Auteur : Enrico Pasini

Lucia Oliveri, Imaginative Animals : Leibniz’s Logic of Imagination, Studia Leibnitiana, Sonderhefte 57, Stuttgart, Franz Steiner, 2021, 288 p

On pourrait croire que ce livre traite uniquement de l’imagination. En fait, comme je l’ai pour ma part découvert dans un lointain passé, on ne peut parler d’imagination chez Leibniz sans inclure beaucoup d’autres choses. De surcroît, parler d’imagination en général implique souvent d’évoquer des choses différentes, parfois même différentes de ce qui est appelé ainsi par Leibniz lui-même. Dans ce livre, une quantité considérable de sous-thèmes et de sous-problèmes sont effectivement abordés et de longs développements visent à fournir une interprétation – originale du moins par l’organisation et les précisions techniques apportées – de sujets tels que le conceptualisme de Leibniz, la constitution de la substance, ou le rapport entre liberté et salut de l’âme. Cependant, Lucia Oliveri ne perd jamais de vue son thème : d’une part, elle aborde la « capacité d’imaginer ou de concevoir ce qui est possible » sous un angle particulier, celui des « dimensions cognitives » de l’imagination (p. 13) ; d’autre part, on peut dire qu’elle développe sa propre théorie de l’imagination leibnizienne.

Elle traite ainsi d’une imagination ni anarchique (p. 68) ni romantique. L’imagination est soumise à une lecture réaliste, qui en reconnaît la nature matérielle ; mais le traitement qui en est fait est essentiellement fonctionnaliste. Tout en entendant offrir un compte rendu unifié de l’imagination en tant que puissance mentale spécifique, l’auteure distingue entre une « imagination picturale, ou iconique » et une « imagination schématique » (p. 58) et synthétique, qui conduit à la conceptualisation. À travers son « travail de segmentation » (p. 85), l’imagination construit les phénomènes sur lesquels l’intellect va opérer. Ainsi l’esprit repère l’unité et la cohérence des corps phénoménaux, en dépit des variations continuelles qu’ils subissent ; par l’imagination, il les compare et les rassemble en classes selon leur similarité, en intériorisant ce qui est ici appelé des « types » (le type du corps humain, par exemple, p. 100-101).

La recherche ici menée a un double point d’ancrage. L’un est centré sur les variétés de l’expression, à partir de la conception, présentée dans le Quid sit idea, des idées comme dispositions, dites ici « dispositions à former des expressions » (p. 31-32). L’expression est le point de départ du « développement des capacités intentionnelles de l’agent cognitif [et] des moyens d’expression » (p. 34), aussi bien que du passage de la perception sensible à la conception des essences (p. 55). L’autre point d’ancrage est la conception de l’imagination. Chez Leibniz, l’imagination, en vertu de sa relation à la quantité, est liée à l’espace et au temps, et donc à la possibilité, bien qu’elle ne se réfère pas aux possibilités logiques. Leibniz est en mesure de considérer l’imagination comme à la fois « cognitive and conative » (p. 27), c’est-à-dire qu’elle produit connaissance et définit des contraintes. Ces contraintes contribuent avant tout à la formation de relations d’expression. L’imagination est de plus une faculté combinatoire ou une faculté d’invention.

La cohérence des phénomènes dépend soit de composantes métaphysiques, soit de la façon dont l’esprit humain connaît : la coopération entre fonctions organiques et cognitives apporte de l’ordre dans les informations sensorielles. L’espace, le temps et la causalité associative agissent « comme des règles » (p. 139), assurant la cohérence des phénomènes. Un corps ne conserve pas toutes ses parties à travers ses changements, même momentanés ; il n’est donc qu’une « apparence cohérente », selon une expression leibnizienne bien connue que l’auteure emploie pour caractériser le « phénoménalisme agrégé » (p. 108) qu’elle propose. La cohérence de premier ordre concerne la façon dont les corps peuvent ou ne peuvent pas se déplacer et changer, mais elle est inadéquate lorsqu’il s’agit de discerner les phénomènes fictifs (un hippogriffe peut se déplacer de manière cohérente). Cette « cohérence » est, en dernier ressort, temporelle. Mais l’auteure, au lieu de verser dans une interprétation kantienne, en infère un fondement analytique du rôle de l’imagination : celle-ci nous fournit la capacité de représenter la cohérence des corps et la persistance des corps cohérents, et aussi d’« anticiper et [de] prédire ce qui existera ou n’existera pas » (p. 154). Ainsi, l’imagination « permet aux agents rationnels de voir dans le futur » (p. 124).

L’approche de L. Oliveri est aussi révisionniste que descriptive (pour reprendre la célèbre distinction de Strawson). Parfois la méthode devient, au lieu d’historique, constructive et même déductive. Ainsi, « la considération de ce qui peut exister au regard de l’espace et du temps nous permet de déduire ces autres contraintes de l’imagination : la différence et la similitude » (p. 152). Sur la similitude et la différence s’appuie un second ordre de cohérence, tandis que l’identité et la contradiction imposent des bornes conceptuelles. On ne peut pas imaginer deux corps occupant le même lieu, mais cela ne nous dit pas s’il est logiquement impossible que cela se fasse : « c’est la raison pour laquelle l’imagination peut nous égarer, en nous faisant croire à des contradictions » (p. 154).

L’imagination permet la représentation multimodale des entiers perceptibles : bien qu’elle produise des fictions quand elle s’applique au continu, elle sert aux êtres finis à dominer l’infinie multiplicité du monde physique. Ici l’auteure repère une continuité entre différentes phases de la pensée leibnizienne. Il est d’une part évident que l’on a affaire à des manières de penser similaires, même lorsque Leibniz défend des théories tout à fait différentes : il existe un style de pensée leibnizien. D’autre part, se manifeste l’effort de trouver un moyen permettant d’extraire le Leibniz de la maturité des positions du jeune Leibniz, voire d’extraire un Leibniz contemporain du Leibniz historique.

Les « types » sont la notion centrale du livre. Ils représentent une manière de perception distincte, une première généralisation des particuliers en classes selon la similitude : une étape préalable à la connaissance imaginative, nécessaire à l’acquisition de la connaissance conceptuelle. Ils représentent des moyens permettant de considérer les phénomènes réellement vécus comme des instances de classes de phénomènes associés en vertu de leur similarité. Les contraintes de l’imagination et les propriétés des types semblent avoir beaucoup à voir avec ce que Gibson a appelé des « affordances » : « Les types sont une capacité acquise de prédire le comportement des choses dans le contexte dans lequel elles sont perçues » (p. 171-172). L’innéisme virtuel leibnizien peut s’entendre en termes de contraintes internes. Les idées innées, à ce point, sont donc considérées comme des contraintes plutôt que comme des dispositions.

Il y a une continuité entre les types et les concepts en tant que « touts méréologiques » (p. 247). L. Oliveri soutient que Leibniz lui-même opère une distinction entre les deux (p. 23), mais elle déclare aussi que la dénomination « types » est la sienne (p. 26, p. 55). Évidemment « types », tokens, « typicalité » ne sont pas des notions leibniziennes. L’auteure signale que la terminologie contemporaine n’est pas utilisée en tant que telle, mais qu’elle l’est au sens figuré : « mon intention n’est pas d’associer Leibniz à une quelconque théorie contemporaine » (p. 252). Les concepts et les types, précise-t-elle, sont « deux genres différents d’outils cognitifs qui remplissent des tâches différentes » (p. 188) ; elle avance à ce propos une « théorie de la co-indispensabilité des concepts et des types » (p. 198).

L’imagination a-t-elle une logique ? Voici l’autre question principale de ce livre. D’un côté, les procédés logiques sont une prérogative de l’intellect, un domaine dont l’imagination est bannie ; de l’autre, la maîtrise de l’espace et du temps et la capacité de prévoir des événements du futur proche impliquent des relations, des formes et même des règles. Bien entendu, cette logique de l’imagination, basée sur des pouvoirs innés de l’agent cognitif, ne peut fournir qu’un degré de certitude morale (p. 146). Cette logique n’est pas ce que Leibniz entend normalement sous ce terme. L’expression « logique de l’imagination », qu’il introduit ut ita dicam (A VI, 4, 513), est utilisée tout de même plusieurs fois dans le livre comme une description positive concernant des règles : celles-ci ne seraient pas celles permettant l’analyse rationnelle des objets de l’imagination, non plus que celles d’une méthode exacte caractérisant l’usage de ces mêmes objets, mais plutôt les règles opérationnelles de l’imagination même. Par exemple, l’imagination « est spontanément activée dans le processus de perception » des corps et « répond à sa propre logique, qui repose sur les relations de forme et de grandeur », gouvernée par les relations spatio-temporelles (p. 83). Finalement, cette logique est commune aux hommes et aux animaux doués d’imagination, quoique ces derniers, qui ne disposent pas de l’appareil intellectuel inné, ne puissent l’outrepasser.

Lucia Oliveri a une grande capacité de simplification, c’est-à-dire de réduction à la forme fondamentale minimale, et une grande rigueur, quoique l’on se perde parfois un peu dans une certaine technicité. Elle se montre également capable de proposer des approches plutôt audacieuses. Le résultat est un excellent livre qui mérite l’attention de tous les chercheurs leibniziens.

Enrico Pasini

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Pour citer cet article : Lucia Oliveri, Imaginative Animals : Leibniz’s Logic of Imagination, Studia Leibnitiana, Sonderhefte 57, Stuttgart, Franz Steiner, 2021, 288 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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Tzuchien THO, Vis Vim Vi: Declinations of Force in Leibniz’s Dynamics, Basel, Springer International Publishing, Studies in History and Philosophy of Science 46, 2017, 147 p.

Le Leibniz qui intéresse l’auteur de cet ouvrage est celui qui, dès sa jeunesse, s’est consacré à la théorie physique. Le principal point de vue adopté est celui de la connexion entre dynamique et théorie de la causalité dans l’évolution de la mécanique et de la métaphysique de Leibniz. Le thème du livre est plus précisément la « causalité dynamique », à savoir celle des corps qui ne sont pas inertes, à la façon cartésienne, mais qui expriment, même en tant que phénomènes, les raisons de l’activité métaphysique des « vraies » substances.

Le titre Vis vim vi fait allusion à la déclinaison grammaticale, en tant qu’elle serait une métaphore polyvalente de la condition variable et complexe du concept de la force. L’allégorie n’est pas immédiatement claire pour le lecteur, mais elle est expliquée en détail par l’auteur dans l’Introduction (premier chapitre), où le titre est défini en ces termes : « une manière élaborée d’attirer l’attention sur l’importance du contexte ». Il s’agit d’un contexte essentiellement théorique : la force joue un rôle dans le récit d’une théorie en transformation de la causalité du mouvement. Il y a déclinaison parce que la force n’a de sens que par son rôle parmi une série d’autres concepts physiques et problèmes qui, malheureusement, à l’époque de Leibniz n’ont pas encore trouvé d’expression arrêtée.

L’auteur fait également allusion à l’obsolescence de la « définition de la force », à l’instar d’un cas grammatical qui commence à ne plus être utilisé : la force de Leibniz, mv2 (ici l’on semble confondre la définition avec la mesure leibnizienne de la force), n’est aujourd’hui que l’énergie cinétique, que l’auteur appelle de préférence « energy-work ». Dans un passage caractéristique, l’auteur nous dit enfin que la force « décline [sic, mais dans le sens d’être déclinée] en ce sens que la causalité dynamique ne peut pas être comprise comme une entité physique » (thèse qui, dès lors que la causalité est une relation, semblerait aller de soi), « mais seulement grâce à sa déclinaison, c’est-à-dire, au moyen des variables définies sous l’organisation structurale du phénomène du mouvement » (p. 4).

Le livre est ensuite minutieusement organisé (chaque chapitre est écrit sous la forme d’un essai indépendant, avec introduction, développement et des remarques de conclusion), mais n’est pourtant pas facile à lire. Même lorsque l’auteur énonce des évidences ou des choses bien connues, son style ne privilégie pas toujours la clarté ni l’explication pas à pas (par exemple : « la vitesse du mouvement inertiel ne change pas. La distance parcourue par le corps sera donc le produit de sa vitesse et de sa durée : a/t = ms/t · s/t = mv2 », a étant l’action, p. 31). Il cite rarement les sources textuelles : même quand il veut signaler un sophisme de Leibniz (« il n’y a pas de mouvement curvilinéaire ‘réel’, par conséquent, conclut Leibniz faussement, il n’y a pas de mouvement absolu », p. 54), un texte précis exposant ce raisonnement erroné n’est pas donné. Il y a aussi parfois un manque de précision. Il reproduit par exemple des commentaires de De Risi sur l’analysis situs du dernier Leibniz, en confondant toujours « deux points » et « trois points » dans l’exemple qui devrait « en donner un aperçu » (p. 126). Mais peut-être des raisons éditoriales ont-elles provoqué ici et là une écriture hâtive.

Le deuxième chapitre, central, est dédié à la force primitive et son intention est de répondre à la question : « Qu’est-ce que la causalité structurelle ? » Normalement, par structural causation, on entend la causalité due à la structure ou à l’arrangement de quelque chose. Ici l’on discute principalement du caractère « structurel » de la force. La force primitive en particulier ne peut s’exprimer, selon l’auteur, que comme la « structure » qui rend possibles d’autres prédicats (soit de la substance, soit finalement du corps phénoménal). L’auteur reprend essentiellement l’analyse élaborée jadis par François Duchesneau des passages conceptuels et du détail technique du développement de la dynamique leibnizienne entre l’Error mirabilis et la Dynamica de 1689. Il les explique avec beaucoup plus de détails, et avec une complication quelque peu superflue (par exemple, le « principe de transitivité » invoqué p. 30 n’est que la propriété associative de la multiplication). Mais son but est de montrer la nouveauté du concept « contre-intuitif » de causalité qui en résulte : une causalité à deux niveaux, où la « réalité non phénoménale de la vis, par l’actio, se traduit, dans le temps, en effet phénoménal » (p. 33). La cause, dans ce cadre, est toujours structurelle, en ce sens que la relation de la cause à l’effet, comme l’auteur le disait p. 3, « ne peut être exprimée que par une variation organisée des effets ». La multiplicité des effets corrélatifs constitue proprement la « structuralité » de la causalité qui relie vis et phaenomena. Il y a du vrai sans doute dans ces observations, quoique l’on en reste à un niveau très général ; et avec l’acte de dénomination, comme le disait Locke, « l’essence est, pour ainsi dire, établie », mais l’on n’apprend rien de plus. On finit même par tomber dans des explications qui tournent en rond (« Une telle causalité est structurelle car il s’agit de l’action de la force exprimée par son invariance lorsqu’elle est déployée en locomotion », p. 44). Du moins, selon l’auteur, une telle relation de cause à effets nous assure que les phénomènes sont des expressions de la force, comme le considérait déjà l’interprétation anti-kantienne de Guéroult (p. 17).

Le troisième chapitre examine les concepts de base de la mécanique leibnizienne du point de vue de la relativité galiléenne (l’« équivalence des hypothèses ») et de l’individuation de la vraie cause du mouvement, pour entériner la prééminence de la « causalité dynamique » sur la causalité efficiente. Le quatrième chapitre a pour objet le problème de la continuité des grandeurs mécaniques. Ici l’auteur déclare avoir voulu « établir l’hétérogénéité des causes et des effets afin de consolider [son] affirmation selon laquelle le niveau de la causalité, les vires, et le niveau de l’effet, le mouvement étendu, sont ontologiquement distincts mais liés de manière causale » (p. 90). Il n’est pas étonnant que la cause soit causalement liée aux effets, mais qu’ils soient manifestement hétérogènes ne semble pas contribuer à consolider leur connexion. Dans le cinquième chapitre, l’action, c’est-à-dire l’innovation centrale de la dynamique de 1689, revient en scène, et l’auteur revient en arrière pour en reconsidérer le rôle de médiation entre force et mouvement. La conclusion est encore une fois très générale : « Le concept leibnizien mûr de la causalité dynamique est donc une relation entre la vis et les phénomènes. […] Tout mouvement est l’action d’un corps en rapport avec l’effet formel et l’état de mouvement » (p. 111-112).

Le point culminant du livre devrait être le sixième et dernier chapitre, qui a pour titre: « La vie dans un monde monadique ». Ici l’auteur veut montrer que cette notion de causalité est compatible avec l’autarcie des monades, étant donné la manière dont elle est configurée « dans la métaphysique monadologique tardive de Leibniz » (p. 119). L’auteur propose, en se fondant sur la dynamique, une solution aux débats sur les différentes phases de la théorie leibnizienne de la substance: « La solution proposée consiste, en résumé, à montrer que la dynamique elle-même repose sur une distinction profonde et fondamentale entre la cause et l’effet et le mouvement étendu. Cela nécessite que nous réaffirmions le concept de causalité que nous avons développé tout au long de ce livre » (p. 121). Par cet extrait, on voit une fois encore que le livre est somme toute difficile à évaluer. L’objet en est à la fois important, un peu obscur et sûrement complexe ; l’auteur le connaît très bien. Mais son texte, bien qu’ingénieux, ne semble pas fournir d’éclaircissements sur le sujet, si ce n’est quant à ses aspects élémentaires. Le lecteur reste donc dans l’attente d’une conclusion supérieure, qui semble pourtant ne jamais arriver. L’argumentation s’avère toujours tourner en rond et donc manquer, à chaque section et même à la fin de l’ouvrage, d’un point d’arrivée.

Enrico PASINI

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Pour citer cet article : Enrico PASINI, « Tzuchien THO, Vis Vim Vi: Declinations of Force in Leibniz’s Dynamics, Basel, Springer International Publishing, Studies in History and Philosophy of Science 46, 2017 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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Mogens LÆRKE, Christian LEDUC et David RABOUIN (éd.), Leibniz. Lectures et commentaires, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 2017, 383 p.

Cet ouvrage, réalisé par un groupe d’auteurs de différentes nationalités, se présente comme la première introduction collective à la pensée de Leibniz dans le monde francophone. La préface offre en douze pages une esquisse biographique de Leibniz très bien faite, suivie d’une brève histoire de l’édition de son œuvre et d’une présentation générale de l’ouvrage. Le projet est d’examiner les principales parties de la philosophie leibnizienne (métaphysique ; sciences, morale et théologie ; théorie de la connaissance) et de donner quelques aperçus sur sa réception.

Ce genre d’ouvrages collectifs, dont les nombreux companions publiés par diverses maisons d’édition sont les exemples les plus connus, est devenu courant. Cette réponse francophone (p. 24) à un genre particulièrement développé dans le monde anglo-saxon s’articule principalement autour de disciplines philosophiques ou scientifiques pratiquées par Leibniz (auxquelles sont associés quelques thèmes métaphysiques). Les auteurs bousculent cependant le schéma un peu artificiel inhérent à l’exercice, en introduisant parfois des développements moins attendus et tout de même bienvenus : la question du statut des lois naturelles est ainsi soulevée dans la discussion sur l’harmonie préétablie, de même les doctrines peu connues de Leibniz sur la vie et la mort des substances corporelles sont mises en rapport avec les observations microscopiques. De plus, l’accent mis sur les domaines plutôt que sur les thèmes et les concepts théoriques permet de « prêter une attention particulière aux inflexions » que Leibniz donna à sa pensée, au lieu de les réduire à « un tout solidaire » et prétendument systématique (p. 28). Un exemple en est notamment la distinction entre la doctrine « logique » et la doctrine « dynamique » de la substance (ibid.). Dans le premier chapitre, Christian Leduc entreprend ainsi la tâche – qui n’est pas sans rappeler celle que s’était déjà donnée Michel Fichant – d’éclaircir la genèse du concept de substance comme machine de la nature, au regard de laquelle ces deux doctrines n’ont qu’une fonction introductive.

La première partie, consacrée à la métaphysique, contient une contribution qui porte sur les problèmes du mal et de la justice divine, c’est-à-dire sur la discipline sui generis de la théodicée, dont Paul Rateau présente le projet dans sa genèse et son développement. On se demandera pourquoi le sujet est traité ici plutôt que dans la section morale. Peut-être est-ce en raison de la primauté, en la matière et pour résoudre la question, de la considération de l’essence divine. La « philosophie de l’esprit », qu’un contemporain de Leibniz aurait peut-être appelée psychologie, est prise en charge par Jean-Pascal Anfray, alors que Jeffrey McDonough s’emploie à démêler la contradiction apparente entre causalité et harmonie préétablie (voire absence de causalité) dans la fabrique de l’univers leibnizien.

La seconde partie regroupe, d’une part, les mathématiques (dans leur rapport à la philosophie), la physique et plus généralement la méthode de la science, la conception du vivant ; d’autre part, la politique, l’éthique et la théologie. On sent que les auteurs ont cherché ici plus particulièrement à innover. David Rabouin propose ainsi une sorte d’essai-manifeste qui vise à démontrer la pluralité intrinsèque de la philosophie leibnizienne des mathématiques. François Duchesneau reconstruit les différentes facettes de la science physique. Raphaële Andrault, traitant de la théorie des vivants, nous rappelle que « Leibniz n’a rien d’un vitaliste » et conteste certaines notions douteuses dues à « une lecture trop rapide de Deleuze » (p. 171). Luca Basso et Claire Rösler donnent deux exposés très clairs, quoiqu’un peu isolés du reste du volume, des doctrines pratiques et de la théologie de Leibniz.

La troisième partie, dédiée à la théorie de la connaissance, s’en tient en revanche à des questions plus familières au public leibnizien traditionnel. Matteo Favaretti Camposampiero traite de la connexion entre langage et formes de la pensée ainsi que de la conception leibnizienne de la logique comme d’une « règle » (p. 234) permettant de garantir la rectitude de nos raisonnements. Mogens Lærke montre les multiples enjeux méta-disciplinaires du projet d’encyclopédie, conçue comme « une sorte de machine à produire des nouvelles découvertes à partir des anciennes, en conformité avec l’éthique savante de modération et de collaboration » prônée par Leibniz (p. 269). Marine Picon retrace avec précision comment, à l’épistémologie bâtie à partir des années 1670 autour d’une théorie des définitions et de l’opposition entre sensible et discursif, succède « une théorie de la connaissance dominée par l’opposition entre l’imaginable et l’intelligible » (p. 290).

La dernière section est, du point de vue de l’architecture général du livre, la plus faible – ce dont les éditeurs semblent bien conscients (voir l’Introduction). Les contributions sur la réception au XVIIIe siècle par Anne-Lise Rey (avec trois études de cas en France et Angleterre), et par Jean-François Goubet sur l’Allemagne, ainsi que sur la philosophie française du XIXe siècle par Jeremy Dunham, ne couvrent que quelques aspects limités du phénomène de la réception des doctrines leibniziennes. Ces chapitres n’en sont pas moins d’aussi grande qualité que ceux des autres sections.

En vérité toutes les contributions rassemblées dans ce livre sont de très haut niveau, et souligner de possibles lacunes serait finalement manquer de générosité envers un ouvrage qui introduit ses lecteurs non seulement à Leibniz, mais aussi aux thèmes majeurs des débats actuels qui traversent les études leibniziennes.

Enrico PASINI

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Pour citer cet article : Enrico PASINI, « Mogens LÆRKE, Christian LEDUC et David RABOUIN (éd.), Leibniz. Lectures et commentaires, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 2017 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.

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