Auteur : Emmanuel Chaput

Dean MOYAR, Hegel’s Value. Justice as the Living Good, Oxford, Oxford University Press, 2021, 370 p.

Dean Moyar propose ici une relecture systématique de la Philosophie du droit (PhD) à partir des notions de vie et de valeur, concepts centraux dans l’édifice de la pensée politique de Hegel et pourtant négligés par de nombreux commentateurs de l’œuvre désormais bicentenaire (p. 7-8). À l’instar d’un certain nombre de travaux récents comme ceux de Karen Ng, il tend à montrer que toute la philosophie hégélienne – y compris sa philosophie pratique et sa théorie de la justice – relève d’un « inférentialisme téléologique » (p. 18) fondé sur une identité de structure entre la vie et la raison (p. 25). Sa relecture de la PhD tendra ainsi à souligner de manière systématique le rapport entre le déploiement progressif de la théorie hégélienne du droit et la conception hégélienne du vivant (p. 51). On ne peut que saluer ce travail, qui allie à la finesse de son propos une clarté chère à la tradition analytique. Moyar montre ainsi la récurrence de la structure argumentative de Hegel à travers ce qu’il nomme « l’argument de base » (p. 31) sans pourtant réduire l’argumentation hégélienne à une sorte de schématisme abstrait, mécaniquement transposable à tous les cas de figure.

Au-delà de cette relecture systématique de la PhD à partir des concepts de vie et de téléologie interne, c’est toutefois le concept de valeur qui constitue l’intérêt principal de l’ouvrage. D. Moyar suggère d’ailleurs qu’au-delà de la division classique de la PhD en trois grandes parties, on peut, en s’attardant sur les concepts du Bien et de la valeur, comprendre l’ouvrage comme étant essentiellement divisé en deux parties, avec pour tournant le § 129 au début de la section « le bien et la conscience morale » (p. 174). Dans une première partie (formelle), Hegel établirait les conditions de la valeur et du droit permettant de définir le Bien, alors qu’une seconde partie (substantielle) établirait les conditions matérielles de l’effectuation de celui-ci dans le monde, le contenu des institutions devant réaliser cette idée du Bien (p. 189). Le Doppelsatz servirait en quelque sorte de clé de voûte à cette reconstruction de la PhD. Mais, ici encore, lorsqu’il s’agit d’examiner le concept (ou plutôt les concepts) de valeur chez Hegel (puisque l’auteur examine autant la théorie hégélienne des valeurs morales que celle de la valeur en un sens économique par exemple), nous retrouvons l’importance du concept de vie. En effet, l’une des thèses centrales est de montrer que le concept hégélien de valeur aurait une « double racine », à la fois objective et subjective, s’ancrant « à la fois dans la vie et la conscience de soi, dans la nature et la liberté » (p. 13). La vie conférerait une dimension objective à l’idée de valeur de par son mode même d’organisation rationnelle, alors que la dimension subjective de la valeur s’exprimerait au travers de la libre volonté de la conscience de soi. La valeur ne naît donc pas ex nihilo de l’arbitraire du sujet, car la norme objective n’est valeur que parce qu’elle peut aussi devenir le motif d’une volonté libre.

Bien que l’auteur défende fort bien sa lecture et qu’il semble effectivement juste d’attribuer une telle posture à Hegel, il n’en reste pas moins surprenant que D. Moyar, à la lumière d’un tel concept de valeur, n’aborde nulle part le possible reproche que l’on pourrait faire à Hegel de retomber dans une forme de sophisme naturaliste.

Les conclusions politiques de l’auteur sont également – surtout pour un lectorat francophone – surprenantes, quoique nullement inintéressantes. Dean Moyar tend en effet à critiquer les interprétations faisant pencher Hegel du côté du républicanisme civique (p. 7, 253, 316) pour le rapprocher aussitôt d’une tradition libérale proche de Rawls. C’est même l’une des conclusions pratiques de l’ouvrage que de suggérer qu’à notre époque où le libéralisme demeure le plus souvent sur la défensive et laisse à ses opposants le monopole de la question du Bien, le système hégélien du droit pourrait fournir à cette tradition un cadre théorique propice à son renouvellement (p. 352).

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Dean MOYAR, Hegel’s Value. Justice as the Living Good, Oxford, Oxford University Press, 2021, 370 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Jean-Baptiste VUILLEROD, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Paris, Vrin, 2020, 232 p.

L’entreprise à laquelle s’attache l’auteur est d’emblée ambitieuse, il en a bien conscience. Il s’agit d’une part de relire « Hegel de manière féministe » pour montrer « que sa philosophie n’est pas aussi phallocentrique qu’on veut bien le croire, et qu’il est possible de l’actualiser à l’aune des enjeux du féminisme » (p. 9-10) et, d’autre part, de souligner l’importance d’une telle interprétation non seulement pour la pensée féministe, mais encore pour les études hégéliennes mêmes. La tâche sera d’autant plus ardue que Hegel a le plus souvent mauvaise presse dans les études féministes et que l’auteur aspire à montrer que ce n’est ni par la déconstruction, ni par une critique immanente que l’on parviendra à réhabiliter la pensée hégélienne dans une perspective féministe, mais à travers une « lecture en perspective » (p. 14-16) qui cherchera à accentuer les éléments critiques déjà à l’œuvre (quoique souvent négligés) dans la pensée de Hegel. Ainsi, tout en reconnaissant la légitimité de certaines critiques faites à Hegel, l’auteur tentera de montrer que l’on dispose déjà, chez Hegel, des éléments nécessaires pour fonder une posture féministe d’actualité.

À cet égard, le commentaire du texte sur Antigone au chapitre VI A, a-b de la Phénoménologie de l’esprit qui constitue l’essentiel du chapitre 1 de l’ouvrage de J.-B. Vuillerod est impeccable. En soulignant, à travers la figure d’Antigone et de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté », comment Hegel pense la division genrée de la société grecque comme la contradiction fondamentale devant la mener à sa propre dissolution, l’auteur montre tout le potentiel d’une interprétation féministe de Hegel qui aspire non seulement à faire une critique pertinente de la domination masculine, mais encore à enrichir notre compréhension du propos hégélien à travers une telle perspective. Les deux chapitres subséquents, respectivement consacrés à une lecture de la dialectique maître-esclave en termes de domination sexuelle et au statut de la femme dans les philosophies de la nature et de l’histoire de Hegel, pour intéressants qu’ils soient, apparaissent moins probants. Ils ont tout de même le mérite de poser les jalons qui permettront à l’auteur d’actualiser la pensée hégélienne et de la faire dialoguer avec les perspectives féministes contemporaines. C’est ce à quoi s’attache le chapitre 4 où l’auteur confronte l’approche hégélienne à différentes postures et problématiques du féminisme contemporain. C’est surtout à travers le paradigme hégélien de la reconnaissance (p. 173) et l’idée de féminité négative (p. 184) que J.-B. Vuillerod parvient, dans les faits, à montrer la pertinence éventuelle de la posture hégélienne à cet égard, notamment en ce qui a trait à la question de l’(anti-)essentialisme et de la « critique des structures institutionnelles des sociétés phallocratiques » (p. 182). Pour affirmer la pertinence de Hegel dans une perspective féministe d’actualité, il accorde une importance particulière au concept d’ironie qui recouvre selon Hegel le potentiel subversif de la révolte d’Antigone prise comme figure de la lutte contre la domination masculine. Ce concept d’ironie qui, comme le souligne l’auteur : « chez Hegel, renvoie à une négativité sans relève ni synthèse, à une négation qui détruit sans conserver » (p. 72), semble cependant délié de sa dimension proprement tragique qui détruit en quelque sorte autant celle qui la manie que l’objet de sa critique. C’est à se demander si l’on n’a pas affaire, avec le concept d’ironie comme instrument de la critique féministe, à une posture plus proche de la dialectique négative adornienne qu’à une posture hégélienne axée sur l’idée d’Aufhebung et de réconciliation. Quoi qu’il en soit, la qualité de ses analyses de la figure d’Antigone et sa discussion (que l’on aurait voulue par moments plus développée) des enjeux contemporains du féminisme à l’aune d’une perspective hégélienne demeurent stimulantes pour la pensée.

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Paris, Vrin, 2020, 232 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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Russel ROCKWELL, Hegel, Marx, and the Necessity and Freedom Dialectic. Marxist-Humanism and Critical Theory in the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, 241 p.

L’ouvrage de Rockwell vise la réhabilitation d’une perspective hégéliano-marxienne qu’il s’agirait de sauver de ses propres erreurs. En cela, l’étude du texte hégélien reste largement soumise au prisme interprétatif de la transformation sociale qui anime la pensée marxienne. La question est de savoir dans quelle mesure l’hégélianisme peut servir de modèle pour penser le changement social et rendre compte de la dynamique interne aux sociétés capitalistes. D’un côté du spectre, pour l’auteur, Marcuse constituerait l’exemple type d’une théorie critique répondant par la négative : pour Hegel, la liberté se situe entièrement du côté de la contemplation intellectuelle, d’une raison repliée sur soi, qui constitue, selon Marcuse, l’aveu implicite d’une défaite de la raison et de la liberté dans l’ordre du réel. À l’autre bout du spectre, Raya Dunayevskaya, figure centrale de l’humanisme marxiste américain, interprète la philosophie de Hegel comme un puissant moteur de changement social. Les chapitres 1, 2 et 6 seront ainsi consacrés aux relations épistolaires et intellectuelles qu’entretiendront ces deux penseurs et qui seront particulièrement marquées par les désaccords. Entre ces deux options, l’auteur opte clairement pour la seconde. À ses yeux, Marx a, tant dans les Grundrisse que dans le Capital, révisé ses critiques antérieures faites à l’encontre de Hegel et par-là rendu sa théorie de la maturité conforme à la pensée hégélienne. Il s’est en outre inspiré de la dialectique entre nécessité et liberté chez Hegel pour concevoir non seulement la dynamique interne du capitalisme, mais encore la transition vers une société post-capitaliste. Les spécialistes de l’œuvre hégélienne considéreront sans doute que l’ouvrage n’échappe pas à une certaine approximation lorsqu’il s’agit de restituer la position de Hegel quant à l’articulation dialectique du rapport entre nécessité et liberté (ch. 3). En cela, la critique que l’auteur formule à l’endroit de l’interprétation marcusienne de ce rapport chez Hegel n’est pas entièrement convaincante. L’auteur l’est beaucoup plus lorsqu’il s’agit de faire la critique des interprétations marcusienne et habermassienne de Marx (ch. 4 et 5). À la lumière des travaux de Moishe Postone, Rockwell montre bien en quoi le diagnostic que firent tour à tour Marcuse et Habermas quant à la désuétude du cadre théorique de Marx à l’aune du développement techno-scientifique contemporain est somme toute hâtif et ne rend pas justice aux thèses que Marx développe face à ces enjeux. Postone constitue à cet effet le socle interprétatif à partir duquel l’auteur analyse la théorie de la valeur et la conception du travail chez Marx. Les chapitres 7 et 8 offrent ainsi un bon résumé de l’ouvrage phare de Postone, Temps, travail et domination sociale. Partant de cette lecture du projet marxien, l’auteur entend montrer, contre Marcuse, que l’avènement du capitalisme n’implique pas le règne de la nécessité, mais qu’il y a au contraire, au sein même du capitalisme, une action réciproque entre liberté et nécessité. À cet égard, la philosophie hégélienne demeure pertinente pour une théorie critique d’inspiration marxienne qui aspirerait à saisir la dynamique interne du capitalisme et à en voir les possibilités de dépassement. L’auteur s’inscrit ainsi dans le sillon de Dunayevskaya et de sa volonté de faire de la philosophie hégélienne le vecteur d’une philosophie du changement social. Mais cette « traduction » sociopolitique de la pensée hégélienne, selon l’expression de Marcuse, est-elle bien nécessaire ? On a souvent l’impression que le geste hégélien est ici sorti de son contexte philosophique et évoqué comme figure tutélaire pour penser des enjeux qui ne sont plus tout à fait les siens, car c’est étonnamment des syllogismes finaux de la philosophie de l’esprit absolu qu’on cherche à tirer une théorie de l’émancipation politique. L’ouvrage reste néanmoins pertinent par son commentaire critique des positions défendues par Marcuse, Dunayevskaya, Habermas et Postone.

Emmanuel CHAPUT (Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Emmanuel CHAPUT, « Russel ROCKWELL, Hegel, Marx, and the Necessity and Freedom Dialectic. Marxist-Humanism and Critical Theory in the United States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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