Auteur : Éric Delassus

Alain BILLECOQ : Spinoza, la politique et la liberté, Paris, Demopolis, 131 p.

S’il n’apporte rien de vraiment novateur quant à l’étude de la pensée politique de Spinoza, ce livre présente cependant l’avantage d’en proposer une lecture au travers d’un prisme emprunté à Kant. La question qui lui sert de fil directeur est celle de savoir comment aider les hommes à sortir de la minorité. La référence à Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant y est explicite. Mais si la question est kantienne, c’est en faisant appel à Spinoza que l’on y répond. A. Billecoq ne traite pas cette question en moraliste. Il ne s’agit pas d’accuser les hommes de paresse et de lâcheté, mais de rechercher les causes naturelles de la servitude en se demandant pourquoi les hommes combattent à son propos comme s’il s’agissait de leur salut.

La sociabilité humaine ne répond pas, comme le pense Aristote, à une finalité naturelle. C’est en raison d’un intérêt bien compris que les hommes ont perçu l’avantage de vivre en bonne intelligence plutôt que d’être, comme dans l’état de nature, les ennemis les uns des autres. Ils ne sont pas pour autant naturellement belliqueux, ils ne le sont qu’en raison de leur ignorance des causes de leurs affects qui les maintient dans la servitude. Aussi, si c’est l’intérêt qui réunit les hommes, cela signifie que la société politique ne résulte pas d’un renoncement au droit naturel qui s’étend jusqu’où s’étend la puissance d’un individu, mais plutôt d’une reconfiguration de celui-ci. Les rapports entre les hommes y restent des rapports de force, mais les forces s’y conjuguent au lieu de s’affronter. La difficulté de la vie politique est de faire coexister des conatus qui ne sont pas spontanément disposés à s’accorder, sans recourir à la force qui étouffe la liberté. La question est donc de savoir comment transformer les hommes en citoyens en agissant sur les lois de leur propre nature, en les prenant tels qu’ils sont et non tels que l’on souhaiterait qu’ils soient.

Les sociétés humaines n’étant pas le produit de la seule raison, mais de passions qui sont à la source d’une sagesse empirique qui a fait sortir les hommes de l’état de nature, la vie politique se caractérise par une certaine tension entre commandement et obéissance. Aussi, pour que le sujet humain puisse adapter ses désirs aux règles de droit, faut-il que la force qui commande ne soit pas extérieure, mais procède de son propre conatus, c’est ainsi qu’il devient citoyen. L’A. insiste sur le fait que sécurité et liberté ne s’accordent que lorsque le peuple est souverain, la démocratie étant seule capable de réaliser cette synthèse, tandis que les régimes monarchique et aristocratique qui s’appuient sur la force tant physique que spirituelle ne peuvent y parvenir. En s’alliant au pouvoir religieux qui transforme la vraie religion en superstition, ils incitent les hommes à croire que le salut n’est pas de ce monde et qu’il faut obéir au souverain pour plaire à Dieu. Or, pour Spinoza, le salut est de ce monde et ne relève pas de la seule politique qui ne fait que créer des conditions favorables pour l’atteindre. Le salut religieux relève de l’obéissance à la loi de justice et de charité énoncée dans le credo minimum. La religion ne nous apprend rien sur la véritable nature des choses et de Dieu. Seule la raison est source de connaissance et peut nous conduire au véritable salut qui n’est autre que la béatitude et la liberté. Mais le chemin pour y parvenir est difficile et ne peut se faire dans la solitude. Les hommes sont utiles les uns aux autres. Il est donc nécessaire que soient instaurées des institutions adéquates pour que ceux qui perçoivent la voie qui y conduit puissent suivre ce processus de désaliénation qui mène au salut.

Démocratie et raison étant, selon A. Billecoq, consubstantielles, il est permis de parler d’un salut démocratique, car la seule liberté de penser est la condition du plein épanouissement de la raison humaine. La démocratie réalise la liberté de penser et d’expression ainsi que l’égalité de droit pour que progressent la paix, la sécurité et la concorde par un mouvement sans fin de rationalisation des institutions. Ce mouvement est déterminé par trois conditions : que le droit naturel qui correspond à la puissance finie de l’homme et exprime la puissance infinie de Dieu puisse s’affirmer par la rationalité ; que règne une certaine égalité dans la vie économique afin que personne ne se sente lésé par autrui ou par l’État ; que soit réalisé un égal accès à la culture et à l’éducation pour renforcer le régime démocratique en permettant à chacun de développer sa raison.

A. Billecoq aide ainsi à mieux comprendre en quoi la pensée politique de Spinoza est celle d’un État dans lequel la différence entre la plèbe et le peuple est abolie par l’exercice d’un art politique qui est le mouvement par lequel un peuple devient un peuple. L’ouvrage s’achève par un appendice confrontant les conceptions de la liberté chez Descartes et Spinoza, qui conclut qu’une pensée politique cartésienne serait une philosophie du pouvoir, tandis que Spinoza élabore une philosophie de la puissance.

Éric DELASSUS

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Pour citer cet article : Éric DELASSUS, « Alain BILLECOQ : Spinoza, la politique et la liberté, Paris, Demopolis, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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Michel JUFFÉ : Café Spinoza, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2017, 262 p.

Il est difficile de trouver une ligne directrice au livre de Michel Juffé qui se présente comme un recueil d’articles abordant une grande diversité de sujets tournant tous autour de la pensée de Spinoza, mais pouvant aller des affinités de sa pensée avec d’autres penseurs, qui lui furent antérieurs ou postérieurs, jusqu’à l’étude des rapports de ses thèses principales avec les sciences contemporaines, en passant par l’étude de certains points précis de la doctrine, comme par exemple l’assimilation de Dieu à la Nature ou la question de l’unité du corps et de l’esprit. Non pas que ce livre manque d’unité, mais son unité tient précisément dans sa diversité et se révèle au fur et à mesure que le lecteur progresse dans sa lecture.

Son titre, tout d’abord, peut surprendre. Café Spinoza, cela peut dérouter les lecteurs habitués à des intitulés plus académiques et peut nourrir le soupçon d’avoir voulu trouver un titre accrocheur, afin de séduire des lecteurs non spécialistes pour les attirer vers un ouvrage d’une lecture parfois ardue et qui ne relève pas, à proprement parler, de la simple vulgarisation.

Si l’ordre des articles peut sembler hétéroclite, c’est que, comme le précise l’auteur dans l’avant-propos, leur organisation n’a pas été choisie selon un principe thématique, mais selon leur degré de difficulté. On comprend mieux ainsi pourquoi l’on passe, par exemple, d’un texte sur la filiation entre Spinoza et Épicure à une réflexion sur l’assimilation de Dieu à la nature pour arriver ensuite à une étude sur Spinoza et l’écologie. C’est précisément cette diversité et cette variété qui expliquent le titre du livre. L’auteur invite en effet celui qui se disposerait à le lire à se mettre dans des dispositions comparables à celles que l’on adopte lorsque l’on discute à bâtons rompus dans un café avec un ami. Imaginons, nous propose Michel Juffé, que nous rencontrions Spinoza dans un café et que nous puissions nous entretenir longuement avec lui de différents sujets, soit de questions concernant des problématiques qui furent posées avant lui ou à son époque, soit de questions qui aujourd’hui sont cruciales, mais sur lesquelles la pensée de Spinoza pourrait apporter une lumière éclairante et certainement féconde.

On pourra noter une certaine disparité entre les études qui font dialoguer Spinoza avec d’autres philosophes. Ainsi, le premier texte proposé, traitant de l’héritage épicurien de Spinoza, aurait peut-être pu aller plus loin et aborder de manière plus problématique la question de la recevabilité d’une interprétation matérialiste du spinozisme. En revanche, l’étude sur Emmanuel Levinas et Spinoza présente un grand intérêt dans la mesure où tout en soulignant les contresens sur Spinoza qui expliquent la critique que lui adresse Emmanuel Levinas, elle insiste sur les points sur lesquels ces deux philosophes pourraient se rencontrer. De même, l’étude sur Freud et Spinoza fait le point de manière très pertinente sur ce qui, au-delà de la familiarité qui réunit ces deux pensées, distingue très nettement la conception spinoziste du désir qui est naturellement orientée vers la vie, de celle de Freud plus ambivalente, qui intègre l’idée, totalement impensable chez Spinoza, de pulsion de mort.

Les études concernant les convergences entre certaines des thèses fondamentales de la philosophie de Spinoza et la science actuelle présentent l’intérêt de ne pas tomber dans le piège qui consisterait à ne faire de Spinoza qu’un précurseur, mais montrent à la lumière d’une connaissance précise des théories contemporaines, principalement en biologie, en quoi la pensée de Spinoza reste actuelle et peut nous apporter matière à intégrer dans la pensée philosophique d’aujourd’hui les fruits de certaines découvertes ou théories scientifiques postérieures à Spinoza.

On regrettera cependant, dans certaines études portant sur des points précis de la doctrine, que les interprétations de l’auteur ne soient pas toujours mises en regard de points de vue divergents ou donnent lieu à certaines libertés prises avec le texte de l’Éthique. Ainsi, dans la seconde étude concernant la fameuse formule Deus sive natura, Michel Juffé, plutôt que de s’interroger sur les raisons qui ont conduit Spinoza à conserver le terme de Dieu, au point d’en faire le titre de la première partie de l’Éthique, semble préférer éluder cette question et s’autoriser alors à modifier le texte même de Spinoza en remplaçant dans les définitions et propositions d’Éthique 1, le terme de Dieu par celui de Nature, ce qui peut quelque peu déranger un lecteur assidu de Spinoza.

Néanmoins, si l’on excepte quelques points de cet ordre, le livre de Michel Juffé présente le grand mérite de souligner, le plus souvent avec pertinence, la richesse et la fécondité de la pensée de Spinoza.

Éric DELASSUS

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Pour citer cet article : Éric DELASSUS, « Michel JUFFÉ : Café Spinoza, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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