Auteur : Ăric Marquer
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Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothÚses, systÚmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p.
Gianni Paganini, historien de la philosophie moderne aux Ă©tudes notoires sur le scepticisme et la littĂ©rature clandestine des XVIe et XVIIe siĂšcles, revient sur le tout premier auteur auquel il sâest intĂ©ressĂ© et dont il reste un des plus fins connaisseurs : Pierre Bayle 6. On aurait pu craindre que le philosophe de Rotterdam ne soit quâun point de dĂ©part, assez vite Ă©clipsĂ©, par lâĂcossais, Hume, qui apparaĂźt dans le titre. Il nâen est rien et câest mĂȘme lâinverse qui se produit : « Le prĂ©sent volume a donc pour objet central Pierre Bayle et sa prĂ©sence continue et influente jusquâĂ Hume » (p. 24). Pour le dire autrement, câest le majeur qui se trouve mis au service du mineur, mĂȘme si une telle catĂ©gorisation est historiquement relative, puisque Bayle a Ă©tĂ© une rĂ©fĂ©rence incontournable Ă son Ă©poque. Pas plus quâil nâentend prĂ©senter un Bayle humien ou un Hume baylien, lâauteur nâentreprend de faire ici une histoire intellectuelle qui retracerait avec soin toutes les Ă©tapes entre Bayle et Hume. En lâoccurrence, il sâagit de soumettre Bayle Ă son propre geste dâun « philosophe analytique ante litteram » (p. 15) : lâanalyse, prise au sens littĂ©ral du dĂ©montage des arguments qui permet dâen clarifier les prĂ©misses et les incidences, est une opĂ©ration critique, câest-Ă -dire une pratique du jugement qui, dans cette mesure, est qualifiable de « sceptique ». En effet, Bayle convoque et discute des arguments qui sont empruntĂ©s Ă diffĂ©rents paradigmes conceptuels et disciplinaires, pouvant entrer en contradiction les uns avec les autres â ce qui opacifie la position dĂ©finitive quâil tient sur un sujet, comme le dĂ©bat exĂ©gĂ©tique autour de son athĂ©isme/fidĂ©isme ou encore de son rationalisme/scepticisme. LĂ oĂč Hubert Bost a pu rĂ©cemment situer la pensĂ©e de Bayle dans le cadre de son « calvinisme de la vieille roche 7 », G. Paganini contextualise Ă son tour celle-ci par rapport Ă lâhistoire de la philosophie moderne (Bodin, Hobbes, Grotius, Spinoza, Locke, Malebranche, Descartes, Leibniz, Newton, et Ă©videmment Hume).
Les deux premiĂšres parties de lâouvrage sont focalisĂ©es sur Bayle : thĂ©odicĂ©e et rapport entre foi et raison (I.1, 4, 5), tolĂ©rance et thĂ©ologico-politique (I.2, 3, annexes 1-2), puis de maniĂšre plus hĂ©tĂ©roclite et ponctuelle lâhĂ©tĂ©rodoxie juive (II.1), Machiavel (II.2) et lâathĂ©isme sceptique (II.3). Dans la troisiĂšme partie, lâauteur met en perspective Bayle et Hume : le scepticisme dâun point de vue Ă©pistĂ©mologique (III.9, 10), des questions dâordre physique sur lâĂąme, la matiĂšre, la cosmogonie (III.11, 13), et de nouveau la thĂ©odicĂ©e avec les attributs moraux de Dieu (III.12).
Ă la toute fin, une brĂšve annexe est consacrĂ©e au mĂ©tier dâhistorien de la philosophie. Lâouvrage quoiquâassez composite, puisque constituĂ© dâarticles repris et de textes inĂ©dits, nâen prĂ©sente pas moins une certaine unitĂ© dâinvestigation : ce que lâauteur sâattache Ă Ă©tudier pour en affiner la comprĂ©hension, câest avant tout le scepticisme propre Ă Bayle, dont il met en exergue la notion opĂ©ratoire de lâhypothĂšse par diffĂ©rence et opposition au(x) systĂšme(s). Bien quâErnst Cassirer ne soit pas mentionnĂ©, il y aurait lĂ un point de convergence avec celui-ci : Bayle prĂ©figure le refus du systĂšme qui est si typique de la philosophie des LumiĂšres.
Dâune « philosophie » Ă une « thĂ©ologie » de la tolĂ©rance chez Bayle
Dans un tiers de lâouvrage, G. Paganini examine en dĂ©tail quelle a Ă©tĂ© lâinfluence du rationalisme malebranchiste, en particulier du TraitĂ© de morale, sur les trois premiĂšres parties du Commentaire philosophique. Lâoratorien, rappelle-t-il, nâa pas dĂ©fendu comme tel le pluralisme religieux et ce nâest donc quâau prix dâun certain dĂ©placement que Bayle a pu en faire une ressource conceptuelle pour sa propre doctrine de la tolĂ©rance. Dâune part, lorsquâil se rĂ©fĂšre Ă la « lumiĂšre naturelle » et Ă la « vision en Dieu », ou encore quand il confĂšre aux principes moraux lâĂ©vidence des axiomes de la logique et de la mĂ©taphysique, Bayle ne cherche pas Ă Ă©laborer une thĂ©ologie rationnelle, mais traite dâun problĂšme « mĂ©tamoral » (p. 59) : en sâinterrogeant sur ce qui fait quâune action est morale ou non et sur la source de lâobligation, il sâagit de fonder une morale universelle. LâintĂ©rĂȘt argumentatif de Bayle pour Malebranche rĂ©side alors dans la garantie Ă©pistĂ©mologique que cela donne Ă la morale, du fait que les raisons humaine et divine sont univoques. Dâautre part, Bayle opĂšre une radicalisation de la politique malebranchiste (p. 85), en Ă©largissant la doctrine de lâOrdre vers une application concrĂšte dans la tolĂ©rance. Mais surtout, lâĂ©tude souligne que Bayle dĂ©veloppe, Ă partir de lĂ , une thĂ©orie de la « justice comme Ă©quitĂ© », entendue comme traitement Ă©gal des individus indĂ©pendamment de leurs confessions religieuses. LâĂ©quitĂ© chez lui repose sur une double exigence de rĂ©ciprocitĂ© et dâimpartialitĂ©, câest-Ă -dire aussi bien de justification rĂ©ciproque contre la pĂ©tition de principe qui consiste Ă invoquer la vĂ©ritĂ© de sa religion, que dâabstraction de soi pour gagner une rĂ©flexivitĂ© critique sur ses propres croyances.
Et lâauteur dâobjecter Ă juste titre contre lâinterprĂ©tation rawlsienne de Bayle que ce dernier avait certes parfaitement saisi que la rĂ©ciprocitĂ© est structurelle Ă la tolĂ©rance, mais que Rainer Forst 8 ne prend pas assez en considĂ©ration le rationalisme malebranchiste sur lequel sâappuie Bayle et qui nâest pas moins une conception comprĂ©hensive du bien (p. 99 sq.) â ne satisfaisant donc pas la condition du voile dâignorance dans la position originelle. Il vaudrait ainsi mieux interprĂ©ter Bayle Ă la lumiĂšre de LibĂ©ralisme politique que de ThĂ©orie de la justice puisque le « consensus par recoupement » a lâavantage de laisser leurs conceptions comprĂ©hensives du bien aux individus qui, Ă©tant par ailleurs « raisonnables », sont en mesure dâaccepter le pluralisme moral et religieux en vue de leur coopĂ©ration Ă©quitable. Pour dĂ©fendre R. Forst, rappelons que celui-ci se propose de modĂ©liser une tolĂ©rance qui nâest pas encore une domination, parce que soumise au bon grĂ© du Prince (comme pour lâĂ©dit de Nantes), mais un vĂ©ritable respect pour autrui, fondĂ© sur une idĂ©e de rĂ©ciprocitĂ© mise en valeur par Bayle.
NĂ©anmoins, Bayle se heurte Ă une difficultĂ© circulaire qui, selon lâĂ©tude, le mĂšne Ă changer de stratĂ©gie philosophique dans le SupplĂ©ment au Commentaire philosophique et le Dictionnaire historique et critique : les arguments en faveur de la tolĂ©rance ne convainquent que ceux qui le sont dĂ©jĂ , tandis quâun vrai croyant y est rĂ©tif puisquâil ne peut Ă©videmment pas laisser se propager des erreurs qui mettent en pĂ©ril le salut dâautrui, et â comble du paradoxe â câest alors lâintolĂ©rance qui devient charitable. Lâextrait cĂ©lĂšbre de la RĂ©ponse aux questions dâun Provincial oĂč Bayle exprime tout son pessimisme quant au fait que les hommes et les religions deviennent tolĂ©rants (p. 124) nâouvre pas seulement, et nĂ©cessairement comme lâaffirme Gianluca Mori 9, une voie « athĂ©o-politique » au roi spinoziste, mais aussi une autre voie « thĂ©ologico-politique » qui ne consiste toutefois pas, comme chez Hobbes, Spinoza et Locke, Ă rĂ©interprĂ©ter philosophiquement les Ăcritures pour rendre le christianisme moins dogmatique, exclusiviste et donc intolĂ©rant. Autrement, ce serait de nouveau conditionner la tolĂ©rance Ă une philosophie particuliĂšre, Ă un systĂšme philosophique 10 qui nâest justement pas acceptable par tout le monde (p. 131-132). Pour Ă©viter le retour de la difficultĂ© circulaire, Bayle emprunte une « autre voie » (p. 136-137) qui est de rĂ©duire les croyances religieuses et thĂ©ologiques au statut Ă©pistĂ©mique de lâhypothĂšse puisque Dieu, par son infinitĂ©, reste toujours au-delĂ de la finitude de lâesprit humain. Les hypothĂšses thĂ©ologiques nâĂ©tant pas vĂ©rifiables ni falsifiables comme peuvent lâĂȘtre les hypothĂšses scientifiques, il faut un autre critĂšre pour Ă©valuer leur recevabilitĂ© et probabilitĂ© : la conformitĂ© de lâesprit humain Ă lâidĂ©e quâil se fait de la dignitĂ© de Dieu. En dâautres termes, il sâagit dâun critĂšre moral de sincĂ©ritĂ©, lequel peut excuser les hypothĂšses thĂ©ologiques erronĂ©es de bonne foi.
G. Paganini montre alors de quelle maniĂšre Bayle fonde cette requalification des dogmes en hypothĂšses sur une thĂ©ologie volontariste en nette rupture avec le rationalisme malebranchiste qui Ă©tait celui des trois premiĂšres parties du Commentaire philosophique : les dogmes ne sont quâhypothĂ©tiques du fait quâils dĂ©pendent dâun libre dĂ©cret de la volontĂ© divine ; celle-ci aurait pu ĂȘtre tout autre. Or ce caractĂšre hypothĂ©tique, explique G. Paganini, rend possible une « tolĂ©rance interne Ă la thĂ©ologie » (p. 140), alors que les coreligionnaires de Bayle, notamment les pasteurs huguenots Pierre Jurieu et Ălie Saurin, y dĂ©celĂšrent un « pyrrhonisme thĂ©ologique » inacceptable (p. 161). Est-ce Ă dire que, contrairement Ă ce quâavait prĂ©tendu Ălisabeth Labrousse 11, Bayle a bien Ă©tĂ© un penseur de la tolĂ©rance ecclĂ©siastique ? Lâouvrage, certes, nâuse pas ici de ce syntagme, mais câest bien ce vers quoi Bayle se serait acheminĂ©, puisque la « thĂ©ologie de la tolĂ©rance » nâapparaĂźt pas comme un simple recours Ă la thĂ©ologie pour supplĂ©er Ă lâĂ©chec ou lâinefficacitĂ© dâune « philosophie de la tolĂ©rance », mais plus subversivement, comme un moyen pour introduire « le pluralisme [âŠ] au cĆur du savoir thĂ©ologique en soi » (p. 140).
La troisiĂšme partie, consacrĂ©e à « Bayle et Hume », commence par envisager la question de savoir si le scepticisme constitue une maladie ou un remĂšde, Ă partir dâun examen de la rĂ©habilitation du scepticisme moral chez Bayle, mais aussi par des analyses Ă©clairantes sur des auteurs moins connus comme Jean-Pierre Crousaz qui, dans le cadre dâune « moralisation marquĂ©e du dĂ©bat sur le scepticisme » (p. 425) Ă laquelle on assiste au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, publie en 1773 lâExamen du Pyrrhonisme ancien et moderne : « un texte exemplaire, ainsi quâun Ă©pisode capital de toute [la] discussion » autour des « dommages provoquĂ©s par le doute en particulier dans le domaine de la morale et de la pratique » (p. 436). On trouvera Ă©galement dans ce chapitre dâutiles dĂ©veloppements sur lâApologie de Monsieur Bayle, qui rĂ©pondent Ă lâattaque antisceptique de J.-P. Crousaz : lâouvrage, rĂ©Ă©ditĂ© anonymement « lâannĂ©e mĂȘme de la publication des deux premiers livres du Treatise de Hume » (p. 443) serait lâĆuvre de Jean-Baptiste de Monier. Les mises au point sur le contexte moral de discussion du scepticisme permettent dâintroduire dâune maniĂšre habile et claire lâanalyse du thĂšme du « scepticisme vivable et invivable dans le Treatise de Hume » (p. 447). Lâimage du scepticisme comme « pathologie de lâesprit » subsiste, dans un contexte pourtant antisceptique, et a, ainsi que lâavait remarquĂ© Popkin (comme le rappelle lâauteur) eu une influence sur la maniĂšre dont Hume lui-mĂȘme Ă©labore sa propre rĂ©ponse au pyrrhonisme. Lâexamen de la question du scepticisme comme maladie, et des possibles thĂ©rapies â remĂšdes pratiques plutĂŽt quâargumentations thĂ©oriques â permet ainsi une reprise Ă©clairante du cĂ©lĂšbre passage oĂč Hume, Ă©crivant Ă la premiĂšre personne et « dĂ©crivant une sorte dâexpĂ©rience personnelle » (p. 450), formule son cĂ©lĂšbre et prĂ©cieux tĂ©moignage, que tous les sceptiques et mĂ©lancoliques se sont efforcĂ©s un jour de suivre avec plus ou moins de succĂšs : « Je dĂ©jeune, je joue au tric-trac, je discute, je mâamuse avec mes amis. » Ce chapitre Ă©rudit se termine par une conclusion synthĂ©tique et Ă©clairante sur le rapport entre « scepticisme et nature humaine : de Bayle Ă Hume » (p. 457), dans laquelle sont mises en valeur la nouveautĂ© de la philosophie de Hume et la place centrale accordĂ©e Ă la nature humaine. Abandonnant lâancien et le nouveau pyrrhonisme (celui de Bayle), « lâempirisme de Hume se caractĂ©rise par son choix dĂ©cidĂ©ment humaniste et optimiste, centrĂ© sur lâidĂ©e dâune âscience de lâhommeâ fermement ancrĂ©e dans lââexpĂ©rienceâ et dans lââobservationâ » (p. 459). Les autres chapitres (X Ă XIII) traitent successivement de « Hume lecteur de Bayle », de la question du rapport entre mind et body, des « dialogues de Hume et Bayle : sur les attributs moraux de la divinitĂ© » et enfin de la « nouvelle hypothĂšse de cosmogonie » selon Bayle et Hume.
Tout au long des chapitres, lâimportance de la lecture de Bayle par Hume permet Ă la fois de rĂ©Ă©valuer lâeffet du texte de Bayle et de proposer une interprĂ©tation plus fine, plus complexe, des thĂšses de Hume. Le dernier chapitre (XIV) est un appendice qui propose des « rĂ©flexions sur lâactivitĂ© de lâhistorien de la philosophie, entre Bayle, Kant et Musil ». Bien que lâouvrage, qui constitue une vĂ©ritable somme, se situe dans la parfaite continuitĂ© des prĂ©cĂ©dents de Gianni Paganini, et prĂ©sente les mĂȘmes qualitĂ©s â Ă©rudition et clartĂ© â câest ici un travail dâune nouvelle veine et en un sens inĂ©dit que nous propose lâauteur. Appartenant sans aucun doute au genre de lâhistoire de la philosophie, cette Ă©tude prĂ©sente des dĂ©veloppements Ă la fois trĂšs libres et rigoureux, dans lesquels la philosophie contemporaine â lâusage de Rawls, les considĂ©rations mĂ©thodologiques et critiques dĂ©veloppĂ©es dans lâappendice â vient servir et souligner la puissance et la finesse conceptuelle des auteurs classiques, ainsi que la richesse spĂ©culative du scepticisme. AbordĂ©e du point de vue Ă©rudit de lâhistoire du scepticisme, et du point de vue plus gĂ©nĂ©ral dâune histoire de la modernitĂ©, cette vaste enquĂȘte, truffĂ©e de microanalyses, est Ă la fois solide et originale. Lâouvrage pourra sans aucun doute intĂ©resser, Ă des degrĂ©s divers, ou plutĂŽt sous diffĂ©rents angles, tous les historiens de la philosophie moderne, mais aussi ceux qui cherchent Ă Ă©tendre leur connaissance ou Ă transformer leur regard. Il suscitera, Ă lâimage de lâobjet quâil Ă©tudie â le scepticisme â des dĂ©bats et des controverses, en particulier en France, puisque lâauteur nous accorde depuis de longues annĂ©es le privilĂšge de pouvoir lire, dans notre langue, les analyses dâun Ă©rudit italien sur la philosophie française, anglaise ou Ă©cossaise.
Andy Serin et Ăric Marquer
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Pour citer cet article : Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothÚses, systÚmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p
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Hortense de Villaine, Science ou mĂ©taphysique. La philosophie de lâesprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p.
LâoriginalitĂ© du travail dâHortense de Villaine est dâavoir abordĂ© une question classique en philosophie, celle des rapports entre lâesprit et le corps, chez des auteurs peu connus, ayant Ă©crit Ă une pĂ©riode â la fin du XIXe siĂšcle britannique â relativement peu Ă©tudiĂ©e, du moins sous cet angle. Lâouvrage est ainsi le premier en langue française analysant la pensĂ©e de Thomas Huxley, William Clifford, Henry Maudsley, Benjamin Carpenter, Alexander Bain, George Henry Lewes, John Tyndall, dont les Ćuvres ont contribuĂ© de maniĂšre dĂ©cisive Ă lâĂ©laboration de la psychologie comme science.
AprĂšs une introduction exposant « le problĂšme esprit-corps dans le Royaume-Uni victorien », lâautrice traite de questions de mĂ©thode et prĂ©sente les Ă©lĂ©ments permettant de qualifier le courant intellectuel Ă©tudiĂ©. Sont ainsi dĂ©finis « le ânaturalisme scientifiqueâ comme catĂ©gorie historiographique » et la « psychologie comme courant proprement philosophique », avant de dresser un trĂšs utile « tableau de la philosophie psychophysiologique », permettant non seulement une mise au point Ă propos des diffĂ©rents courants en prĂ©sence (les Ă©piphĂ©nomĂ©nistes, les thĂšses issues du rĂ©flexe cĂ©rĂ©bral, les auteurs monistes), mais Ă©galement lâanalyse dâune question dĂ©cisive : les « naissance et revendication dâune science indĂ©pendante de la philosophie et de la physiologie : la psychologie ». Cette approche, Ă la fois pĂ©dagogique, historique et conceptuelle, produit de prĂ©cieuses clarifications sur le contexte intellectuel britannique, tout en apportant quelques Ă©lĂ©ments de comparaison avec « la querelle du matĂ©rialisme en Allemagne » ou le parallĂ©lisme de Fechner. Lâouvrage propose ensuite « une immersion dans la philosophie psychophysiologique victorienne », Ă partir de lâexamen des diffĂ©rents topoĂŻ de la littĂ©rature de la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle britannique consacrĂ©e Ă la constitution dâune science expĂ©rimentale de lâesprit : critique de la mĂ©taphysique et refus de tout traitement mĂ©taphysique de la question de lâesprit, scientisme et dĂ©fense dâune Ă©pistĂ©mologie empiriste apparaissent ainsi comme les grands principes autour desquels se sont Ă©laborĂ©es notamment les Ćuvres de John Tyndall, de William Clifford ou encore de Thomas Henry Huxley.
Le terme dâ« immersion » choisi par H. de Villaine pour prĂ©senter lâĂ©tude de la pĂ©riode est parfaitement justifiĂ©, puisque le lecteur peut prendre connaissance, dans cette premiĂšre partie de lâouvrage, du dĂ©tail des positions soutenues par des philosophes « engagĂ©s dans le dĂ©bat », ainsi que de leurs points de divergence. Tous sâaccordent de maniĂšre gĂ©nĂ©rale sur la revendication dâune « vĂ©ritable science de lâesprit », câest-Ă -dire dâune « science expĂ©rimentale de lâesprit », et manifestent de maniĂšre frappante « la volontĂ© dâarracher la question de lâesprit et de ses relations au corps des mains des philosophes mĂ©taphysiciens pour lui apporter une rĂ©ponse expĂ©rimentale fondĂ©e sur la physiologie cĂ©rĂ©brale » (p. 81). Cette science nouvelle, que constitue « lâĂ©tude scientifique des phĂ©nomĂšnes mentaux via le cerveau », a une dimension thĂ©orique Ă©vidente, mais elle se prĂ©sente aussi comme une nĂ©cessitĂ© « thĂ©rapeutique et sociale, afin dâamĂ©liorer le traitement des maladies mentales par exemple » (p. 82). Rejetant le dualisme et « la diffĂ©rence de nature et de fonctionnement entre le corps et lâesprit » comme « contraire Ă lâexpĂ©rience », les dĂ©fenseurs de la psychophysiologie Ă©tablissent Ă©galement la nĂ©cessitĂ© dâune « sĂ©paration radicale de lâĂ©tude de lâesprit et de celle du cerveau », qui sont deux objets diffĂ©rents, comme le montre en particulier Carpenter dans son ouvrage Principes de la physiologie mentale (1896). Lâesprit est lâobjet des mĂ©taphysiciens, le cerveau celui des anatomistes et des chimistes. Câest encore ce que souligne le neurophysiologiste Thomas Laycock, qui affirme dans son ouvrage de 1860, Mind and Brain, que contrairement Ă la mĂ©taphysique, qui Ă©tudie la pensĂ©e, « la physiologie se limite Ă lâĂ©tude des phĂ©nomĂšnes de la vie ».
Il faut bien comprendre ici que « la distinction de nature qui sĂ©pare le corps et lâesprit » ne prend pas la forme dâun dualisme, mais correspond plutĂŽt Ă une diffĂ©rence dâobjet â celui de la mĂ©taphysique, celui de la psychophysiologie. Aussi est-ce avant tout la question de lâ« union intime, mise au jour par lâexpĂ©rience et par les Ă©tudes mĂ©dicales » (p. 83) et manifestant « le lien Ă©troit qui unit lâesprit Ă son substrat matĂ©riel » qui intĂ©resse un auteur comme William Carpenter. Lâauteur des Principles of mental physiology (1896) met en Ă©vidence la dĂ©pendance de lâesprit vis-Ă -vis du corps Ă travers lâexemple de la fiĂšvre et du poison, tandis quâAlexander Bain sâintĂ©resse Ă celui de la fatigue pour montrer lâalliance de notre organisme avec la pensĂ©e et la sensation.
La maniĂšre dont les tenants de la psychologie comme science expĂ©rimentale rejettent la mĂ©taphysique fait Ă©galement lâobjet dans la suite de lâouvrage dâune interprĂ©tation et dâune discussion argumentĂ©es. Sâil apparaĂźt clairement que les phĂ©nomĂšnes mentaux peuvent ĂȘtre compris Ă partir dâune Ă©tude du cerveau, le statut de la mĂ©taphysique et la relation des partisans de cette nouvelle science Ă la tradition philosophique ne sont pas toujours prĂ©cis ni explicites.
Ainsi, dans « lâinterprĂ©tation de ce rejet unanime » (p. 131) de la mĂ©taphysique, lâĂ©tude dĂ©cĂšle quelques faiblesses, comme lâabsence relative de noms citĂ©s, le niveau de gĂ©nĂ©ralitĂ© des accusations, ou encore le fait quâun auteur comme Maudsley « nâexplicite pas les mĂ©taphysiciens quâil condamne, bien quâil propose des critiques passagĂšres de Descartes ». Si bien que cette critique de la mĂ©taphysique semble parfois prendre la forme dâune « lutte idĂ©ologique », par laquelle les auteurs cherchent Ă constituer la science comme « champ dâĂ©tudes indĂ©pendant et autonome ».
Au terme de la premiĂšre partie, trois topoĂŻ du courant de la philosophie psychophysiologique ont Ă©tĂ© mis en Ă©vidence : « la revendication dâune science de lâesprit », « le rejet dâun traitement exclusivement mĂ©taphysique et introspectif des dĂ©bats concernant les rapports de lâesprit au corps », « la constitution dâune Ă©pistĂ©mologie rĂ©solument empiriste » (p. 177). Toutefois, ces trois points communs aux auteurs Ă©tudiĂ©s nâimpliquent pas « une position commune, claire et unifiĂ©e sur le problĂšme des rapports quâentretiennent lâesprit et le corps » (p. 178).
La deuxiĂšme partie (« La conception mĂ©caniste de lâunivers et lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme ») est ainsi consacrĂ©e Ă lâĂ©tude des « pommes de discorde », et notamment à « la question de lâefficacitĂ© causale de lâesprit ». Elle a en particulier pour objet de prĂ©senter et dâexaminer la thĂšse Ă©piphĂ©nomĂ©niste, la plus rĂ©pandue, Ă partir dâun commentaire suivi du texte de Huxley de 1874, et de montrer les diffĂ©rences existant entre les dĂ©fenseurs de lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme (Huxley, Tyndall, Clifford), « malgrĂ© lâadhĂ©sion commune Ă la thĂšse dâun automatisme humain » (p. 182). Avant lâexamen de la thĂšse Ă©piphĂ©nomĂ©niste elle-mĂȘme, lâauteure procĂšde Ă une Ă©tude des trois Ă©lĂ©ments dont cette thĂšse dĂ©coule logiquement : la conception dĂ©terministe de lâunivers, la nĂ©gation de la spĂ©cificitĂ© de la vie, la rĂ©insertion de lâĂȘtre humain au sein de cet univers-systĂšme.
On soulignera lâintĂ©rĂȘt des dĂ©veloppements consacrĂ©s à « lâefficacitĂ© de la priĂšre et [la] possibilitĂ© thĂ©orique des miracles », qui constituent « deux dĂ©bats majeurs autour de la conception mĂ©caniste du monde » (p. 205-243), dans le cadre dâune problĂ©matique dont les enjeux Ă©taient clairement sociopolitiques. Lâanalyse proposĂ©e ici permet, Ă partir dâexemples prĂ©cis, de comprendre la nature et lâimportance du dĂ©bat. Ainsi, Ă la suite dâune polĂ©mique autour du rĂŽle des priĂšres dans la guĂ©rison du prince de Galles, qui avait contractĂ© la typhoĂŻde en 1871 â polĂ©mique suscitĂ©e notamment par la proclamation dâun jour dâaction de grĂące, annoncĂ© par le gouvernement le 27 fĂ©vrier 1872, pour remercier Dieu dâavoir guĂ©ri lâhĂ©ritier de la couronne (p. 207) â sâengagea une « guerre intellectuelle et politique » entre une partie du corps mĂ©dical et le clergĂ©. Un article rĂ©digĂ© par le chirurgien Henry Thompson, et publiĂ© anonymement dans le journal sous le titre « La âpriĂšre pour les maladiesâ â pistes pour une tentative sĂ©rieuse dâestimer sa valeur », proposa de mettre Ă lâĂ©preuve des faits la thĂšse dâune efficacitĂ© pratique des priĂšres en comparant, sur une pĂ©riode de 3 Ă 5 ans, le taux de mortalitĂ© des malades dâun hĂŽpital pour lesquels toute la communautĂ© des chrĂ©tiens aurait priĂ©, et celui des autres hĂŽpitaux. Lâenjeu Ă©tait dâimportance : « Ă qui devait ĂȘtre confiĂ© le soin de veiller au bien-ĂȘtre de la population ? Aux hommes de sciences ou aux hommes dâĂglise ? » (p. 208). La suite de la deuxiĂšme partie est consacrĂ©e Ă lâanalyse de lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme en tant que tel (p. 257-335), Ă son histoire et Ă sa genĂšse, ainsi quâĂ la relation entre Ă©piphĂ©nomĂ©nisme et matĂ©rialisme, Ă partir dâune Ă©tude de Huxley, Clifford et Maudsley.
La troisiĂšme partie prĂ©sente « les solutions alternatives et critiques de lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme » (p. 335-495) : Alexander Bain et lâĂ©tude psychologique de lâesprit humain, William Benjamin Carpenter et la notion de sens commun, George Henry Lewes et la redĂ©finition de la conscience, George Romanes et lâagnosticisme. Ces solutions correspondent à « quatre thĂšses sur le problĂšme corps-esprit, qui se prĂ©sentent comme des alternatives Ă lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme, et sont formulĂ©es au sein mĂȘme du courant de la philosophie psycho-physiologique » (p. 494). Lâouvrage sâachĂšve par un Ă©pilogue consacrĂ© aux « critiques de lâautomatisme dans le monde scientifique victorien : Le cas de LâUnivers invisible » (p. 495-523), qui propose la lecture suivie dâun ouvrage dans lequel deux physiciens (Balfour Stewart et Peter Tait) prĂ©sentent une rĂ©futation de lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme. Lâanalyse de lâouvrage, et des dĂ©bats quâil a suscitĂ©s, est lâoccasion dâapprofondir « le problĂšme des rapports entre science et religion dans le Royaume-Uni victorien », et de mettre en lumiĂšre les enjeux rattachĂ©s Ă la question de savoir « qui parle au nom de la science ? » (p. 495). Les deux auteurs « militent pour une complĂ©mentaritĂ© de la recherche scientifique avec les donnĂ©es de la religion », et lâouvrage manifeste « leur volontĂ© commune de lutter pour une rĂ©conciliation de la religion et de la science sur la base de leurs recherches physiques conjointes » (p. 496).
Au terme des 558 pages de lâouvrage, pendant lesquelles il sâest trouvĂ© immergĂ© dans « un continent englouti de lâhistoire de la philosophie » (p. 523), le lecteur aura non seulement dĂ©couvert un grand nombre de textes dont il ignorait trĂšs certainement lâexistence et lâimportance, mais il aura Ă©galement acquis une meilleure connaissance des grands dĂ©bats historiques qui ont structurĂ© la vie politique et scientifique du Royaume-Uni Ă la fin du XIXe siĂšcle. Quâil choisisse de les situer par rapport Ă lâhĂ©ritage des LumiĂšres, ou quâil cherche Ă Ă©valuer leur intĂ©rĂȘt pour la comprĂ©hension des enjeux et des dĂ©bats contemporains, il aura Ă©tĂ© formidablement Ă©clairĂ© par la lecture attentive et scrupuleuse, par les explications claires et rigoureuses quâHortense de Villaine a fournies tout au long de cette Ă©tude historique magistrale, dont les enjeux philosophiques sont parfaitement exposĂ©s. Le souci de lâordre et de la clartĂ© dans la prĂ©sentation se manifeste aussi bien dans lâintroduction et la conclusion de chaque chapitre, que dans la bibliographie, qui prend soin de distinguer les textes gĂ©nĂ©raux et sources intellectuelles, les textes des dĂ©fenseurs de la philosophie psychophysiologique, les opposants Ă lâĂ©piphĂ©nomĂ©nisme, ainsi que les Ă©lĂ©ments de littĂ©rature secondaire.
Ăric Marquer
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Pour citer cet article : Hortense de Villaine, Science ou mĂ©taphysique. La philosophie de lâesprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p
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Aloysius P. MARTINICH, Hobbesâs Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p.
Aloysius P. Martinich est connu pour The Two Gods of Leviathan (1992) et bien dâautres ouvrages sur Hobbes ou la philosophie du langage. Son dernier livre constitue Ă la fois une synthĂšse et une rĂ©flexion sur la philosophie politique de Hobbes : il a pour objet la science politique du philosophe et ses principaux concepts (lois de nature, autorisation et reprĂ©sentation, souverainetĂ© par acquisition), prĂ©sentĂ©s comme des vĂ©ritĂ©s intemporelles fondĂ©es sur des dĂ©finitions. Mais lâouvrage montre quâil avait Ă©galement deux projets circonscrits dans le temps : le premier Ă©tait de dĂ©passer le conflit entre la nouvelle science de Copernic et GalilĂ©e et la doctrine chrĂ©tienne, en distinguant science et religion, et en comprenant le christianisme comme une croyance au sens littĂ©ral de la Bible. Le second Ă©tait de montrer que le christianisme nâĂ©tait pas un Ă©lĂ©ment de dĂ©stabilisation du pouvoir. Lâouvrage propose aussi une mise Ă lâĂ©preuve des arguments de Hobbes, en cherchant Ă retrouver la force des thĂšses Ă partir de lâexamen des rĂ©sistances quâelles ont suscitĂ©es et suscitent encore aujourdâhui. Ainsi lâargument selon lequel lâautoritĂ© du gouvernement doit ĂȘtre illimitĂ©e se heurte Ă la conviction moderne quâune telle limitation est nĂ©cessaire, grĂące Ă un systĂšme de contrepouvoirs ou dâĂ©quilibre des pouvoirs, afin de prĂ©venir la tyrannie.
Bien que la plupart des chapitres qui composent le volume aient Ă©tĂ© publiĂ©s antĂ©rieurement sous une autre forme, lâouvrage ne constitue pas une simple suite de chapitres, mais prĂ©sente une rĂ©elle cohĂ©rence, mĂȘme si les intentions et les objectifs Ă©noncĂ©s au dĂ©but de lâouvrage ne se retrouvent pas toujours de maniĂšre claire dans le corps du livre. Dans son introduction, lâauteur commence par Ă©carter lâinterprĂ©tation qui fait de Hobbes un libĂ©ral ou un protolibĂ©ral. LâĂ©galitĂ© est pour lui une Ă©gale capacitĂ© Ă tuer un autre homme et la libertĂ© nâest que le pouvoir de faire ce que lâon veut, quel que soit le dommage que lâon cause Ă autrui. Ces Ă©lĂ©ments, conjuguĂ©s Ă lâaffirmation de lâautoprĂ©servation comme dĂ©sir dominant chez les ĂȘtres humains, le conduisent Ă affirmer que les hommes doivent crĂ©er leur souverain et sâengager Ă lui obĂ©ir. Mais Hobbes est Ă©galement un homme de son temps et, tout comme Pierre Gassendi, Kenelm Digby, Thomas White ou Marin Mersenne, il sâinterroge sur la compatibilitĂ© de la nouvelle science avec la doctrine chrĂ©tienne et la dĂ©fend. Mais il se distingue de ses amis philosophiques, car il est un calviniste anglais, il connaĂźt mieux la Bible quâeux et il est un meilleur philosophe. On peut sourire devant tant dâassurance â celle de lâauteur et non celle de Hobbes â mais accordons quâelle contribue au charme de la prĂ©sentation. Pour ce qui est du calvinisme de Hobbes, son Ă©tude fait lâobjet du chapitre 11 : « The Author of Sin and Demoniacs : Two Calvinist Issues in Thomas Hobbes and Some Contemporaries ». Comme le rappelle lâauteur dans sa prĂ©face, cette contribution fut dâabord publiĂ©e en français, dans lâouvrage Ă©ditĂ© par O. Abel, P. F. Moreau et D. Weber (Jean Calvin et Thomas Hobbes. Naissance de la modernitĂ© politique, Labor et Fides, 2013). On observe dâailleurs â sans quâil y ait cette fois matiĂšre Ă sourire â que lâouvrage en français nâest jamais citĂ© correctement, mais toujours de maniĂšre incomplĂšte ou erronĂ©e, aussi bien dans la bibliographie que dans la liste des publications originales donnĂ©e p. 285, mĂȘme si ce ne sont pas les mĂȘmes erreurs qui sont commises dans lâune et lâautre des deux occurrences. Il est regrettable que le seul ouvrage citĂ© en langue française ne le soit pas correctement. CâĂ©tait dâailleurs dĂ©jĂ le cas dans The Oxford Handbook of Hobbes, Ă©ditĂ© par A. P. Martinich et K. Hoekstra (Oxford University Press, 2016), Ă propos du mĂȘme ouvrage (voir mon compte rendu dans le « Bulletin dâĂ©tudes hobbesiennes », I (XXIX), Archives de philosophie, tome 81-2, 2018, p. 405-448).
Lâouvrage propose par ailleurs une rĂ©flexion de mĂ©thode, sur lâinterprĂ©tation « textuelle et contextuelle ». Philosophe du langage, Martinich sâinterroge sur ce quâest le sens dâun texte et sur la maniĂšre de le dĂ©couvrir. Le chapitre 1 offre ainsi une prĂ©sentation synthĂ©tique, doublĂ©e dâune Ă©valuation critique, de chacune des deux mĂ©thodes : le problĂšme du textualisme est que le sens des mots ne prend pas suffisamment en compte le « communicative meaning » qui intĂ©resse le public. Le contextualisme permet en revanche de prendre en compte de multiples facteurs, afin de saisir lâintention de lâauteur (« communicative intention »). Mais il ne permet pas toujours de parvenir Ă un accord, ainsi, dans le cas de Hobbes, Ă propos de la relation entre religion et politique, puisque les contextualistes ne sont pas dâaccord Ă propos de ses opinions politiques et croyances religieuses (p. 16). Ces questions amĂšneront logiquement lâauteur Ă discuter les positions de Quentin Skinner, au chapitre 5 (« Four Senses of âMeaningâ in the History of Ideas : Quentin Skinnerâs Theory of Historical Interpretation »). LâoriginalitĂ© de lâanalyse de Martinich est certainement de conjuguer des rĂ©flexions dâordre mĂ©thodologique Ă lâexamen des problĂšmes posĂ©s par certains concepts prĂ©sents dans lâĆuvre de Hobbes. Le terme dâinterprĂ©tation, prĂ©sent dans presque tous les chapitres du livre, constitue de ce point de vue un concept clĂ©. Ainsi, au chapitre 12 (« Hobbesâs Erastianism and Interpretation »), Martinich discute lâinterprĂ©tation de Jeffrey Collins (The Allegiance of Thomas Hobbes, Oxford University Press, 2005), affirmant lâĂ©rastianisme de Hobbes, en commentant un extrait du chapitre 47 du LĂ©viathan Ă propos de lâindĂ©pendance des premiers chrĂ©tiens (p. 233) : quel sens et quelle valeur Hobbes donne-t-il Ă ce terme dâindĂ©pendance ? Seule une analyse du texte et du contexte permet de rĂ©pondre Ă cette question. Martinich propose alors une interprĂ©tation Ă partir dâĂ©lĂ©ments biographiques sur la vie de Hobbes, sa pratique religieuse et son propre tĂ©moignage, en soulignant la nĂ©cessitĂ© de mettre en relation les diffĂ©rents faits et de comparer les tĂ©moignages (en lâoccurrence celui de Hobbes, celui de White Kennett, qui avait Ă©mis des doutes sur la sincĂ©ritĂ© de la pratique religieuse de Hobbes et celui de John Aubrey). Dans la suite du chapitre, Martinich poursuit ce mouvement de va-et-vient entre la thĂ©orie et la pratique de lâinterprĂ©tation, et propose une dĂ©finition : « interpretation is a kind of inference to the best explanation » (p. 236).
Sans Ă©laborer dâinterprĂ©tation nouvelle de la philosophie de Hobbes, lâouvrage propose une synthĂšse intĂ©ressante des recherches dâun Ă©minent spĂ©cialiste, Ă travers une pratique rĂ©flĂ©chie ou rĂ©flexive. Si le propos semble manquer parfois dâhomogĂ©nĂ©itĂ©, puisquâil associe considĂ©rations thĂ©oriques, analyse de textes et discussion des commentateurs, il nâen demeure pas moins que les Ă©tudes proposĂ©es sont dâune grande richesse et Ă©rudition. Lâouvrage ne se contente pas de proposer une thĂ©orie et une pratique de lâinterprĂ©tation, mais Ă©galement une interprĂ©tation de lâĆuvre de Hobbes Ă partir de concepts majeurs, analysĂ©s dans le texte et situĂ©s dans le contexte. Les dĂ©veloppements consacrĂ©s Ă la question du « covenant » dans le LĂ©viathan (chapitre 4) et dans le De Cive (chapitre 13, « Sovereign-Making and Biblical Covenants in On the Citizen ») contribuent Ă produire cette interprĂ©tation, qui permet de rendre compte des intentions de lâauteur et de lâoriginalitĂ© de sa philosophie. Le contraste entre les chapitres est parfois surprenant : ainsi, la discussion des thĂšses de Quentin Skinner au chapitre 5 emprunte des Ă©lĂ©ments Ă Willard V. Quine et Paul Grice, pour parvenir Ă Ă©tablir, en fin de compte, que la thĂ©orie de Skinner est Ă la fois « misleading and mistaken ». Les raisons qui conduisent Ă une telle conclusion restent cependant, Ă premiĂšre vue, plus difficiles Ă saisir que les analyses lumineuses de Quentin Skinner sur le sujet.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Aloysius P. MARTINICH, Hobbesâs Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p
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Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p.
Ăcrit dans une langue Ă©lĂ©gante et limpide, le livre de Stewart Duncan se propose de rĂ©pondre Ă une question simple, du moins dans sa formulation : « Are human beings purely material creatures ? » Les ĂȘtres humains sont-ils des crĂ©atures purement matĂ©rielles, ou bien leur pensĂ©e est-elle constituĂ©e dâune part immatĂ©rielle, susceptible de survivre aprĂšs la mort du corps ? Pour rĂ©pondre Ă cette question, lâauteur convoque une sĂ©rie de philosophes du XVIIe siĂšcle : Hobbes et Descartes, en premier lieu, mais aussi Henry More et Ralph Cudworth, Margaret Cavendish et John Locke.
La mĂ©thode choisie et la question posĂ©e permettent de saisir les enjeux thĂ©oriques dâune question Ă laquelle lâeffort philosophique dĂ©veloppĂ© par les penseurs de la pĂ©riode moderne cherchait Ă rĂ©pondre, avec sincĂ©ritĂ© et exigence. Lâhorizon thĂ©orique â scientifique, mĂ©taphysique et religieux â est ainsi prĂ©sent Ă chacune des pages du livre. Mais les diffĂ©rents chapitres prĂ©sentent Ă©galement, selon une mĂ©thode dont on ne peut que saluer la fĂ©conditĂ©, les relations dâopposition qui permettent de comprendre la maniĂšre dont ces enjeux sont mis en Ćuvre par les auteurs. Câest lâantagonisme opposant les philosophes qui sert dâunitĂ© de mesure : Ă un.e contre un (successivement, « Hobbes against Descartes » ; « Locke against Descartes » ; « Cavendishâs Anti-Hobbesian Materialism »), ou Ă deux contre un (simultanĂ©ment, « More and Cudworth against Hobbes »). Hobbes et Locke, auxquels les chapitres 2 et 6-7-8 sont respectivement et exclusivement consacrĂ©s, sont cependant les deux centres autour duquel gravite lâouvrage. La question du rapport de Locke Ă Hobbes se trouve bien entendu en toile de fond, mais aucun chapitre nâest explicitement consacrĂ© Ă leur relation. Peut-ĂȘtre est-ce une façon de suggĂ©rer leur proximitĂ© relative, du moins dans la maniĂšre dont ces deux auteurs organisent le dĂ©bat, par les oppositions quâils suscitent, au cours de la pĂ©riode moderne, dans ce que lâon pourrait appeler « lâaprĂšs-Descartes ».
On apprĂ©ciera Ă©galement la maniĂšre de rendre compte de la pĂ©riode moderne Ă partir de ses figures majeures (« canonical philosophers »), mais Ă©galement de celles moins connues, en montrant comment ces derniĂšres participent Ă la configuration des dĂ©bats. La clartĂ© de lâĂ©criture, que nous avons Ă©voquĂ©e plus haut, va de pair avec les qualitĂ©s dâexposition des problĂšmes et de la pensĂ©e des auteurs, qui font de Stewart Duncan un remarquable pĂ©dagogue : ainsi, Ă propos de Hobbes, il rappelle, dĂšs les premiĂšres lignes de son introduction, que lâauteur du LĂ©viathan, bien connu comme philosophe politique, a aussi Ă©laborĂ© une thĂ©orie de la psychologie humaine, incluant lâimagination, la raison, la passion, la connaissance et les causes de la croyance religieuse, qui considĂšre lâhomme comme un ĂȘtre purement matĂ©riel (p. 1). Cette introduction gĂ©nĂ©rale permet de prĂ©senter ce qui constitue le point de dĂ©part de dĂ©bats philosophiques dont les « dĂ©tails techniques » seront envisagĂ©s plus loin dans lâouvrage, au fur et Ă mesure que se complexifie et se prĂ©cise le propos.
MĂȘme clartĂ© Ă propos de ce quâil faut entendre par matĂ©rialisme : celui-ci peut dĂ©signer ou concerner plusieurs objets, comme lâesprit humain (human mind), mais aussi lâesprit des animaux (animal minds) ou Dieu. La question reste cependant de savoir ce que signifie ĂȘtre matĂ©riel (« what is to be material », p. 2). Par ailleurs, la question du matĂ©rialisme implique aussi dâautres questions philosophiques, comme celle du statut des idĂ©es (sont-elles des images mentales, y a-t-il des idĂ©es innĂ©es, avons-nous une idĂ©e de Dieu ?). La question du matĂ©rialisme apparaĂźt ainsi, de maniĂšre Ă©vidente, comme lâĂ©lĂ©ment premier Ă partir duquel se pose un ensemble de questions essentielles, dont on comprend quâelles ne doivent pas ĂȘtre traitĂ©es sĂ©parĂ©ment. La nature de la substance et de lâessence constitue un autre exemple Ă©vident, permettant dâillustrer les enjeux mĂ©taphysiques de la question du matĂ©rialisme. Lâauteur remarque Ă©galement, Ă juste titre, que les philosophes dont il est question nâusent pas en gĂ©nĂ©ral du terme de « matĂ©rialisme », terme que lâon trouve sous la plume de More dans ses Divine Dialogues, Ă un moment oĂč lâusage du mot se rĂ©pand. Mais il est possible de lâappliquer aux philosophes qui, comme Hobbes, pourraient ĂȘtre Ă lâorigine de la volontĂ© de More dâutiliser le terme pour la premiĂšre fois (p. 3).
Enfin, il faut remarquer une diffĂ©rence de vocabulaire : Hobbes fait en gĂ©nĂ©ral une distinction entre le corporel et lâincorporel, alors que Locke Ă©voque une distinction entre le matĂ©riel et lâimmatĂ©riel, mĂȘme si les deux terminologies sont parfois interchangeables. Lâouvrage porte donc en un premier temps sur les rĂ©actions suscitĂ©es par le matĂ©rialisme de Hobbes, chez More, Cudworth et Cavendish. La deuxiĂšme moitiĂ© de lâouvrage est consacrĂ©e Ă la maniĂšre dont la discussion de Locke Ă propos du matĂ©rialisme est elle-mĂȘme en partie issue dâune rĂ©ception ou « rĂ©action » Ă lâĆuvre de Hobbes et Ă ses critiques. Cette maniĂšre de procĂ©der permet ainsi Ă lâauteur dâexaminer une partie importante et tout Ă fait significative des dĂ©bats sur la nature de lâesprit au XVIIe siĂšcle (p. 4).
Mais lâĆuvre de Hobbes est elle-mĂȘme envisagĂ©e comme une rĂ©action Ă lâĆuvre de Descartes. Lâopposition de Hobbes Ă Descartes apparaĂźt en premier lieu dans lâaffirmation selon laquelle nous nâavons pas dâidĂ©e de Dieu ni dâidĂ©e de la substance. Câest ainsi par un examen des objections de Hobbes Ă Descartes que commence lâouvrage (chapitre 1) avant dâexaminer plus prĂ©cisĂ©ment les positions matĂ©rialistes de Hobbes (chapitre 2) et les critiques formulĂ©es Ă son encontre (chapitre 3 et 4).
Lâun des temps forts de lâanalyse porte sur la critique de Hobbes par Cudworth dans son True Intellectual System, Ă propos de lâidĂ©e selon laquelle la « substance incorporelle » est un non-sens (« insignificant ») ou bien Ă propos de lâanalyse hobbesienne des fantĂŽmes (« Hobbesâs deflationary account of ghosts », p. 5). Hobbes est ainsi ressaisi selon le point de vue de More comme le premier auteur qui dĂ©fend lâathĂ©isme, Ă partir du principe que nous nâavons pas dâidĂ©e de Dieu.
Le point de vue de Cavendish, examinĂ© au chapitre 4, est diffĂ©rent : moins critique que More et Cudworth, puisquâelle a comme Hobbes une conception matĂ©rialiste du monde, elle sâoppose cependant Ă lâidĂ©e que la pensĂ©e humaine puisse sâexpliquer mĂ©caniquement (p. 6). De ce point de vue, Cavendish reprĂ©sente une autre maniĂšre dâĂȘtre matĂ©rialiste, mais partage avec More et Cudworth le sentiment que lâontologie de Hobbes ne permet dâexpliquer le fonctionnement du monde matĂ©riel, sans pour autant penser quâil soit nĂ©cessaire dâavoir recours aux notions supposĂ©es par More et Cudworth (« plastic nature », « spirit of nature », « finite immaterial things »).
Les chapitres suivants se concentrent sur la discussion du matĂ©rialisme de lâEssai de Locke ; le chapitre 5 reprend les termes classiques du dĂ©bat avec Descartes : tout en reconnaissant quâune certaine version du dualisme peut ĂȘtre vraie, Locke critique la conception cartĂ©sienne, et soutient que nous nâavons pas dâidĂ©es innĂ©es et en particulier pas dâidĂ©e innĂ©e de Dieu. Les chapitres 6 et 7 proposent un commentaire prĂ©cis de deux chapitres de lâEssai, importants pour la question du matĂ©rialisme (2.23 sur les idĂ©es de Dieu ; 4.10 sur la connaissance que nous avons de Dieu), et revient sur le cĂ©lĂšbre argument dĂ©veloppĂ© par Locke en 4.3.6 (la supposition selon laquelle Dieu aurait surajoutĂ© â superadded â une pensĂ©e Ă notre corps), permettant dâenvisager un certain type de matĂ©rialisme, distinct de celui de Hobbes. Le dernier chapitre propose une analyse des diffĂ©rentes interprĂ©tations du matĂ©rialisme de Locke chez les commentateurs rĂ©cents : quelle fut la position de Locke sur le matĂ©rialisme et le dualisme ? Sâest-il prononcĂ© sur les raisons qui pouvaient nous conduire vers lâun ou lâautre ? Les commentateurs ont suggĂ©rĂ© lâune et lâautre des deux possibilitĂ©s : la prĂ©fĂ©rence de Locke pour le matĂ©rialisme, ou pour le dualisme (p. 7). Sans pouvoir conclure Ă la prĂ©fĂ©rence de Locke pour le matĂ©rialisme, lâauteur montre quâil apparaissait aux yeux de Locke comme une vĂ©ritable possibilitĂ©, qui allait bien au-delĂ de la simple suggestion selon laquelle Dieu aurait fait penser la matiĂšre en nous (p. 8).
Si Hobbes constitue le point de dĂ©part de lâouvrage, Locke en constitue assurĂ©ment le point dâaboutissement : face au dualisme cartĂ©sien et au matĂ©rialisme de Hobbes, Locke trouve un « terrain dâentente » (« middle ground », p. 158). Non seulement parce quâil occupe une sorte de voie moyenne entre matĂ©rialisme et dualisme, mais aussi parce quâil laisse ouverte la double possibilitĂ© dâun esprit immatĂ©riel et dâun Dieu qui fait penser la matiĂšre en nous. Nous ne savons ni laquelle de ces deux possibilitĂ©s est vraie ni laquelle est fausse : Locke est agnostique quant Ă la nature de lâesprit humain. Ses arguments et suppositions invitent donc Ă la prudence dans lâinterprĂ©tation. Le chapitre 8 Ă©voque ainsi ses « inclinations ». Inclination au dualisme, inclination au matĂ©rialisme, notamment Ă propos des esprits des animaux (« animal minds »). La question de la hiĂ©rarchie des ĂȘtres pensants conduit naturellement Ă envisager les dĂ©veloppements que Locke consacre aux anges (Essai 2.23.13 et 4.16.12), ĂȘtre immatĂ©riels pouvant avoir un corps (p. 169). Il est possible de penser aux ĂȘtres humains par analogie avec les anges. Cependant, nous nâavons pas la mĂȘme certitude Ă propos de lâexistence des anges quâĂ propos de celle des animaux : on pourrait ainsi en dĂ©duire que lâanalogie avec les esprits des animaux a plus de sens et plus de force pour considĂ©rer lâesprit humain. Cependant, Locke donnant peu dâĂ©lĂ©ments sur ce point, il nâest pas certain quâil soit plus convaincu de lâexistence de lâesprit matĂ©riel des animaux que celle de lâesprit immatĂ©riel des anges (p. 170).
La fin du chapitre discute les arguments de Lisa Downing et Nicholas Jolley et conclut par une rĂ©ponse prudente Ă propos du point de vue de Locke concernant la hiĂ©rarchie des perfections : il y a peut-ĂȘtre une distinction ontologique entre les humains et les animaux, ou bien entre les humains et les anges, mais lâargument de Locke en faveur de la continuitĂ© des ĂȘtres ne nous renseigne pas sur sa prĂ©fĂ©rence (p. 171).
Lâouvrage souligne en conclusion que, sans affirmer que Locke croit Ă la vĂ©ritĂ© du matĂ©rialisme, il dĂ©veloppe une conception de lâesprit compatible avec une vision matĂ©rialiste des ĂȘtres humains. AprĂšs avoir Ă©tabli que ce dernier laisse ouverte la possibilitĂ© du matĂ©rialisme, lâauteur prĂ©sente dans un Ă©pilogue des penseurs pouvant ĂȘtre appelĂ©s « Lockean materialists » (p. 177), en examinant lâĆuvre de John Toland et Anthony Collins. Leurs conceptions matĂ©rialistes viennent-elles de leur lecture de Locke ? Les remarques formulĂ©es Ă propos de Toland, puis Ă partir de lâexamen de la correspondance entre Samuel Clarke et Collins, conduisent lâauteur Ă reprendre lâhypothĂšse qui guide la seconde partie de lâouvrage : Locke propose un terrain dâentente entre matĂ©rialisme et dualisme. Ce qui explique le mot de la fin : Toland semble ĂȘtre lockĂ©en et matĂ©rialiste, plutĂŽt que le reprĂ©sentant dâun matĂ©rialisme qui serait lui-mĂȘme lockĂ©en (p. 179). Collins, quant Ă lui, est peut-ĂȘtre moins matĂ©rialiste que Toland, mais, de ce point de vue, certainement plus lockĂ©en (p. 182).
Dans sa grande clartĂ© et sa remarquable concision, lâouvrage part de considĂ©rations apparemment simples Ă propos de questions Ă la fois classiques et familiĂšres, et aboutit Ă des questions relativement complexes et subtiles. Cette subtilitĂ© et cette prudence sont certainement Ă lâimage de la pensĂ©e de Locke elle-mĂȘme. Lâexpression concise et prudente pourra certainement produire de temps Ă autre chez le lecteur avide de certitudes un sentiment dâinsatisfaction. Pourtant, menĂ©e Ă son terme, la lecture de lâouvrage permet dâavoir une vision Ă la fois claire, articulĂ©e et nuancĂ©e des diffĂ©rentes questions philosophiques posĂ©es par lâalternative entre matĂ©rialisme et dualisme, alternative qui joue ici un rĂŽle structurant dans la construction des arguments dĂ©veloppĂ©s par les auteurs.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p
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Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p.
Le livre de Ruth Boeker offre une nouvelle perspective sur la thĂ©orie lockĂ©enne de la personne et de lâidentitĂ© personnelle. Lâauteure sâappuie sur une analyse prĂ©cise du corpus lockĂ©en, en particulier dans lâEssai sur lâentendement humain, mais elle envisage Ă©galement la question dans le contexte plus large du projet philosophique de Locke et des dĂ©bats de son Ă©poque. De ce point de vue, elle sâappuie en effet sur un plus large Ă©ventail de textes du corpus philosophique de Locke que toute autre Ă©tude antĂ©rieure sur le sujet. Cette approche lui permet dâaffirmer que la conception lockĂ©enne de lâidentitĂ© personnelle nâest pas « psychologique en soi », mais que ses croyances morales, religieuses, mĂ©taphysiques et Ă©pistĂ©miques particuliĂšres expliquent pourquoi il associe une conception morale de la personne Ă une conception psychologique de lâidentitĂ© personnelle. Lâauteur conclut sa prĂ©face en soulignant que son approche permet Ă la fois de montrer comment Locke fait avancer les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs et dâexpliquer pourquoi ses premiers critiques ont remis en question ou rejetĂ© son point de vue (p. XVI).
Le travail met Ă©galement en lumiĂšre la maniĂšre dont Locke « fait avancer les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs, en associant les dĂ©bats moraux sur la personne aux dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux sur la vie aprĂšs la mort et la rĂ©surrection, dâune maniĂšre unique et inĂ©dite » (p. 3). Lâauteure cherche ainsi Ă faire apparaĂźtre la nouveautĂ© et lâoriginalitĂ© de Locke, tout en reconnaissant quâil nâest pas le premier philosophe Ă considĂ©rer les personnes (en latin, personae) comme des ĂȘtres moraux et juridiques, puisquâil sâinscrit en partie dans la tradition du droit naturel, qui les considĂšre comme porteuses de droits et de devoirs. Comme le souligne lâauteure, cette conception morale et juridique remonte au droit romain : Ă lâorigine, le terme latin « persona » dĂ©signait un masque, un rĂŽle ou une apparence, puis il a acquis une signification morale et juridique et a commencĂ© Ă dĂ©signer les titulaires de droits et de devoirs. Ce point avait dĂ©jĂ attirĂ© lâattention dâun des disciples de Locke au XVIIIe siĂšcle, Edmund Law, dans son ouvrage A Defence of Mr Lockeâs Opinion Concerning Personal Identity (1769) : celui-ci insistait sur lâaffirmation de Locke selon laquelle la personne est un terme juridique, et dĂ©fendait lâidĂ©e que les personnes sont des modes plutĂŽt que des substances. Ă lâappui de cette derniĂšre thĂšse, il cite CicĂ©ron, qui considĂšre la personne comme un rĂŽle ou une apparence imposĂ©e Ă un ĂȘtre humain. Cela signifie que Law suppose que le sens latin original de persona comme « reprĂ©sentant une certaine apparence, un certain caractĂšre ou une certaine qualité » est toujours prĂ©sent chez Locke. Pour lâauteure, nous ne pouvons pas supposer que Locke adopte tout Ă fait la conception de la personne telle quâelle est dĂ©fendue par les auteurs romains ou les partisans de la thĂ©orie du droit naturel, mais plutĂŽt quâil la rĂ©vise de maniĂšre quâelle puisse ĂȘtre intĂ©grĂ©e Ă lâensemble de son projet philosophique. Il nây aurait lĂ rien de surprenant, puisque Locke, contrairement Ă nombre de ses prĂ©dĂ©cesseurs, est plus prudent lorsquâil sâagit dâapprouver des affirmations mĂ©taphysiques qui dĂ©passent les limites de lâentendement humain et reste agnostique quant Ă de nombreuses vĂ©ritĂ©s mĂ©taphysiques que nous ne pouvons pas connaĂźtre avec certitude. Il faut comprendre par-lĂ que la rĂ©duction de la notion de personne Ă son sens juridique peut sembler contradictoire ou problĂ©matique, au regard des intentions de Locke concernant lâidentitĂ© personnelle. En effet, Locke cherche Ă proposer une thĂ©orie qui donne un sens Ă la possibilitĂ© dâune vie aprĂšs la mort, dâune rĂ©surrection et dâun jugement dernier. Soucieux de montrer que les personnes, plutĂŽt que les ĂȘtres humains ou les substances, continueront dâexister dans lâau-delĂ , Locke serait rĂ©ticent Ă accepter le sens cicĂ©ronien de la persona comme un rĂŽle ou une qualitĂ© imposĂ©e Ă un ĂȘtre humain. Ses conceptions religieuses peuvent expliquer cette rĂ©ticence. Pour Locke, une personne « est dĂ©pendante » dâun ĂȘtre humain. Cependant, selon Locke, nous devons distinguer les idĂ©es de personne et dâhomme, et lâidentitĂ© (sameness) de lâhomme (ou de lâĂȘtre humain) nâest ni nĂ©cessaire ni suffisante pour penser lâidentitĂ© personnelle. Nous ne pouvons ainsi pas supposer, sans arguments convaincants, que les personnes, pour Locke, sont des modes. Lâauteure propose une interprĂ©tation qui prend au sĂ©rieux lâaffirmation de Locke selon laquelle « personne » est un terme juridique et se demande comment Locke lâassocie Ă sa croyance religieuse et Ă ses attitudes agnostiques Ă lâĂ©gard de la mĂ©taphysique. Pour illustrer et mettre en valeur lâintĂ©rĂȘt de la thĂ©orie de Locke et son « ingĂ©niosité » (« ingenuity »), lâauteure Ă©labore une comparaison relativement Ă©clairante entre lâapproche de Locke et celle de Thomas Hobbes, Ă propos des personnes et de lâidentitĂ© personnelle. AprĂšs avoir rappelĂ© que Hobbes introduit une distinction entre les personnes naturelles et les personnes artificielles dans le LĂ©viathan, elle souligne que Hobbes a besoin de la notion de personne artificielle en plus de celle de personne naturelle pour Ă©tablir son projet politique. Locke, quant Ă lui, nâaborde pas les questions de reprĂ©sentation politique dans le cadre de sa discussion sur les personnes et lâidentitĂ© personnelle dans lâEssai, ce qui explique pourquoi il ne considĂšre pas les personnes artificielles telles que Hobbes les introduit, mais plutĂŽt que la notion de personne de Locke se rapproche de la conception de la personne naturelle chez Hobbes. Sans aborder le dĂ©tail de la position de Hobbes â ce qui a dâailleurs certainement pour effet de limiter lâapport de Hobbes dans le dĂ©bat sur la conception de la personne â elle souligne lâintĂ©rĂȘt de la rĂ©flexion proposĂ©e par Hobbes sur le sens du terme : en effet, Hobbes, montre que ce terme peut ĂȘtre dĂ©fini de diffĂ©rentes maniĂšres et que nous ne pouvons et nous ne devons pas considĂ©rer que les termes de personne et dâĂȘtre humain peuvent ĂȘtre utilisĂ©s de maniĂšre interchangeable. Locke est tout Ă fait conscient de la nĂ©cessitĂ© de prĂ©ciser avec soin la maniĂšre dont nous comprenons lâidĂ©e de personne avant de pouvoir aborder les questions dâidentitĂ© personnelle au fil du temps â câest-Ă -dire la façon dont lâidentitĂ© se maintient ou se transforme Ă travers le temps. Câest ce qui conduit lâauteure Ă estimer que Locke ne prend pas seulement ses distances par rapport aux points de vue qui assimilent les personnes aux ĂȘtres humains, mais aussi par rapport Ă dâautres dĂ©finitions du terme de « personne » Ă son Ă©poque. Elle note Ă©galement que les questions relatives Ă lâidentitĂ© personnelle dans le temps sont absentes de la discussion de Hobbes sur les personnes dans le LĂ©viathan, alors que Hobbes aborde les questions de lâindividuation et de lâidentitĂ© dans le temps dans son ouvrage De Corpore. Dans la deuxiĂšme partie de lâouvrage, Hobbes consacre comme on sait Ă cette notion un chapitre intitulĂ© « De lâidentitĂ© et de la diffĂ©rence ». Hobbes sây demande ce qui fait quâun individu est Ă un moment donnĂ© le mĂȘme quâĂ Â un autre moment. Comme le remarque lâauteure, ce sont exactement les mĂȘmes questions que Locke aborde dans le chapitre 27 du livre 2 de lâEssai, « De lâidentitĂ© et de la diversité ». Les parallĂšles entre Hobbes et Locke dans leur approche gĂ©nĂ©rale de la question de lâidentitĂ© vont mĂȘme plus loin, comme le montre un passage du texte de Hobbes extrait du De Corpore et citĂ© par lâauteure, Ă propos de la distinction entre ĂȘtre « le mĂȘme homme » et ĂȘtre « le mĂȘme corps ». Locke reconnaĂźt quâil faut prĂ©ciser sous quel nom (sortal name ou « nom dâespĂšce ») nous considĂ©rons une chose si nous voulons rĂ©pondre Ă la question de savoir ce qui rend cette chose identique dans le temps. Comme Hobbes, Locke soutient quâun homme peut continuer Ă exister, malgrĂ© les changements de particules matĂ©rielles. La comparaison avec Hobbes rĂ©vĂšle que Locke apporte des avancĂ©es philosophiques significatives. Selon lâauteure, Hobbes nâintĂšgre pas son analyse de lâidentitĂ© Ă ses considĂ©rations sur les personnes et il sâagit lĂ pour elle dâune lacune dans le corpus de Hobbes. Le chapitre de Locke intitulĂ© « De lâidentitĂ© et de la diversité » peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme comblant cette lacune en appliquant lâapproche gĂ©nĂ©rale de Locke sur lâidentitĂ© dans le temps aux personnes et Ă lâidentitĂ© personnelle.
AprĂšs avoir restituĂ© briĂšvement les arguments de Ruth Boeker dans sa prĂ©sentation des objectifs du livre, faisons quelques observations : il faut souligner tout dâabord la clartĂ© des enjeux et la maniĂšre originale dont la thĂ©orie lockĂ©enne de lâidentitĂ© est convoquĂ©e. Il est cependant un peu surprenant, en particulier dans la rĂ©fĂ©rence Ă Edmund Law et Ă lâusage quâil fait de CicĂ©ron, que le rĂŽle jouĂ© par Hobbes dans lâĂ©laboration du concept de personne ne soit pas davantage pris en compte. En effet, dans sa dĂ©finition de la personne comme « persona », comme masque ou comme rĂŽle que lâon tient, Hobbes, qui cite prĂ©cisĂ©ment CicĂ©ron sur ce point au chapitre XVI du LĂ©viathan, a aussi parfaitement conscience des enjeux ontologiques et thĂ©ologiques dâune telle dĂ©finition. Il est dâailleurs dommage que lâauteure ne fasse pas apparaĂźtre plus clairement que ces enjeux sont certainement au cĆur mĂȘme des intentions de Hobbes lorsquâil rappelle ou feint de rappeler que le terme de personacorrespond au grec prosopon. Une telle interprĂ©tation du concept de personne, associĂ©e de maniĂšre trĂšs consciente chez Hobbes Ă la question du rĂŽle, au thĂ©Ăątre ou au tribunal, va bien entendu Ă lâencontre dâune conception ontologique ou thĂ©ologique de la personne, conçue comme substance ou hypostasis, dans le cadre dâune rĂ©flexion critique sur le sens de la TrinitĂ©, et qui fera lâobjet de la fin du LĂ©viathan. Remarquons par ailleurs que les rapports entre personne et identitĂ© personnelle avaient fait lâobjet dâune Ă©tude de Luc Foisneau (« IdentitĂ© personnelle et mortalitĂ© humaine. Hobbes, Locke, Leibniz », Archives de philosophie, 2004, 67-1), qui montrait prĂ©cisĂ©ment le lien, chez Hobbes, entre sa conception de lâidentitĂ© et de la personne, et son refus de toute « mĂ©taphysique de lâimmortalité ». Quoi quâil en soit, il nous semble que les enjeux autour de la notion de personne apparaĂźtraient plus clairement sâil Ă©tait fait rĂ©fĂ©rence, non seulement au dĂ©bat de « Locke Ă son Ă©poque », mais Ă©galement aux sources classiques et Ă la cĂ©lĂšbre dĂ©finition de la personne comme « substance individuelle de nature rationnelle » donnĂ©e par BoĂšce.
Il sâagit lĂ certainement dâune question de mĂ©thode, qui conduit lâauteure Ă confronter Locke aux philosophes de son temps. Bien que les enjeux religieux soient soulignĂ©s, les arguments sont souvent exposĂ©s dans un cadre qui reste relativement interne aux systĂšmes et aux doctrines philosophiques, ce qui, en un sens, en limite la portĂ©e. Lâauteur situe bien sĂ»r Locke dans une tradition, et montre quâil est redevable, premiĂšrement, Ă celle du droit naturel et aux conceptions morales de la personne, deuxiĂšmement, aux dĂ©bats mĂ©taphysiques sur lâindividuation et lâidentitĂ© et, troisiĂšmement, aux dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux sur lâĂ©tat dâune personne ou dâune Ăąme entre la mort et la rĂ©surrection et dans lâau-delĂ . Locke sâappuie non seulement sur les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs, mais il les combine Ă©galement dâune maniĂšre nouvelle et systĂ©matique en distinguant soigneusement les idĂ©es de personne des idĂ©es dâhomme et de substance.
AprĂšs un premier chapitre qui expose de maniĂšre claire et dense les enjeux de lâouvrage, le chapitre 2 propose une analyse approfondie de lâapproche de Locke concernant la question de lâindividuation et de lâidentitĂ© au fil du temps. Lâauteur explique que celui-ci, dans son chapitre « De lâidentitĂ© et de la diversité », sâintĂ©resse principalement aux questions dâidentitĂ© dans le temps dans un sens mĂ©taphysique : sa tĂąche principale consiste Ă spĂ©cifier les conditions de « persistance ». Lâauteure examine comment il distingue lâindividuation de lâidentitĂ©, et suggĂšre que son approche sur lâidentitĂ© se comprend mieux si on la considĂšre comme dĂ©pendante du genre, au sens dâespĂšce ou de « sorte » (« kind-dependent »). Plus prĂ©cisĂ©ment, lorsque nous considĂ©rons la personne comme relevant du genre/espĂšce (kind), il apparaĂźt que nous devons distinguer la conception de lâidentitĂ© personnelle de Locke et sa conception de la personnalitĂ© (« personhood »).
Le chapitre 3 explique pourquoi lâapproche de Locke sur les questions dâidentitĂ© doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme kind-dependent, et examine les dĂ©bats qui ont dominĂ© la littĂ©rature secondaire sur la question de lâidentitĂ© chez lui. Lâauteure montre que les interprĂ©tations alternatives sont souvent fondĂ©es sur des hypothĂšses mĂ©taphysiques que Locke serait rĂ©ticent Ă approuver, et accorde une attention particuliĂšre aux diffĂ©rends entre les dĂ©fenseurs de ses interprĂ©tations fondĂ©es sur la coĂŻncidence et sur lâidentitĂ© relative. Ces diffĂ©rends sont gĂ©nĂ©ralement liĂ©s Ă un dĂ©saccord sur la question de savoir combien de choses existent Ă un endroit spatio-temporel donnĂ©. Ils peuvent ĂȘtre expliquĂ©s Ă partir dâun exemple, que lâauteure expose de la maniĂšre suivante : prenons lâexemple dâun chat et des particules matĂ©rielles qui le composent. Deux choses distinctes â lâune Ă©tant un chat et lâautre un ensemble de particules matĂ©rielles â existent-elles au mĂȘme endroit dans lâespace et dans le temps, comme le suggĂšrent les dĂ©fenseurs des interprĂ©tations par coĂŻncidence ? Ou bien y a-t-il une seule chose qui peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e Ă la fois comme un chat et comme un ensemble de particules matĂ©rielles, comme le proposent les dĂ©fenseurs de lâinterprĂ©tation de lâidentitĂ© relative ? PlutĂŽt que de prendre parti pour une position, lâauteure montre comment lâinterprĂ©tation kind-dependent les Ă©vite.
Le chapitre 4 applique aux personnes la thĂ©orie de lâidentitĂ© de Locke. Le chapitre commence par sâintĂ©resser Ă la notion de personne chez Locke et montre que les personnes, selon lui, appartiennent Ă un type dâĂȘtre moral et juridique : elles sont soumises Ă lâobligation de rendre des comptes (« accountability »). Les considĂ©rations dĂ©veloppĂ©es dans le chapitre fournissent des ressources pour une comprĂ©hension fine de la relation entre la moralitĂ© et la mĂ©taphysique dans lâanalyse de Locke sur lâidentitĂ© personnelle. Lâauteure soutient que les considĂ©rations morales ont une prioritĂ© explicative, mais que lâidentitĂ© de conscience (sameness of consciousness) est ontologiquement antĂ©rieure aux attributions de responsabilitĂ© morale dans les cas particuliers oĂč lâon a lâintention de dĂ©cider si une personne est responsable dâune action. La fin du chapitre 4 Ă©tablit que lâidentitĂ© de conscience est nĂ©cessaire Ă lâidentitĂ© personnelle.
La question de savoir si elle est Ă©galement suffisante sera abordĂ©e au chapitre 6, aprĂšs un examen attentif, au chapitre 5, de la façon dont Locke conçoit lâidentitĂ© de conscience. Le chapitre 6 aborde les problĂšmes soulevĂ©s Ă lâencontre de la conception de lâidentitĂ© personnelle de Locke fondĂ©e sur cette identitĂ© de conscience. Le chapitre 7 situe la conception de Locke sur lâidentitĂ© personnelle dans le contexte des dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux de son Ă©poque, en particulier les dĂ©bats concernant la possibilitĂ© dâune vie aprĂšs la mort et dâune rĂ©surrection.
Dans le chapitre 8, lâauteure propose un nouveau regard sur le problĂšme de la transitivitĂ© en sâappuyant sur lâidĂ©e selon laquelle il est trĂšs important pour Locke de prendre au sĂ©rieux la possibilitĂ© dâune vie aprĂšs la mort et dâun jugement dernier. AprĂšs avoir soulignĂ© lâintĂ©rĂȘt des interprĂ©tations de Galen Strawson et de Mathew Stuart, qui considĂšrent tous deux que la conception lockĂ©enne de lâidentitĂ© personnelle concerne fondamentalement des questions de responsabilitĂ© morale, lâauteure en montre les lacunes, tente de les surmonter, Ă partir de sa propre interprĂ©tation, et soutient que la question de la transitivitĂ© ou de lâidentitĂ© transitive est prise au sĂ©rieux par Locke dans le contexte de la vie aprĂšs la mort ou du jugement dernier. Elle montre, en outre, en se fondant sur les Ă©crits de Locke, que son interprĂ©tation laisse une place au repentir.
Le chapitre 9 rassemble les rĂ©sultats des chapitres prĂ©cĂ©dents et montre le rĂŽle que jouent les croyances morales, religieuses, mĂ©taphysiques et Ă©pistĂ©miques de Locke dans sa rĂ©flexion sur les personnes et lâidentitĂ© personnelle. Bon nombre des premiers critiques de Locke rejettent la thĂ©orie de Locke pour des raisons mĂ©taphysiques et/ou religieuses. Le chapitre 10 se concentre sur une sĂ©lection de ces objections et rĂ©vĂšle ainsi les diffĂ©rences mĂ©taphysiques, religieuses et Ă©pistĂ©miques entre le point de vue de Locke et celui de ses premiers critiques et dĂ©fenseurs. Le chapitre 11 concerne les rĂ©ponses de Shaftesbury et de Hume. Les deux philosophes partagent gĂ©nĂ©ralement les vues mĂ©taphysiques agnostiques de Locke, mais sont en dĂ©saccord avec lui sur le plan moral et religieux.
Lâouvrage de Ruth Boeker prĂ©sente une discussion trĂšs solide et trĂšs originale des thĂšses de Locke, ainsi quâune rĂ©Ă©valuation du dĂ©bat quâelles ont suscitĂ©. Il constituera trĂšs certainement une rĂ©fĂ©rence majeure, aussi bien pour les Ă©tudes sur Locke que pour la question de lâidentitĂ© personnelle. Lâorientation analytique de lâouvrage, guĂšre surprenante pour un tel sujet, permet une clarification des thĂšses et des dĂ©bats, selon une perspective rigoureuse, sans ĂȘtre pour autant ni trop aride ni trop ardue. Lâancrage historique doit certes sâentendre en un sens minimal, mais lâactualitĂ© des thĂšses et la prise en compte de leur rĂ©ception contribue Ă prĂ©senter un portrait vivant de la philosophie de Locke.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p
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Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in LumiÚres, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p.
On a pu relever au cours de ces derniĂšres annĂ©es lâintĂ©rĂȘt croissant de la part des chercheurs pour la rĂ©ception contemporaine de Spinoza ou de Leibniz. Il pourrait dâailleurs sembler, en considĂ©rant les choses de loin, que du point de vue de la rĂ©ception contemporaine ou de la fĂ©conditĂ© de lâĆuvre, Spinoza lâemporte sur Leibniz ; ou disons plutĂŽt que du point de vue de la rĂ©ception, la comparaison tourne Ă lâavantage du premier. Pour ne prendre quâun exemple, Giorgio Agamben prĂ©fĂšre manifestement Spinoza Ă Leibniz : dans La communautĂ© qui vient(Giorgio AGAMBEN, La communautĂ© qui vient. ThĂ©orie de la singularitĂ© quelconque, trad. MarilĂšne Raiola, Paris, Seuil, 1990 [La comunitĂ que viene, Turin, Giuli Einaudi Editore, 1990]), il trouve chez Spinoza des Ă©lĂ©ments pour dĂ©velopper ce quâil nomme la « thĂ©orie de la singularitĂ© quelconque », dix ans aprĂšs la publication de LâAnomalie sauvage par Antonio Negri, qui proposait dâextraire le spinozisme de lâidĂ©ologie bourgeoise dans laquelle on lâavait trop souvent cantonnĂ©. Negri opĂ©rait ainsi une sorte de renversement de la « tradition spinoziste », ou voulait du moins la nuancer, pour cesser dây voir une « composante constitutive de lâidĂ©ologie capitaliste ». En rĂ©alitĂ©, plutĂŽt que dâune simple nuance, il sâagissait dâinscrire Spinoza dans une perspective rĂ©volutionnaire, perspective reprise, complĂ©tĂ©e et affinĂ©e par dâautres, comme Saverio Ansaldi dans Spinoza et le baroque. Infini, dĂ©sir, multitude ( Antonio Negri, Lâanomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. François Matheron, PrĂ©faces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron, Paris, PUF, coll. « Pratiques thĂ©oriques », 1982 [Lâanomalia selvaggia. Saggio su potere e potenza in Baruch Spinoza, Milan, Giangiacomo Feltrinelli Editore, 1981] ; Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, dĂ©sir, multitude, Paris, KimĂ©, 2005). On peut dire que le renversement de tendances sâest confirmĂ©, puisque la radicalitĂ© de Spinoza est apparue dans toute sa force et sa splendeur grĂące au travail des historiens de mĂ©tier comme Jonathan IsraĂ«l. Il nâest pas difficile de situer le Spinoza de Giorgio Agamben dans cette tradition ou cette constellation spinoziste, Ă la fois ancienne et nouvelle, qui voit dans lâauteur de lâĂthique et du TraitĂ© thĂ©ologico-politique le penseur « athĂ©e et maudit » exilĂ©, excommuniĂ©, scandaleux, rĂ©prouvĂ© en son temps, mais Ă©lu aux XXe et au XXIe siĂšcles comme penseur de la puissance de lâinfini et philosophe de tous les possibles, ou plus simplement penseur de la transformation sociale ou du devenir actif â dans les lectures, non nĂ©cessairement convergentes dâailleurs, de FrĂ©dĂ©ric Lordon, Chantal Jaquet ou Pascal SĂ©verac, sans parler des prĂ©cĂ©dentes lectures dâĂtienne Balibar et de Pierre Macherey, qui ont permis au spectre de Spinoza et au spectre de Marx de nourrir un dialogue fĂ©cond. Pour Leibniz, en revanche, le destin est moins glorieux, du moins si on le compare sous cet angle â celui dâune certaine radicalitĂ© â avec la fortune de Spinoza. Ainsi, Agamben dans son essai Bartleby ou la crĂ©ation, formule-t-il une critique de Leibniz, prĂ©cisĂ©ment sur la question du possible : commentant le cĂ©lĂšbre passage de la ThĂ©odicĂ©e sur « le palais des destinĂ©es », Agamben oppose la figure de Bartleby comme « puissance de ne pas ĂȘtre », Ă la figure leibnizienne comme justification du « droit de ce qui a Ă©tĂ© contre ce qui pouvait ĂȘtre et nâa pas Ă©tĂ© » (Giorgio Agamben, Bartleby ou la crĂ©ation, trad. Carole Walter, Paris, CircĂ©, 2014, p. 72). Bartleby ou Leibniz, en somme. Cette alternative nous rappelle que, si lâon excepte le livre de Deleuze, qui nous propose dans Le pli (Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988), un Leibniz baroque, un peu comme Saverio Ansaldi nous propose un Spinoza baroque, ou dans une autre perspective Michel Serres qui voit dans lâinvention leibnizienne dâune langue universelle une anticipation de la sociĂ©tĂ© moderne ( Michel Serres, Le systĂšme de Leibniz et ses modĂšles mathĂ©matiques, Paris, PUF, 2015 [1968]), il semble que lâauteur de la ThĂ©odicĂ©e soit depuis le siĂšcle des LumiĂšres quelque peu victime des mĂȘmes accusations : la justification de ce qui est ou a Ă©tĂ©, limitant ainsi lâhorizon des possibles, ainsi que toute utopie vĂ©ritable (Quentin Landenne, « De la nĂ©cessitĂ© du possible en politique. Critique de lâutopie et politique des modalitĂ©s chez Spinoza et Leibniz », in Augustin Dumont, Repenser le possible. Lâimagination, lâhistoire, lâutopie, Paris, KimĂ©, 2019). Ce qui, pour un penseur optimiste, semble pour le moins paradoxal, tout comme il peut sembler paradoxal dâaborder le nĂ©cessitarisme de Spinoza sous lâangle de lâ« anomalie sauvage » et de la « mise en rĂ©volution du monde » ou de la « mĂ©taphysique des luttes» (FrĂ©dĂ©ric Lordon, « MĂ©taphysique des luttes », dans F. Lordon (dir.), Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Presses de Sciences Po, 2008, p. 23-54). Pour corriger cette vision quelque peu biaisĂ©e ou partielle de lâhĂ©ritage de Spinoza et de Leibniz, il fallait certainement une Ă©tude systĂ©matique de leur rĂ©ception croisĂ©e. Câest ce que se sont proposĂ© de faire Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne dans cet ouvrage. LâoriginalitĂ© de ce trĂšs riche volume ne consiste dâailleurs pas seulement dans la maniĂšre de rendre compte dâune double lecture, celle quâont faite des auteurs comme Deleuze, Borges ou Hegel. Elle constitue une histoire de leur rĂ©ception, depuis le siĂšcle des LumiĂšres, jusquâĂ lâĂ©poque contemporaine. Le premier chapitre est ainsi consacrĂ© Ă la lecture faite des deux philosophes par Diderot et Maupertuis (François Duchesneau) et Ă leur « rĂ©ception contrastĂ©e » dans lâEncyclopĂ©die de Diderot et dâAlembert (Claire Fauvergue). Quâil sâagisse de « schĂšmes en conflit », dans la perspective prĂ©sentĂ©e par François Duchesneau, ou du « contraste » dont lâEncyclopĂ©die porte la trace, lâĂ©tude de la rĂ©ception de Spinoza et Leibniz apparaĂźt comme une maniĂšre dâĂ©clairer les tensions entre deux systĂšmes irrĂ©conciliables. Mais lâĂ©tude de la rĂ©ception de Leibniz Ă lâĂ©poque des LumiĂšres est aussi lâoccasion dâun renversement de point de vue : celui quâopĂšre Guillaume Coissard en posant la question dâune « radicalitĂ© leibnizienne », Ă partir dâune Ă©tude passionnante des « cas de rĂ©ceptions matĂ©rialistes de Leibniz ». Le deuxiĂšme chapitre Ă©tudie les rĂ©ceptions de Leibniz et Spinoza au XIXe siĂšcle : Hegel (Lucas Petuaud-Lang), Foucher de Careil (Arnaud Lalanne), mais aussi « Spinoza et Leibniz dans la psychopathologie » (Romain Hacques) ou encore Cantor et la notion dâinfini (Mattia Brancato). Câest ainsi lâaccueil de Spinoza et Leibniz dans les sciences qui est Ă©tudiĂ©e. Dans le troisiĂšme chapitre, Ă©lĂ©gamment intitulĂ© « Nouveaux usages contemporains : prisme deleuzien et approche esthĂ©tique », Thomas Detcheverry propose une Ă©tude sur « Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : Ă©thique, puissance et limite » et Mattia Geretto consacre un nouveau dĂ©veloppement Ă la lecture nĂ©oleibnizienne de Deleuze. Enfin, pour conclure le chapitre, Fernando Bahr et Griselda Gaiada rendent compte des Ă©chos de la philosophie de Spinoza et Leibniz dans lâĆuvre de Borges : « de la mĂ©taphysique aux belles lettres ». Câest certainement chez Borges, peut-ĂȘtre parce que les pensĂ©es de Spinoza et de Leibniz nâagissent pas Ă la maniĂšre de « schĂšmes conceptuels », que la tension entre les deux auteurs est moins affirmĂ©e et que leur affinitĂ©, rĂ©inventĂ©e par Borges, y est la plus grande.
Lâouvrage dirigĂ© par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne prĂ©sente ainsi un parcours historique trĂšs instructif sur la rĂ©ception des deux auteurs, mais aussi une rĂ©flexion sur lâinventivitĂ© Ă lâĆuvre dans la lecture et les usages philosophiques que leurs pensĂ©es continuent de susciter. Il comporte deux articles en anglais (Mattia Brancato et Matthia Geretto), qui confirment la dimension internationale de lâouvrage. Une prĂ©sentation consĂ©quente, rĂ©digĂ©e par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne, expose de maniĂšre claire et convaincante lâobjet et la mĂ©thode suivie, ainsi que la nouveautĂ© de lâapproche. Cette histoire dâune rĂ©ception croisĂ©e permet de saisir toute la complexitĂ© des rapports entre lâĆuvre de Spinoza et celle de Leibniz, « ainsi que la variabilitĂ© historique des usages de ces philosophies, et des controverses au sein desquels ils inscrivent » (p. 9). De ce point de vue, elle constitue un complĂ©ment indispensable du travail de Mogens Laerke publiĂ© en 2008, Leibniz lecteur de Spinoza. La genĂšse dâune opposition complexe (H. Champion).
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in LumiÚres, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.</p
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Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur Ă lâĂąge du baroque, Paris, HonorĂ© Champion, 2021, 580 p.
Lâouvrage se prĂ©sente comme une monographie de Kenelm Digby, dont il constitue la premiĂšre Ă©tude approfondie en langue française, et pour laquelle il nâexiste Ă proprement parler pas dâĂ©quivalent non plus en langue anglaise. Câest aussi lâintĂ©rĂȘt de lâhomme et de lâĆuvre qui justifie pleinement lâĂ©tude magistrale et Ă©rudite qui lui est consacrĂ©e. Esprit universel, courtisan actif, correspondant ou ami de Descartes, Hobbes, Mersenne mais aussi de Selden, Coke et Wallis, Digby fut estimĂ© de ses grands contemporains. Câest dâabord lâĂ©clectisme qui semble marquer son Ćuvre : philosophie de la nature, thĂ©ologie, autobiographie et analyse littĂ©raire, voyage, poĂ©sie, recettes de cuisine et alchimie. Mais la nature Ă©clectique de ses travaux ne doit pas en masquer lâunitĂ© et lâouvrage dâA.-L. de Meyer « veut dĂ©plier le systĂšme de Digby » (p. 18). Digby fut un homme connu en son temps, et un homme de science dont on prisait lâavis, Ă tel point que, comme le rapporte Aubrey, son ancien professeur et ami Thomas Allen lâappelait le Mirandole de son temps : « Dibgy est indĂ©niablement un savant, un virtuoso, et un Ă©rudit, et son rĂŽle central dans le rĂ©seau de la jeune RĂ©publique des Lettres qui sera mis en valeur au fil de ce travail est loin dâĂȘtre nĂ©gligeable » (p. 19). La question de savoir comment inscrire Digby au sein des diffĂ©rents courants de lâĂ©poque nâest pas simple : « Le chevalier sâapparente aussi au courant des libertins Ă©rudits, sans pour autant en faire partie dans la mesure oĂč il revendique sa foi tandis que les libertins sont gĂ©nĂ©ralement associĂ©s Ă lâathĂ©isme ». Les premiĂšres pages ne laissent pas dâemblĂ©e apparaĂźtre lâoriginalitĂ© de la pensĂ©e de Digby, sinon parce que celle-ci serait liĂ©e au caractĂšre inclassable de lâhomme, et on se demande ce que lâĂ©rudit, dont lâautrice nous dit quâil « ne fournit pas nĂ©cessairement une rĂ©flexion originale », pourrait bien lui envier. Mais la suite de lâouvrage nous le montre. LâĆuvre de Digby a aussi une dimension pratique et « opĂ©ratoire dans sa rĂ©flexion » : par ses expĂ©rimentations alchimiques et ses innombrables recettes, Digby considĂšre que la « dimension plastique » est essentielle dans lâĂ©laboration des savoirs et en bon virtuoso, il aborde la connaissance par lâexpĂ©rimentation, ce qui ne doit pas masquer la « systĂ©maticité » de sa pensĂ©e ni sa profondeur (p. 20). Comme lâindique le titre de lâouvrage, les considĂ©rations sur la systĂ©maticitĂ© de lâĆuvre ne sauraient conduire Ă considĂ©rer lâauteur comme un homme isolĂ©. La formule de John Donne, « No man is an Iland », quâA.-L. de Meyer utilise avec Ă©lĂ©gance au dĂ©but de ses remerciements, pourrait aussi illustrer la mĂ©thode suivie : dĂ©plier le systĂšme de Digby, câest aussi lâinscrire dans son Ă©poque. « Un Ăąge du baroque ? » La rĂ©ponse Ă la question implique de revenir sur lâhistoire de ce concept ou de cette dĂ©nomination controversĂ©e. Lâautrice se propose de suivre plutĂŽt la conception de Claude Gilbert-Dubois, qui voit dans le baroque non pas « un antonyme, mais plutĂŽt [âŠ] la variation dâune sensibilitĂ© classique, obĂ©issant Ă une logique diffĂ©rente » (p. 21). Contre lâavis dâEugenio dâOrs ou Henri Focillon, qui y voyaient une notion intemporelle, le baroque est profondĂ©ment enracinĂ© dans une situation historique marquĂ©e par les ravages de la guerre et des crises de subsistance, les Ă©pidĂ©mies et lâinflation (p. 22). En sâinspirant par ailleurs de lâouvrage de Pierre Cahnet (Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Vrin, 1980), qui sâattache au choix des images, ou encore des travaux de Jean-Pierre CavaillĂ© (Descartes, La fable du monde, Vrin, 1991), elle souhaite faire de lâĂ©tude du style un des outils employĂ©s pour lâanalyse, afin dâĂ©clairer la vision gĂ©nĂ©rale de sa rĂ©flexion, et la constellation culturelle Ă laquelle lâauteur appartient. Ce qui nous reconduit Ă lâidĂ©e du baroque comme « symptĂŽme palpable dâune crise, comme une sensibilitĂ© oĂč lâimagination et la fantaisie figurent en premier lieu en rĂ©ponse Ă un certain scepticisme, oĂč la fugacitĂ© est mise en valeur par rapport Ă la permanence dans le contexte de la philosophie de la nature, oĂč le mouvement est toujours premier, oĂč la mĂ©tamorphose est Ă©rigĂ©e en principe explicatif, oĂč le paradoxe nâempĂȘche pas lâintelligibilitĂ© et oĂč les apparences sont cĂ©lĂ©brĂ©es » (p. 31). Le concept de sensibilitĂ© baroque servira ainsi de « passerelle entre le travail de Digby et son temps » (p. 39). Le double objectif de lâouvrage est parfaitement dĂ©fini : « élaborer une synthĂšse gĂ©nĂ©rale de la pensĂ©e philosophique du chevalier » et en Ă©valuer la teneur « en rĂ©sonance avec le concept de baroque » (p. 32). LâĂ©tude du corpus Ă©pistolaire, qui comprend plus de 275 lettres, et de ses productions littĂ©raires, trouve sa place dans ce travail, qui met en valeur leur intĂ©rĂȘt esthĂ©tique, comme celui de lâautobiographie fictionnelle, Loose Fantasies, qui sert Ă©galement Ă illustrer lâopinion de Digby sur lâimagination, dĂ©veloppĂ©e dans Deux traitĂ©s ainsi que dans certaines lettres (p. 32-33). LâĂ©tude de la philosophie de la nature et de la logique permet Ă©galement de mettre en Ă©vidence une thĂšse originale : « les processus cognitifs sont une rĂ©flexion spĂ©culaire, par leur fonctionnement, du mouvement des atomes dĂ©crit pour le monde physique » (p. 39). Le troisiĂšme temps de lâĂ©tude est consacrĂ© Ă la mĂ©taphysique de Digby Ă travers les thĂšmes de lâeucharistie, lâimmortalitĂ©, la rĂ©surrection, la libertĂ© et la grĂące, mais aussi la nature de lâhomme et sa composition, lâimportance de la bonne vie et du bonheur, lâinfluence des astres sur la destinĂ©e humaine. Ă la faveur de lâanalyse de ces questions, « le paradoxe et lâoxymore » apparaissent « comme principes explicatifs systĂ©matiques » (p. 39). Les analyses consacrĂ©es au roman dâinspiration autobiographique Loose Fantasies sont tout Ă fait passionnantes. AprĂšs avoir prĂ©cisĂ© que ce texte fournit de bonnes indications et constitue aussi un obstacle, lâautrice se fonde sur le concept de self-fashioning ou « mise-en-scĂšne de soi », thĂ©orisĂ© par Stephen Jay Greenblatt, pour Ă©voquer « cet effort de lâindividu qui modĂšle son identitĂ© grĂące Ă lâartifice et Ă la manipulation », et analyse les procĂ©dĂ©s mis en Ćuvre par Digby dans ce qui nâest pas une simple « reprĂ©sentation de soi pour se mettre en valeur et se faire connaĂźtre dâune façon choisie, mais implique un rapport aux pouvoirs et Ă lâautoritĂ© qui a un sens particulier en cette premiĂšre modernité » marquĂ©e par les troubles politiques. Lâautre Ă©lĂ©ment majeur du contexte est bien entendu la « rĂ©volution scientifique », par laquelle on vient Ă dĂ©finir la matiĂšre comme extension, tout en rĂ©introduisant la nĂ©cessitĂ© divine pour expliquer la vie et les choses de lâesprit. Dans la perspective de Digby, qui « semble sâengager dans la controverse pour des raisons religieuses », « lâimmortalitĂ© de lâĂąme dĂ©pend de la rĂ©ussite opĂ©rationnelle du mĂ©canisme ». Sensible Ă la dimension religieuse de la quĂȘte, Digby « lĂ©gitime lâĂ©tude des choses matĂ©rielles par lâaccĂšs quâelles donnent au divin », comme le montre ses Ă©crits dĂ©votionnels, en particulier les « 5 mĂ©ditations en retraite », dont un extrait est citĂ©Â : « Le ciel et la terre les elements et tou ce que tu as crĂ©e me peuvent servir fournir (sic) de moyen pour me conduire a toy pourvueu que je ne mây arreste en eux. Lâunivers est le livre ou je pourray lire ta grandeur. Mais il faut donc que je passe outre. Il faut que jâadore et que jâayme toi en eux, non eux en eux mesmes » (p. 75). Dans le chapitre 1, intitulĂ© « Une philosophie pĂ©trie de lumiĂšre du mouvement », la philosophie de la nature commence par une « dissection du rĂ©el » dans laquelle sont Ă©tudiĂ©s les premiers Ă©lĂ©ments constitutifs du monde physique et leur interaction. Parce quâils justifient les phĂ©nomĂšnes physiques et fournissent aussi une explication des mystĂšres de la nature, Digby leur consacre une large partie de son TraitĂ© des corps (p. 83). La science semble porter les traces de lâinquiĂ©tude de lâĂ©poque et de lâomniprĂ©sence de la guerre : lorsque Digby publie Deux traitĂ©s, entre 1643 et 1644, les batailles rangĂ©es se multiplient et les craintes dâinvasion et de massacres sont frĂ©quentes. Digby use ainsi de la bataille navale et de la guerre civile pour dĂ©crire le dessĂšchement quâopĂšrent le froid et la dĂ©sagrĂ©gation des Ă©lĂ©ments, ou encore « le siĂšge et la bataille rangĂ©e qui Ă©voquent les atomes agrĂ©geant un nouveau corps » : « Ces images de combat parfois trĂšs expressives dĂ©peignent le monde brisĂ©, fragmentĂ©, morcelĂ© qui sert de toile de fond Ă lâinquiĂ©tude de lâĂšre baroque et que lâatomisme digbĂ©en ne fait que renforcer ». Lutteurs, guerriers, combattants, les atomes « dĂ©chirent et lacĂšrent le monde matĂ©riel avec une violence inouĂŻe et insoupçonnĂ©e » (p. 95). « Mouvement permanent du monde, dĂ©chiquetage dĂ©sordonnĂ©, mais systĂ©matique », lâatomisme sert Ă dĂ©crire un monde caractĂ©risĂ© par sa violence perpĂ©tuelle, dans lequel la guerre est prĂ©sentĂ©e non comme une simple comparaison, mais « rĂ©ellement comme mode de fonctionnement » (p. 97). Pas de monde matĂ©riel sans combat. Les recherches menĂ©es dans le cercle de Mersenne frĂ©quentĂ© par Hobbes ou dans les cabinets des frĂšres Dupuy auxquels Ă©tait liĂ© Gassendi montrent que les phĂ©nomĂšnes dâattraction et la chute des corps auxquels sâintĂ©resse Digby sâinscrivent pleinement dans les controverses qui agitent les esprits jusquâĂ la mort de Mersenne en 1648 (p. 138-139). Il faut souligner les analyses passionnantes consacrĂ©es au rĂŽle central de lâimagination et Ă la question des « envies », dont on trouvait dĂ©jĂ des Ă©lĂ©ments dans la Dioptrique de Descartes, mais auxquels Digby accorde une importance aussi grande que le fera Malebranche quelques annĂ©es plus tard, avec la mĂȘme fascination pour les cas singuliers (p. 176), ainsi que lâĂ©tude consacrĂ©e Ă la fantaisie (p. 280) ; ou encore les dĂ©veloppements particuliĂšrement Ă©clairants sur la perspective mĂ©taphysique et baroque de Digby, la tension entre lâĂąme et le corps, « qui ne sâachĂšvera quâĂ la RĂ©surrection », la cohabitation des contraires et lâhomme double qui ne surmontera jamais ses tensions, qui donnent toute la mesure de lâĆuvre de Digby, « penseur de sensibilitĂ© baroque » (p. 546). Lâouvrage remarquable dâA.-L. de Meyer est ainsi une formidable incitation Ă lire Digby. Il est aussi une nouvelle maniĂšre dâaborder « lâĂ©poque baroque », sur lequel ce livre clair et Ă©rudit apporte un nouveau jour. Cultiver le bonheur terrestre, parce quâil est un avant-goĂ»t de lâĂ©ternel, dans un monde oĂč pourtant les atomes se dĂ©chirent : la sagesse baroque du chevalier Digby est sans aucun doute paradoxale. Quâelle puisse ĂȘtre exposĂ©e sous la forme dâun systĂšme nâest certainement pas le moindre des paradoxes. Câest nĂ©anmoins ce Ă quoi est parvenu cet excellent livre.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur Ă lâĂąge du baroque, Paris, HonorĂ© Champion, 2021, 580 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p
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Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p.
« Le LĂ©viathan en laisse ». Il faut bien entendu, pour commencer, souligner que le titre de lâouvrage est une trouvaille, qui ne manque pas dâattiser la curiositĂ© du lecteur, tout en rendant hommage de maniĂšre plaisante aux multiples tentatives de ceux qui, depuis sa publication, tentĂšrent de capturer le LĂ©viathan, comme ce fut le cas de John Bramhall dans son cĂ©lĂšbre ouvrage. La controverse entre Hobbes et Bramhall, et la rĂ©ponse Ă La Capture de LĂ©viathan fut dâailleurs lâoccasion de dĂ©cocher, de part et dâautre, quelques traits dâesprits, ceux de Hobbes Ă©tant plutĂŽt mieux aiguisĂ©s, reconnaissons-le, que ceux de Bramhall, au risque de dĂ©passer les limites de la biensĂ©ance. Il suffira de rappeler quâĂ J. D., alias Bramhall, plein de confiance dans la capacitĂ© du lecteur Ă distinguer, Ă leur pestilence, les plantes saines des Ă©crits de Hobbes, T. H., notre habile auteur, nâhĂ©sitait pas Ă rĂ©pondre : « Quant au bouquet qui suit, rien ne manque pour quâil embaume, que dâen essuyer le venin que lâhaleine de Monseigneur a projetĂ© sur certaines des fleurs qui le composent » (De la libertĂ© et de la nĂ©cessitĂ©, trad. F. Lessay, Vrin, p. 252). De ce point de vue, on peut considĂ©rer que lâouvrage de Sean Fleming est avant tout un hommage Ă Hobbes, plutĂŽt quâune nouvelle tentative pour faire du formidable monstre un animal domestique. Au-delĂ du trait dâhumour, le titre de lâouvrage, Leviathan on a Leash, exprime de maniĂšre parfaitement claire son objet, une fois du moins quâil est Ă©clairĂ© par le sous-titre et les premiĂšres pages : une thĂ©orie de la responsabilitĂ© de lâĂtat. Cette Ă©tude parfaitement bien conduite et argumentĂ©e porte donc sur un aspect tout Ă fait central de lâĆuvre de Hobbes, et permet dâen examiner la soliditĂ© et la fĂ©conditĂ© dans le domaine de la philosophie du droit, mais aussi au regard des problĂšmes posĂ©s par lâhistoire contemporaine. Pour cela, il fait intervenir le concept de « personne », dont on connaĂźt lâimportance dans le LĂ©viathan. La question examinĂ©e par lâauteur est clairement posĂ©e : que signifie dĂ©tenir une responsabilitĂ© dâĂtat par opposition Ă un gouvernement, une nation ou un dirigeant individuel ? Dans quelles circonstances attribuer la responsabilitĂ© aux Ătats plutĂŽt quâaux individus ? Lâouvrage entend dĂ©mystifier le phĂ©nomĂšne de la responsabilitĂ© de lâĂtat et expliquer pourquoi il sâagit dâun Ă©lĂ©ment difficile mais indispensable de la politique moderne. Le livre, qui ne sâadresse pas seulement Ă des philosophes, mais aussi aux politistes et aux thĂ©oriciens des relations internationales, comporte cinq chapitres principaux. Le premier reconstruit et critique « les thĂ©ories agentielles et fonctionnelles de la responsabilitĂ© de lâĂtat », et montre que ni les unes ni les autres ne donnent vĂ©ritablement de rĂ©ponses adĂ©quates aux questions fondamentales. Au mieux, ces modĂšles fournissent un ensemble incomplet de rĂ©ponses. Au pire, ils nous aveuglent sur des aspects importants de la responsabilitĂ© de lâĂtat. Le deuxiĂšme jette les bases de la thĂ©orie hobbesienne de la responsabilitĂ© de lâĂtat. Il sâagit dâabord de dĂ©terminer ce que veut dire exactement Hobbes lorsquâil dit que lâĂtat est une personne. Les experts de la responsabilitĂ© de lâĂtat, et mĂȘme de nombreux spĂ©cialistes de Hobbes, nâont pas rĂ©ussi Ă apprĂ©cier la nouveautĂ© de lâidĂ©e de Hobbes sur la personnalitĂ© de lâĂtat parce quâils ont projetĂ© lâidĂ©e de corporate agency â le cĆur de la thĂ©orie de lâagentivitĂ© â sur Hobbes. Sean Fleming montre quâil est possible de proposer une nouvelle comprĂ©hension de la personnalitĂ© de lâĂtat de Hobbes si nous rĂ©sistons Ă cette envie de le lire Ă travers la littĂ©rature contemporaine sur la corporate agency. Les trois chapitres suivants dĂ©veloppent des rĂ©ponses hobbesiennes Ă trois questions fondamentales. Le troisiĂšme aborde les questions dâownership, telles que celle de savoir si les actions des dictateurs et des fonctionnaires scĂ©lĂ©rats (rogue officials) doivent ĂȘtre attribuĂ©es aux Ătats et si les Ătats peuvent commettre des crimes. Il montre que, avec quelques modifications, la version hobbesienne de lâattribution fournit une rĂ©ponse intuitive et convaincante Ă la question de lâ ownership : une action compte comme un acte dâĂtat si et seulement si lâagent qui lâa accomplie Ă©tait un reprĂ©sentant autorisĂ© de lâĂtat. Une grande partie du chapitre porte sur les conditions de lâautorisation et de la reprĂ©sentation. Le quatriĂšme chapitre aborde les questions dâidentitĂ©, telles que celle de savoir si les changements dans la population, le territoire, le gouvernement ou la constitution dâun Ătat modifient sa personnalitĂ© et donc annulent ses responsabilitĂ©s. Selon Hobbes, lâidentitĂ© corporative de lâĂtat est crĂ©Ă©e et soutenue par la reprĂ©sentation. LâĂtat a une personnalitĂ© morale parce quâil a un reprĂ©sentant autorisĂ© qui parle et agit en son nom. Cette identitĂ© persiste aussi longtemps que lâĂtat comme une « chaĂźne de succession » continue, ou une sĂ©rie ininterrompue de reprĂ©sentants. LâĂ©tude montre que cette explication hobbesienne de lâidentitĂ© corporative rĂ©sout bon nombre des problĂšmes dâidentitĂ© qui se posent dans les cas de rĂ©volution, dâannexion, de sĂ©cession, dâabsorption, dâunification et de dissolution. Le cinquiĂšme chapitre aborde les questions de fulfilment (accomplissement ou exĂ©cution), et examine notamment la raison pour laquelle les sujets doivent supporter les coĂ»ts des dettes et des obligations de rĂ©paration de leur Ătat. Sean Fleming se concentre sur les rĂ©partitions intergĂ©nĂ©rationnelles de la responsabilitĂ©, dans lesquelles les sujets qui supportent les coĂ»ts nâĂ©taient pas encore nĂ©s lorsque leur Ătat en a engagĂ© la responsabilitĂ©. Il utilise lâidĂ©e de representation by fiction (reprĂ©sentation par la fiction ou reprĂ©sentation fictive) de Hobbes pour expliquer comment les sujets peuvent ĂȘtre impliquĂ©s dans des actes dâĂtat qui se sont produits avant leur naissance. La conclusion rĂ©sume les implications de la thĂ©orie hobbesienne de la responsabilitĂ© de lâĂtat et se tourne ensuite vers lâavenir. Trois tendances en cours sont susceptibles de modifier Ă la fois la nature et la portĂ©e de la responsabilitĂ© des Ătats : le dĂ©veloppement du droit pĂ©nal international, la prolifĂ©ration des traitĂ©s et le remplacement des reprĂ©sentants humains par des machines et des algorithmes. Bien que la pratique consistant Ă tenir les individus responsables des actes de lâĂtat puisse sembler rendre la responsabilitĂ© de lâĂtat redondante, lâĂ©tude soutient que la montĂ©e de la responsabilitĂ© internationale est complĂ©mentaire plutĂŽt que concurrente. Au contraire, le domaine de la responsabilitĂ© des Ătats continuera de sâĂ©tendre dans les dĂ©cennies Ă venir en raison de la prolifĂ©ration des traitĂ©s. Alors que les Ătats continuent de signer des traitĂ©s bilatĂ©raux et multilatĂ©raux dans tous les domaines, de la protection des investisseurs Ă la protection de lâenvironnement, les dĂ©cisions politiques seront de plus en plus circonscrites par des accords internationaux. Une rĂ©action souverainiste est dĂ©jĂ en cours. Les nouvelles technologies posent le plus grand dĂ©fi Ă la comprĂ©hension actuelle de la responsabilitĂ© de lâĂtat. Nos thĂ©ories de la responsabilitĂ© des Ătats sont conçues pour un monde dans lequel les « membres » ou « organes » des Ătats sont des ĂȘtres humains de chair et de sang. Mais les Ătats deviennent des cyborgs car ils sâappuient de plus en plus sur des algorithmes pour prendre des dĂ©cisions et sur des machines pour les exĂ©cuter. La thĂ©orie de lâĂtat de Hobbes, mĂ©caniste au dĂ©part, est bien adaptĂ©e aux mondes Ă©mergents des Ătats mĂ©canisĂ©s. Sean Fleming nous conduit en fin de compte Ă admettre Ă la fois la « flexibilité » du concept de reprĂ©sentation chez Hobbes, qui convient pour penser diffĂ©rents types de rĂ©gimes, mais aussi pour les robots et les ĂȘtres humains, le lien entre le mĂ©canisme de Hobbes et la conception de lâĂtat comme machine, sâĂ©clairant autant que possible dans les derniers chapitres de lâouvrage. PlutĂŽt quâune Ă©tude prĂ©cise de la question de la personne et de la reprĂ©sentation chez Hobbes, lâouvrage est avant tout une mise en perspective permettant de montrer lâimportance du concept de personne et la maniĂšre dont la thĂ©orie hobbesienne de lâĂtat a dĂ©fini les contours dâune politique reprĂ©sentative, dont il est possible quâelle devienne obsolĂšte, mais qui a Ă©tĂ© en vigueur pendant des siĂšcles et reste pour lâinstant notre « meilleur pari ». Comme lâauteur sâen explique lui-mĂȘme, il sâagit davantage dâun ouvrage de thĂ©orie politique contemporaine que dâhistoire de la philosophie politique. On soulignera lâintĂ©rĂȘt des rĂ©fĂ©rences Ă Hobbes pour Ă©clairer diffĂ©rents exemples historiques empruntĂ©s non seulement Ă lâhistoire ancienne mais Ă©galement Ă la pĂ©riode contemporaine, et les rĂ©flexions sur la « dette » (celle que les Ătats doivent Ă leurs sujets) de la TchĂ©coslovaquie, de lâUnion soviĂ©tique ou du ZaĂŻre. En mettant Ă profit lâintĂ©rĂȘt de la notion de « fiction » dans le droit, et lâinventivitĂ© de Hobbes dans la maniĂšre dont il use du concept, ce livre fournit une analyse Ă la fois intĂ©ressante et Ă©clairante des thĂšses de Hobbes, dont il souligne la force, tout en restant modĂ©rĂ© dans ses dĂ©veloppements et ses conclusions.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p
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Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « Lâesprit de la cité », Paris, Gallimard, 2021, 328 p.
Cette Ă©tude de la guerre civile, qui sâinsĂšre dans le cadre dâune rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale et audacieuse, inscrite dans notre prĂ©sent, cherche le « fil secret qui relie et pourrait expliquer des conflits Ă©loignĂ©s de plusieurs siĂšcles » (p. 8). Mais elle sâintĂ©resse aussi Ă lâapparition dâun phĂ©nomĂšne nouveau dans lâhistoire de lâOccident, celui des « guerres religieuses » et des « rĂ©volutions religieuses », quâil importe dâanalyser, Ă la fois dans leur relation aux rĂ©volutions modernes et à « lâavĂšnement du Christianisme, religion mondiale » (p. 16). Il est impossible de rendre compte, dans un espace aussi bref, de lâensemble de lâouvrage de Guillaume Barrera, dont le champ sâĂ©tend de la pĂ©riode antique Ă lâĂ©poque contemporaine, et traite de questions Ă la fois amples et difficiles, mobilisant la connaissance des historiens grecs et romains aussi bien que des compĂ©tences, plus rares chez les philosophes, sur la guerre dâEspagne ou les mondes arabes. Histoire, politique, religion, et bien entendu, philosophie : câest une rĂ©flexion dâensemble qui se dĂ©ploie, avec simplicitĂ© et majestĂ©, tout au long des quatorze chapitres de ce bel ouvrage, qui nous conduit dâune rĂ©flexion sur « les deux citĂ©s » et « les deux Romes » aux chapitres 1 et 2, Ă une analyse de lâavĂšnement de la dĂ©mocratie et de son « violent triomphe » dans la guerre de SĂ©cession (1861-1865) aux chapitres 7 et 8, puis Ă Tocqueville et Ă Marx aux chapitres 10 et 11, pour sâachever par des considĂ©rations sur « la guerre civile totale : Espagne, juillet 1936 â avril 1939 », « la guerre civile mondiale ? », et « LâIslam : une autre religion universelle » dans le dernier chapitre. Remarquons que le livre ne comporte pas de conclusion gĂ©nĂ©rale, mais nâinvite pas pour autant Ă donner au dernier chapitre une valeur conclusive : lâambition de lâouvrage est certainement dâouvrir, plutĂŽt que de clore, et câest aussi dans le sens dâun Ă©largissement de la perspective â ou si lâon prĂ©fĂšre dâun agrandissement de lâĂ©chelle â quâil faut interprĂ©ter le choix de lâampleur. Mais comme dans tous les grands livres ou les grandes Ćuvres, lâanalyse dâun aspect ou dâun chapitre permet de rendre compte du style et des qualitĂ©s de lâensemble. Pour justifier ce choix dâune maniĂšre moins contingente que celle de lâespace rĂ©servĂ© Ă un ouvrage dans un compte rendu, il faut souligner que le livre de G. Barrera a dĂ©jĂ fait lâobjet de discussions et de commentaires, qui sont autant dâindices de son intĂ©rĂȘt et de son importance. Câest donc sur lâaspect anglais, ou son versant outre-Manche, que portera le prĂ©sent compte rendu, pour des raisons Ă©videntes liĂ©es Ă la nature de ce bulletin et aux compĂ©tences de lâauteur de cette contribution. Le premier Ă©lĂ©ment frappant Ă la lecture de lâouvrage, dĂšs lâintroduction, est sa qualitĂ© dâĂ©criture, qualitĂ© qui ne dĂ©signe pas ici seulement une forme dâexcellence, mais aussi et surtout une qualitĂ© particuliĂšre, faite de simplicitĂ©, de mesure et dâĂ©rudition invisible Ă lâĆil nu. Le second Ă©lĂ©ment est lâampleur et la maĂźtrise des connaissances historiques. Ă lâimage des auteurs quâil connaĂźt et apprĂ©cie, G. Barrera se fait historien pour ĂȘtre meilleur philosophe, Ă moins quâil ne se rĂȘvĂąt historien avant de devenir philosophe. Quoi quâil en soit, Montesquieu constitue peut-ĂȘtre ici un modĂšle, ou certainement une source dâinspiration, y compris pour le style et la mĂ©thode et pas simplement pour lâobjet. Lâauteur lui a dâailleurs consacrĂ© un ouvrage dans la mĂȘme collection (Les lois du monde. EnquĂȘte sur le dessein politique de Montesquieu, 2009). Dans un livre qui part du constat que « les hommes se sont toujours fait la guerre », et qui examine la puissance rĂ©volutionnaire des religions, il nâest pas surprenant de trouver un chapitre sur Hobbes qui, pour des raisons chronologiques â mais aussi, en un sens, plus conceptuelles â se trouve au chapitre 5, câest-Ă -dire dans les premiers chapitres : Hobbes constitue un moment clĂ©, mais rien de plus, car dâautres Ă©poques et dâautres considĂ©rations suivront. En outre, lâexposĂ© de sa doctrine sera suivi dâune critique de Hobbes (« Contre Hobbes », p. 114-123), brĂšve mais efficace, comme lâensemble des dĂ©veloppements qui composent le livre. Le titre gĂ©nĂ©ral du chapitre « Hobbes au secours de la souveraineté » (p. 99-124) nâest pas sans rappeler la formule de Foucault qui sâemployait Ă dĂ©mystifier le monstre de Malmesbury en y voyant « lâoie du Capitole », volant au secours de lâĂtat en pĂ©ril. Loin de considĂ©rer le LĂ©viathan comme un simple volatile, lâauteur sâattache Ă dĂ©crire et Ă comprendre toute la puissance thĂ©orique de ce monstre marin, mais celui-ci nâest cependant pas « infaillible » (p. 114), si lâon identifie, on lâaura compris, le LĂ©viathan Ă la philosophie de Hobbes. La qualitĂ© de lâĂ©tude de lâĆuvre de Hobbes prĂ©sentĂ©e dans le chapitre qui lui est consacrĂ© sâexplique par la trĂšs bonne connaissance des textes, mais aussi par une mĂ©thode qui nous conduit de la philosophie Ă lâhistoire, puis de lâhistoire Ă la philosophie, sans jamais faire prĂ©cisĂ©ment de lâhistoire de la philosophie entendue comme simple prĂ©sentation des doctrines ou des systĂšmes. Les Ćuvres reflĂštent les problĂšmes de leur Ă©poque et leur rĂ©pondent. Le chapitre sur Hobbes est donc prĂ©cĂ©dĂ© par un chapitre plus historique â si lâon maintient une distinction qui, dans cet ouvrage, nâa en rĂ©alitĂ© plus lieu dâĂȘtre â sur « Les royaumes dĂ©sunis : France et Angleterre », permettant de comprendre la nature des problĂšmes posĂ©s (« ObĂ©ir Ă Dieu plutĂŽt quâaux hommes ») ainsi que le rĂŽle prĂ©cis des guerres civiles anglaises (1642-1651) dans la redĂ©finition de ces problĂšmes. La rĂ©fĂ©rence aux levellers et aux diggers apporte des Ă©lĂ©ments tout Ă fait Ă©clairants, et permet de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale de comprendre le contexte â une « RĂ©publique militaire » â dans lequel est publiĂ© le LĂ©viathan. LâintĂ©rĂȘt des analyses consacrĂ©es Ă Hobbes est Ă©galement liĂ© Ă la maniĂšre dâidentifier les cibles Ă partir desquelles se construit son Ćuvre : les juristes, les amateurs dâantiquitĂ©s rĂ©publicaines, les « inspirĂ©s » (p. 99), ou dans la formulation Ă©clairante qui en est donnĂ©e quelques pages plus loin : « Hobbes a livrĂ© bataille autour de ces trois sources : la tradition anglaise, les humanitĂ©s, la Bible » (p. 111). Cette prĂ©sentation fournit une interprĂ©tation synthĂ©tique des intentions de Hobbes, ainsi que la possibilitĂ© dâune comprĂ©hension fine et prĂ©cise des textes, qui donne la mesure de lâimportance de la question religieuse dans lâĂ©laboration du LĂ©viathan. Le sous-chapitre intitulĂ© « Pour une Bible politique » est de ce point de vue tout Ă fait remarquable. Certes, il est bien difficile de rĂ©sister Ă la tentation de vouloir prendre la dĂ©fense de Hobbes, ou du moins de montrer que certains aspects de son Ćuvre rĂ©sistent aux critiques qui lui sont adressĂ©es, et qui pointent dĂ©jĂ dans les conclusions de lâexposĂ© de sa doctrine : « en somme, pour Thomas Hobbes, fidĂšle anglican, câest-Ă -dire fidĂšle sujet du roi dâAngleterre, câest-Ă -dire citoyen fidĂšle Ă la souverainetĂ© qui, seule, pourrait ramener la paix dans le royaume, lâĂcriture sainte elle-mĂȘme nâaurait rien visĂ© dâautre que la dĂ©fense de la souverainetĂ© politique » (p. 110-111). Câest en effet une conclusion quâil nâest pas impossible de tirer. Mais il nâest pas certain que ce soit ce que Hobbes ait voulu montrer, dans la mesure oĂč il sâest essentiellement contentĂ© dâaffirmer, contre les interprĂ©tations « rĂ©volutionnaires », et en prenant soin de distinguer la foi et lâobĂ©issance, que lâĂcriture nâimpliquait pas une remise en cause de la souverainetĂ© politique, et non quâelle eĂ»t pour objet de la dĂ©fendre, ce qui nâinvalide certes pas le fait que câest bien lâintention de Hobbes quand il commente lâĂcriture. Quant Ă la partie explicitement critique des thĂšses de Hobbes, qui ne manque pas de mentionner les cĂ©lĂšbres critiques antĂ©rieures (Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Kant), elle repose, il convient de le souligner, sur une argumentation fine et nuancĂ©e. Trop zĂ©lĂ© dans sa dĂ©fense de lâidĂ©e selon laquelle « la guerre civile est le pire des maux », Hobbes aurait Ă©tĂ© contraint « à placer lâobĂ©issance au cĆur de sa pensĂ©e politique », et à « chercher dans une perspective minimale â ne pas mourir â la clef dâune vie politique que les Anciens ordonnaient, non pas Ă la survie, ni mĂȘme au confort et aux agrĂ©ments, mais Ă la âvie bonneâ » (p. 123). La question qui se pose alors est la suivante : « La politique a-t-elle atteint sa fin lorsquâelle a prĂ©venu la guerre civile ? ». Lâauteur esquisse une rĂ©ponse : « Hobbes nous en convaincrait », avant de laisser Ă Platon le dernier mot. Mais Hobbes aurait certainement pu rĂ©pondre lui-mĂȘme, et bien quâil soit toujours difficile de rĂ©pondre Ă la place dâun autre ou en son nom â piĂštre dĂ©finition de la personne et de la reprĂ©sentation ? â nous nous risquons Ă proposer quelques suggestions. PrĂ©vention de la guerre civile et peur de la mort ne sont-elles pas pour Hobbes des conditions ou des commencements de la politique, plutĂŽt quâĂ proprement parler le point oĂč la politique atteint sa fin ? Bien que la sagesse de Hobbes, on lâa souvent soulignĂ©, puisse paraĂźtre peu hĂ©roĂŻque et tournĂ©e vers le confort, cette sagesse du corps, qui a en vue le « salut des corps » dont il est prĂ©cisĂ©ment question dans un passage remarquable du chapitre (p. 122), nâest pas pour autant tournĂ©e vers la vie sensible, laquelle est le propre de lâexistence en dehors de la politique, lorsque le salut nâest pas assurĂ©. DĂ©finitivement mis Ă lâabri et sauvĂ© du malheur (« Ătre sauvĂ©, câest ĂȘtre mis en sĂ»reté », Ă©crit Hobbes au chapitre XXXVIII du LĂ©viathan), lâhomme peut se tourner vers la science, diminuer sa crainte de lâavenir et construire une existence sociale et politique dans laquelle sont assurĂ©es les conditions de la confiance. On peut certes discuter la possibilitĂ© que le Dieu mortel soit en mesure dâaider lâhomme Ă parvenir Ă cette fin, mais si elle ne devait en rester quâau commencement, lâinstitution ne jouerait en effet quâun piĂštre rĂŽle. Il ne sâagit pas ici de discuter en spĂ©cialiste le rĂŽle dĂ©volu Ă Hobbes dans un ouvrage, nous lâavons dit, de grande ampleur, mais plutĂŽt de confronter les interprĂ©tations, et de rĂ©flĂ©chir aux diffĂ©rentes inscriptions possibles de Hobbes dans lâhistoire de la modernitĂ©. Le point de vue Ă la fois historique et philosophique proposĂ© par lâauteur, en prenant position par la critique, est aussi une maniĂšre de considĂ©rer la force des thĂšses de Hobbes, ainsi que la puissance ou la vivacitĂ© de leurs effets. Lâouvrage mĂ©riterait que chacun des chapitres fasse lâobjet dâune lecture attentive et argumentĂ©e, et il ne fait aucun doute quâil suscitera de la part de tout lecteur dĂ©sirant sâinstruire et rĂ©flĂ©chir, un questionnement nouveau, liĂ© Ă lâoriginalitĂ© de la mĂ©thode, Ă lâengagement philosophique dans la position des problĂšmes et Ă la redĂ©finition de leur contour. Il est rare quâun ouvrage soit Ă la mesure de ses ambitions. Le livre de G. Barrera y parvient, en raison de la grande qualitĂ© des analyses et de la finesse de lâĂ©criture, mais aussi parce quâil sâefforce de comprendre et expliquer, en construisant les arguments de façon ferme et engagĂ©e, sans jamais faire preuve de dogmatisme. Un livre ayant lâuniversel pour objet, et qui parvient Ă produire de maniĂšre claire et toujours synthĂ©tique une lecture de lâhistoire et un dĂ©veloppement philosophique cohĂ©rent : câest un mĂ©rite suffisamment rare pour ĂȘtre soulignĂ©.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « Lâesprit de la cité », Paris, Gallimard, 202, 328 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p
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Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, TĂłpicos. Revista de filosofĂa de Santa Fe, 39, 2020, 210 p.
Les diffĂ©rentes contributions rĂ©unies dans ce volume cherchent Ă offrir une perspective Ă la fois large et variĂ©e sur lâĂ©tat actuel des recherches sur Leibniz. Si un tel projet peut sembler ambitieux pour un volume relativement synthĂ©tique, il nâen demeure pas moins justifiĂ© si lâon tient compte du fait, ainsi que lâexpose Griselda Gaiada dans sa prĂ©sentation, que la figure de Leibniz reste relativement mal connue en comparaison dâautres philosophes modernes. Ce fait peut sâexpliquer par lâhistoire de la rĂ©ception de Leibniz, aussi bien dans la philosophie française des LumiĂšres, marquĂ©e par une certaine tendance antimĂ©taphysique et antireligieuse, que dans lâAufklĂ€rung allemande, qui reçut la mĂ©taphysique de Leibniz Ă travers ce miroir dĂ©formant que fut la pensĂ©e de Wolff. Câest ainsi la « diffusion-confusion » qui caractĂ©risa la rĂ©ception de Leibniz pendant le siĂšcle qui suivit sa mort, jusquâau dĂ©but du XXe siĂšcle, qui permit enfin une mise Ă disposition de lâĆuvre de Leibniz, grĂące Ă lâĂ©dition de la Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenchaften et de lâAkademie der Wissenschaften zu Göttingen, ainsi que grĂące aux travaux dâĂ©dition comme ceux de Heinrich Schepers (1925-2020), directeur de la Leibniz-Forschungstelle jusquâen 1996, et auquel Gaiada rend hommage (p. 5-11). Le volume, qui commence par traiter de questions de mĂ©taphysique leibnizienne, sâouvre dâailleurs par un article de Heinrich Schepers (traduction par lâĂ©ditrice du volume dâune confĂ©rence donnĂ©e par Schepers en 2017 et publiĂ©e dans les Studia Leibnitia) : « Iter rationis. Viaje de la razĂłn en el mundo de la mĂłnadas de Leibniz », dans lequel lâauteur propose une analyse des principes fondamentaux de la mĂ©taphysique leibnizienne et de son « rationalisme radical ». Le second article, de Gaiada (« Entre el actualismo y la teorĂa estĂĄndar de los mundos posibles en Leibniz »), propose une interprĂ©tation de lâorigine du monde chez Leibniz Ă partir dâune discussion des notions dâactualisme et de possibilisme, et prĂ©sente lâĂ©volution de la pensĂ©e de Leibniz sur ce point. Câest Ă©galement de mĂ©taphysique leibnizienne que traite la troisiĂšme contribution : Arnaud Lalanne sâinterroge sur la possibilitĂ© de parler dâun principe dâharmonie en gĂ©nĂ©ral chez Leibniz et il en Ă©tudie les principales formulations, qui conduisent Leibniz Ă Ă©laborer, dans lâĆuvre de la maturitĂ©, un vĂ©ritable principe de lâharmonie gĂ©nĂ©rale ou universelle. Rodolfo Fazio traite des rapports entre mĂ©taphysique et philosophie naturelle, Ă partir dâun examen de la dynamique et de la mĂ©taphysique dans la correspondance de Leibniz avec De Volder. Federico Raffo aborde quant Ă lui le problĂšme de la quadrature du cercle Ă la lumiĂšre des approches arithmĂ©tiques de Wallis et de Leibniz pour calculer le nombre Ï. Andreas Blank Ă©tudie la conception leibnizienne de la prĂ©somption, Ă la jonction du droit et de la mĂ©taphysique : Ă partir de lâĆuvre juridique de Nicolas Ăverard et de Andrea Alciato, il montre que lâon peut Ă©tablir une filiation entre cette tradition et la maniĂšre dont Leibniz aborde la question de la prĂ©somption, en soulignant notamment le rĂŽle des considĂ©rations ontologiques. Enfin, Diana MarĂa Lopez propose une interprĂ©tation de la monade leibnizienne Ă la lumiĂšre des rĂ©appropriations opĂ©rĂ©es par Kant et Hegel : bien que, chez Leibniz, la perception de la monade ne constitue pas une Vorstellung mit Bewusstsein, ou une « conscience rĂ©flexive », qui la limite Ă la subjectivitĂ© humaine, la rĂ©duction kantienne permet dâorienter lâapproche monadologique vers lâidĂ©alisme critique, et lâidĂ©alitĂ© de la monade constitue un antĂ©cĂ©dent nĂ©cessaire Ă la comprĂ©hension logico-ontologique de lâĂȘtre-pour-soi. Le volume sâachĂšve par un compte rendu du livre de Federico Raffo, Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud (Grenade, 2019) par Oscar Esquisabel.
Lâensemble des contributions tĂ©moigne de la vivacitĂ© des recherches sur Leibniz en langue espagnole. En traitant de mĂ©taphysique aussi bien que de questions dynamiques ou juridiques, en passant par le problĂšme de lâinfini en mathĂ©matiques, lâouvrage propose un examen Ă la fois riche et cohĂ©rent, conceptuellement rigoureux, de la pensĂ©e leibnizienne. Comme en tĂ©moigne la prĂ©sentation, ainsi que le dernier article, lâexamen des questions thĂ©oriques est indissociable dâune rĂ©flexion sur les conditions et les enjeux de la diffusion de lâĆuvre de Leibniz, de ses Ă©ditions et de ses traductions, ainsi que de sa rĂ©ception. En dâautres termes, cette prĂ©sentation des recherches actuelles sur la pensĂ©e de Leibniz est en mĂȘme temps une rĂ©flexion sur le sens de lâhĂ©ritage leibnizien.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, TĂłpicos. Revista de filosofĂa de Santa Fe, 39, 2020, 210 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.
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Laure PĂDRONO, MĂ©taphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019, 466 p.
Dans cet ouvrage dâune remarquable clartĂ©, Laure PĂ©drono Ă©tudie « la maniĂšre dont la mĂ©taphysique et la religion sâentremĂȘlent dans les systĂšmes de pensĂ©e de Leibniz et Berkeley, afin de savoir si lâon peut croire en raison ». Lâouvrage est donc animĂ© par une double exigence : la premiĂšre est relative Ă lâhistoire de la philosophie, dont les principes mĂ©thodologiques, rigoureux et clairs, sont exposĂ©s dans lâintroduction. La seconde est directement liĂ©e Ă la portĂ©e thĂ©orique de lâouvrage qui, par le biais dâune Ă©tude des systĂšmes de pensĂ©e, fait la lumiĂšre sur les grandes questions qui ont traversĂ© la mĂ©taphysique moderne. Dans une introduction Ă la fois magistrale et modeste, lâauteure inscrit lâentreprise philosophique de Leibniz et Berkeley dans un mouvement historique : les deux auteurs « prennent la plume pour dĂ©fendre la cause dâun CrĂ©ateur attaquĂ© de toutes parts ». Le rappel du contexte historique commence par Ă©voquer le rĂŽle dĂ©cisif de la RĂ©forme qui, « plus quâune simple rupture, a fait Ă©clater le monde chrĂ©tien », tout en proposant une distinction Ă©clairante entre les courants de cette diversitĂ© religieuse : (1) les sectes qui naissent dâun dĂ©saccord thĂ©ologique ; (2) les courants qui ont des revendications politiques ou sociales ; (3) ceux que lâon appelle les enthousiastes, et qui cherchent une foi intime et plus personnelle (p. 14). Est ensuite examinĂ© le rĂŽle jouĂ© par Descartes, « le pĂšre de la philosophie moderne », qui a libĂ©rĂ© « la philosophie du joug de la thĂ©ologie », mettant ainsi en danger la foi et le dogme Ă©tabli. Promotion de la certitude mathĂ©matique et exclusion, du domaine de la science, de « la probabilitĂ©, qui rĂ©git les vĂ©ritĂ©s rĂ©vĂ©lĂ©es », rĂ©duction de lâunivers Ă un habile mĂ©canisme : la philosophie de Descartes ouvre la voie Ă une gĂ©nĂ©ration de penseurs sâappuyant sur « les pouvoirs critiques de lâintellect plutĂŽt que sur la tradition et lâautoritĂ© », ainsi que, plus indirectement, aux libertins, Ă Spinoza ou Ă lâathĂ©isme de Bayle. Un dĂ©veloppement utile et pertinent est consacrĂ© aux consĂ©quences paradoxales de la « mĂ©thode purement historique et rationnelle » de Richard Simon dans son Histoire critique du Vieux Testament (1685) qui, voulant servir la cause de lâĂglise romaine, finit par « donne[r] des armes Ă ceux qui soutiennent la naturalitĂ© des textes sacrĂ©s ». Lâexemple de Richard Simon, dont on connaĂźt lâimportance historique, dans le prolongement de lâesprit de Spinoza dans le TraitĂ© thĂ©ologico-politique, permet ainsi de mesurer le rĂŽle et les consĂ©quences de la mĂ©thode critique, ainsi que les inquiĂ©tudes quâelle suscite chez ses dĂ©tracteurs, conscients que si la raison sâimmisçait dans les matiĂšres de la foi, elle risquait, comme ce fut le cas pour Richard Simon, de « fai[re] Ă©clater aux yeux de tous leur invraisemblance ». Enfin, est soulignĂ© le rĂŽle jouĂ© par les journaux savants et les gazettes de Hollande dans la diffusion du dĂ©isme, de lâathĂ©isme ou du fidĂ©isme et des « voix de lâhĂ©tĂ©rodoxie ».
Leibniz et Berkeley sont ainsi situĂ©s dans un contexte, et prĂ©sentĂ©s comme deux reprĂ©sentants majeurs de savants qui, tout en Ă©tant eux aussi des hĂ©ritiers du cartĂ©sianisme, prennent la plume, face Ă la prolifĂ©ration des esprits dissidents pour « dĂ©fendre la cause de Dieu », comme tous ceux qui, catholiques ou protestants, « choisissent le camp de lâorthodoxie pour rĂ©pondre aux attaques des libres-penseurs ». Le grand mĂ©rite dâune telle prĂ©sentation est quâelle situe les entreprises apologĂ©tiques de Leibniz et de Berkeley dans un « rapport de forces qui traverse la RĂ©publique des Lettres entre les garants de lâorthodoxie et ceux qui se rĂ©clament du dĂ©isme et de la libre-pensĂ©e » (p. 20). DĂ©fenseurs du christianisme contre deux extrĂȘmes, les rationaux et les enthousiastes, « entre la rĂ©duction de la religion Ă la raison et lâassimilation complĂšte de la foi Ă un acte inaccessible Ă lâentendement humain », Leibniz et Berkeley entendent montrer que « la religion vĂ©ritable est fondĂ©e en raison […] sans pouvoir totalement sây soumettre » (p. 20).
Le second temps de lâintroduction montre comment les systĂšmes de Leibniz et Berkeley, qui semblent Ă premiĂšre vue « aussi opposĂ©s que sont le rationalisme et lâempirisme […] partagent le mĂȘme dessein de dĂ©fendre le Dieu des ChrĂ©tiens ». AprĂšs une justification des principes qui orientent la comparaison de deux systĂšmes, ainsi quâune mise au point sur la connaissance que les auteurs avaient lâun de lâautre, la mĂ©thode est explicitĂ©e : celle-ci ne consiste pas à « retracer une Ă©ventuelle influence rĂ©ciproque des deux philosophes », mais plutĂŽt à « mettre au jour les analogies de structure et les divergences de vues » entre des auteurs qui « par des chemins distincts […] poursuivent un but commun » (p. 23), ainsi quâune mĂȘme conception de la divinitĂ© « qui dĂ©passe celle du simple horloger ou du Dieu calculateur ». La comparaison entre Leibniz et Berkeley, lâĂ©tude de lâentrecroisement de la mĂ©taphysique et de la religion au sein de leurs systĂšmes, apparaissent ainsi comme « une mĂ©thode trĂšs certaine […] pour Ă©clairer les liens quâentretiennent foi et raison Ă lâaube des LumiĂšres » (p. 25). Lâintroduction sâachĂšve par une mise au point concise et Ă©clairante sur la dĂ©finition de la mĂ©taphysique (p. 25), identifiĂ©e chez Leibniz Ă la logique, Ă lâart dâinventer et Ă la thĂ©ologie naturelle, et qui prend chez Berkeley diffĂ©rentes formes (une doctrine des principes de la connaissance, une conception de lâĂȘtre et une science architectonique). Le lien de la mĂ©taphysique « entendue comme science de lâĂȘtre suprĂȘme » avec la religion est ensuite soulignĂ© : le philosophe doit se faire apologĂšte, pour prouver par des arguments rationnels lâauthenticitĂ© des Ăvangiles et la perfection du Dieu des ChrĂ©tiens (p. 28). LâapologĂ©tique, apologie doublĂ©e dâune « tentative de preuve mĂ©thodique de la vĂ©ritĂ© et de la religion […] se trouve en Ă©quilibre entre la philosophie et la thĂ©ologie ». Elle se situe donc au cĆur des tensions entre la raison et la foi. Au-delĂ du contexte historique et polĂ©mique, restituĂ© ici de maniĂšre claire et vivante, lâenquĂȘte menĂ©e brillamment par lâauteure doit aussi permettre de « comprendre la ligne de dĂ©marcation entre raison et foi », et de rĂ©pondre Ă des questions qui sont au cĆur de lâidentitĂ© des modernes : « peut-on croire sans raison ou croire contre la raison ? Suffit-il dâavoir des raisons pour croire ? ». Câest en dĂ©montrant que le Dieu des philosophes doit sâidentifier au Dieu dâamour des chrĂ©tiens que lâon pourra « croire en raison » (p. 30).
La premiĂšre partie dĂ©bute par une analyse de la dĂ©monstration de la vĂ©ritĂ© de la religion, en sâappuyant sur lâabsolue dĂ©pendance de toutes choses Ă lâĂ©gard de Dieu et sur les preuves que le christianisme est vrai, avant dâaborder le second volet de lâapologĂ©tique, qui est de montrer la nĂ©cessitĂ© dâembrasser la religion, en mettant « en Ă©vidence la perfection dâun Dieu qui ne saurait ĂȘtre tenu pour responsable du mal » (p. 30). Montrer la vĂ©ritĂ© de la religion, câest tout dâabord comprendre la dĂ©pendance ontologique Ă lâĂ©gard du crĂ©ateur, crĂ©ation attribuĂ©e Ă la bontĂ© divine chez Leibniz (p. 33) : en choisissant de crĂ©er le monde, « Dieu poursuit sa propre gloire et la fĂ©licitĂ© des esprits ». La dĂ©pendance ontologique de toute chose Ă lâĂ©gard de Dieu nâest pas moins grande dans la pensĂ©e de Berkeley (p. 35), puisquâen supprimant la matiĂšre, « cette chimĂšre inventĂ©e par les philosophes matĂ©rialistes pour propager lâathĂ©isme », Berkeley attribue Ă un esprit tout puissant la possibilitĂ© de percevoir lâensemble des existants. « Les idĂ©es crĂ©Ă©es ont, tout comme les vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles dans le systĂšme leibnizien, une existence Ă©ternelle dans lâesprit de Dieu ». Pour Leibniz comme pour Berkeley, « le monde est le fruit de la volontĂ© divine » (p. 35). Suit une analyse de la crĂ©ation continuĂ©e, de la perception divine, de la critique de la vision en Dieu, et un trĂšs beau chapitre sur le monde comme langage de Dieu et grammaire de la nature chez Berkeley, et sur lâharmonie universelle chez Leibniz, assimilable Ă un langage divin fondĂ© sur la nature des choses ; ou encore sur le rapport Leibniz-Locke Ă propos du problĂšme de Molyneux (p. 44-48). Puis est abordĂ©e la question de lâexistence des corps, du monde extĂ©rieur, de la maniĂšre dont Dieu assure la rĂ©alitĂ© du monde en-dehors de nous, avec un examen de la critique de lâoccasionnalisme (p. 65-73), pour montrer que « dans lâoccasionnalisme strict les Ăąmes sont, comme les corps, dĂ©possĂ©dĂ©es de toute efficience causale » (p. 76-81). Ainsi, « en rĂ©alitĂ©, dans lâimmatĂ©rialisme comme dans lâunivers leibnizien, tout se passe comme sâil nây avait que mon Ăąme et Dieu au monde ». La premiĂšre partie sâachĂšve par une Ă©tude des preuves de lâexistence de Dieu (p. 88-103) et des preuves de lâĂcriture, des miracles et des prophĂ©ties (p. 109), des preuves probables et des mystĂšres (p. 114), de lâIncarnation (p. 127) et de lâEucharistie (p. 130). AprĂšs avoir montrĂ© la vĂ©ritĂ© du christianisme, il convient, puisque « la raison sans le cĆur est impuissante », de montrer que « Dieu est aimable ». Le second volet de lâapologĂ©tique se confrontera ainsi au problĂšme de lâexistence du mal.
La deuxiĂšme partie, « Rendre la religion aimable », aborde le problĂšme du mal et la solution thĂ©ologique au pĂ©chĂ© originel, Ă partir dâun rĂ©examen de la question leibnizienne (« Dieu a-t-il voulu que ses crĂ©atures soient peccables ? ») en prenant en compte lâĂ©volution de la position leibnizienne, de ses textes de jeunesse aux Essais de ThĂ©odicĂ©e (p. 168), et prĂ©sente lâargument de la Confessio philosophi de 1673, oĂč Leibniz montre que « si Dieu est la raison du pĂ©chĂ©, il nâest en pas pourtant lâauteur » (p. 169). La diffĂ©rence avec Leibniz sur la question dĂ©cisive du « scandale du mal » apparaĂźt dans le fait que Berkeley est conscient, plus que Leibniz, des limites de toute entreprise de justification de la conduite divine face Ă lâobjection du scandale du mal (p. 224). Pour Berkeley, « la religion doit demeurer mystĂ©rieuse ». La deuxiĂšme partie se poursuit par lâanalyse des bienfaits de la religion, et lâĂ©tude de la question des fondements de la morale. La rĂ©ponse de Leibniz Ă Bayle Ă la question de lâathĂ©e vertueux (p. 237) fournit lâoccasion dâune interrogation sur la dĂ©finition de ce que signifie « ĂȘtre vertueux » (p. 246) : agir selon la volontĂ© divine, aimer Dieu sur toutes choses (p. 250). Une sĂ©rie de questions et de notions essentielles sont ensuite abordĂ©es : le devoir envers Dieu (« quâest-ce quâĂȘtre moral ? », p. 255), lâĂ©lection et lâimmortalitĂ© de lâĂąme (p. 261), plan divin, prĂ©destination et damnation (p. 277), le rapport entre Ă©lection et damnation (p. 281). Lâensemble sâachĂšve pas une comparaison entre les points de vue de Leibniz et de Berkeley (« ImmatĂ©rialisme et salut », p. 285) pour Ă©tablir une diffĂ©rence entre Leibniz et le philosophe du sens commun, « intĂ©ressĂ© par les bienfaits pratiques du christianisme […] qui dĂ©montrent Ă ses yeux sa vĂ©rité » (p. 291).
La troisiĂšme partie, « Philosophie ou thĂ©ologie ? », part de la distinction pascalienne entre le Dieu dâAbraham et le Dieu des philosophes, pour envisager le point de vue de Leibniz et Berkeley qui, contre cette opposition, pensent que « le Dieu des philosophes, accessible par la raison naturelle, mĂšne Ă celui de la RĂ©vĂ©lation ». Parce que « le cĆur peut-ĂȘtre prĂ©parĂ© par des raisons et que la philosophie peut lĂ©gitimement dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© de la religion », il importe de comprendre les rapports entre raison et religion ; entre religion naturelle et religion rĂ©vĂ©lĂ©e. Si Leibniz sâattache surtout Ă la question de la conformitĂ© de la raison et de la foi, Berkeley considĂšre que « la foi est au-dessus de la raison sans ĂȘtre contre » (p. 300). La conclusion du chapitre Ă©tablit la diffĂ©rence entre Leibniz qui « pense que la raison est non seulement une prĂ©paration du cĆur, mais la garantie dâune foi solide », et Berkeley, qui « Ă©prouve douloureusement cette incapacitĂ© Ă atteindre le Dieu de la foi » (p. 344). Si les deux auteurs considĂšrent lâapologĂ©tique comme une propĂ©deutique Ă la foi, le grand combat de Leibniz est celui de la possibilitĂ© de lâunion des Ăglises, plutĂŽt que celui de la tolĂ©rance religieuse comme pour Berkeley. Lâouvrage sâachĂšve par une rĂ©flexion sur « les conclusions que tirera la postĂ©ritĂ© des limites Ă©pistĂ©mologiques de la dĂ©monstration de Leibniz et Berkeley », Ă partir dâune judicieuse rĂ©fĂ©rence Ă la dissertation de Kant Sur lâinsuccĂšs de tous les essais philosophiques de thĂ©odicĂ©e de 1791, et sur les limites de la thĂ©ologie spĂ©culative.
Lâouvrage de Laure PĂ©drono est remarquable, tant par la clartĂ© des analyses et des Ă©noncĂ©s que par lâunitĂ© dâensemble qui gouverne lâorganisation et la progression des chapitres. On pourra Ă©galement souligner la perfection formelle du livre et le soin apportĂ© Ă lâĂ©quilibre des parties, la prĂ©cision des transitions et les synthĂšses lumineuses exposĂ©es dans lâintroduction et les diffĂ©rentes conclusions qui ponctuent lâĂ©criture des chapitres. Le lecteur ne pourra donc quâĂȘtre instruit et admiratif de ce travail exemplaire, ainsi que du talent quâil exprime, dans le style et dans lâanalyse des concepts. Ă tel point quâon en oublie lâĂ©rudition, pourtant bien prĂ©sente, du dĂ©but Ă la fin du livre.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Laure PĂDRONO, MĂ©taphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.
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Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca âB. Segreâ dellâAccademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018, 400 p.
Lâouvrage rassemble les actes dâun colloque organisĂ© Ă Rome par Gianni Paganini (Accademia dei Lincei, 7-8 octobre 2015). Les contributions, toutes rĂ©digĂ©es par dâĂ©minents spĂ©cialistes, portent sur diffĂ©rents auteurs de lâĂąge classique, de Montaigne Ă Bayle. Hobbes y tient nĂ©anmoins une place particuliĂšre : il apparaĂźt comme le « philosophe de la curiosité », comme lâindique Gianni Paganini dans son introduction (« Hobbes, philosopher of curiosity », p. 7-37). Ă la diffĂ©rence de Descartes et Spinoza, Hobbes voit dans la curiositĂ© un trait caractĂ©ristique de la nature humaine (p. 18), reliĂ© Ă la science, Ă la culture et aux arts, et il en fait ainsi la base de la mĂ©thode et du langage et par consĂ©quent de la philosophie. Le rĂŽle jouĂ© par la curiositĂ© comme passion spĂ©cifiquement humaine dans le LĂ©viathan est tout dâabord analysĂ© Ă travers lâopposition entre Hobbes et Descartes, puis Ă partir de la controverse avec Bramhall. La question qui est alors posĂ©e (p. 23) est de savoir quelle est lâorigine de la supĂ©rioritĂ© humaine, qui ne peut ĂȘtre expliquĂ©e ni par un esprit immatĂ©riel comme chez Descartes, ni par un appĂ©tit rationnel comme chez Bramhall. Comment expliquer la particularitĂ© humaine qui permet Ă lâhomme de jouir des bienfaits qui manquent aux animaux (sciences, arts, techniques, contrat, politique, philosophie, religion, etc.) ?
La prĂ©sentation de Gianni Paganini permet de caractĂ©riser la curiositĂ© humaine selon Hobbes Ă partir dâun certain nombre dâĂ©lĂ©ments significatifs, qui concernent essentiellement son rapport Ă lâavenir et sa capacitĂ© Ă orienter et prĂ©voir une action Ă long terme. En rĂ©Ă©valuant le rĂŽle de la curiositĂ©, et en se diffĂ©renciant dâune longue tradition qui oppose les Ă©motions Ă la raison et Ă la pensĂ©e rationnelle, Hobbes occupe une place spĂ©cifique au sein de la philosophie moderne, et entretient un rapport particulier Ă lâhumanisme. Il semble que Hobbes soit bien, en effet, le philosophe de la curiositĂ©, puisquâon trouvera dans lâouvrage plusieurs chapitres qui lui sont consacrĂ©s : Patricia Springborg, « Curiosity, Anxiety and Religion in Thomas Hobbes » (p. 287â315), Franco Giudice, « Conoscenza e curiositĂ nella teoria ottica di Thomas Hobbes » (p. 315-335), Dan Garber, « Curiosity, Novelty and the Politics of Opinion in Hobbes » (p. 335-353), Sharon A. Lloyd, « The Moral Assessment of Human Curiosity in Hobbesâs Leviathan » (p. 353-375), Pierre-François Moreau, « La curiositĂ© chez Hobbes et Spinoza » (p. 375-391). Hobbes est ainsi le philosophe de la curiositĂ©, et la curiositĂ© lâĂ©lĂ©ment clĂ© qui permet de rendre compte des diffĂ©rents aspects de la philosophie de Hobbes. En-dehors de la qualitĂ© et de la variĂ©tĂ© des articles prĂ©sentĂ©s, on notera lâoriginalitĂ© de lâouvrage, dans sa dĂ©marche comme dans ses effets, puisquâil conduit non seulement Ă accorder Ă Hobbes une place importante dans la premiĂšre modernitĂ©, mais Ă©galement Ă aborder la modernitĂ© Ă partir dâune notion dont Hobbes apparaĂźt comme le principal thĂ©oricien. LâĂ©tude de la curiositĂ© nous conduit Ă penser la modernitĂ© Ă partir de Hobbes, ou autour de lui.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca âB. Segreâ dellâAccademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.
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Gianni PAGANINI, « Hobbes, the âNatural Seedsâ of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158.
Dans cet article particuliĂšrement clair, Gianni Paganini sâintĂ©resse Ă la question de lâinfluence des libertins Ă©rudits sur la pensĂ©e de Hobbes et sa conception de la religion, en particulier dans le LĂ©viathan. LâoriginalitĂ© de la dĂ©marche tient Ă ce que lâenquĂȘte combine diffĂ©rents Ă©lĂ©ments « objectifs » pour construire lâargumentation : la prise en compte de lâimportance du sĂ©jour parisien de Hobbes constitue un point de dĂ©part pour interroger les textes et lâĂ©volution de Hobbes, du De Cive au LĂ©viathan. Le fait historique vient ainsi Ă©clairer un fait textuel. La dĂ©monstration est construite de maniĂšre trĂšs convaincante, et elle permet de montrer que la dimension anthropologique de la religion telle quâelle apparaĂźt dans le LĂ©viathan (ch. 11) et la maniĂšre dont Hobbes traite de la « religion naturelle » peuvent ĂȘtre Ă©clairĂ©es par une confrontation avec les thĂšses dĂ©veloppĂ©es par Gabriel NaudĂ© ou La Mothe Le Vayer dans leurs ouvrages. Ainsi, aprĂšs avoir rappelĂ© les Ă©lĂ©ments contextuels concernant la frĂ©quentation et la proximitĂ© de Hobbes avec les libertins Ă©rudits, câest en suivant avec prĂ©cision le texte du LĂ©viathan, et en prĂ©sentant une comparaison textuelle avec les dialogues de La Mothe Le Vayer (« De la divinité ») ou les ConsidĂ©rations politiques sur les coups dâĂtat de NaudĂ©, que Gianni Paganini parvient Ă dĂ©montrer lâhypothĂšse de dĂ©part : la relation entre Hobbes et les libertins doit se comprendre en deux sens, positif et nĂ©gatif, « rĂ©ceptif » et « rĂ©actif » (p. 131). Il ne sâagit donc pas dâune « pure et simple rĂ©ception », mais dâune forme de « stimulation » (p. 132).
LâĂ©tude du rĂŽle accordĂ© aux passions dans la religion, ainsi que lâanalyse conjointe de la religion et de la superstition dans le cadre dâune « histoire naturelle de la religion » permettent dâaffirmer la proximitĂ© de Hobbes avec la thĂ©orie libertine de lâusage politique des religions. LâĂ©volution de Hobbes, du De Cive au Leviathan, permet dâidentifier, selon les termes de lâauteur, lâĂ©mergence de trois objets philosophiques (p. 145) : a) une description philosophique de la religion, incluant la dimension passionnelle de la nature humaine ; b) une explication philosophique dĂ©taillĂ©e du paganisme, non prise en compte dans les ouvrages prĂ©cĂ©dents ; c) une thĂ©orie gĂ©nĂ©rale du thĂ©ologico-politique, incluant lâinstrumentalisation de la religion. LâhypothĂšse dâune influence de Machiavel, loin dâinfirmer la thĂšse, la conforte, puisque câest encore une mĂȘme lecture du Florentin qui rapproche Hobbes et les libertins : ni Hobbes, ni NaudĂ© et La Mothe Le Vayer nâaccordaient beaucoup dâimportance aux vertus « civiques » et « rĂ©publicaines » favorisĂ©es par la religion selon les Romains (p. 151), et ils accusaient plutĂŽt la religion de constituer un prĂ©texte pour favoriser la rĂ©bellion contre lâautoritĂ©.
La derniĂšre partie de lâarticle (« Hobbesâs Contractarianism and French Libertinism », p. 153) propose une fine analyse de la rĂ©action de Hobbes aux thĂšses libertines, qui ont servi de matĂ©riau Ă lâĂ©laboration dâune conception plus ample et plus complĂšte de la religion, et lâont Ă©galement conduit Ă sâopposer Ă lâassimilation entre MoĂŻse et les anciens lĂ©gislateurs. MoĂŻse apparaĂźt comme un « sovereign prophet » plutĂŽt que comme un vrai lĂ©gislateur, et le LĂ©viathan accentue son caractĂšre spirituel (p. 155). Aux raisons religieuses (« religious reasons ») de la diffĂ©rence entre le point de vue de Hobbes et celui des libertins, il faut ajouter des raisons politiques (« political reasons ») : comme en tĂ©moigne le jugement nĂ©gatif de NaudĂ© Ă propos du De Cive, le contractualisme de Hobbes met fin aux arcana imperiorum, puisquâil en rĂ©vĂšle en quelque sorte le secret. Il convient Ă©galement de souligner, comme le fait lâauteur, que le contractualisme de Hobbes sâapplique aussi Ă la thĂ©ocratie (p. 157), qui repose Ă©galement sur un pacte. La conclusion apporte toute la lumiĂšre sur le sens de la comparaison avec les thĂšses libertines : si la pensĂ©e de Hobbes se caractĂ©rise par un nouvel « idĂ©alisme politique », fondĂ© sur le modĂšle contractualiste, il conserve une forme de « rĂ©alisme politique », hĂ©ritĂ©e de lâanalyse des libertins et des sceptiques concernant les origines et lâexercice du pouvoir, comme le montrent son analyse des miracles, sa description de la crĂ©dulitĂ© des hommes ou encore le dĂ©mantĂšlement de la « Confederacy of Deceivers », sur laquelle repose le « royaume des tĂ©nĂšbres ». Lâarticle de Gianni Paganini constitue une contribution tout Ă fait Ă©clairante, qui allie lâĂ©rudition et la clartĂ© dans la dĂ©monstration.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Gianni PAGANINI, « Hobbes, the âNatural Seedsâ of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.
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Gregorio BALDIN, La croisée des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020, 354 p.
Lâouvrage prĂ©sente de maniĂšre informĂ©e et rĂ©flĂ©chie « les rapports entre Mersenne et Hobbes, en soulignant les diffĂ©rents aspects de cette importante relation intellectuelle » (p. 22). Tout en Ă©voquant, dans la perspective dâune histoire des milieux, les diffĂ©rents acteurs qui, comme Gassendi, ont jouĂ© un rĂŽle significatif dans le contexte commun Ă Mersenne et Hobbes, une importance toute particuliĂšre est accordĂ©e Ă la figure de Descartes et au rĂŽle dĂ©terminant quâil joua dans le dĂ©veloppement de la pensĂ©e hobbesienne. Ainsi, la lecture hobbesienne de la Dioptrique ou le dĂ©bat Ă propos des MĂ©ditations sont ici examinĂ©s, en prenant en compte de maniĂšre prĂ©cise et concise lâhistoire des interprĂ©tations, tout en soulignant la spĂ©cificitĂ© de la perspective, « qui vise plutĂŽt Ă souligner le rĂŽle des Ă©changes intellectuels qui eurent lieu dans le milieu culturel animĂ© par Mersenne, lequel voit Descartes comme lâun des principaux protagonistes ».
AprĂšs une premiĂšre partie consacrĂ©e Ă lâĂ©tude de Hobbes et le cercle de Mersenne (1634-1636), lâA. Ă©tudie « lâinfluence cachĂ©e du Minime sur la pensĂ©e hobbesienne », puis il examine, dans une troisiĂšme partie, lâinfluence de Hobbes sur la pensĂ©e de Mersenne. Lâouvrage sâintĂ©resse en particulier aux aspects scientifiques de la pensĂ©e des auteurs, mais il propose Ă©galement dâintĂ©ressants dĂ©veloppements sur « lâattitude de Mersenne, de Gassendi et de Hobbes face Ă la mĂ©taphysique cartĂ©sienne », ainsi que des remarques fort intĂ©ressantes sur lâintĂ©rĂȘt de Mersenne pour la pensĂ©e politique de Hobbes et le De Cive, dont on sait quâil eut en France des lecteurs attentifs. Lâauteur indique lui-mĂȘme que le travail ne traite pas directement la question des sources françaises du LĂ©viathan. Quoi quâil en soit, il est certain que lâouvrage de Gregorio Baldin apporte des Ă©lĂ©ments particuliĂšrement Ă©clairants pour comprendre le rĂŽle jouĂ© par les relations intellectuelles de Hobbes au cours de son sĂ©jour en France. Tant par les synthĂšses informĂ©es quâil prĂ©sente que par les analyses plus novatrices quâil dĂ©veloppe, le livre de Gregorio Baldin atteint parfaitement lâobjectif quâil sâest fixĂ©Â : « identifier les Ă©lĂ©ments saillants de la relation intellectuelle qui se matĂ©rialise entre trois des protagonistes du dĂ©bat philosophique Ă lâaube de la science moderne » (p. 24). Comme nous lâapprend le liminaire, ce livre est issu des recherches doctorales et post-doctorales de lâauteur, Ă lâUniversitĂ© du PiĂ©mont Oriental, Ă lâĂcole Normale SupĂ©rieure de Lyon et Ă lâUniversitĂ© de GenĂšve. Il est le fruit dâun travail de grande ampleur, accompli par un jeune chercheur particuliĂšrement dynamique, qui avait dĂ©jĂ publiĂ© en 2017 Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, « Biblioteca di Galilaeana », Firenze, Olschki (voir le compte rendu de JosĂ© Medina dans le Bulletin dâĂtudes HobbĂ©siennes I).
Ce prĂ©cĂ©dent ouvrage sâĂ©tait attachĂ© Ă montrer lâinfluence dĂ©cisive de GalilĂ©e sur la philosophie naturelle de Hobbes, mais il comportait Ă©galement un chapitre sur lâinfluence exercĂ©e par Mersenne sur Hobbes. Tant du point de vue de la mĂ©thode que de lâobjet, le nouvel ouvrage apparaĂźt donc comme la suite du prĂ©cĂ©dent. Lâun des mĂ©rites de la mĂ©thode de Gregorio Baldin est de combiner une approche Ă©rudite, en citant de maniĂšre prĂ©cise la correspondance ainsi que la littĂ©rature critique, et une prĂ©sentation claire des problĂšmes qui occupaient les savants. Ainsi, le traitement par Mersenne de lâexplication du phĂ©nomĂšne de retour de lâarc proposĂ©e par Descartes est prĂ©sentĂ©e en contexte, puis mise en relation avec lâimportance des rĂ©flexions de Hobbes sur « la rĂ©flexion de lâarc » et lâapparition de la notion de conatus dans la physique de Hobbes (« le problĂšme de lâarc et le conatus », p. 53 sq.), concept que Hobbes aurait exprimĂ© en opposition Ă Descartes (p. 56) pour expliquer le phĂ©nomĂšne de la rĂ©sistance des corps. Lâimportance du sĂ©jour parisien de Hobbes Ă lâoccasion de son troisiĂšme Grand Tour est ainsi soulignĂ©e Ă partir dâune prĂ©sentation du dĂ©bat, encouragĂ© par Mersenne dans les annĂ©es 1630, sur « le retour de lâarc », puisquâil eut pour le dĂ©veloppement de la physique de Hobbes une importance significative. Câest ce que montre Ă©galement lâexamen du « problĂšme de Poysson », qui concerne la nature ontologique du point mathĂ©matique (p. 64 sq.). On trouvera ainsi dans le chapitre « Points, atomes et rayons de lumiĂšre », une prĂ©sentation Ă©clairante de lâexamen de la nature du point dans La vĂ©ritĂ© des Sciences (1625) de Mersenne, ainsi que des remarques intĂ©ressantes sur la prĂ©sence de thĂšmes concernant la nature de la lumiĂšre chez Hobbes qui avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© traitĂ©s par Mersenne dans lâHarmonie universelle. La deuxiĂšme partie, consacrĂ©e Ă Hobbes lecteur de Mersenne, porte notamment sur « la conversion de Hobbes Ă une nouvelle thĂ©orie optique », sous lâinfluence du cercle de Mersenne. Par une confrontation des textes de Mersenne et de Hobbes, lâauteur, se fondant notamment sur les travaux de Gianni Paganini, cherche Ă repĂ©rer « les Ă©lĂ©ments communs remarquables pouvant justifier dâune influence rĂ©ciproque » (p. 102).
Mais la confrontation prend une forme plus systĂ©matique lorsquâil est question (p. 123) dâenvisager le lien entre la pensĂ©e de Mersenne et celle de Hobbes Ă partir de leur rĂ©flexion Ă©pistĂ©mologique sur le statut des sciences. Câest ici la figure de Mersenne qui, dans le prolongement des travaux de Robert Lenoble, se trouve Ă©clairĂ©e, dans son versant Ă©pistĂ©mique, lorsquâil est question de la recherche entreprise par le Minime dans Lâusage de la raison (1623), Ă propos des fondement solides et irrĂ©futables pour le savoir humain, mais Ă©galement dans son versant moral. Ainsi, les rĂ©flexions menĂ©es par Mersenne sur la diffĂ©rence entre une thĂšse fausse et une thĂšse hĂ©rĂ©tique, ou encore lâidĂ©e selon laquelle lâhypothĂšse copernicienne nâest pas nĂ©cessairement contraire Ă lâĂcriture sainte (p. 126) sont prises en considĂ©ration pour Ă©clairer le rapport entre les Ćuvres scientifiques et les arguments dĂ©veloppĂ©s dans LâimpiĂ©tĂ© des dĂ©istes, athĂ©es et libertins (1623), ainsi que le dialogue de Mersenne avec le scepticisme (La vĂ©ritĂ© des sciences, 1625). Si Mersenne considĂšre quâil faut conjoindre la raison et lâexpĂ©rience (p. 131) â ce qui permet Ă lâauteur une comparaison avec Bacon â, il considĂšre que les mathĂ©matiques sont le modĂšle de la science. Ainsi le chapitre intitulĂ© « LâĂ©pistĂ©mologie de Hobbes et le dialogue avec Mersenne » contient-il une analyse remarquable de lâimportance comparĂ©e du syllogisme chez Mersenne et Hobbes (p. 163). La dĂ©finition de la philosophie comme « vraie, correcte et soigneuse nomenclature des choses », donnĂ©e par Hobbes au chapitre XVI du De Motu, se distingue de la conception de Mersenne, mais les deux auteurs coĂŻncident dans le lien Ă©tabli entre la conception syllogistique de la philosophie et une mĂ©thode rigoureusement gĂ©omĂ©trique pouvant ĂȘtre appliquĂ©e dans chaque branche du savoir (p. 163). Enfin, la prĂ©sence dâun hĂ©ritage de Hobbes « oubliĂ© ou caché » dans les Ćuvres de Mersenne (p. 187) conduit logiquement Ă lâexamen de la lecture du De Cive faite par Mersenne (« GĂ©omĂ©trie, religion et politique : Mersenne et le De Cive », p. 191). On trouvera dans ce chapitre des Ă©lĂ©ments instructifs sur les conditions et les formes de diffusion du savoir. La frĂ©quentation par Hobbes du couvent des Minimes de la Place Royale, lâintĂ©rĂȘt de Mersenne pour le De Cive achevĂ© en novembre 1641, la lettre de 1646 de Mersenne Ă SorbiĂšre louant la philosophie de Hobbes comme un antidote au scepticisme ou encore la visite de Mersenne Ă Hobbes au cours de lâĂ©tĂ© 1647 alors quâil Ă©tait malade : tous ces Ă©lĂ©ments montrent la proximitĂ© des deux hommes, mĂȘme si la prudence conseillait Ă Mersenne de ne pas toujours faire Ă©tat de ses liens dâamitiĂ© avec lâauteur dâun livre considĂ©rĂ© par ses dĂ©tracteurs comme une « rhapsodie dâhĂ©rĂ©sies » (p. 211). Mais la question Ă laquelle tente de rĂ©pondre lâA. est la suivante : comment « comprendre la raison de ce lien entre Hobbes et Mersenne (…), le moine pieux et catholique et le trĂšs dĂ©testĂ© monstre de Malmesbury » (p. 198). Comment lâauteur de LâimpiĂ©tĂ© des Deistes, AthĂ©es et Libertins pouvait-il apprĂ©cier Hobbes ? LâA. Ă©voque alors la nouvelle attitude de Mersenne concernant la tolĂ©rance religieuse, dĂ©jĂ soulignĂ©e par Lenoble, et met en Ă©vidence sa prĂ©occupation pour le bien de lâĂtat en pĂ©riode de guerre religieuse (p. 205). LâidĂ©e dâun « culte vertueux et rationnel » constitue alors un nouvel Ă©lĂ©ment de rapprochement entre les deux hommes. Des dĂ©veloppements sur lâadhĂ©sion de Mersenne Ă la philosophie de Hobbes et au De Cive sont repris Ă la fin de lâouvrage (p. 280). Le livre de Gregorio Baldin est donc dâune grande richesse. Le lecteur français ne peut que se rĂ©jouir de trouver dans la langue de Mersenne et Descartes â qui est aussi Ă certains Ă©gards celle de Hobbes â des recherches prenant en compte le contexte et la correspondance, selon une mĂ©thode encore assez rarement prise en compte en France. Le livre consacre Ă©galement des dĂ©veloppement Ă©clairants sur « le rĂŽle de lâimagination chez Descartes et Hobbes » (p. 239 sq.) ou les expĂ©riences sur le vide (« Torricelli Ă Paris ? Mersenne, Hobbes et les expĂ©riences sur le vide), et il se termine par un chapitre intitulĂ© « Un philosophe mystĂ©rieux dans Lâoptique et la catoptrique », proposant une enquĂȘte historico-philosophique pleine de suspense, avant de sâachever par des considĂ©rations concluantes sur lâĂ©pistĂ©mologie hobbesienne. Il ne reste plus quâĂ souhaiter que Gregorio Baldin poursuive son travail, pour continuer Ă Ă©clairer le lecteur sur la place de Hobbes dans lâhistoire de la philosophie française et europĂ©enne.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Gregorio BALDIN, La croisĂ©e des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.
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David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018.
Ce livre cherche Ă situer la philosophie politique de Hobbes dans le contexte de ses diffĂ©rentes interprĂ©tations, et il dĂ©veloppe une idĂ©e originale, exprimĂ©e par une sorte de mĂ©taphore : lâauteur montre comment les diffĂ©rents interprĂštes de Hobbes ont vu leur propre image reflĂ©tĂ©e en lui ou comment il se sont dĂ©finis contrairement Ă lui. Sâapproprier Hobbes (« Appropriating Hobbes ») signifie que Hobbes nâest pas indĂ©pendant des interprĂ©tations qui dĂ©coulent de son appropriation dans ces diffĂ©rents contextes, qui ont servi Ă le « prĂ©senter au monde ». Cela signifie Ă©galement que lâon ne peut isoler un seul contexte parfait qui nous permettrait de comprendre ce que Hobbes a vraiment voulu dire : en dâautres termes, il est presque impossible de distinguer Hobbes du contexte dans lequel il est lu. Cette affirmation se fonde sur un certain usage de lâhermĂ©neutique â et en particulier des thĂ©ories de Gadamer, Koselleck et RicĆur â qui affirme que grĂące Ă un processus de « distanciation », les Ă©crits de Hobbes ont fait lâobjet dâune appropriation et on Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s, afin de « rendre service », dans des contextes divergents tels que lâidĂ©alisme philosophique, les dĂ©bats opposant la comprĂ©hension philosophique et la comprĂ©hension historique des textes ainsi que dans les controverses idĂ©ologiques ou les caractĂ©risations emblĂ©matiques de Hobbes par diffĂ©rentes disciplines comme le droit, la politique et les relations internationales. Selon lâauteur, ce volume illustre donc la capacitĂ© dâun texte Ă prendre la coloration de son environnement en explorant et en expliquant lâimportance des contextes pour lire et comprendre pourquoi ont Ă©mergĂ© des interprĂ©tations particuliĂšres, comme celles de Carl Schmitt et Michael Oakeshott, ou celles des juristes internationaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siĂšcles.
AprĂšs une Ă©tude du contexte de lâidĂ©alisme philosophique contre lequel Hobbes a Ă©tĂ© lu (chap. 1), lâauteur sâintĂ©resse Ă lâidĂ©e selon laquelle toutes les philosophies politiques doivent ĂȘtre comprises comme des interventions idĂ©ologiques dans des controverses particuliĂšres (chap. 2). Câest Oakeshott contre Skinner qui est ici Ă©tudiĂ©Â : la diffĂ©rence entre les deux auteurs est que Michael Oakeshott pense quâĂ la diffĂ©rence dâune Ćuvre idĂ©ologique ou de thĂ©orie politique, une Ćuvre philosophique doit ĂȘtre comprise dans un contexte qui nâest pas enracinĂ© dans les batailles idĂ©ologiques de lâĂ©poque. On peut ainsi affirmer que le philosophe ne sâintĂ©resse pas au sens dâun texte dans son contexte idĂ©ologique en tant que tel, mais Ă la vĂ©ritĂ© de ce qui est argumentĂ©. Oakeshott nĂ©anmoins nâest pas opposĂ© Ă lâappropriation de Hobbes Ă ses propres fins idĂ©ologiques, comme le montre le chap. 3, qui examine la critique de la dĂ©mocratie libĂ©rale et la place complexe que lâon attribue Ă Hobbes dans le processus de ce que Schmitt appelle la « dĂ©politisation ». Pour Schmitt comme pour Strauss, les concessions de Hobbes Ă lâindividualisme, au droit naturel ou Ă la conscience, constituent autant de lignes de fracture qui ont conduit au voyage dĂ©sastreux vers la dĂ©mocratie parlementaire libĂ©rale. En revanche, câest lâaccent mis par Hobbes sur lâindividualitĂ© que Oakeshott valorise, parce que celui-ci agit comme une dĂ©fense contre lâĂtat tout-puissant. Lâanalyse prend une nouvelle orientation dans les chap. 4 Ă 7, qui explorent les contextes dans lesquels Hobbes a fait lâobjet dâune appropriation et a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme un contributeur important au dĂ©veloppement du droit international et des relations internationales. Il sâagit de montrer un Hobbes diffĂ©rent de celui que nous avons souvent tendance Ă considĂ©rer uniquement comme un thĂ©oricien de la souverainetĂ©, exclusivement concernĂ© par la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure de lâĂtat et ses institutions. Dans de nombreuses traditions dâinterprĂ©tations, Hobbes est vu comme un thĂ©oricien de lâĂ©goĂŻsme. Dans un certain nombre dâanalyses produites par des juristes internationaux pourtant, Hobbes apparaĂźt sous un jour diffĂ©rent, pour ceux qui considĂšrent quâil identifie le droit naturel et le droit des nations, ainsi que pour sa reprĂ©sentation de lâĂtat comme un homme artificiel, sujet du droit des nations. Dans le chap. 5 sont examinĂ©s les dĂ©bats entourant le common law, le droit positif et le droit international, dans lesquels Hobbes est situĂ©, notamment Ă partir de lâaffirmation selon laquelle lâautoritĂ© du common law dĂ©coule de la volontĂ© du souverain. Lâauteur prĂȘte une attention particuliĂšre au fait que les questions dâĂ©quitĂ© et de raison, intrinsĂšques Ă la loi naturelle, agissent comme des contraintes sur le souverain. Le chap. 6 constitue une sorte dâaboutissement ou de dĂ©nouement : Hobbes y est abordĂ© du point de vue de la thĂ©orie contemporaine des relations internationales, dans un contexte oĂč lâauteur lui-mĂȘme devient lâun des interprĂ©tants, et situe pour ainsi dire Hobbes dans le contexte de sa propre interprĂ©tation. Il sâagit avant tout de remettre en cause lâidĂ©e selon laquelle Hobbes nâavait pas grand chose Ă dire sur les relations internationales, pour montrer au contraire que Hobbes considĂ©rait que les souverains, quelle que soit leur autoritĂ©, avaient des obligations morales les uns envers les autres dans leurs relations mutuelles, en particulier dans le respect des accords, et quâil a Ă©galement Ă©numĂ©rĂ© une sĂ©rie de contraintes prudentielles liĂ©es Ă lâhonneur et au bon jugement.
Remarquablement Ă©crit, mĂȘme sâil est parfois dâun abord un peu difficile, le livre de David Boucher propose un Ă©clairage original et novateur sur la pensĂ©e politique de Hobbes. Il semble que la mĂ©thode, qui ne cherche pas Ă situer lâauteur dans un contexte particulier, mais plutĂŽt Ă saisir le jeu des interprĂ©tations dans leur complexitĂ© et leur historicitĂ©, constitue une forme particuliĂšrement rĂ©flĂ©chie de contextualisme, lequel nâest pas toujours conscient, en effet, de sa propre historicitĂ©. Il sâavĂšre Ă©galement que cette mĂ©thode est particuliĂšrement adaptĂ©e Ă la figure singuliĂšre de Hobbes, et quâelle constitue un guide utile pour sâorienter dans le spectre des interprĂ©tations, tout en dĂ©fendant une lecture particuliĂšre et en choisissant finalement de mettre lâaccent sur lâapport de Hobbes du point de vue du droit international. Les considĂ©rations mĂ©thodologiques, en particulier dans la longue introduction (« Appropriating Hobbes in contexts »), ont parfois tendance Ă retarder le passage Ă lâanalyse des textes et des thĂšses, mais une lecture patiente du livre instruira le lecteur aussi bien sur lâĆuvre de Hobbes que sur ses interprĂ©tations et sur la quasi-impossibilitĂ© de les distinguer. Lâouvrage sâachĂšve par des remarques lucides et rassurantes : « chaque gĂ©nĂ©ration redĂ©couvre Ă nouveau Hobbes, et parce que le contexte dans lequel il est lu change, notre comprĂ©hension changera Ă©galement » (p. 228). LâĆuvre suppose donc des interprĂštes, qui rendent possible le travail infini de lâinterprĂ©tation. Il est vrai que ce sont paradoxalement ceux qui, comme Quentin Skinner, ont voulu rendre compte des intentions de lâauteur plutĂŽt que de sa rĂ©ception, qui ont le plus fortement marquĂ© lâhistoire des interprĂ©tations, inscrivant ainsi les plus fidĂšles commentaires dans lâhistoire de lâĆuvre.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.
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Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018, 288 p.
Comme nous lâindiquions dans notre liminaire, lâouvrage a fait lâobjet dâune prĂ©sentation par lâauteur lors de la premiĂšre sĂ©ance du « SĂ©minaire Hobbes @ Paris ». Dans ce livre remarquable Ă bien des Ă©gards, Arash Abizadeh propose de lire Hobbes Ă la lumiĂšre de « lâhistoire de lâĂ©thique » et de « lâappareil conceptuel dĂ©veloppĂ© dans les travaux rĂ©cents sur la normativité ». Comme son objet, le livre semble donc avoir deux versants ou porter un double regard sur lâauteur quâil Ă©tudie. Mais les deux faces ou les deux visages de lâĂ©thique ne renvoient pas au double regard portĂ© sur elle, mais à « la distinction fondamentale qui sous-tend lâĂ©thique de Hobbes ». Comme le suggĂšre la magnifique illustration en couverture, une gravure de Hendrick Goltzius, reprĂ©sentant la prudence et la justice sâembrassant (Rijksmuseum), les deux visages de lâĂ©thique sont Ă la fois opposĂ©s et intimement liĂ©s. Lâillustration convient parfaitement Ă lâouvrage dâArash Abizadeh, et joue si bien le rĂŽle de frontispice, quâon pourrait penser quâelle a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e spĂ©cialement pour lui. Il nâen est rien bien sĂ»r, puisque le nĂ©erlandais Hendrick Goltz est Ă peu prĂšs le contemporain de Hobbes. On peut ainsi imaginer que lâauteur du LĂ©viathan aura apprĂ©ciĂ© la gravure sâil la connaissait. Quoi quâil en soit, le choix dâArash Abizadeh concernant lâillustration, tout comme le long cheminement qui lâa conduit Ă Ă©crire le livre, fut certainement aussi patient et rĂ©flĂ©chi que celui de Hobbes lorsquâil collabora avec Wenzel Hollar ou Abraham Boss. Rappelons Ă ce point la magnifique Ă©tude de Horst Bredekamp, StratĂ©gies visuelles de Thomas Hobbes (Ă©d. de la MSH, 2003). Un dernier doute subsiste : Arash Abizadeh, professeur Ă lâuniversitĂ© McGill, fut-il lui-mĂȘme inspirĂ© par une autre gravure de Goltzius, « Le dragon dĂ©vorant les Compagnons de Cadmos » (MusĂ©e des Beaux Arts de MontrĂ©al), qui date de 1588, lâannĂ©e mĂȘme de la naissance de Hobbes ? Quoi quâil en soit, Arash Abizadeh partage avec Hobbes lâamour des images : « Job rides the Leviathan in front of a grotesque procession of demons and tormentors », une gravure reprĂ©sentant Job chevauchant une tortue gĂ©ante (dâaprĂšs M. van Heemskerck, 1559) est de toute Ă©vidence lâune de ses gravures favorites, puisquâelle se trouve sur la page dâaccueil de son site personnel. Certes, ces remarques prĂ©liminaires font apparaĂźtre une sĂ©rie de troublantes coĂŻncidences, mais elles ne prĂ©tendent pas nous rĂ©vĂ©ler la face cachĂ©e dâArash Abizadeh, et ne nous Ă©clairent pas directement sur lâobjet mĂȘme du livre. Cependant, elles nous permettent de mieux comprendre lâintĂ©rĂȘt de lâouvrage qui conjugue, dans son style et sa mĂ©thode, lâĂ©tude historique, prĂ©cise et Ă©rudite, et la dĂ©marche analytique, rigoureuse et parfois ardue, qui met Ă lâĂ©preuve les thĂšses de Hobbes, en les Ă©clairant par les dĂ©bats contemporains en mĂ©ta-Ă©thique. Le livre examine donc une « distinction fondamentale », qui est Ă la fois lâobjet du livre et en commande la structure : dâun cĂŽtĂ©, les « raisons prudentielles du bien, Ă©noncĂ©es dans la loi de nature prescrivant les moyens de conservation de soi », de lâautre, les « raisons du juste [« right and justice »], comprenant des obligations contractuelles pour lesquelles nous sommes responsables ». Cette distinction, lâauteur le montre, « marque un tournant dĂ©cisif dans la transition de la conception grecque Ă la conception moderne de lâĂ©thique, et dĂ©montre la pertinence de Hobbes dans les dĂ©bats actuels sur la normativitĂ©, les raisons et la responsabilité ». Lâintroduction, extrĂȘmement riche, sâouvre par une rĂ©fĂ©rence au CarnĂ©ade de Grotius, et explique en quoi le XVIIe siĂšcle reprĂ©sente « un tournant dans lâhistoire de lâĂ©thique europĂ©enne », car il correspond au moment oĂč le modĂšle eudĂ©moniste hĂ©ritĂ© de la GrĂšce antique a commencĂ© Ă cĂ©der la place Ă un modĂšle de moralitĂ© moderne et juridique. Le point de vue eudĂ©moniste, centrĂ© sur la question de la vie bonne et la maniĂšre de la rĂ©aliser, considĂ©rait les raisons affectives du dĂ©sir et ou de la passion comme enracinĂ©es dans le bien propre (« oneâs own good », p. 1). Pour cette raison, lâeudĂ©monisme est finalement une Ă©thique Ă©goĂŻste. La conception moderne de lâĂ©thique sâĂ©carte de lâĂ©thique grecque, en prenant « la forme dâun code juridique, câest-Ă -dire de lois morales et dâobligations ». Les stoĂŻciens, CicĂ©ron ou Thomas dâAquin ont certes posĂ© les bases de ce changement en introduisant la notion de « loi naturelle », mais câest bien au XVIIe siĂšcle quâintervient la « rupture dĂ©cisive » : malgrĂ© le cadre lĂ©galiste qui fut Ă©laborĂ© au cours des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, « lâĂ©thique du XVIIe siĂšcle se distingue par lâĂ©mergence, Ă travers les Ćuvres de Francisco Suarez, Hugo Grotius et Thomas Hobbes, dâune notion juridique de lâobligation ». Le nouveau rapport entre loi naturelle et loi civile Ă©tabli par Hobbes permet de comprendre la diffĂ©rence entre sa conception de lâobligation juridique et celle de Grotius : les deux auteurs ont dĂ©veloppĂ© une conception de lâobligation juridique « intrinsĂšquement normative et juridique », mais Hobbes opĂšre une sĂ©paration radicale entre lâobligation juridique et la loi naturelle, et ne fonde pas lâobligation sur la sociabilitĂ© naturelle. Contrairement Ă Grotius, lâobligation dĂ©pend de conventions et dâun contrat par lequel « une personne exprime son intention de se lier aux autres ». Câest ainsi lâobligation au sens propre du terme que Hobbes a thĂ©orisĂ©e : celle-ci ne repose ni sur la volontĂ© de Dieu comme chez Suarez, ni sur la sociabilitĂ© naturelle comme chez Grotius, mais « sur le sens interpersonnel des actes volontaires ». Les lois naturelles, en revanche, nâimposent des obligations quâau sens large (« loose sense ») du terme, câest-Ă -dire le sens eudĂ©moniste tel quâon le trouve chez Thomas dâAquin. On sait que la loi naturelle nâest pas pour Hobbes une loi au sens propre, comme le rappelle lâauteur, mais il faut Ă©galement comprendre que lâobligation naturelle nâest pas non plus une obligation au sens propre, câest-Ă -dire au sens juridique du terme, du moins tant quâelle nâest pas reconnue de maniĂšre conventionnelle comme un commandement faisant autoritĂ©. Dans cette premiĂšre phase de lâanalyse, lâauteur commence donc par revenir sur des aspects souvent commentĂ©s de la distinction hobbesienne, en gĂ©nĂ©ral considĂ©rĂ©e du point de vue de la diffĂ©rence entre conseil et commandement, et il en propose une nouvelle explication en mettant en Ă©vidence les deux sens de lâobligation. Mais lâoriginalitĂ© de la perspective apparaĂźt surtout dans la suite du propos, qui fait apparaĂźtre dans lâĂ©thique de Hobbes « deux dimensions distinctes de la normativité ». La premiĂšre comprend les reasons of the good, câest-Ă -dire les raisons que nous pouvons prendre en compte lorsque nous raisonnons Ă la premiĂšre personne (« from a first-personal perspective »), mais pour lesquelles nous ne sommes responsables devant personne (« for which we are not accountable to anyone »). Ces raisons normatives du premier type font que nous sommes responsables (responsible) au sens oĂč les passions et les actions nous sont imputables ; elles supposent une capacitĂ© rationnelle et nous permettent dâĂȘtre guidĂ©s ou conseillĂ©s, et de justifier du mieux possible nos passions ou nos actions. La deuxiĂšme dimension comprend les reasons of the right, câest-Ă -dire les raisons pour lesquelles nous sommes responsables vis-Ă -vis des autres (« second-personnally accountable to others »). Ces raisons, pour lesquelles nous pouvons ĂȘtre tenus pour responsables de nos actes, se fondent sur les signes de notre volontĂ©, reconnus de maniĂšre interpersonnelle (« interpersonnaly recognized signs of our will »). Ă ces deux types de raisons, correspondent deux types de blame : « criticism or critical blame » dâun cĂŽtĂ©, « vindicatory or reactive blame » de lâautre. Les two faces de lâĂ©thique sont donc Ă©clairĂ©es par les « Two faces of Responsability », Ă©tudiĂ©es par Gary Watson dans un article de 1996 citĂ© par lâauteur. Entre la dimension de lâĂ©thique relative Ă lâattribution et la dimension relative Ă la responsabilitĂ© (attributability and accountability), il existe selon lâauteur un « fossé » (« chasm »), car les raisons du juste (reasons of the right) ne sont ni rĂ©ductibles ni entiĂšrement dĂ©rivables des raisons du bien (reasons of the good). Cette distinction peut ĂȘtre Ă©clairĂ©e et attestĂ©e par une rĂ©fĂ©rence au tableau des sciences donnĂ© par Hobbes dans le LĂ©viathan anglais, dans lequel il distingue lâĂthique (« Ethics »), qui traite des « consĂ©quences des passions des hommes » et « La science du juste et de lâinjuste » (« The Science of Just and Unjust »), qui concerne « Les consĂ©quences de la parole ». Alors que lâĂthique ou Science du bien correspond Ă la dimension traditionnelle â eudĂ©moniste â de la normativitĂ©, fondĂ©e sur le bien de lâagent, la « Philosophie Morale » (« Moral Philosophy ») est la partie de lâĂ©thique qui traite spĂ©cifiquement des relations sociales. La science du bien concerne les lois naturelles ; la science de la justice concerne les lois artificielles et les obligations juridiques. La notion dâattributabilitĂ© renvoie aux prĂ©ceptes rationnels de la loi naturelle, principalement ceux qui prescrivent Ă chacun de chercher les moyens de se conserver (« social means of self-preservation »), alors que la notion dâaccountability comprend essentiellement les obligations dĂ©coulant du contrat, en vertu desquelles chacun est responsable envers les autres. Le fossĂ© existant entre les deux types de respect des obligations nâimplique pas quâils soient sans rapport, puisque la loi naturelle prĂ©voit le respect des obligations contractuelles et que, comme lâexplique Hobbes, la prudence nous fournit des raisons de tenir compte des « raisons du juste », mĂȘme si celles-ci ne trouvent pas pour autant leur fondement dans la loi naturelle (« not because natural law furnishes or grounds reasons of the right », p. 6). La densitĂ© du propos et lâoriginalitĂ© des perspectives ne peuvent quâinviter le lecteur Ă suivre patiemment le cheminement de la dĂ©monstration et, comme pour le LĂ©viathan, Ă ne pas sâen tenir au frontispice, pour comprendre la dĂ©duction rigoureuse des raisons dâobĂ©ir et le sens de lâobligation. La relation entre prudence et justice est examinĂ©e tout au long de lâouvrage. AprĂšs un retour sur lâargument du « Fool » (« lâInsensé »), qui fait Ă©cho Ă lâobjection du CarnĂ©ade de Grotius, lâintroduction revient sur le rĂŽle du XVIIe siĂšcle dans lâhistoire de lâĂ©thique normative et de la mĂ©ta-Ă©thique, en sâinterrogeant sur le rapport entre le nouveau modĂšle de lâĂ©thique inspirĂ© par le dĂ©veloppement du mĂ©canisme (GalilĂ©e, Descartes, Gassendi, Mersenne) et le vocabulaire normatif largement prĂ©sent Ă lâĂ©poque, en particulier dans la philosophie de Hobbes. Câest donc la question de la conciliation entre natural philosophy et normative philosophy qui doit ĂȘtre examinĂ©e. Ce point sera repris dans la conclusion gĂ©nĂ©rale (« Naturalism and normativity », p. 263-276). On lira Ă©galement avec profit les considĂ©rations mĂ©thodologiques, prĂ©sentĂ©es comme des prĂ©liminaires, dans lâun des chapitres de lâintroduction, Ă propos de la pertinence et des difficultĂ©s de lâusage du vocabulaire contemporain (new conceptual apparatus) pour rendre compte des textes classiques. Si le risque de « distorsion anachronique » existe, lâusage dâoutils contemporains permet nĂ©anmoins de rendre compte de la nouveautĂ© du projet philosophique de Hobbes et de la maniĂšre dont il a contribuĂ© Ă forger et fixer la langue philosophique anglaise, mais Ă©galement les nouveaux concepts de lâĂ©thique et de la philosophie morale. Si le XVIIe siĂšcle constitue un tournant, Hobbes joue assurĂ©ment dans ces transformations un rĂŽle dĂ©cisif. Lâintroduction se poursuit par une prĂ©sentation extrĂȘmement Ă©clairante et prĂ©cise des diffĂ©rents sens du terme de reason (« Normativity and reason », p. 13-17), dans une Ă©tude qui conjugue une analyse philologique prĂ©cise et une mĂ©thode dâinspiration analytique. On ne pourra que suivre Arash Abizadeh dans sa dĂ©fense de la conjonction et de la compatibilitĂ© des mĂ©thodes. Lâouvrage se compose de sept chapitres, rĂ©partie de maniĂšre Ă©quilibrĂ©e dans trois parties bien distinctes : I. The metaethics of reason. II. Reasons of the good. III. Reasons of the right. La bibliographie, trĂšs fournie, comporte de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă la littĂ©rature critique sur Hobbes, ainsi quâĂ la philosophie normative contemporaine. On trouvera ainsi, Ă la seule lettre « P » des auteurs aussi diffĂ©rents que Gianni Paganini, Derek Parfit, Guy Patin, Martine PĂ©charman ou Philip Pettit. Il ne fait aucun doute que cet excellent ouvrage, qui marque une nouvelle Ă©tape dans les Ă©tudes hobbesiennes, trouvera de nombreux lecteurs et suscitera donc de nouvelles controverses.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 424-427
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Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari Ă©diteur [Pan-Africaine Revue de lâInnovation (PAARI)], 2018, 218 p.
Lâobjet du livre est clairement dĂ©fini au dĂ©but de lâintroduction, puisque lâauteur propose une lecture inĂ©dite de Hobbes en cherchant à « explorer la dimension calculatoire du langage et analyser la thĂ©orie de la science et de la raison quâelle implique en dĂ©gageant sa spĂ©cificitĂ© et son originalitĂ© dans le paysage du XVIIe siĂšcle » (p. 13). Lâintention nâest donc pas tant de soutenir une thĂšse Ă propos de la philosophie politique de Hobbes que dâen montrer la force et lâoriginalitĂ© Ă partir de trois notions clĂ©s : le langage, la science et la politique. Le langage est non seulement la premiĂšre notion, mais il est aussi le pivot autour duquel sâorganise lâouvrage et le concept Ă partir duquel lâauteur entend saisir lâunitĂ© de la philosophie de Hobbes. De ce point de vue, le livre prĂ©sente une organisation tout Ă fait cohĂ©rente. La mĂ©thode dâexposition est constamment animĂ©e par un souci de clartĂ©, une volontĂ© pĂ©dagogique dâexpliquer et de clarifier. La lecture proposĂ©e a tout dâabord le mĂ©rite dâĂ©loigner encore un peu plus le spectre dâun Hobbes thĂ©oricien du pouvoir autoritaire, et Ă la diffĂ©rence de tous ceux qui lâont condamnĂ© sans le lire, lâauteur dresse un portrait de Hobbes rassurant plutĂŽt quâinquiĂ©tant. Lâouvrage intĂ©ressera tous ceux qui considĂšrent la maniĂšre dont le langage et la science peuvent corriger nos reprĂ©sentations et amĂ©liorer nos conditions dâexistence. La lecture Ă©claire la pensĂ©e de Hobbes en prĂ©sentant une vision ordonnĂ©e des diffĂ©rents aspects de sa thĂ©orie du langage : entendons par-lĂ , la maniĂšre dont lâĂ©tude du langage chez Hobbes traverse les diffĂ©rents champs de sa philosophie. Ce qui nous mĂšne dâune analyse de la certitude des dĂ©nominations Ă une rĂ©flexion sur les rapports entre langage et contrat dans la premiĂšre partie, Ă une prĂ©sentation des Ă©lĂ©ments de sa thĂ©orie de la science (la mĂ©thode, les mathĂ©matiques) dans la deuxiĂšme partie, puis, Ă partir dâune prĂ©sentation de lâarticulation entre mathĂ©matiques et science civile, Ă un dĂ©veloppement, en troisiĂšme partie, sur le langage et la science civile, qui prend en compte les rapports de la thĂ©orie politique avec la logique, les mathĂ©matiques et la physique. La mĂ©thode cherche Ă aborder Hobbes sans parti pris, et elle permet de montrer lâampleur et la cohĂ©rence de son systĂšme, ainsi que la constance gĂ©nĂ©rale de ses prĂ©occupations. Lâauteur met en Ă©vidence la solidaritĂ© des diffĂ©rents Ă©lĂ©ments de la doctrine, et montre que les considĂ©rations sur la rhĂ©torique accompagnent la rĂ©flexion de Hobbes sur la science. En affirmant que la rhĂ©torique est une dimension essentielle et indĂ©passable de toute philosophie ayant une visĂ©e pĂ©dagogique et politique, lâauteur permet de mieux saisir lâunitĂ© de lâĆuvre de Hobbes, et surtout il montre que la rĂ©flexion et la prise en compte de la rhĂ©torique enrichissent constamment, chez Hobbes et peut-ĂȘtre au-delĂ de Hobbes, la rĂ©flexion sur la science et lâanalyse des conditions de la politique : le langage joue un rĂŽle Ă la fois dans la constitution du politique (le contrat) et dans la science du gouvernement, la pĂ©dagogie venant se substituer dans une certaine mesure aux rĂ©flexions classiques sur lâart de gouverner. Dans son introduction, lâauteur commence par analyser les consĂ©quences du « systĂšme linguistique » de Hobbes, en examinant le discours mental comme Ă©lĂ©ment dâune « sĂ©miologie empirique », et le rĂŽle du langage comme « condition de possibilitĂ© de la raison ». Puis lâauteur aborde la question des rapports entre science et rhĂ©torique, le statut des mathĂ©matiques et la dĂ©finition de la raison comme acte de calculer. On trouve ensuite, de maniĂšre relativement ponctuelle, et presque Ă la maniĂšre dâune incise ou dâune remarque, un bref dĂ©veloppement sur les aspects politiques, Ă partir dâune rĂ©flexion sur les rapports entre raison, calcul et intĂ©rĂȘt. La mĂ©thodologie consiste Ă saisir le procĂ©dĂ© dĂ©ductif Ă partir duquel la science civile constitue une science sui generis au mĂȘme titre que la logique, les mathĂ©matiques et la physique. Le rĂŽle du langage dans la constitution de la raison, du calcul et de la science est clairement mis en Ă©vidence (la capacitĂ© du langage de dĂ©nombrer les choses ; la connaissance de lâordre des noms de nombres et la fonction mnĂ©sique et calculatoire des mots). Lâimportance accordĂ©e par Hobbes au langage, Ă la fois du point de vue cognitif et politique, explique que certains dĂ©veloppements prennent la forme dâune vĂ©ritable cĂ©lĂ©bration du langage, mais si le langage est au cĆur de la philosophie de Hobbes, câest aussi en tant que problĂšme, et en particulier du point de vue politique. La raison contribue Ă perpĂ©tuer la guerre de tous contre tous, puisquâelle est liĂ©e au calcul Ă©goĂŻste, mais il faut aussi souligner la dimension nĂ©gative du langage, et la conception critique que Hobbes formule Ă son Ă©gard, et qui apparaĂźt presque toujours comme une sorte de revers de la mĂ©daille, pas simplement Ă travers les mauvais usages, les abus, lâabsurditĂ© ou le mensonge, ou la critique de la rhĂ©torique, mais aussi en lui-mĂȘme. La parole distingue lâhomme de lâanimal dâune maniĂšre qui nâest pas tout Ă fait celle de Descartes puisque le langage permet de mentir, de dĂ©former, quâil est Ă la fois lâexpression de sa sociabilitĂ© et de son insociabilitĂ©. Ce sont ainsi ses diffĂ©rents aspects qui sont examinĂ©s : langage et folie, langage et mensonge, langage et introspection. On saluera la rĂ©fĂ©rence aux textes latins et la prĂ©sence de traductions originales. Enfin, on pourra situer cette contribution Ă Hobbes dans lâhistoire de ses rĂ©ceptions contemporaines. Si lâouvrage ne cherche pas Ă proposer une interprĂ©tation politique de la philosophie de Hobbes, lâintention thĂ©orique qui lâanime a Ă©tĂ© suscitĂ©e par la nĂ©cessitĂ© dâune prise de distance face Ă une situation historique tragique ou conflictuelle. Comme lâĂ©crit Chantal Jaquet au dĂ©but de sa prĂ©face : « Pour Charles Lebon Nkourissa, qui a Ă©tĂ© le tĂ©moin dâune histoire meurtriĂšre, le problĂšme des fondements dâune science politique permettant aux hommes de vivre en paix nâest pas une pure question dâĂ©cole, elle sâenracine dans la nĂ©cessitĂ© de comprendre comment une science civile est possible afin dâendiguer les effets dĂ©vastateurs des passions humaines » (p. 9). De ce point de vue, la perspective choisie rend parfaitement compte de lâarticulation entre langage, science et politique dans lâĆuvre de Hobbes, qui fut comme on sait Ă©laborĂ©e comme une rĂ©ponse aux crises de son temps. Est ainsi proposĂ©e une nouvelle interprĂ©tation des rapports entre « hobbisme et dĂ©mocratie », pour reprendre une expression de Justine Bindedou-Yoman (auteure de Hobbisme et fĂ©minisme, vers une fluctuation de lâidentitĂ© fĂ©minine, PAF, 2015 et du ProcĂšs de la dĂ©mocratie en Afrique (ed.), LâHarmattan CĂŽte dâIvoire, 2016). Dans lâhistoire des dĂ©mocraties occidentales, le spectre du LĂ©viathan a souvent Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© comme une figure menaçante, limitant les libertĂ©s individuelles, en particulier chez les adversaires de lâĂtat. Il est frappant de voir que lâidĂ©e dâun pouvoir absolu comme condition de lâexpression publique de la parole trouve, dans un contexte de crise, des Ă©chos favorables, et en un sens bien plus proches du texte de Hobbes que dans les rĂ©actions inquiĂštes de ceux qui lâont condamnĂ© au nom des libertĂ©s individuelles. Il ne sâagit pas de considĂ©rer la sĂ©curitĂ© comme le premier des biens, mais de voir dans lâĂtat les conditions mĂȘme de lâexistence politique. Dans sa conclusion, lâauteur propose une synthĂšse claire des « trois dimensions [qui] concourent Ă la science civile : la logique par la rigueur et la cohĂ©rence des propositions, les mathĂ©matiques dans leur critĂšre de dĂ©finitions des termes et la physique en rĂ©fĂ©rence aux phĂ©nomĂšnes Ă partir desquels se construit le calcul de la raison » (p. 181).
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari Ă©diteur, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 427-429
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Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de lâĂtat. MatiĂšre et dialectique de la souverainetĂ© politique, Paris, Ăditions Delga, 2018, 213 p.
Lâintroduction propose de « repenser le matĂ©rialisme hobbĂ©sien dans sa cohĂ©rence ». AprĂšs ĂȘtre revenu « sur quelques idĂ©es reçues sur […] Hobbes », en rappelant notamment la distinction existant entre un philosophe « prĂŽn[ant] lâabsolutisme politique » et « un idĂ©ologue de la monarchie absolue », lâauteur nous invite Ă considĂ©rer Hobbes comme « un prĂ©curseur de la modernitĂ© politique, comme le montre sa dĂ©finition du peuple ». Parce quâil a montrĂ© quâ« un peuple est souverain ou il nâest rien », Hobbes « annonce en quelque sorte la sĂ©quence historique de la RĂ©volution française et des Constituantes de 1789 et 1792 » (p. 5). Dans un ouvrage dâintroduction Ă la philosophie de Hobbes, il faut reconnaĂźtre que cette prĂ©sentation a quelque mĂ©rite, et saura certainement aiguiser lâintĂ©rĂȘt du lecteur, dont lâattention aura dâailleurs dĂ©jĂ Ă©tĂ© attirĂ©e par la citation de Marx mise en exergue. Il ne faut dâailleurs pas sây tromper : bien quâil sâagisse dâun ouvrage destinĂ© au grand public, lâauteur nâentend pas remplacer les idĂ©es reçues par dâautres idĂ©es reçues, et câest bien la pensĂ©e de Hobbes dans sa complexitĂ© et ses contradictions apparentes qui est prĂ©sentĂ©e dans la suite de lâintroduction. « Hobbes nâĂ©tait pas un penseur du changement social » (p. 6), comme nous le confirme une citation, donnĂ©e en note, de lâouvrage de Patrick Tort, Physique de lâĂtat (Vrin, 1978), ouvrage dont un compte rendu historique par Yveline Leroy est reproduit en annexe (p. 194-195). Le ton est donnĂ© : les recherches sur le matĂ©rialisme de Hobbes et sa thĂ©orie de lâĂtat se trouvent dâemblĂ©e encadrĂ©es par Marx et Darwin, ce qui nâest guĂšre surprenant puisque Lilian Truchon est par ailleurs lâauteur dâune thĂšse sur « Le Darwinisme dans la culture politique chinoise » (2017). Mais lĂ encore, le lecteur qui craindrait de voir dans le livre de Lilian Truchon un nouvel Ă©pisode de « Hobbes chez les darwiniens » sera vite rassurĂ© en constatant que les analyses dĂ©veloppĂ©es dans lâouvrage se fondent sur une lecture prĂ©cise des recherches rĂ©centes sur le matĂ©rialisme de Hobbes (en particulier Jean Terrel, Arnaud MilanĂšse et Jauffrey Berthier). Si lâombre de Darwin et de ses commentateurs plane parfois dans lâouvrage, câest pour mieux rappeler en quoi, malgrĂ© lâidentitĂ© de leur logique dialectique, il se distingue de Hobbes, Ă tel point que toute hypothĂšse concernant une Ă©ventuelle rĂ©miniscence de lâĂ©tat de nature dans sa version hobbesienne chez le penseur de la sĂ©lection naturelle est Ă proscrire (p. 96), tout comme, par ailleurs, les interprĂ©tations non matĂ©rialistes de Hobbes. Mais reprenons le fil de lâintroduction. Si Hobbes nâĂ©tait donc pas un penseur du changement social, il reconnaissait nĂ©anmoins un droit de rĂ©sistance aux esclaves. Il fut matĂ©rialiste, mais non athĂ©e et « passablement thĂ©ologien », tout en Ă©tant « ennemi dĂ©clarĂ© de toutes les formes dâintĂ©grismes religieux » (p. 6), adversaire du puritanisme religieux plutĂŽt que de lâidĂ©al rĂ©publicain de libertĂ© : restituer avec rigueur la pensĂ©e de Hobbes exige en effet de se dĂ©faire des idĂ©es reçues, et dâen rappeler certaines pour mieux les critiquer, comme celle qui consiste Ă rĂ©duire son anthropologie Ă lâĂ©tat de nature et Ă la vision dâune humanitĂ© naturellement mĂ©chante, vision dont on apprend quâelle fut paradoxalement perpĂ©tuĂ©e au XIXe siĂšcle par un auteur comme Pierre Kropotkine, qui dĂ©signa lâĂ©tat de guerre gĂ©nĂ©ralisĂ©e sous lâexpression de « loi de Hobbes » (p. 9). Lâintroduction est dans lâensemble Ă©clairante et stimulante. LâidĂ©e dâune sortie de lâĂ©tat de nature sur le mode dialectique, reprise Ă Patrick Tort, de nouveau citĂ©, convaincra-t-il les spĂ©cialistes de Hobbes ? Certainement, puisque lâidĂ©e dâune Aufhebung de la nature, abolie et conservĂ©e dans la politique, est « parfois » attestĂ©e par des commentateurs de Hobbes : François Tricaud, Pierre-François Moreau et Dominique Weber sont citĂ©s pour Ă©clairer les relations complexes de la nature et de lâanti-nature. Au terme de cette prĂ©sentation dynamique et salutaire, qui rappelle les « fondements matĂ©rialistes de la philosophie naturelle de Hobbes », le propos de lâouvrage est Ă©noncĂ© : « rĂ©instaurer la logique dialectique du systĂšme politique hobbĂ©sien dont âles lois de natureâ constituent le pivot » (p. 13). Contrairement Ă ce quâaffirmait Ernst Bloch, citĂ© par lâauteur, il y a donc bien une dialectique dans la tradition empiriste anglaise.
Lâouvrage se compose de trois chapitres : I. Imaginer « lâanĂ©antissement du monde ». II. LâĂ©tat de nature : une rĂ©alitĂ© anthropologique. III. ContinuitĂ© et effet de rupture dans le passage Ă lâĂ©tat civil. La conclusion porte Ă©galement un titre : « La nature de lâĂtat de Hobbes Ă Marx ». La justification de lâordre choisi pour lâexposition nâest pas toujours explicite. Les remarques et explications sur lâhistoire du concept de matĂ©rialisme et son usage pour rendre compte de la philosophie de Hobbes sont en gĂ©nĂ©ral Ă©clairantes et informĂ©es. Mais le rappel rĂ©current de lâhypothĂšse dialectique pour rendre compte des rapports entre nature et artifice, ainsi que les dĂ©veloppements sur « lâefficience logique de la continuitĂ© rĂ©versive » (p. 153) risquent de dĂ©courager certains lecteurs. On trouvera nĂ©anmoins vers la fin de lâouvrage un chapitre intĂ©ressant sur la question de savoir sâil faut considĂ©rer la philosophie de Hobbes comme « une gĂ©omĂ©trie politique ou une physique de lâĂtat ? » (p. 160), Ă©clairĂ©e par une rĂ©fĂ©rence aux analyses de JosĂ© MĂ©dina sur les rapports entre mathĂ©matiques et philosophie, ainsi quâun dĂ©veloppement suggestif sur le sens de la critique du « matĂ©rialisme mĂ©caniste » (p. 167), Ă partir de rĂ©fĂ©rences Ă Marx et Engels, qui nous conduisent naturellement vers la conclusion. LâidĂ©e dâun matĂ©rialisme politique de Hobbes semblait jusque-lĂ affirmĂ©e de maniĂšre quelque peu dogmatique, et essentiellement garantie par la rĂ©fĂ©rence insistante Ă la figure tutĂ©laire de Patrick Tort. La conclusion, qui prĂ©sente « la nature de lâĂtat de Hobbes Ă Marx », Ă©claire les bĂ©nĂ©fices de la lecture matĂ©rialiste, Ă la fois pour la thĂ©orie de lâĂtat et pour la comprĂ©hension de la thĂ©orie politique de Hobbes. En effet, le matĂ©rialisme bien compris permet de dĂ©fendre Hobbes contre dâĂ©ventuelles critiques dâinspiration marxiste, qui verraient chez Hobbes un reprĂ©sentant du formalisme juridique : « Selon cette orientation critique marxiste, la pensĂ©e politique de Hobbes peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme tributaire dâune illusion juridico-politique aveugle au fait que lâĂtat ne naĂźt pas soudainement dâune âvolontĂ© souveraineâ, comme un champignon qui sortirait de terre Ă lâannonce de lâautomne. Au contraire, câest parce que lâinstitution Ă©tatique est nĂ©e dâun mode dâexistence matĂ©riel particulier des individus quâelle prend ensuite la figure dâune volontĂ© souveraine » (p. 187). Lâouvrage mĂ©rite donc dâĂȘtre lu jusquâĂ la fin. On pouvait regretter de temps Ă autre un excĂšs dâinformations et de rĂ©fĂ©rences Ă la littĂ©rature critique, qui semblait prendre le pas sur une rĂ©fĂ©rence directe au texte de Hobbes. Mais la conclusion Ă©claire Ă la fois lâobjet et la mĂ©thode, puisque le livre de Lilian Truchon cherche aussi Ă interprĂ©ter les interprĂ©tations, pour finalement mieux ressaisir la nature de lâentreprise hobbesienne. Le livre nâen conserve pas moins un caractĂšre quelque peu singulier, puisquâil est Ă la fois une introduction Ă la philosophie de Hobbes, souvent pĂ©dagogique, et un travail assez libre, souvent audacieux, dont lâambition nâest certainement pas de convaincre tous les experts (on regrettera dâailleurs la quasi-absence de rĂ©fĂ©rences Ă la littĂ©rature critique anglo-saxonne). Quelle que soit lâintention qui a animĂ© son auteur, il constitue une contribution intĂ©ressante, qui Ă©claire les rapports entre Hobbes et Marx. On comprend, un peu mieux encore, pourquoi Karl Marx pouvait ĂȘtre, selon lâexpression fameuse de Julien Freund, « un admirateur discret de Thomas Hobbes ».
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de lâĂtat. MatiĂšre et dialectique de la souverainetĂ© politique, Paris, Ăditions Delga, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 429-431
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Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, coll. Les Anciens et les Modernes, 2018, 328 p.
En quoi consiste la « Vision politique » de Malebranche ? Suivons sur ce point les explications de lâauteur : « nous avons cru pouvoir dĂ©nicher au sein du malebranchisme un âoccasionnalisme politiqueâ selon lequel le lien politique qui sâinstaure entre les hommes peut ĂȘtre compris Ă la lueur de la conception de Dieu comme seule vĂ©ritable puissance causale et de la thĂ©orie occasionnaliste des rapports entre lâĂąme et le corps » (p. 15). Lâouvrage de Raffaele Carbone prĂ©sente au moins un double intĂ©rĂȘt. En premier lieu, il fait apparaĂźtre la philosophie de Malebranche sous un nouveau jour : en traitant de la « vision politique de Malebranche », il montre que lâoratorien « a toujours Ă©tĂ© intĂ©ressĂ© par les rapports de pouvoir qui sâinstaurent entre les hommes, au point dâĂȘtre presque hantĂ©s par les relations asymĂ©triques et les relations hiĂ©rarchiques qui se crĂ©ent entre rois et sujets » (p. 13). La question du pouvoir nâest pas seulement visible « dans lâĂ©cart qui existe entre ceux qui dĂ©tiennent un pouvoir (social, Ă©conomique, politique) et ceux qui le subissent » (ibid.). Elle apparaĂźt Ă©galement dans les relations entre les corps, au niveau physiologique de la contagion des imaginations, dans « la quotidiennetĂ© des rapports humains et des conversations ordinaires », ou encore des « toutes premiĂšres expĂ©riences de sociabilité » (p. 118). Lâimagination est ainsi un objet dâĂ©tude pour qui entend comprendre les rapports entre les hommes tels quâils sont : « Lâimagination acquiert […] la dimension dâune fonction globale et concrĂšte de lâhomme : une fonction dont on peut dire quâelle institue sur un plan factuel la sphĂšre de lâĂȘtre-avec-les-autres » (ibid.). En second lieu, lâouvrage permet de « situer la doctrine politique malebranchienne dans le cadre des dĂ©bats qui se dĂ©veloppaient Ă son Ă©poque sur le statut de la science politique et sur lâorigine et le fondement de la sociĂ©tĂ© civile » (p. 15). De ce point de vue, lâĂ©tude des relations entre Hobbes et Malebranche apparaĂźt comme un prĂ©alable nĂ©cessaire Ă la comprĂ©hension des thĂšses de lâoratorien. Le rĂŽle jouĂ© par le De Cive doit ainsi ĂȘtre soulignĂ© : Malebranche possĂ©dait lâouvrage dans sa bibliothĂšque. Lâauteur rappelle, en se rĂ©fĂ©rant Ă NoĂ«l Malcolm (« Hobbes and the European Republic of Letters », Aspects of Hobbes, Oxford University Press, 2002), que câest essentiellement par Le citoyen que le public europĂ©en connaissait Hobbes. On trouvera Ă©galement, dans le chapitre consacrĂ© aux relations entre Hobbes et Malebranche, dâutiles Ă©lĂ©ments bibliographiques concernant la diffusion de la pensĂ©e hobbesienne en France et lâinfluence de sa philosophie sur les lecteurs francophones (GeneviĂšve Rodis-Lewis, « La presenza di Hobbes nella scuola cartesiana e malebranchista », Annali dellâIstituto di Filosofia dellâUniversitĂ di Urbino, 1, 1986, p. 437-448 ; Robin Douglass, Rousseau and Hobbes : Nature, Free Will, and the Passions, Oxford University Press, 2015, chap. 1, « The French Reception of Thomas Hobbes », p. 21-60). On trouvera Ă©galement quelques dĂ©veloppements particuliĂšrement intĂ©ressants sur les Ă©chos de la pensĂ©e de Hobbes chez Pierre-Sylvain RĂ©gis qui, dans la derniĂšre partie de son SystĂšme de philosophie (1690), Ă©numĂšre les lois de nature en suivant les thĂšses de Hobbes dans Le Citoyen et met en valeur le rĂŽle de la crainte dans lâobservation des lois naturelles (p. 47). On lira Ă©galement que le hobbisme de RĂ©gis a retenu lâattention de Bernard Lamy dans la DĂ©monstration ou Preuves Ă©videntes de la vĂ©ritĂ© et de la saintetĂ© de la morale chrĂ©tienne (Paris, 1709, chap. XIV, p. 169). Citons lâextrait de Bernard Lamy donnĂ© par R. Carbone : « Il y a en France des philosophes qui veulent passer pour les dĂ©fenseurs de notre religion, qui nâont point eu de honte de renouveler en ce point lâancien Ăpicurianisme, et la mauvaise doctrine de Hobbes. LâĂ©tat naturel de lâhomme, dit M. Regis, est un Ă©tat de guerre dans lequel chacun a droit dâuser lĂ©gitimement de ses forces comme il veut contre les autres⊠un Ă©tat de guerre de tous contre tous ». Comme le rappelle Ă©galement R. Carbone, « Dans cet ouvrage, Bernard Lamy multiplie les attaques contre Hobbes, Spinoza, RĂ©gis et les diffĂ©rentes formes dâĂ©picurisme parce que ces auteurs Ă©tablissent le fondement de la justice sur son utilitĂ©, tandis que la justice, câest lâamour de lâordre ». Câest ainsi dans le cadre de la rĂ©ception française de Hobbes que lâon peut interprĂ©ter la lecture quâen fait Malebranche. MĂȘme si les rĂ©fĂ©rences Ă Hobbes dans son Ćuvre sont peu nombreuses et trĂšs rarement explicites, une Ă©tude comparĂ©e de la place de lâanthropologie et de la politique dans leur systĂšme permet de comprendre le rĂŽle non anodin jouĂ© par la lecture de Hobbes dans lâĂ©laboration des thĂšses politiques malebranchiennes. On peut dâemblĂ©e faire apparaĂźtre un point commun entre les deux auteurs : ce que R. Carbone appelle « lâhorizon socio-anthropologique de la rĂ©flexion politique ». Mais Ă lâintĂ©rieur de ce cadre commun, on peut lire Malebranche comme un anti-Hobbes : « Lorsque Malebranche parle du corps social et politique […], il sâinscrit en faux envers les thĂšses hobbesiennes ». En effet, câest contre la thĂ©orie hobbesienne du contrat social que lâoratorien « fait valoir les fondements mĂ©taphysiques de la nature politique des hommes et la prĂ©gnance universelle des valeurs morales » (p. 46). Lâune des principales diffĂ©rences entre Hobbes et Malebranche rĂ©side Ă©galement dans leur conception respective des rapports entre lâanthropologie et la politique : « Malebranche, Ă la diffĂ©rence de Hobbes, soutient que câest lâanthropologie â et non la politique â qui est Ă la fois la science la plus digne et la plus nĂ©cessaire Ă lâhomme ». ConsidĂ©rant que la politique est « lâune des sciences pratiques » (p. 53) qui repose sur la connaissance de lâhomme », Malebranche met en outre « lâaccent sur le fait que lâhomme nâest pas seulement une Ăąme unie Ă un corps mais aussi un esprit uni Ă Dieu ». On comprend alors que Malebranche ne pouvait de toute Ă©vidence pas souscrire Ă la dĂ©finition de la nature humaine comme « somme de ses facultĂ©s et puissances naturelles » proposĂ©e par Hobbes dans les Elements of Law. Un autre point de confrontation permet Ă©galement dâĂ©clairer la lecture malebranchienne de Hobbes : en effet, Malebranche fait allusion Ă la conservation de son ĂȘtre propre et Ă©voque la trame des relations familiales, sociales et politiques dans laquelle chaque individu est insĂ©rĂ©. Dieu a Ă©tabli des liens invisibles qui nous obligent nĂ©cessairement Ă aimer tout particuliĂšrement les hommes avec lesquels nous vivons, « à veiller Ă leur conservation comme Ă la nĂŽtre ; et Ă les regarder comme des parties nĂ©cessaires au tout que nous composons avec eux, et sans lequel nous ne saurions subsister » (p. 55). Comme le remarque R. Carbone, « lâidĂ©e de la prĂ©servation collective apparaĂźt aussi chez RĂ©gis et de maniĂšre gĂ©nĂ©rale semble probablement mobilisĂ©e dans les contextes cartĂ©siens pour contrer les thĂšses hobbesiennes ». MĂȘme si Malebranche renoue en un sens avec la tradition, « lâinsistance sur lâidĂ©e dâune conservation mutuelle des ĂȘtres humains peut constituer une rĂ©ponse aux philosophes qui Ă©laborent une anthropologie pessimiste ». La perspective anti-hobbesienne de Malebranche apparaĂźt dans la conception des liens qui unissent les hommes entre eux : ces liens sont pour lui les effets dâune union naturelle et nâont pas Ă©tĂ© instituĂ©s par les hommes. MĂȘme si le lien qui compose la sociĂ©tĂ© civile repose sur la volontĂ© humaine, il se greffe « dans un immense rĂ©seau de liens qui dĂ©finissent lâesprit de la vie et de lâaction des hommes » (p. 57). Rappelons Ă ce propos que le rapport de Malebranche Ă Hobbes sur la question du lien civil avait dĂ©jĂ retenu lâattention de Giambattista Gori, dans une remarquable contribution, publiĂ©e dans un volume dirigĂ© par R. Carbone [Giambattista Gori, « âPour vivre comme des hommes qui doivent former entrâeux une sociĂ©tĂ© raisonnableâ. PrĂ©sence du corps social, absence de corps politique dans De la recherche de la vĂ©rité », Imagination, coutume, pouvoir (XVIe-XVIIe siĂšcles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 117-125]. AprĂšs une premiĂšre partie sur « lâhorizon socio-anthropologique de la rĂ©flexion politique », dans laquelle on trouvera les principaux Ă©lĂ©ments de la confrontation entre Hobbes et Malebranche, R. Carbone traite, dans une deuxiĂšme partie, « Les sociĂ©tĂ©s humaines. HiĂ©rarchie et rapports de force », de « la structure imaginaire des hiĂ©rarchies sociopolitiques » et dĂ©veloppe de belles analyses sur « le dĂ©sir dâindĂ©pendance, lâestime et le mĂ©pris », avant dâenvisager la question de « [la] morale, [des] mĆurs et [des] rapports de pouvoir ». On y trouvera, de maniĂšre plus discrĂšte et plus ponctuelle, des Ă©lĂ©ments de confrontation entre Hobbes et Malebranche, par exemple sur lâamour de grandeur et le penchant pour la puissance (p. 148). Mais câest dans la troisiĂšme partie (« SociĂ©tĂ© civile, pouvoir politique ») que se trouve, aprĂšs une confrontation entre Spinoza et Malebranche sur la question des « relations interindividuelles et [de la] sociĂ©tĂ© civile », une nouvelle analyse des rapports entre Hobbes et Malebranche (notamment sur la question du juste et de lâinjuste, Ă partir dâune analyse des Entretiens sur la mĂ©taphysique et sur la religion). Dans le chapitre « Puissances souveraines et limites du pouvoir politique », lâauteur revient sur la question de la prĂ©servation, et remarque que « Malebranche semble employer le concept de âpouvoirâ dans lâacception hobbesienne de pouvoir : soit libertĂ© dâuser des moyens pour atteindre une fin ». Malebranche « reconnaĂźt le droit individuel de se prĂ©server, mais il parle plutĂŽt aussi dâun devoir de se prĂ©server ». (p. 227). MĂȘme si les conceptions de Malebranche sâĂ©loignent souvent de celles de Hobbes, ou sâopposent Ă elles, on peut remarquer lâanalogie des problĂšmes et les Ă©lĂ©ments dâune mĂȘme lexique politique. Ainsi, Ă propos de la relation entre la puissance en tant quâattribut royal essentiel et la finalitĂ© du pouvoir souverain comme « conservation de la paix et de lâharmonie politique » (p. 230). On peut certes insĂ©rer les rĂ©flexions de Hobbes et de Malebranche dans un cadre historique et politique commun, mais une lecture attentive du texte de Malebranche autorise Ă former lâhypothĂšse selon laquelle les concepts politiques de Hobbes eurent, de maniĂšre implicite mais profonde, une vĂ©ritable incidence sur la philosophie française du XVIIe siĂšcle. Cette incidence politique de Hobbes est sensible dans les rĂ©flexions de Malebranche sur la dĂ©sobĂ©issance. Comme le souligne lâauteur, sur la dĂ©sobĂ©issance, Malebranche se rapproche de Hobbes lorsquâil affirme que lâintĂ©rĂȘt des individus ne peut ĂȘtre sauvegardĂ© que par lâĂtat, mais il « prend nĂ©anmoins le contrepied de tout transfert de pouvoir Ă partir dâun Ă©tat de guerre de tous contre tous ». Sur la question de lâobĂ©issance et de la dĂ©sobĂ©issance (p. 239-241), les rapports de Hobbes et Malebranche sont en rĂ©alitĂ© assez complexes, puisque dâun cĂŽtĂ©, pour Hobbes lâindividu peut refuser lâobĂ©issance lorsquâelle contredit ses intĂ©rĂȘt vitaux, tandis que pour Malebranche, lâintĂ©rĂȘt ne peut constituer un motif pour dĂ©sobĂ©ir aux puissances souveraines. Mais dâun autre cĂŽtĂ©, « le souverain pour Malebranche ne fixe pas Ă son grĂ© la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. Sâil ordonne quelque chose qui va Ă lâencontre de la loi divine, le citoyen a le droit de refuser dâobĂ©ir : il peut et il doit le faire » (p. 241). Enfin, Malebranche met en cause la position hobbesienne sur la justice, et vise Ă fonder mĂ©taphysiquement les lois que personne ne devrait enfreindre (p. 268). En fin de compte, on trouvera dans cet ouvrage remarquablement clair et instruit sur Malebranche, de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă Hobbes : soit parce que lâexplication des thĂšses de Hobbes Ă©claire, par comparaison et par confrontation, les thĂšses dâun Malebranche anti-Hobbes, soit parce que le dĂ©tour par Hobbes est nĂ©cessaire pour comprendre le texte dâun Malebranche lecteur de Hobbes. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, la mĂ©thode suivie par R. Carbone, qui consiste Ă Ă©clairer un auteur en le situant dans le cadre des dĂ©bats de son Ă©poque, apparaĂźt particuliĂšrement fĂ©conde : le texte de Malebranche sâen trouve Ă©clairĂ©, mais la connaissance de lâĂ©poque lâest Ă©galement. Ainsi, par exemple, sur la question des raisons de lâobĂ©issance ou du pouvoir de lâimagination, la confrontation des auteurs et la mise en Ă©vidence de la communautĂ© des problĂšmes permet de restituer de maniĂšre vivante et prĂ©cise la maniĂšre dont les contemporains, par-delĂ la diversitĂ© de leur options mĂ©taphysiques, se trouvent en quelque sorte unis par leur dĂ©saccord.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 437-441
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Philippe HAMOU, Martine PĂCHARMAN (eds.), Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018, 240 p.
Ce beau volume rassemble douze Ă©tudes sur le rapport de Locke au cartĂ©sianisme : Ă la pensĂ©e de Descartes essentiellement, mais Ă©galement Ă celle de Port-Royal, Ă Malebranche et Clauberg. Les contributions portent aussi bien sur la philosophie naturelle, la mĂ©taphysique et lâĂ©pistĂ©mologie, que sur la religion ou la question des rapports de lâesprit et du corps. MalgrĂ© lâampleur du champ et la variĂ©tĂ© des sujets, une perspective commune se dĂ©gage : mettre en Ă©vidence la complexitĂ© de la relation de Locke au cartĂ©sianisme, relation caractĂ©risĂ©e Ă la fois par des oppositions marquĂ©es et des « airs de famille » qui, dans lâopposition comme dans la filiation, atteste de lâĂ©troitesse du lien de parentĂ©. Le premier mĂ©rite de lâouvrage est de ne pas limiter la comparaison Ă la thĂ©orie de la connaissance, comme cela fut longtemps le cas, mais de proposer une comparaison systĂ©matique (« full comparison »), Ă partir dâune analyse des convergences et divergences des auteurs sur des questions aussi variĂ©es que lâorganisation du monde, les qualitĂ©s et la nature des corps, la substance de lâĂąme et le gouvernement de Dieu sur le monde. Câest ainsi non seulement la relation complexe entre les deux auteurs qui est Ă©clairĂ©e, mais Ă©galement leur hĂ©ritage philosophique, et leur rĂŽle dans la constitution de la modernitĂ©. Lâintroduction, rĂ©digĂ©e par Philippe Hamou et Martine PĂ©charman, commence par une mise au point historiographique et rappelle la maniĂšre dont Descartes et Locke furent souvent considĂ©rĂ©s. Si la question de la relation de Locke Ă Descartes a longtemps constituĂ© un thĂšme majeur des Ă©tudes lockĂ©ennes, en mettant principalement lâaccent sur des questions liĂ©es Ă la thĂ©orie de la connaissance, câĂ©tait en gĂ©nĂ©ral pour insister sur leur ressemblance et la proximitĂ© de leur dĂ©marche. Ainsi, James Gibson, dans son ouvrage Lockeâs Theory of Knowledge and Its Historical Relations (1917) considĂšre que les deux auteurs recherchent les sources de la connaissance, afin de dĂ©terminer ce qui peut ĂȘtre connu avec certitude. Leurs mĂ©thodes, qui se fondent sur la conscience que nous avons de nos propres idĂ©es, et sur la perception intuitive de leur relation, prĂ©sentent dâĂ©videntes similitudes (p. 1.), mĂȘme si, selon Gibson, Locke est allĂ© plus loin que Descartes et proposa un traitement plus rigoureux du problĂšme de la connaissance. Câest ainsi un Descartes jugĂ© trop mĂ©taphysicien qui semble perdre la partie, dans un dĂ©bat centrĂ© sur la science et lâexpĂ©rience. Ce qui nâempĂȘche pas Gibson dâinsister sur la dette de Locke Ă lâĂ©gard de Descartes, ou sur lâinfluence cartĂ©sienne, en particulier Ă propos de la notion de conscience (ou de self-consciousness) : sans Descartes, lâEssay de Locke nâaurait jamais Ă©tĂ© Ă©crit. Quoi quâil en soit, Locke a Ă ce point transformĂ© librement les principes du cartĂ©sianisme quâon ne saurait le suspecter de manquer dâoriginalitĂ©, et cette transformation explique que lâon a souvent considĂ©rĂ© les deux philosophies comme deux systĂšmes opposĂ©s, au point de voir dans lâĆuvre de Locke lâantithĂšse du cartĂ©sianisme. Le rappel de la thĂšse de Gibson, au-delĂ de son intĂ©rĂȘt historiographique, permet Ă©galement de caractĂ©riser et de problĂ©matiser la question du rapport de Locke Ă Descartes, question indĂ©cise et confuse, puisque leurs dĂ©marches peuvent Ă la fois ĂȘtre caractĂ©risĂ©es comme similaires et opposĂ©es. En rĂ©alitĂ©, il sâagit lĂ de la formulation dâun paradoxe, qui exprime parfaitement ce que signifie la complexitĂ© dâun hĂ©ritage, ou ce en quoi consiste le travail de la pensĂ©e, lorsquâun philosophe en lit un autre. Pour Ă©tudier et Ă©claircir le rapport de Locke Ă Descartes, il convient donc certainement dâĂ©laborer ce que Pierre-François Moreau appelle « une Ă©pistĂ©mologie de la confrontation entre philosophies [12] ». Câest en un sens ce que propose lâouvrage Locke and Cartesian philosophy, en renouvelant et diversifiant lâĂ©tude de la relation entre les auteurs, non seulement en traitant Ă la fois de questions mĂ©taphysiques, physiques et religieuses, mais en Ă©vitant le face Ă face de la confrontation : le dĂ©tour par Malebranche, Port-Royal ou Clauberg se rĂ©vĂšle ainsi fructueux. Par ailleurs, la confrontation entre deux auteurs implique la prise en compte dâĂ©lĂ©ments de nature distincte. Ainsi, des Ă©lĂ©ments liĂ©s au contexte, par exemple lâexil en Hollande, tout Ă la fois rapprochent et sĂ©parent les deux auteurs, ou encore des Ă©lĂ©ments de doctrine, lĂ encore semblent dĂ©finir Ă la fois un point de contact et dâopposition : Locke ne considĂšre pas que lâĂąme pense toujours, que nous avons des idĂ©es innĂ©es, ni que nous ayons une idĂ©e positive de lâinfini. Sur bien des points, Locke sâoppose aux aspects les plus connus du cartĂ©sianisme. En contestant les Ă©lĂ©ments Ă partir desquels on identifiait la position cartĂ©sienne, Locke affirme son opposition et constitue une nouvelle voie, induisant ainsi une certaine lecture de la modernitĂ©, Ă partir de lâopposition entre rationalisme et empirisme, innĂ©isme et empirisme, libre-arbitre et dĂ©terminisme. Locke joua dâailleurs un rĂŽle dans la construction de cet antagonisme, car ses jugements parfois injustes Ă lâĂ©gard de Descartes contrastaient, comme le remarque Coste dans sa traduction de lâEssai, avec la modĂ©ration dont il faisait habituellement preuve, ainsi que le rappellent les auteurs de la prĂ©face. Que Locke ait Ă©tĂ© « unfair » envers Descartes, au point quâil nâhĂ©sitera pas Ă voir dans la distinction cartĂ©sienne de lâĂąme et du corps une nouvelle forme de platonisme (p. 5), voilĂ qui peut certes aussi sâinterprĂ©ter comme une marque dâintĂ©rĂȘt, ou une nĂ©cessitĂ©, pour les besoins de la cause empiriste. Mais au-delĂ des prĂ©jugĂ©s nationalistes et des caricatures, il importe dâĂȘtre attentif aux Ă©lĂ©ments de philosophie cartĂ©sienne incorporĂ©s dans lâĆuvre de Locke, Ă commencer par la maniĂšre de philosopher, et le rĂŽle attribuĂ© Ă la philosophie dans le renouvellement du savoir et la clarification du langage et de la pensĂ©e, libĂ©rĂ©s du jargon scolastique et des considĂ©rations dialectiques. Lâessentiel est de comprendre ce que Locke a empruntĂ© Ă Descartes, câest-Ă -dire, comme toujours, ce qui lui a Ă©tĂ© utile, en sĂ©lectionnant et laissant de cĂŽtĂ©. Descartes servit en somme de tool box (p. 7), dâune maniĂšre si frĂ©quente et si fĂ©conde que la liste de ces emprunts permet de rattacher lâEssai de Locke Ă lâhistoire du cartĂ©sianisme, mĂȘme si lâon peut juger que les deux auteurs appartiennent Ă deux « écoles » diffĂ©rentes. PlutĂŽt que de chercher Ă saisir lâinfluence de Descartes sur Locke, le fait de rattacher Locke Ă lâhistoire du cartĂ©sianisme permet sans aucun doute de jeter un nouvel Ă©clairage sur la philosophie de Locke, en mettant notamment en Ă©vidence lâimportance des interlocuteurs cartĂ©siens (Port-Royal, Clauberg) â que Locke avait notamment eu le loisir de lire pendant son sĂ©jour Ă Paris â pour la logique et la thĂ©orie du langage. PlutĂŽt que de voir lâhistoire de la philosophie Ă travers lâopposition entre empirisme et rationalisme, lâouvrage nous incite Ă saisir la complexitĂ© de lâĆuvre de Locke, dans laquelle lâimportance accordĂ©e Ă lâexpĂ©rience va de pair avec une forme dâintellectualisme (p. 9).
Lâouvrage ne comporte pas de parties distinctes : les douze contributions constituent en quelque sorte les douze chapitres de lâouvrage, et sâorganisent selon une progression qui suit Ă peu prĂšs le schĂ©ma suivant : prĂ©sentation (J. R. Milton, « Locke and Descartes : The Initial Exposure, 1658-1671), science (P. R. Anstey, « Locke and Cartesian Cosmology » ; James Hill, « The Cartesian Element in Lockeâs Anti-Cartesian Conception of Body » ; Lisa Downing, « Are Body and Extension the Same Thing ? Locke versus Descartes (versus More) » ; Martha Brandt Bolton, « Modes and Composite Material Things According to Descartes and Locke »), thĂ©orie de la connaissance (Mathieu Haumesser, « Virtual Existence of Ideas and Real Existence : Lockeâs Anti-Cartesian Ontology » ; Philippe Hamou, « Locke and Descartes on Selves and Thinking Substances »), morale et religion (Denis Kambouchner, « Locke and Descartes on Free Will : The Limits of an Antinomy ; Catherine Wilson, « Essential Religiosity in Descartes and Locke »), Locke et les cartĂ©siens (Laurent Jaffro, « Locke and Port-Royal on Affirmation, Negation and Others Postures of the Mind » ; Andreas Blank, « Cartesian Logic and Lockeâs Critique of Maxims » ; Nicholas Jolley, « Locke and Malebranche : Intelligibilty and Empiricism »). Le lecteur pourrait sâinterroger sur lâabsence de plan explicite. Celle-ci peut se comprendre comme une invitation Ă considĂ©rer chacune des contributions comme une nouvelle entrĂ©e et un regard original sur le cartĂ©sianisme de Locke. Il est vrai quâune prĂ©sentation plus systĂ©matique pourrait sembler artificielle, et le lecteur nâaura pas de mal Ă se repĂ©rer dans lâouvrage, qui rĂ©unit dâĂ©minents historiens de la philosophie moderne, en majoritĂ© des spĂ©cialistes de Locke, mais Ă©galement des cartĂ©siens. Le livre dĂ©bute par une mise au point biographique de la premiĂšre rencontre de Locke avec lâĆuvre de Descartes (J. R. Milton), pour Ă©tablir avec prĂ©cision quels sont les textes de Descartes lus par Locke avant quâil ne commence Ă rĂ©diger les drafts de lâEssay. La contribution, qui inclut une liste des rĂ©fĂ©rences aux Ćuvres de Descartes dans les manuscrits de Locke, met en Ă©vidence lâintĂ©rĂȘt que celui-ci portait Ă la physique cartĂ©sienne, plutĂŽt quâĂ la thĂ©orie de la connaissance ou Ă la mĂ©taphysique. Les diffĂ©rentes notes prises par Locke rĂ©vĂšlent quâau dĂ©but des annĂ©es 1660, câest bien la physique mĂ©caniste de Descartes et Boyle, plutĂŽt que la mĂ©taphysique, qui occupe son esprit et son temps. Cette interprĂ©tation, privilĂ©giĂ©e par lâauteur dans la conclusion du chapitre, se trouve alors corroborĂ©e par les indications de Locke Ă la fin du § 3 de la prĂ©face de lâEssai, dont la sincĂ©ritĂ© se trouve confirmĂ©e : « Il me vint alors quelques pensĂ©es indigestes sur cette matiĂšre que je nâavais jamais examinĂ©e auparavant. Je les jetai sur le papier ; et ces pensĂ©es formĂ©es Ă la hĂąte que jâĂ©crivis pour les montrer Ă mes amis Ă notre prochaine entrevue, fournirent la premiĂšre occasion de ce traité ». LâenquĂȘte sur les pouvoirs et les limites de lâentendement humain, qui dĂ©finit lâentreprise philosophique de Locke, est donc bien, au moment oĂč Locke entreprend de rĂ©diger lâEssai, une dĂ©cision rĂ©cente, et non comme chez Hobbes lâaboutissement dâun projet systĂ©matique. Cette premiĂšre contribution ne constitue pas seulement une forme dâintroduction : elle donne Ă©galement le ton gĂ©nĂ©ral de lâouvrage, et procĂšde Ă une premiĂšre rĂ©Ă©valuation de lâintĂ©rĂȘt de Locke pour la philosophie naturelle, en incitant le lecteur Ă revenir sur la vision trop souvent mise en avant dâun Locke philosophe moral, ne sâengageant point, selon la formule de lâEssai, « à considĂ©rer en physicien la nature de lâĂąme ». La contribution de Peter Anstey, Ă©minent spĂ©cialiste de la philosophie naturelle de Locke (cf. John Locke and Natural Philosophy, Oxford University Press, 2011), confirme lâintĂ©rĂȘt de Locke pour la philosophie naturelle de Descartes, et revient sur lâusage par Locke de lâexpression cartĂ©sienne « our vortex ». Les contributions suivantes (James Hill, Lisa Downing) procĂšdent respectivement Ă une rĂ©Ă©valuation de lâimportance du cartĂ©sianisme pour nuancer lâadhĂ©sion de Locke Ă un atomisme strict, et Ă une clarification de la thĂ©orie lockĂ©enne de lâespace, de lâĂ©tendue et de la soliditĂ© Ă partir de la correspondance de Descartes avec More. Chacun des douze chapitres, remarquablement informĂ© et souvent dense, constitue une contribution originale Ă la connaissance de la philosophie de Locke. Outre les chapitres consacrĂ©s Ă la physique et Ă la mĂ©taphysique, mentionnons la contribution de Denis Kambouchner sur le problĂšme de la libertĂ© de la volontĂ©, qui fait prĂ©valoir les affinitĂ©s entre la pensĂ©e de Descartes et celle de Locke, malgrĂ© des points de dĂ©parts opposĂ©s : lâun et lâautre se retrouvent sur un mĂȘme terrain, Ă©loignĂ© Ă la fois de lâexaltation de la libertĂ© humaine et des provocations du naturalisme. Ainsi, la distinction entre des degrĂ©s de plus ou moins grande libertĂ©, ou une attention aux conditions dans lesquelles nos volitions sont dĂ©terminĂ©es, permettent de voir chez Descartes et Locke des penseurs modĂ©rĂ©s et attentifs Ă la complexitĂ© des situations. La contribution de Laurent Jaffro sur lâaffirmation et la nĂ©gation (Locke et Port-Royal) permet dâĂ©clairer des aspects essentiels de la philosophie lockĂ©enne du langage. La lecture que Locke fait de la Logique ou lâart de penser permet Ă la fois de rendre compte des aspects gĂ©nĂ©raux concernant la relation des idĂ©es et des mots, et dâaspects plus prĂ©cis et plus techniques comme lâĂ©quivocitĂ© des termes syntagorĂ©matiques. La conclusion du chapitre souligne le paradoxe de la pensĂ©e de Locke : tout en mettant en Ă©vidence lâimportance dĂ©cisive des particules dans lâexpression de la diversitĂ© des opĂ©rations de lâesprit, Locke ne dĂ©veloppe pas de maniĂšre plus prĂ©cise de considĂ©rations sur les termes syncatĂ©gorĂ©matiques. En quel sens Locke Ă©tait-il ou nâĂ©tait-il pas logicien et grammairien ? Dans quelle mesure les opĂ©rations mentales peuvent-elles ĂȘtre considĂ©rĂ©s indĂ©pendantes des propositions verbales ? La dette de Locke Ă lâĂ©gard de Port-Royal fait apparaĂźtre la constance dâun problĂšme, qui est au cĆur de la philosophie moderne. Lâouvrage, par la variĂ©tĂ© des thĂšmes et des aspects abordĂ©s, permettra au lecteur de satisfaire sa curiositĂ© en fonction de lâintĂ©rĂȘt spĂ©cifique qui lâanime. De maniĂšre plus globale, la perspective ouverte par le livre permet de voir comment le rapport au cartĂ©sianisme dĂ©termine et renouvelle tout Ă la fois la comprĂ©hension et lâinterprĂ©tation de la philosophie de Locke.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Philippe HAMOU, Martine PĂCHARMAN (eds.)Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 441-444
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Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de lâesprit. John Locke et lâinvention du mind, Paris, les Ăditions dâIthaque, 2018, 448 p.
Le livre dĂ©bute par des considĂ©rations sur le sens du terme dâesprit, « dans lâusage qui est le nĂŽtre ». Il sâagit de comprendre ce Ă quoi le terme dâesprit renvoie aujourdâhui. Lâauteur propose une formule claire et simple en apparence : « esprit » […] « renvoie seulement Ă cette chose, quoi quâelle puisse ĂȘtre, qui pense en nous » (p. 15). La formule, cette chose qui pense en nous, constitue Ă©galement le titre de la deuxiĂšme partie de lâouvrage, qui en proposera une forme dâexplicitation dans son premier chapitre, intitulĂ© « Le Cogito de Locke et lâaccidentalitĂ© de la pensĂ©e ». Mais avant de dĂ©velopper lâidĂ©e dâun cogito lockĂ©en, le propos de Philippe Hamou dans les premiĂšres lignes de lâintroduction gĂ©nĂ©rale, est avant tout de comprendre comment le terme dâesprit sâest peu Ă peu Ă©loignĂ© de ses anciennes acceptions, pour dĂ©signer « lâinstance intĂ©rieure de la pensĂ©e, lâinstance mentale, ce en quoi, ou ce Ă partir de quoi, se dĂ©ploient nos perceptions, nos jugements, nos volontĂ©s, nos affections, les uns sâenchaĂźnant aux autres dans un flux de conscience et dâactes mentaux » (ibid.). Il est remarquable de voir que dans cette version dĂ©veloppĂ©e de la prĂ©cĂ©dente dĂ©finition, le terme dâ« esprit » a une signification gĂ©nĂ©rale et actuelle, que tout lecteur pourrait comprendre et reconnaĂźtre, et Ă laquelle il pourrait souscrire, en reconnaissant que, malgrĂ© une certaine difficultĂ© pour un lecteur non philosophe, il sâagit bien ici de ce que dĂ©signe pour nous le terme dâesprit. En mĂȘme temps, cette dĂ©finition gĂ©nĂ©rale, Ă la fois suggestive et astucieuse, Ă©voque immanquablement la chose qui pense cartĂ©sienne, mais sur un mode en quelque sorte non cartĂ©sien, qui oriente sur la voie dâune pensĂ©e accidentelle plutĂŽt que substantielle. MalgrĂ© les critiques formulĂ©es Ă lâencontre de la notion dâintĂ©rioritĂ© par la philosophie contemporaine de lâesprit, « cette signification sâest imposĂ©e Ă notre langue […] Ă notre âpsychologie populaireâ, au terme dâune histoire, une gĂ©nĂ©alogie philosophique », qui remonte essentiellement au dĂ©but des temps modernes, et dans laquelle Locke joua un rĂŽle dĂ©terminant : « Dans cette histoire philosophique assurĂ©ment complexe et longue, John Locke joua un rĂŽle dĂ©cisif quoique mĂ©connu » (p.â17).
Lâobjet de lâouvrage, Ă©noncĂ© de maniĂšre claire et simple, est Ă la fois modeste et ambitieux : prĂ©senter la « remarquable contribution » de lâauteur de lâEssay « à lâinvention de lâesprit moderne, lâinvention du mind » (p. 16). DâemblĂ©e, une interrogation peut ĂȘtre formulĂ©e. Locke est volontiers considĂ©rĂ© comme un inventeur et un philosophe ayant jouĂ© un rĂŽle important, tant au plan politique que thĂ©orique, dans lâinvention de la modernitĂ© et la dĂ©finition des principaux concepts autour desquels elle sâest constituĂ©e. Ainsi, lâinvention du mind, attribuĂ©e Ă Locke, semble fait Ă©cho à « lâinvention europĂ©enne de la conscience » Ă©voquĂ©e par Ătienne Balibar (John Locke, IdentitĂ© et diffĂ©rence. An Essay Concerning Human Understanding, II, xvii. Lâinvention de la conscience, Paris, Le Seuil). Mais « lâinvention de la conscience » est liĂ©e Ă lâapparition dans la langue philosophique du terme « consciousness », alors que le terme « mind », mĂȘme si son usage est relativement rĂ©cent dans la langue philosophique anglaise, nâest pas spĂ©cifique Ă Locke. La question est donc de savoir ce quâil faut entendre par « invention du mind ». Dans la gĂ©nĂ©alogie philosophique telle quâelle est reconstruite par Ph. Hamou, le sens moderne et actuel du terme dâesprit/mind est en grande partie liĂ© Ă son opposition ou son Ă©loignement par rapport Ă lâancienne signification, comme lâindique la premiĂšre phrase du livre : « Le terme dâesprit, dans lâusage qui est le nĂŽtre, ne dĂ©signe plus âlâĂąmeâ de la psychologie ancienne » (p. 15). Le sens moderne du terme dâesprit/mind contraste avec la tradition platonicienne ou chrĂ©tienne, et lâidĂ©e dâun esprit immatĂ©riel, indĂ©pendant du corps, a laissĂ© la place Ă lâidĂ©e selon laquelle lâesprit est nĂ©cessairement « en nous ». Mais mĂȘme dans les inventions les plus remarquables, les nouveaux termes ou les nouveaux usages se substituent Ă dâanciens termes et dâanciens usages. Or sâil est incontestable que le terme de mens/esprit/mind correspond Ă lâapparition dâun nouveau concept ou, si lâon prĂ©fĂšre, dâun nouvel usage, qui concurrence ou remplace la notion dâĂąme, il faut aussi souligner une diffĂ©rence entre la langue française et la langue anglaise : si le terme « esprit » change de sens, le mot reste quant Ă lui inchangĂ©, ce qui nâest pas tout Ă fait le cas dans la langue anglaise. En effet, on peut tout en restant prudent avancer lâidĂ©e que le terme mind, pour faire son entrĂ©e et ĂȘtre fixĂ© dans la langue anglaise, doit se substituer peu Ă peu, non seulement Ă soul ou Ă spirit, mais Ă©galement Ă wit, qui correspond assez prĂ©cisĂ©ment au terme latin ingenium, que lâon traduit Ă©galement par esprit. Cette observation nous conduit Ă considĂ©rer deux difficultĂ©s. La premiĂšre est liĂ©e Ă la diffĂ©rence entre les termes esprit et mind. Faut-il supposer que lâinvention du mind par Locke correspond Ă lâinvention de lâesprit, ou bien peut-on considĂ©rer que le terme dâesprit, câest-Ă -dire ce quâil dĂ©signe dans lâacception devenue courante aujourdâhui, Ă la diffĂ©rence du terme de mind, porte encore la trace de son ancienne signification ? La seconde difficultĂ© porte sur lâimportance accordĂ©e Ă Locke dans lâinvention du mind, ainsi que sur lâusage du terme et sa fixation dans la langue anglaise. Lâusage que Hobbes fait de mind mĂ©rite certainement dâĂȘtre pris en considĂ©ration : non seulement Hobbes rĂ©duit la signification de wit (en en faisant souvent un Ă©quivalent de fancy), mais on trouve sous sa plume, dans les Elements of Law aussi bien que dans le LĂ©viathan, de nombreuses occurrences de mind, selon un usage qui, chez un penseur matĂ©rialiste, produit nĂ©cessairement de nouveaux effets et de nouveaux usages par rapport Ă la tradition, et sâoppose directement Ă lâidĂ©e de lâesprit comme « entitĂ© immatĂ©rielle », mais Ă©galement Ă lâidĂ©e dâune chose qui pense en nous, quelle quâelle soit. Ces quelques remarques ou rĂ©flexions introductives, qui trouvent naturellement leur place dans un Bulletin largement consacrĂ© Ă Hobbes, ne cherchent pas tant Ă servir les intĂ©rĂȘts de la cause hobbesienne quâĂ mettre en Ă©vidence la complexitĂ© des transformations opĂ©rĂ©es, dans la pensĂ©e et dans la langue, au dĂ©but des temps modernes. Lâimportance de la philosophie de Hobbes dans lâouvrage est dâailleurs largement soulignĂ©e, et si aucune analyse ne souligne la prĂ©sence chez Hobbes dâune conception de lâesprit dĂ©fini par ses opĂ©rations, on trouvera un chapitre Ă©clairant sur « lâidĂ©e comme phantasme », Ă partir dâune lecture du De Corpore, qui examine notamment la question de savoir dans quelle mesure « la notion dâorigine hobbesienne et gassendiste de lâidĂ©e-phantasme ou de lâidĂ©e-image constitue […] une source plausible pour les idĂ©es lockĂ©ennes » (p. 116). Le projet Ă©noncĂ© au dĂ©but de lâouvrage est dĂ©veloppĂ© de maniĂšre claire, rĂ©flĂ©chie et rigoureuse. Lâintroduction consacrĂ©e à « Locke et la âphilosophie mentaleâ », Ă©tablit que Locke « identifie, peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, quelque chose comme des Ă©tats mentaux », et cherche Ă rĂ©Ă©valuer lâimportance du legs de lâEssay pour penser la question de lâesprit aujourdâhui (p. 18). Sâil a offert Ă ses lecteurs des « perspectives thĂ©oriques inĂ©dites », Locke est Ă©galement tombĂ© sous le coup des critiques du « mentalisme » (p. 19). Lâouvrage entend revenir sur le sens prĂ©cis des thĂšses de Locke, en distinguant sa pensĂ©e rĂ©elle de ses copies ou ses raccourcis (p. 22). La seconde partie de lâintroduction, intitulĂ©e « le triangle du mind » procĂšde Ă une analyse conceptuelle et terminologique du terme esprit/mind et considĂšre sa grande polysĂ©mie dans lâEssay, si bien quâil est difficile dâaffirmer que Locke possĂšde un concept unifiĂ©, dâautant quâil ne donne aucune dĂ©finition du terme (p. 23). Il est nĂ©anmoins possible de faire apparaĂźtre trois acceptions : la substance mentale (1), la facultĂ© pensante ou pouvoir actif de penser (2), et le cercle des idĂ©es (3), qui dĂ©signe « lâinclusion des idĂ©es ou des pensĂ©es dans un lieu ou un espace mental », ou si lâon prĂ©fĂšre « lâintĂ©rioritĂ© des idĂ©es » (p. 24). Ces trois acceptions, qui dĂ©finissent le triangle du mind, expriment Ă la fois le fait que Locke nâa pas cherchĂ© Ă unifier ces diffĂ©rentes significations et lâidĂ©e que ces diffĂ©rentes significations ne sont pas sans lien. Le premier chapitre, qui est aussi prĂ©sentĂ© comme le deuxiĂšme temps de lâintroduction, et prĂ©cĂšde la premiĂšre partie, traite du rapport entre empirisme et thĂ©orie de lâesprit. Il fait le point sur la lecture strictement Ă©pistĂ©mologique de lâEssay, qui a dominĂ© au cours du XXe siĂšcle (p. 28), en particulier dans les commentaires anglo-saxons. Il aborde ensuite les interprĂ©tations qui ont vu dans le projet de Locke une « histoire naturelle de lâĂąme » ou une « philosophie expĂ©rimentale de lâesprit humain » (p. 35) comme ce fut le cas par exemple de Voltaire, ou de Hume dans lâIntroduction au TraitĂ© de la nature humaine. Enfin, il met en avant lâidĂ©e dâune « physique ou une mĂ©taphysique doxastique » (p. 45), pour rendre compte de la maniĂšre dont, sans sâen tenir Ă une simple critique de la connaissance, la philosophie de Locke entend dĂ©velopper des perspectives thĂ©oriques sur la nature de lâesprit, tout en escomptant obtenir des rĂ©sultats « prĂ©caires, provisionnels, rĂ©visables ». Ce point est Ă©clairĂ© par un rappel de la distinction entre connaissance et jugement qui structure le livre IV de lâEssay. La premiĂšre partie traite du « cercle des idĂ©es », et examine les dĂ©finitions de lâidĂ©e. On soulignera lâintĂ©rĂȘt du chap. IV, qui Ă©claire le titre de lâouvrage, puisquâune analyse est consacrĂ©e à « lâesprit comme chambre obscure » (p. 117). Contrairement Ă Descartes ou Augustin, Locke considĂšre que « lâesprit […] ne possĂšde pas sa propre lumiĂšre naturelle, il est comme une chambre sombre qui ne reçoit sa lumiĂšre que de lâextĂ©rieur, par de petites fenĂȘtres Ă©troites et insignifiantes » (p. 118). La comparaison de lâentendement Ă un cabinet obscur (Essay, II, xi, 17) doit se comprendre par rĂ©fĂ©rence Ă la camera obscura des astronomes, des peintres et des amateurs de « magie naturelle ». Faut-il voir dans la camera obscura une mĂ©taphore, ou bien un modĂšle ? « Lâimage optique projetĂ©e au fond de la chambre obscure offre-t-elle vraiment un paradigme pour les idĂ©es ? » (p. 119). Pour comprendre cette thĂšse picturaliste, qui « identifie les idĂ©es Ă des tableaux physiques naturellement produits en nous par lâaction de causes naturelles, sur le modĂšle des peintures rĂ©tiniennes » (p. 121), il importe de la replacer dans le contexte spĂ©cifique de lâhĂ©ritage scientifique de la vision kĂ©plĂ©rienne. Le chapitre suivant est donc consacrĂ© à « Kepler : la pictura au fond de lâĆil », puis Ă lâhĂ©ritage cartĂ©sien (chap. 4), ainsi quâaux analyses de la perception visuelle chez le jeune Newton (chap. 5), pour voir comment Locke sâinscrit dans cette « histoire optico-philosophique », Ă partir du texte rĂ©digĂ© par Locke au dĂ©but des annĂ©es 1690, Lâexamen de la « vision en Dieu » de Malebranche, dans lequel « on peut trouver les considĂ©rations les plus explicites de Locke sur la thĂ©orie de la vision ». On comprend la maniĂšre dont Locke a reçu et interprĂ©tĂ© lâhĂ©ritage optique des modernes (p. 142). La « gĂ©nĂ©alogie optique des idĂ©es lockĂ©ennes » (p. 152) permet ainsi de rĂ©pondre Ă un certain nombre de difficultĂ©s posĂ©es par lâusage lockĂ©en du terme « idĂ©es », et dâĂ©clairer, grĂące Ă la thĂšse picturaliste, lâacte de perception, ainsi que son « contenu qualitatif » (p. 151-152). Les chapitres suivants reviennent au texte de lâEssay, pour mettre Ă lâĂ©preuve les hypothĂšses interprĂ©tatives dĂ©gagĂ©es. Celles-ci nous Ă©loignent manifestement des interprĂ©tations habituelles concernant la thĂ©orie lockĂ©enne de la reprĂ©sentation : « lâinterprĂ©tant picturaliste (…) conduit Ă mettre lâaccent sur les âopĂ©rations de lâespritâ et les actes de langage plutĂŽt que sur la ressemblance des idĂ©es et des choses » (p. 153). AprĂšs avoir examinĂ© la question du « voile des idĂ©es » (chap. VI, p. 201), lâauteur consacre le dernier chapitre de la premiĂšre partie au « train des idĂ©es », et procĂšde Ă lâexamen dâune nouvelle image, celle de la « lanterne animĂ©e », Ă©voquĂ©e par Locke dans lâEssay (II, xiv, 9), qui prolonge celle de la camera obscura, et offre une nouvelle figuration du phĂ©nomĂšne mental : « les idĂ©es vont en train, comme pourraient le faire des images qui se succĂšdent devant âlâĂ©cranâ de la conscience. Ce ne sont pas des entitĂ©s statiques constamment disponibles Ă lâinspection de lâesprit. Elles apparaissent, puis aussitĂŽt cĂšdent leur place sur la scĂšne mentale en une succession continuelle inexorable » (p. 234). La succession est ainsi la loi des idĂ©es. Lâimportance accordĂ©e au thĂšme de la succession des idĂ©es permet de comprendre les considĂ©rations de Locke sur la conduite de la pensĂ©e et le caractĂšre central de lâattention, qui « seule rend possible la conduite volontaire de la pensĂ©e » (p. 249). Câest finalement une nouvelle conception de lâesprit et de la pensĂ©e qui se dessine : « Notre pensĂ©e est toujours en chemin et toujours exposĂ©e au risque de lâerrance » (p. 252). Pour justifier lâaffirmation de la nouveautĂ© de la notion lockĂ©enne du « train des idĂ©es », et le caractĂšre fluent de la pensĂ©e, il importait de distinguer les thĂšses de Locke de celles de ses prĂ©dĂ©cesseurs, notamment Hobbes et Descartes ; on trouve ainsi une clarification intĂ©ressante Ă propos de la diffĂ©rence entre la notion de « train of thought » telle quâon la trouve chez Hobbes dans la premiĂšre partie des Elements of Law et dans le LĂ©viathan. Le « train des pensĂ©es » chez Hobbes est solidaire de son approche mĂ©caniste, et renvoie Ă une « chaĂźne de raisons », mĂȘme dans les formes les plus dĂ©lirantes de succession, mais elle ne correspond pas Ă une description de « la structure temporelle de la vie mentale » comme chez Locke. Quelle que soit la dette que Locke ait contractĂ© Ă lâĂ©gard de Hobbes, on ne trouvera pas chez celui-ci lâidĂ©e dâune « succession uniforme dâidĂ©es » qui se produit dans lâesprit conscient dĂšs lors quâil pense » (p. 255). De mĂȘme, on ne trouvera pas chez Descartes lâidĂ©e que la scĂšne des idĂ©es est constamment changeante. Chez Locke, en revanche, « la succession des idĂ©es [est] le trait le plus caractĂ©ristique de la vie mentale (p. 258). La deuxiĂšme partie de lâouvrage traite de « cette chose qui pense en nous », Ă partir des deux entitĂ©s qui dans lâEssay peuvent prĂ©tendre au titre de choses pensantes : « la substance mentale (lâĂąme) dâune part, et le soi [self] ou la personne de lâautre » (p. 262), la notion de personne Ă©tant dâailleurs liĂ©e chez Locke Ă la description de la vie mentale comme train des idĂ©es, puisquâelle dĂ©finit lâĂȘtre pensant en tant quâil est capable « de se rapporter Ă soi-mĂȘme comme existant en diffĂ©rents temps » (ibid.). Câest dâailleurs par des considĂ©rations Ă©clairantes sur la notion de personne que sâachĂšve lâouvrage, pour dĂ©velopper lâidĂ©e de la personne comme « épisode historique » : parce quâune personne sâidentifie Ă une succession dâĂ©tats mentaux, les thĂšses de Locke nous libĂšrent de toute forme « dâessentialisme mĂ©taphysique », sans pour autant nous autoriser à « dĂ©cider quelle personne nous sommes » (p. 400). La conclusion revient sur lâaspect kalĂ©idoscopique de lâEssay, qui dĂ©finit lâesprit Ă partir dâune sĂ©rie dâimages et de mĂ©taphores, ou de schĂšmes analogiques permettant de caractĂ©riser les idĂ©es. RĂ©ceptivitĂ©, animation et activitĂ©, clĂŽture et intĂ©rioritĂ©, lumiĂšres et ombres, apparaissent ainsi comme autant de dĂ©terminants conceptuels pointĂ©s par les diffĂ©rentes images prĂ©sentes dans lâEssay : feuille blanche, miroir, tableau en anamorphose, chambre obscure, lanterne animĂ©e. Au terme dâun parcours ample et exigeant, le lecteur trouvera dans lâouvrage de Philippe Hamou non seulement une lecture originale de la philosophie de Locke, mais Ă©galement une rĂ©ponse Ă©clairante Ă des questions difficiles sur la nature de lâesprit et des idĂ©es. Lâimportance de la contribution de Locke Ă lâinvention de lâesprit moderne se trouve rĂ©Ă©valuĂ©e de maniĂšre significative, sans pour autant Ă©clipser ni laisser dans lâombre les autres figures majeures de la philosophie moderne, puisque câest bien dans un dialogue avec les Ćuvres de ses prĂ©dĂ©cesseurs ou de ses contemporains que, de maniĂšre tacite ou explicite, Locke a Ă©laborĂ© une nouvelle conception de lâesprit, ou plutĂŽt une nouvelle description des phĂ©nomĂšnes mentaux.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de lâesprit. John Locke et lâinvention du mind, Paris, les Ăditions dâIthaque, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 444-448
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Thomas HOBBES, De lâHomme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe BĂ©al, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline LagrĂ©e, JosĂ© Medina, Arnaud Milanese, Martine PĂ©charman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages.
Comme lâĂ©voquent les auteurs dans leur introduction, SorbiĂšre, dans une lettre de dĂ©cembre 1656, incitait son ami Hobbes Ă rĂ©aliser lâambition systĂ©matique de son grand projet philosophique, en achevant et en publiant la deuxiĂšme section, mais derniĂšre dans lâordre de publication, des Elementa philosophiae : le De Homine, qui paraĂźtra en 1658, peu de temps aprĂšs que Hobbes lâeut achevĂ©. Dâune certaine maniĂšre, le De Corpore et le De Homine partagent un mĂȘme destin, en premier lieu pour ce qui est de leur traduction en français : alors que lâĂ©dition de 1647 du De Cive fut traduite par SorbiĂšre deux ans aprĂšs sa publication, le De Corpore et de De Homine ne connurent pas de traduction en français du vivant de Hobbes. Mais les deux premiĂšres sections des ĂlĂ©ments de philosophie sont aussi liĂ©es pour des raisons qui tiennent Ă leurs frontiĂšres respectives, et Ă la prĂ©sence, dans les deux ouvrages, de chapitres consacrĂ©s Ă lâoptique. Lâoptique relĂšve-t-elle de la physique ou de lâanthropologie ? Le De Homine est dâailleurs lui-mĂȘme fait de deux parties hĂ©tĂ©rogĂšnes, et contient des « élĂ©ments de physique » et des « principes de politique ». MalgrĂ© les difficultĂ©s et les problĂšmes que rĂ©vĂšle lâexamen dĂ©taillĂ© de lâouvrage, « lâhomme » du De Homine constitue nĂ©anmoins un objet dont lâunitĂ© se rĂ©vĂšle sous le double regard de la physique et de la psychologie. Câest ce que montre notamment la « physique des images visuelles » telle que Hobbes la conçoit. On sait que lâintĂ©rĂȘt de Hobbes pour lâoptique est prĂ©coce, ainsi que son choix de placer lâoptique dans le De Homine. Pour comprendre ce choix, il faut expliquer que, pour Hobbes comme pour Descartes, lâoptique traite Ă la fois du rayon lumineux et de la perception visuelle. Le traitĂ© de 1645-1646, A Minute or First Draught of the Optiques, fait dâailleurs apparaĂźtre clairement la diversitĂ© interne Ă la science optique, puisque la premiĂšre partie traite de la lumiĂšre (« illumination ») et la seconde de la vision (« of vision »). Lâoptique fait partie de la physique, mais ne sây rĂ©duit pas. Pour cette raison, tous ses dĂ©veloppements ne pouvaient pas ĂȘtre compris dans la quatriĂšme partie du De Corpore. Lâoptique doit ainsi faire lâobjet de deux types de discours : science des corps lumineux, de la lumiĂšre et de la couleur dans le De Corpore, lâoptique est une science de la perception visuelle des objets dans le De Homine. Ătude des « phantasmes Ă lâintĂ©rieur du sentant », « rejetons de notre cerveau » et produits de notre imagination, lâoptique apparaĂźt comme un moment de lâanthropologie et sâarticule Ă une thĂ©orie des passions. On comprend aussi quâen tant quâĂ©tude de la perception visuelle de lâhomme, ou explication de la vision naturelle et artificielle, lâoptique ne sâen tient pas au plan naturel commun Ă lâhomme et Ă lâanimal, mais Ă©tudie les moyens artificiels et les produits de lâindustrie humaine (miroir, dioptre, tĂ©lescope et microscope) grĂące auxquels lâhomme perçoit des images visuelles.
On lâaura compris : lâĂ©rudition dĂ©veloppĂ©e dans la longue introduction qui prĂ©cĂšde cette Ă©dition scientifique du De Homine renouvelle notre comprĂ©hension de la place de lâoptique dans la constitution du systĂšme de Hobbes, ainsi que la place du De Homine au sein de lâĆuvre. Mais elle permet aussi de comprendre pourquoi selon Hobbes, renouant avec Aristote et la tradition optique mĂ©diĂ©vale, lâexplication de la vision et du statut des images entre de plein droit dans le traitĂ© de la nature humaine, et apparaĂźt comme « un invariant de lâanthropologie hobbesienne » (p. 70).
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Thomas HOBBES, De lâHomme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe BĂ©al, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline LagrĂ©e, JosĂ© Medina, Arnaud Milanese, Martine PĂ©charman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (Ă©d.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages.
PrĂ©cĂ©demment publiĂ©e par Pearson Education (2008), cette Ă©dition des deux premiĂšres parties du Leviathan par Marshall Missner chez Routledge est prĂ©cĂ©dĂ©e dâune introduction de 34 pages, qui explique de maniĂšre claire les Ă©lĂ©ments du contexte de publication, propose une courte biographie et expose les principaux thĂšmes prĂ©sents dans lâouvrage : science et prudence, nature humaine, Ă©tat de nature, souverainetĂ©. AprĂšs avoir rappelĂ© que lâanglais de Hobbes nâest pas le nĂŽtre, comprenons par lĂ bien entendu celui dâun lecteur anglophone contemporain, il explique que le texte a fait lâobjet de lĂ©gĂšres modifications ou rĂ©Ă©critures, du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, afin dâen simplifier et dâen moderniser la forme. Ces changements sont en gĂ©nĂ©ral mineurs (« seeks » au lieu de « seeketh »), et sâefforcent de conserver les termes originaux lorsque le sens ne sâen trouve pas obscurci pour un lecteur actuel. Le propos est suivi de remarques Ă©clairantes sur le style de Hobbes, par exemple son usage des comparaisons, ou encore le ton souvent mordant de ses Ćuvres, qui furent souvent engagĂ©es dans des controverses intellectuelles et religieuses. Câest donc une Ă©dition utile et commode que rĂ©Ă©ditent les Ă©ditions Routledge, et qui devrait sans aucun doute intĂ©resser les Ă©tudiants francophones dĂ©sirant se familiariser avec la philosophie de Hobbes.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (Ă©d.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Thomas HOBBES, LĂ©viathan. Choix de chapitres et prĂ©sentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Ădition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages.
Lâouvrage prĂ©sente de maniĂšre claire et solide lâouvrage majeur de Hobbes, sa rĂ©ception et sa force dâattraction ambivalente, ainsi que son contexte et son architecture. De facture trĂšs classique, tout en prenant en compte les acquis de la recherche rĂ©cente, lâouvrage inclut les chapitres 10-18 et 21 du LĂ©viathan, et un dossier (« Petit prĂ©cis de philosophie politique »). Le format ainsi que le contenu en font un guide trĂšs commode pour les Ă©tudiants. Elle a en outre le mĂ©rite de rendre accessible les textes les plus Ă©tudiĂ©s du LĂ©viathan, dans la traduction de François Tricaud.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Thomas HOBBES, LĂ©viathan. Choix de chapitres et prĂ©sentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Ădition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (Ă©d.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages.
Ce trĂšs beau volume, dirigĂ© par deux des meilleurs spĂ©cialistes de Hobbes, offre un panorama trĂšs complet de lâĆuvre. Il se compose de trente-six chapitres, rĂ©partis de la maniĂšre suivante : (1) Logique et philosophie naturelle ; (2) Nature humaine et philosophie morale ; (3) Philosophie politique ; (4) Religion ; (5) Histoire, poĂ©sie et paradoxe. Lâintroduction, rĂ©digĂ©e par A. P. Martinich, expose en une vingtaine de pages les principes qui ont orientĂ© la rĂ©daction du Oxford Handbook of Hobbes : sans ĂȘtre exhaustif, lâouvrage propose une approche variĂ©e, dont chaque point de vue correspond Ă un intĂ©rĂȘt spĂ©cifique de lâauteur de lâarticle, en se fondant sur une Ă©tude directe â de premiĂšre main â de la pensĂ©e de Hobbes. Ce parti pris a des effets bĂ©nĂ©fiques pour le lecteur, qui trouvera ainsi dans ce livre une prĂ©sentation claire et vivante de lâĆuvre du philosophe anglais, et de maniĂšre concise, en note, les rĂ©fĂ©rences utiles Ă la littĂ©rature secondaire. AprĂšs avoir briĂšvement prĂ©sentĂ© la vie de Hobbes et les diffĂ©rents aspects de sa philosophie, A. P. Martinich explique en quelques mots Ă la fin de son introduction (p. 16) que les chapitres de ce volume dĂ©montrent selon lui deux choses : la premiĂšre, câest que certains aspects de la philosophie de Hobbes sont mĂ©connus ou quâils nâont pas Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©s Ă leur juste valeur, depuis au moins un siĂšcle ; la seconde est que ces questions continueront Ă ĂȘtre dĂ©battues par les historiens, les philosophes, les thĂ©oriciens politiques et autres. Cette formulation rend bien compte de la teneur gĂ©nĂ©rale de lâouvrage, qui permet en effet dâapprĂ©cier la fĂ©conditĂ©, thĂ©orique et polĂ©mique, dâune Ćuvre qui nâa cessĂ© dâalimenter les commentaires et les dĂ©bats, ou simplement des silences Ă©loquents, exprimant un rejet plutĂŽt quâun dĂ©sintĂ©rĂȘt ou une forme dâindiffĂ©rence, et ce, bien au-delĂ des cercles de la philosophie acadĂ©mique. Parmi les contributeurs, on trouvera les plus Ă©minents spĂ©cialistes anglo-saxons de la pensĂ©e de Hobbes ou de la philosophie moderne (Quentin Skinner, Daniel Garber, Johann Sommerville, Richard Tuck, pour nâen citer que quelques-uns), mais comme le souligne A. P. Martinich au tout dĂ©but de lâintroduction, lâouvrage rassemble non seulement des auteurs aux champs disciplinaires variĂ©s, mais aussi dâhorizons gĂ©ographiques diffĂ©rents. On trouvera ainsi des articles de Franco Giudice, Agostino Lupoli ou TomaĆŸ Mastnak, ainsi quâun article de Martine PĂ©charman, « Hobbes on Logic, or How to Deal with Aristotleâs Legacy » (p. 21-60), qui ouvre la premiĂšre partie consacrĂ©e Ă la logique et la philosophie naturelle : cette remarquable contribution prĂ©sente Ă la fois le contexte de lâenseignement de la logique Ă Oxford Ă la fin de lâĂšre des Tudor, et des dĂ©veloppements plus techniques sur le rapport de Hobbes Ă la logique traditionnelle. On soulignera lâintĂ©rĂȘt et lâoriginalitĂ© des analyses consacrĂ©es aux rapports entre logique et anthropologie, Ă partir dâune Ă©tude comparĂ©e de la controverse Hobbes-Bramhall et du Leviathan. Lâarticle permet notamment de comprendre lâambiguĂŻtĂ© de la relation de Hobbes Ă la logique aristotĂ©licienne, ainsi que le statut de la computatio sive logica du De Corpore. La premiĂšre partie de lâouvrage, la plus longue, prĂ©sente de maniĂšre gĂ©nĂ©rale des dĂ©veloppements trĂšs instruits sur la logique, le langage (Stewart Duncan), la pensĂ©e mathĂ©matique (Katherine Dunlop), la philosophie naturelle (Daniel Garber, Douglas M. Jesseph) ou lâoptique (Franco Giudice). La deuxiĂšme partie prĂ©sente les principaux concepts de la philosophie morale â libertĂ© et volontĂ© (Thomas Pink), raison, dĂ©libĂ©ration et passions (Adrian Blau), Ă©tat de nature (Ioannis D. Evrigenis), loi naturelle (S. A. Lloyd) â ainsi quâun excellent article sur Hobbes et la famille (Nancy J. Hirschmann, p. 242-264), qui analyse le rapport entre « men consent » et « women consent », mettant ainsi en Ă©vidence lâintĂ©rĂȘt dâune relecture de Hobbes pour Ă©clairer des problĂšmes contemporains ou, si lâon prĂ©fĂšre, lâintĂ©rĂȘt dâune relecture de Hobbes Ă la lumiĂšre de problĂ©matiques actuelles. La troisiĂšme partie analyse les concepts centraux de la philosophie politique de Hobbes : lâobligation politique (John Deigh), autorisation et reprĂ©sentation (A. P. Martinich), la loi comme commandement du souverain (Mark C. Murphy, David Runciman), Hobbes et lâabsolutisme (Johann Sommerville). Cette partie sâachĂšve par deux trĂšs belles contributions : un article dâArash Abizadeh (« Sovereign Juridiction, Territorial Rights, and Membership », p. 397-432), qui analyse avec beaucoup dâacuitĂ© le rapport entre souverainetĂ©, territoire, dĂ©mocratie et participation politique, et un article de Quentin Skinner (« Hobbes and the Social Control of Unsociability », p. 423-453), qui prĂ©sente une analyse originale et trĂšs convaincante de la question de lâinsociabilitĂ© chez Hobbes Ă partir de la notion de self-control, complĂ©tant ainsi lâargument selon lequel la paix dĂ©pend de la soumission au souverain : la maĂźtrise de soi, tout autant que la force coercitive de la loi, est la clĂ© de la paix (« Self-control, as much as the coercive force of law, is the key to peace », p. 448). La quatriĂšme partie consacrĂ©e Ă la religion prĂ©sente des contributions dâAgostino Lupoli (« Hobbes and Religion Without Theology »), Richard Tuck (« Hobbes, Conscience, and Christianity »), Sarah Mortimer (« Christianity and Civil Religion in Hobbesâs Leviathan) et Jeffrey Collins (« Thomas Hobbesâs Ecclesiastical History »). La derniĂšre partie (History, Poetry, and Paradox) est certainement la plus originale : Kinch Hoekstra, TomaĆŸ Mastnak, Timothy Taylor et Jon Parkin analysent respectivement le rapport Ă Thucydides, la politique dans le Behemoth, la nature de la poĂ©sie, Hobbes et le paradoxe. On dĂ©couvre ou redĂ©couvre dans cette derniĂšre partie un Hobbes Ă la fois nouveau et familier, puisque les analyses portent sur des aspects moins Ă©tudiĂ©s de sa philosophie, ou les prĂ©sentent sous un nouvel angle. Cette derniĂšre partie met Ă©galement en valeur lâĂ©cart entre les diffĂ©rentes lectures et perspectives autorisĂ©es, ou favorisĂ©es par lâĆuvre de Hobbes, qui sont autant de signes de la richesse quâelle contient. La variĂ©tĂ© et la qualitĂ© des contributions rendent difficile la prise en compte de chacune dâentre elles. Il faut souligner lâintĂ©rĂȘt des chapitres qui mettent en Ă©vidence lâactualitĂ© vivante de la philosophie de Hobbes, mais aussi la soliditĂ© de lâensemble des articles, qui sâadressent non seulement aux spĂ©cialistes de Hobbes, mais Ă©galement Ă tous ceux qui sâintĂ©ressent Ă la philosophie moderne, et notamment au statut de la logique ou de la philosophie naturelle Ă lâĂąge classique. Ainsi, le chapitre rĂ©digĂ© par Daniel Garber envisage le rapport de Hobbes Ă GalilĂ©e, Descartes, Spinoza et Leibniz. Au-delĂ de lâintĂ©rĂȘt propre de lâarticle, on apprĂ©ciera la bibliographie proposĂ©e Ă la fin du chapitre, puisque câest le seul, ou presque, qui ne se rĂ©fĂšre pas exclusivement Ă des ouvrages critiques publiĂ©s en langue anglaise.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (Ă©d.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages.
Les historiens de la philosophie italiens ont certainement fourni certaines des contributions les plus significatives sur la question des passions chez Hobbes : ainsi, lâĂ©tude classique dâArrigo Pacchi, Hobbes and the Passions, le livre de Franco Ratto, Tra scienza della politica e teoria delle passioni, ou encore les dĂ©veloppements consacrĂ©s par Remo Bodei Ă la « mission civilisatrice » de la peur chez Hobbes dans Geometria delle Passioni. Mais lâouvrage de Giovanni Fiaschi est le premier Ă proposer une Ă©tude systĂ©matique et dĂ©veloppĂ©e de lâanthropologie politique de Hobbes Ă partir dâune analyse de la relation entre dĂ©sir, imagination et pouvoir. Lâauteur part dâune rĂ©flexion sur la mĂ©taphore de lâĂtat comme « monstre froid », suggĂ©rant, chez Nietzsche comme chez Foucault, lâidĂ©e dâune domination qui concerne tous les aspects de la vie des sujets ; Ă moins que lâon ne voie dans cette image les prĂ©misses de la thĂšse de Max Weber sur la bureaucratisation de lâĂtat. Si lâauteur ne peut que reconnaĂźtre la monstruositĂ© du LĂ©viathan, la mĂ©taphore doit cependant ĂȘtre corrigĂ©e et rejouĂ©e, pour faire apparaĂźtre lâĂtat chez Hobbes plutĂŽt comme un « monstre chaud », câest-Ă -dire le centre dâun flux de dĂ©sirs qui sâentrecroisent et entrent en collision (p. 11). Parce quâil est « le produit de la volontĂ© individuelle », lâĂtat-LĂ©viathan est « lâobjet dâun dĂ©sir irrationnel et passionnĂ©, qui dĂ©termine sa naissance et rend possible sa vie ». Câest cette thĂšse que lâauteur dĂ©veloppe de maniĂšre claire et originale dans les cinq chapitres du livre : (1) Le dĂ©sir avant le LĂ©viathan. Politique et raison ; (2) Lâordre des dĂ©sirs. Passions, raison, pouvoir ; (3) Lâordre du dĂ©sir. Politique et temporalitĂ© ; (4) Le dĂ©sir et la parole ; (5) Le dĂ©sir de la majoritĂ©. Remarquablement instruit, le livre de G. Fiaschi propose une interprĂ©tation cherchant Ă humaniser le LĂ©viathan, en fournissant tous les Ă©lĂ©ments et arguments permettant de justifier la thĂšse de dĂ©part. Il offre en outre une grande variĂ©tĂ© dans les rĂ©fĂ©rences. On ne trouvera pas de bibliographie Ă la fin de lâouvrage, mais on dĂ©couvrira, au fil de la lecture et dans les notes de bas de pages, des rĂ©fĂ©rences Ă la littĂ©rature critique sur Hobbes, notamment aux thĂšses dĂ©veloppĂ©es par Dominique Weber sur le rapport entre dĂ©sir et temporalitĂ© (Hobbes et le dĂ©sir des fous. RationalitĂ©, prĂ©vision et politique, Paris, PUPS, 2007), mais Ă©galement Ă Lâhomme devant la mort de Philippe AriĂšs, ou aux analyses dâAlexandre Matheron sur Spinoza, ainsi quâune discussion des thĂšses de Carl Schmitt (p. 167-171), dans un chapitre consacrĂ© Ă la « temporalisation du futur comme Histoire SacrĂ©e ». La pensĂ©e de Hobbes, au carrefour des interprĂ©tations, sây trouve donc Ă©clairĂ©e et commentĂ©e de maniĂšre suggestive. La perspective met en lumiĂšre lâimportance des dĂ©sirs irrationnels dans la politique de Hobbes. De ce fait, la question de la rationalitĂ© est quelque peu laissĂ©e dans lâombre. Il est vrai que cet aspect a largement Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©, et la lecture proposĂ©e par G. Fiaschi constitue une sorte de contre-pied, une forme dâalternative Ă lâinterprĂ©tation consistant Ă faire rĂ©sider la nouveautĂ© du projet de Hobbes dans la constitution dâun ordre politique fondĂ© sur la rationalitĂ© calculatrice de lâindividu. La question du rapport entre raison et politique fait dâailleurs lâobjet du premier chapitre, qui sâachĂšve sur une rĂ©flexion Ă propos de la raison politique moderne et de la prudence politique machiavĂ©lienne (« Le raisonnement du Centaure », p. 67-74), dĂ©finie comme « prudente Ă©conomie des passions » (p. 72), et elle se poursuit, au chapitre suivant, par une analyse du « dualisme anthropologique de Hobbes » (p. 76), selon lequel la possibilitĂ© de sortir de lâĂ©tat de nature « rĂ©side partiellement dans les passions et partiellement dans sa raison » (LĂ©viathan, chapitre 13). Ce dualisme permet de dĂ©finir la politique comme pratique spĂ©cifiquement humaine, qui accorde toute sa place Ă la dimension passionnelle comme convergence et conflit dâune pluralitĂ© de mouvements. Câest Ă partir du caractĂšre irrĂ©ductible de la dimension passionnelle et de lâimpossibilitĂ© dâun critĂšre dâordre unitaire, que le « monstre froid » se trouve ainsi rĂ©interprĂ©tĂ©. La question de la pluralitĂ© rĂ©apparaĂźt avec force dans le dernier chapitre (« Le dĂ©sir de la majorité »), qui propose une confrontation originale avec Locke.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.
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Elsa DORLIN, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, 2017, 252 pages.
« LâautodĂ©fense est au centre de lâanthropologie philosophique de Thomas Hobbes » : cette formulation peut paraĂźtre surprenante pour qualifier un penseur volontiers considĂ©rĂ© comme le premier thĂ©oricien de lâĂtat comme « monopole de la violence lĂ©gitime ». Câest pourtant une interprĂ©tation au plus prĂšs du texte de Hobbes et de son esprit quâElsa Dorlin dĂ©veloppe au dĂ©but dâun chapitre de son livre prĂ©cisĂ©ment intitulĂ© « LâĂtat ou le non-monopole de la dĂ©fense lĂ©gitime » (p. 83-104), Ă propos de ce quâelle nomme les « philosophies de la dĂ©fense de soi », dont Hobbes et Locke constituent les meilleurs exemples ou les meilleures figures. Câest donc sous un nouveau jour que les deux philosophes politiques de la premiĂšre modernitĂ© se trouvent Ă nouveau associĂ©s, dans leur diffĂ©rence et leur complĂ©mentaritĂ© : non plus comme des reprĂ©sentants de « lâindividualisme possessif », dans une « sociĂ©tĂ© de marchĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e » comme dans lâouvrage de Macpherson et la relecture marxiste de la tradition libĂ©rale, mais comme des penseurs du caractĂšre inaliĂ©nable de la vie et de la libertĂ©. La lecture dâElsa Dorlin permet donc Ă la fois de revenir au texte de Hobbes, pour comprendre que le concept de vie constitue une clĂ© de voĂ»te de sa philosophie politique, mais elle rend Ă©galement possible un nouvel usage, Ă la fois historique, politique et philosophique, de la rĂ©fĂ©rence Ă Hobbes, qui nuance sensiblement, voire contredit des interprĂ©tations comme celles de Foucault et Agamben. On se souvient que lâauteur du LĂ©viathan fait parfois figure de repoussoir sous la plume des penseurs de la biopolitique et de lâĂtat dâexception, car il apparaĂźt comme un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif de lâhistoire de la souverainetĂ© comme pouvoir sur la vie. Le rĂŽle que Foucault fait jouer Ă lâinventeur de la science politique est peu hĂ©roĂŻque et, dans « Il faut dĂ©fendre la sociĂ©té », lâironie foucaldienne atteint sa cible : « Lorsque le capitole de lâĂtat a Ă©tĂ© menacĂ©, une oie a rĂ©veillĂ© les philosophes qui dormaient. Câest Hobbes ». De mĂȘme pour Agamben, si la souverainetĂ© se prĂ©sente chez Hobbes comme « une incorporation de lâĂ©tat de nature dans la sociĂ©té », cette indistinction entre violence et loi « constitue la spĂ©cificitĂ© de la violence souveraine » (Homo sacer). Faut-il prĂ©fĂ©rer le Hobbes de Dorlin Ă celui de Foucault et Agamben, et a fortiori au Hobbes de Schmitt, qui privilĂ©giait la conception de lâĂtat comme « machine artificiellement construite par les hommes », pour en faire Ă la fois un modĂšle et un contre-modĂšle ? Lâhistorien de la philosophie pourra objecter aux penseurs contemporains du politique que le rĂŽle rĂ©servĂ© Ă Hobbes, Ă chaque nouvelle rĂ©interprĂ©tation de la modernitĂ©, est largement tributaire des intentions thĂ©oriques de lâinterprĂšte, Ă moins quâil ne considĂšre tout simplement que lâamplitude du spectre des interprĂ©tations est liĂ©e aux paradoxes de celui que Arnold A. Rogow dĂ©signait comme « un radical au service de la rĂ©action ». Quoi quâil en soit, lâintĂ©rĂȘt de la lecture dâElsa Dorlin va au-delĂ dâune simple rĂ©interprĂ©tation de lâĆuvre de Hobbes du point de vue de la « dĂ©fense de soi » plutĂŽt que du point de vue de la « violence de lâĂtat ». En effet, câest bien en se fondant sur lâanalyse du dĂ©tail des formulations et des distinctions Ă©tablies par Hobbes que lâauteure met en Ă©vidence lâoriginalitĂ© de la conception du sujet dans le LĂ©viathan : le droit de nature nâest pas un « droit sur soi-mĂȘme originaire dont jouiraient certains hommes plutĂŽt que dâautres », mais plutĂŽt une « disposition qui sâexerce Ă©galement en chacun » (p. 86). Pour cette raison, ceux qui se soumettent par force et non par convention, tels les « esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté », selon la formule du LĂ©viathan, ne font rien contre les lois de nature sâils Ă©gorgent leur maĂźtre. De cette lecture, on pourra tirer au moins deux Ă©lĂ©ments importants pour comprendre le sens du texte de Hobbes. En premier lieu, le discours sur lâĂ©tat de nature joue un rĂŽle critique de lâinstitution et de lâautoritĂ© politique lorsquâelles perpĂ©tuent la violence au lieu dâagir sur les antagonismes sociaux. En second lieu, lâĂ©galitĂ© naturelle nâa pas seulement pour fonction nĂ©gative de justifier lâautoritĂ© Ă partir de ses consĂ©quences nĂ©cessaires (la dĂ©fiance et la guerre de tous contre tous) ; elle fait Ă©galement de chacun un corps « digne dâĂȘtre dĂ©fendu ». La place de Hobbes dans lâouvrage est de ce point de vue doublement justifiĂ©e, puisquâil y apparaĂźt non seulement comme un philosophe de lâĂ©lan vital, mais Ă©galement comme un excellent thĂ©oricien des paradoxes de la souverainetĂ© : la politique commence lĂ oĂč cesse la violence, et pourtant, la violence nâest jamais hors du politique, puisquâelle est intrinsĂšque aux rapports interindividuels.
Ăric MARQUER
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Pour citer cet article : Ăric MARQUER, « Elsa DORLIN, Se dĂ©fendre. Une philosophie de la violence, Paris, La DĂ©couverte-Zones, 2017, 252 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.