans l’ouvrage est, elle aussi, symptomatique de cet ancrage analytique, par exemple lorsqu’il associe la conception hégélienne de l’agentivité à une posture « constitutiviste » (p. 153-154). Le mérite d’une telle approche est évidemment de rendre possible le dialogue entre Hegel et la philosophie contemporaine, tout en permettant la critique de certaines conceptions plutôt datées du Geist hégélien, comme celle de Charles Taylor, implicitement visée à la p. 152.
Enfin, l’objectif de l’ouvrage demeure relativement modeste : il ne s’agit pas de chercher à épuiser le(s) sens de l’ouvrage de Hegel, tâche impossible qui condamne au mauvais infini, mais plutôt de proposer une voie d’interprétation, une voix « pour faciliter la conversation et non la clore » (p. xxv). Conçu comme support à l’enseignement de l’ouvrage, le livre comprend également un résumé des chapitres (p. 301-321) permettant à l’étudiant de prendre connaissance des grandes lignes des chapitres que l’on pourrait, faute de temps, avoir à sauter dans le cadre d’un semestre.

Emmanuel Chaput (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Terry Pinkard, Hegel’s Phenomenology of Spirit. A Guide, Oxford, Oxford University Press, 2023, 342 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Dean MOYAR (dir.), The Oxford Handbook of Hegel, New York, Oxford University Press, 2023, 828 p.

Cet ouvrage est la réédition brochée de celui paru en 2017, ayant déjà fait l’objet d’une excellente recension de la part de David Wittmann dans le Bulletin de littérature hégélienne XXVIII (2018-4, p. 830-831). Comme Wittmann l’écrivait à l’époque : « il ne sera guère possible de restituer ici l’extrême richesse » de ce volume. Deux options s’offrent dès lors au recenseur : présenter brièvement les divers thèmes discutés par l’ensemble des contributeurs ou se limiter à ne discuter que d’un nombre restreint de contributions afin d’en faire ressortir l’intérêt et l’originalité propre. C’est cette seconde option que nous adopterons. Nous ne nous intéresserons donc ici qu’aux contributions de Birgit Sandkaulen, Dean Moyar et Sebastian Rand.

La première souligne l’importance de la Differenzschrift dans l’élaboration de la pensée hégélienne. Malgré la difficulté d’un texte où Hegel cherche encore ses marques, on y retrouve les grands axes de la pensée hégélienne : la philosophie comme système, l’Absolu, la spéculation. En retraçant cette genèse des idées hégéliennes, l’autrice a raison d’insister sur la double importance de Spinoza et Jacobi qui vont jusqu’à éclipser l’influence kantienne. Il nous semble toutefois qu’elle rejette trop rapidement l’idée qu’à l’instar de Fichte et Schelling Hegel aurait cherché à développer une troisième voie entre le holisme spinozien et le proto-existentialisme jacobien (p. 14). Les thèses fortes de cette contribution ont le mérite de stimuler l’intérêt pour un écrit où Hegel cherche encore à établir les bases de sa pensée, mais demanderaient plus de développements pour convaincre complètement.

D. Moyar entreprend pour sa part une synthèse du projet phénoménologique à partir du savoir absolu. S’il insiste également sur l’importance du concept de vie, révélant ici la dimension pratique de l’entreprise hégélienne (p. 171, 181), il est intéressant de souligner un certain contraste entre les deux contributions. Là où B. Sandkaulen insiste davantage sur l’importance de Jacobi et Spinoza pour Hegel et la philosophie allemande classique, c’est surtout Kant et Fichte qui intéresseront Moyar. Fidèle en cela aux interprétations désormais classiques de Robert Pippin, l’auteur propose de relire la Phénoménologie d’abord comme une tentative de répondre aux dualités grevant le système kantien (p. 168). La thèse fort stimulante de D. Moyar est la suivante : pour résoudre la dualité entre raison pratique et raison théorique, l’entreprise hégélienne doit montrer que l’analyse de la conscience ne peut se limiter au seul domaine épistémologique. Elle devra établir l’identité de l’objet et du sujet y compris dans le domaine pratique au sens large, d’où l’introduction du champ historique, de l’esprit et de la religion. Ici, le texte revêt des tonalités presque néokantiennes, D. Moyar insistant sur la notion de valeur comme point de synthèse entre les dimensions pratique et épistémologique de la Phénoménologie (p. 177).

S. Rand, enfin, s’intéresse à cette partie du système longtemps négligée qu’est la philosophie de la nature. Il en propose une image claire et synthétique en soulignant son inscription dans le « système de la liberté » que constitue la philosophie hégélienne en général. Or il ne s’agit pas là d’une mince affaire, dans la mesure où Hegel présente justement la nature comme « l’être-autre » (Andersseins) (p. 385, 393) du concept. Cela a mené bien des lecteurs à faire de la nature le moment négatif de non-liberté que l’esprit doit résolument dépasser. La force de S. Rand est ici de montrer, à travers ce qu’il nomme la « conceptualité immanente » (p. 386), la liberté (relative) qui se déploie au contraire au sein de la nature. Il est vrai que l’auteur semble parfois insister exagérément sur l’autodétermination des phénomènes mécaniques ou physiques, mais d’une part il serait faux de dire qu’il fait l’impasse sur l’extériorité et l’impuissance de la nature (p. 392 sq.) et, d’autre part, cela a le mérite de rétablir un certain équilibre dans les lectures de cette partie du système. Pour appuyer sa thèse, Rand présente un cas de figure tiré de la mécanique hégélienne. Sa force est ainsi de montrer les traces de la liberté comme autonomie dès les premières sections de la philosophie de la nature. C’est aussi l’occasion de mieux saisir le rapport souvent ambivalent, mais pas aussi négatif qu’on le pense souvent, à Newton (p. 402-403).

Emmanuel Chaput (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Dean MOYAR (dir.), The Oxford Handbook of Hegel, New York, Oxford University Press, 2023, 828 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Dean MOYAR, Hegel’s Value. Justice as the Living Good, Oxford, Oxford University Press, 2021, 370 p.

Dean Moyar propose ici une relecture systématique de la Philosophie du droit (PhD) à partir des notions de vie et de valeur, concepts centraux dans l’édifice de la pensée politique de Hegel et pourtant négligés par de nombreux commentateurs de l’œuvre désormais bicentenaire (p. 7-8). À l’instar d’un certain nombre de travaux récents comme ceux de Karen Ng, il tend à montrer que toute la philosophie hégélienne – y compris sa philosophie pratique et sa théorie de la justice – relève d’un « inférentialisme téléologique » (p. 18) fondé sur une identité de structure entre la vie et la raison (p. 25). Sa relecture de la PhD tendra ainsi à souligner de manière systématique le rapport entre le déploiement progressif de la théorie hégélienne du droit et la conception hégélienne du vivant (p. 51). On ne peut que saluer ce travail, qui allie à la finesse de son propos une clarté chère à la tradition analytique. Moyar montre ainsi la récurrence de la structure argumentative de Hegel à travers ce qu’il nomme « l’argument de base » (p. 31) sans pourtant réduire l’argumentation hégélienne à une sorte de schématisme abstrait, mécaniquement transposable à tous les cas de figure.

Au-delà de cette relecture systématique de la PhD à partir des concepts de vie et de téléologie interne, c’est toutefois le concept de valeur qui constitue l’intérêt principal de l’ouvrage. D. Moyar suggère d’ailleurs qu’au-delà de la division classique de la PhD en trois grandes parties, on peut, en s’attardant sur les concepts du Bien et de la valeur, comprendre l’ouvrage comme étant essentiellement divisé en deux parties, avec pour tournant le § 129 au début de la section « le bien et la conscience morale » (p. 174). Dans une première partie (formelle), Hegel établirait les conditions de la valeur et du droit permettant de définir le Bien, alors qu’une seconde partie (substantielle) établirait les conditions matérielles de l’effectuation de celui-ci dans le monde, le contenu des institutions devant réaliser cette idée du Bien (p. 189). Le Doppelsatz servirait en quelque sorte de clé de voûte à cette reconstruction de la PhD. Mais, ici encore, lorsqu’il s’agit d’examiner le concept (ou plutôt les concepts) de valeur chez Hegel (puisque l’auteur examine autant la théorie hégélienne des valeurs morales que celle de la valeur en un sens économique par exemple), nous retrouvons l’importance du concept de vie. En effet, l’une des thèses centrales est de montrer que le concept hégélien de valeur aurait une « double racine », à la fois objective et subjective, s’ancrant « à la fois dans la vie et la conscience de soi, dans la nature et la liberté » (p. 13). La vie conférerait une dimension objective à l’idée de valeur de par son mode même d’organisation rationnelle, alors que la dimension subjective de la valeur s’exprimerait au travers de la libre volonté de la conscience de soi. La valeur ne naît donc pas ex nihilo de l’arbitraire du sujet, car la norme objective n’est valeur que parce qu’elle peut aussi devenir le motif d’une volonté libre.

Bien que l’auteur défende fort bien sa lecture et qu’il semble effectivement juste d’attribuer une telle posture à Hegel, il n’en reste pas moins surprenant que D. Moyar, à la lumière d’un tel concept de valeur, n’aborde nulle part le possible reproche que l’on pourrait faire à Hegel de retomber dans une forme de sophisme naturaliste.

Les conclusions politiques de l’auteur sont également – surtout pour un lectorat francophone – surprenantes, quoique nullement inintéressantes. Dean Moyar tend en effet à critiquer les interprétations faisant pencher Hegel du côté du républicanisme civique (p. 7, 253, 316) pour le rapprocher aussitôt d’une tradition libérale proche de Rawls. C’est même l’une des conclusions pratiques de l’ouvrage que de suggérer qu’à notre époque où le libéralisme demeure le plus souvent sur la défensive et laisse à ses opposants le monopole de la question du Bien, le système hégélien du droit pourrait fournir à cette tradition un cadre théorique propice à son renouvellement (p. 352).

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Dean MOYAR, Hegel’s Value. Justice as the Living Good, Oxford, Oxford University Press, 2021, 370 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p

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Jean-Baptiste VUILLEROD, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Paris, Vrin, 2020, 232 p.

L’entreprise à laquelle s’attache l’auteur est d’emblée ambitieuse, il en a bien conscience. Il s’agit d’une part de relire « Hegel de manière féministe » pour montrer « que sa philosophie n’est pas aussi phallocentrique qu’on veut bien le croire, et qu’il est possible de l’actualiser à l’aune des enjeux du féminisme » (p. 9-10) et, d’autre part, de souligner l’importance d’une telle interprétation non seulement pour la pensée féministe, mais encore pour les études hégéliennes mêmes. La tâche sera d’autant plus ardue que Hegel a le plus souvent mauvaise presse dans les études féministes et que l’auteur aspire à montrer que ce n’est ni par la déconstruction, ni par une critique immanente que l’on parviendra à réhabiliter la pensée hégélienne dans une perspective féministe, mais à travers une « lecture en perspective » (p. 14-16) qui cherchera à accentuer les éléments critiques déjà à l’œuvre (quoique souvent négligés) dans la pensée de Hegel. Ainsi, tout en reconnaissant la légitimité de certaines critiques faites à Hegel, l’auteur tentera de montrer que l’on dispose déjà, chez Hegel, des éléments nécessaires pour fonder une posture féministe d’actualité.

À cet égard, le commentaire du texte sur Antigone au chapitre VI A, a-b de la Phénoménologie de l’esprit qui constitue l’essentiel du chapitre 1 de l’ouvrage de J.-B. Vuillerod est impeccable. En soulignant, à travers la figure d’Antigone et de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté », comment Hegel pense la division genrée de la société grecque comme la contradiction fondamentale devant la mener à sa propre dissolution, l’auteur montre tout le potentiel d’une interprétation féministe de Hegel qui aspire non seulement à faire une critique pertinente de la domination masculine, mais encore à enrichir notre compréhension du propos hégélien à travers une telle perspective. Les deux chapitres subséquents, respectivement consacrés à une lecture de la dialectique maître-esclave en termes de domination sexuelle et au statut de la femme dans les philosophies de la nature et de l’histoire de Hegel, pour intéressants qu’ils soient, apparaissent moins probants. Ils ont tout de même le mérite de poser les jalons qui permettront à l’auteur d’actualiser la pensée hégélienne et de la faire dialoguer avec les perspectives féministes contemporaines. C’est ce à quoi s’attache le chapitre 4 où l’auteur confronte l’approche hégélienne à différentes postures et problématiques du féminisme contemporain. C’est surtout à travers le paradigme hégélien de la reconnaissance (p. 173) et l’idée de féminité négative (p. 184) que J.-B. Vuillerod parvient, dans les faits, à montrer la pertinence éventuelle de la posture hégélienne à cet égard, notamment en ce qui a trait à la question de l’(anti-)essentialisme et de la « critique des structures institutionnelles des sociétés phallocratiques » (p. 182). Pour affirmer la pertinence de Hegel dans une perspective féministe d’actualité, il accorde une importance particulière au concept d’ironie qui recouvre selon Hegel le potentiel subversif de la révolte d’Antigone prise comme figure de la lutte contre la domination masculine. Ce concept d’ironie qui, comme le souligne l’auteur : « chez Hegel, renvoie à une négativité sans relève ni synthèse, à une négation qui détruit sans conserver » (p. 72), semble cependant délié de sa dimension proprement tragique qui détruit en quelque sorte autant celle qui la manie que l’objet de sa critique. C’est à se demander si l’on n’a pas affaire, avec le concept d’ironie comme instrument de la critique féministe, à une posture plus proche de la dialectique négative adornienne qu’à une posture hégélienne axée sur l’idée d’Aufhebung et de réconciliation. Quoi qu’il en soit, la qualité de ses analyses de la figure d’Antigone et sa discussion (que l’on aurait voulue par moments plus développée) des enjeux contemporains du féminisme à l’aune d’une perspective hégélienne demeurent stimulantes pour la pensée.

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Paris, Vrin, 2020, 232 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.</p

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Russel ROCKWELL, Hegel, Marx, and the Necessity and Freedom Dialectic. Marxist-Humanism and Critical Theory in the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, 241 p.

L’ouvrage de Rockwell vise la réhabilitation d’une perspective hégéliano-marxienne qu’il s’agirait de sauver de ses propres erreurs. En cela, l’étude du texte hégélien reste largement soumise au prisme interprétatif de la transformation sociale qui anime la pensée marxienne. La question est de savoir dans quelle mesure l’hégélianisme peut servir de modèle pour penser le changement social et rendre compte de la dynamique interne aux sociétés capitalistes. D’un côté du spectre, pour l’auteur, Marcuse constituerait l’exemple type d’une théorie critique répondant par la négative : pour Hegel, la liberté se situe entièrement du côté de la contemplation intellectuelle, d’une raison repliée sur soi, qui constitue, selon Marcuse, l’aveu implicite d’une défaite de la raison et de la liberté dans l’ordre du réel. À l’autre bout du spectre, Raya Dunayevskaya, figure centrale de l’humanisme marxiste américain, interprète la philosophie de Hegel comme un puissant moteur de changement social. Les chapitres 1, 2 et 6 seront ainsi consacrés aux relations épistolaires et intellectuelles qu’entretiendront ces deux penseurs et qui seront particulièrement marquées par les désaccords. Entre ces deux options, l’auteur opte clairement pour la seconde. À ses yeux, Marx a, tant dans les Grundrisse que dans le Capital, révisé ses critiques antérieures faites à l’encontre de Hegel et par-là rendu sa théorie de la maturité conforme à la pensée hégélienne. Il s’est en outre inspiré de la dialectique entre nécessité et liberté chez Hegel pour concevoir non seulement la dynamique interne du capitalisme, mais encore la transition vers une société post-capitaliste. Les spécialistes de l’œuvre hégélienne considéreront sans doute que l’ouvrage n’échappe pas à une certaine approximation lorsqu’il s’agit de restituer la position de Hegel quant à l’articulation dialectique du rapport entre nécessité et liberté (ch. 3). En cela, la critique que l’auteur formule à l’endroit de l’interprétation marcusienne de ce rapport chez Hegel n’est pas entièrement convaincante. L’auteur l’est beaucoup plus lorsqu’il s’agit de faire la critique des interprétations marcusienne et habermassienne de Marx (ch. 4 et 5). À la lumière des travaux de Moishe Postone, Rockwell montre bien en quoi le diagnostic que firent tour à tour Marcuse et Habermas quant à la désuétude du cadre théorique de Marx à l’aune du développement techno-scientifique contemporain est somme toute hâtif et ne rend pas justice aux thèses que Marx développe face à ces enjeux. Postone constitue à cet effet le socle interprétatif à partir duquel l’auteur analyse la théorie de la valeur et la conception du travail chez Marx. Les chapitres 7 et 8 offrent ainsi un bon résumé de l’ouvrage phare de Postone, Temps, travail et domination sociale. Partant de cette lecture du projet marxien, l’auteur entend montrer, contre Marcuse, que l’avènement du capitalisme n’implique pas le règne de la nécessité, mais qu’il y a au contraire, au sein même du capitalisme, une action réciproque entre liberté et nécessité. À cet égard, la philosophie hégélienne demeure pertinente pour une théorie critique d’inspiration marxienne qui aspirerait à saisir la dynamique interne du capitalisme et à en voir les possibilités de dépassement. L’auteur s’inscrit ainsi dans le sillon de Dunayevskaya et de sa volonté de faire de la philosophie hégélienne le vecteur d’une philosophie du changement social. Mais cette « traduction » sociopolitique de la pensée hégélienne, selon l’expression de Marcuse, est-elle bien nécessaire ? On a souvent l’impression que le geste hégélien est ici sorti de son contexte philosophique et évoqué comme figure tutélaire pour penser des enjeux qui ne sont plus tout à fait les siens, car c’est étonnamment des syllogismes finaux de la philosophie de l’esprit absolu qu’on cherche à tirer une théorie de l’émancipation politique. L’ouvrage reste néanmoins pertinent par son commentaire critique des positions défendues par Marcuse, Dunayevskaya, Habermas et Postone.

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Emmanuel CHAPUT, « Russel ROCKWELL, Hegel, Marx, and the Necessity and Freedom Dialectic. Marxist-Humanism and Critical Theory in the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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