Auteur : Éric Marquer

 

 

Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothÚses, systÚmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p.

Gianni Paganini, historien de la philosophie moderne aux Ă©tudes notoires sur le scepticisme et la littĂ©rature clandestine des XVIe et XVIIe siĂšcles, revient sur le tout premier auteur auquel il s’est intĂ©ressĂ© et dont il reste un des plus fins connaisseurs : Pierre Bayle 6. On aurait pu craindre que le philosophe de Rotterdam ne soit qu’un point de dĂ©part, assez vite Ă©clipsĂ©, par l’Écossais, Hume, qui apparaĂźt dans le titre. Il n’en est rien et c’est mĂȘme l’inverse qui se produit : « Le prĂ©sent volume a donc pour objet central Pierre Bayle et sa prĂ©sence continue et influente jusqu’à Hume » (p. 24). Pour le dire autrement, c’est le majeur qui se trouve mis au service du mineur, mĂȘme si une telle catĂ©gorisation est historiquement relative, puisque Bayle a Ă©tĂ© une rĂ©fĂ©rence incontournable Ă  son Ă©poque. Pas plus qu’il n’entend prĂ©senter un Bayle humien ou un Hume baylien, l’auteur n’entreprend de faire ici une histoire intellectuelle qui retracerait avec soin toutes les Ă©tapes entre Bayle et Hume. En l’occurrence, il s’agit de soumettre Bayle Ă  son propre geste d’un « philosophe analytique ante litteram » (p. 15) : l’analyse, prise au sens littĂ©ral du dĂ©montage des arguments qui permet d’en clarifier les prĂ©misses et les incidences, est une opĂ©ration critique, c’est-Ă -dire une pratique du jugement qui, dans cette mesure, est qualifiable de « sceptique ». En effet, Bayle convoque et discute des arguments qui sont empruntĂ©s Ă  diffĂ©rents paradigmes conceptuels et disciplinaires, pouvant entrer en contradiction les uns avec les autres – ce qui opacifie la position dĂ©finitive qu’il tient sur un sujet, comme le dĂ©bat exĂ©gĂ©tique autour de son athĂ©isme/fidĂ©isme ou encore de son rationalisme/scepticisme. LĂ  oĂč Hubert Bost a pu rĂ©cemment situer la pensĂ©e de Bayle dans le cadre de son « calvinisme de la vieille roche 7 », G. Paganini contextualise Ă  son tour celle-ci par rapport Ă  l’histoire de la philosophie moderne (Bodin, Hobbes, Grotius, Spinoza, Locke, Malebranche, Descartes, Leibniz, Newton, et Ă©videmment Hume).

Les deux premiĂšres parties de l’ouvrage sont focalisĂ©es sur Bayle : thĂ©odicĂ©e et rapport entre foi et raison (I.1, 4, 5), tolĂ©rance et thĂ©ologico-politique (I.2, 3, annexes 1-2), puis de maniĂšre plus hĂ©tĂ©roclite et ponctuelle l’hĂ©tĂ©rodoxie juive (II.1), Machiavel (II.2) et l’athĂ©isme sceptique (II.3). Dans la troisiĂšme partie, l’auteur met en perspective Bayle et Hume : le scepticisme d’un point de vue Ă©pistĂ©mologique (III.9, 10), des questions d’ordre physique sur l’ñme, la matiĂšre, la cosmogonie (III.11, 13), et de nouveau la thĂ©odicĂ©e avec les attributs moraux de Dieu (III.12).

À la toute fin, une brĂšve annexe est consacrĂ©e au mĂ©tier d’historien de la philosophie. L’ouvrage quoiqu’assez composite, puisque constituĂ© d’articles repris et de textes inĂ©dits, n’en prĂ©sente pas moins une certaine unitĂ© d’investigation : ce que l’auteur s’attache Ă  Ă©tudier pour en affiner la comprĂ©hension, c’est avant tout le scepticisme propre Ă  Bayle, dont il met en exergue la notion opĂ©ratoire de l’hypothĂšse par diffĂ©rence et opposition au(x) systĂšme(s). Bien qu’Ernst Cassirer ne soit pas mentionnĂ©, il y aurait lĂ  un point de convergence avec celui-ci : Bayle prĂ©figure le refus du systĂšme qui est si typique de la philosophie des LumiĂšres.

D’une « philosophie » Ă  une « thĂ©ologie » de la tolĂ©rance chez Bayle

Dans un tiers de l’ouvrage, G. Paganini examine en dĂ©tail quelle a Ă©tĂ© l’influence du rationalisme malebranchiste, en particulier du TraitĂ© de morale, sur les trois premiĂšres parties du Commentaire philosophique. L’oratorien, rappelle-t-il, n’a pas dĂ©fendu comme tel le pluralisme religieux et ce n’est donc qu’au prix d’un certain dĂ©placement que Bayle a pu en faire une ressource conceptuelle pour sa propre doctrine de la tolĂ©rance. D’une part, lorsqu’il se rĂ©fĂšre Ă  la « lumiĂšre naturelle » et Ă  la « vision en Dieu », ou encore quand il confĂšre aux principes moraux l’évidence des axiomes de la logique et de la mĂ©taphysique, Bayle ne cherche pas Ă  Ă©laborer une thĂ©ologie rationnelle, mais traite d’un problĂšme « mĂ©tamoral » (p. 59) : en s’interrogeant sur ce qui fait qu’une action est morale ou non et sur la source de l’obligation, il s’agit de fonder une morale universelle. L’intĂ©rĂȘt argumentatif de Bayle pour Malebranche rĂ©side alors dans la garantie Ă©pistĂ©mologique que cela donne Ă  la morale, du fait que les raisons humaine et divine sont univoques. D’autre part, Bayle opĂšre une radicalisation de la politique malebranchiste (p. 85), en Ă©largissant la doctrine de l’Ordre vers une application concrĂšte dans la tolĂ©rance. Mais surtout, l’étude souligne que Bayle dĂ©veloppe, Ă  partir de lĂ , une thĂ©orie de la « justice comme Ă©quitĂ© », entendue comme traitement Ă©gal des individus indĂ©pendamment de leurs confessions religieuses. L’équitĂ© chez lui repose sur une double exigence de rĂ©ciprocitĂ© et d’impartialitĂ©, c’est-Ă -dire aussi bien de justification rĂ©ciproque contre la pĂ©tition de principe qui consiste Ă  invoquer la vĂ©ritĂ© de sa religion, que d’abstraction de soi pour gagner une rĂ©flexivitĂ© critique sur ses propres croyances.

Et l’auteur d’objecter Ă  juste titre contre l’interprĂ©tation rawlsienne de Bayle que ce dernier avait certes parfaitement saisi que la rĂ©ciprocitĂ© est structurelle Ă  la tolĂ©rance, mais que Rainer Forst 8 ne prend pas assez en considĂ©ration le rationalisme malebranchiste sur lequel s’appuie Bayle et qui n’est pas moins une conception comprĂ©hensive du bien (p. 99 sq.) – ne satisfaisant donc pas la condition du voile d’ignorance dans la position originelle. Il vaudrait ainsi mieux interprĂ©ter Bayle Ă  la lumiĂšre de LibĂ©ralisme politique que de ThĂ©orie de la justice puisque le « consensus par recoupement » a l’avantage de laisser leurs conceptions comprĂ©hensives du bien aux individus qui, Ă©tant par ailleurs « raisonnables », sont en mesure d’accepter le pluralisme moral et religieux en vue de leur coopĂ©ration Ă©quitable. Pour dĂ©fendre R. Forst, rappelons que celui-ci se propose de modĂ©liser une tolĂ©rance qui n’est pas encore une domination, parce que soumise au bon grĂ© du Prince (comme pour l’édit de Nantes), mais un vĂ©ritable respect pour autrui, fondĂ© sur une idĂ©e de rĂ©ciprocitĂ© mise en valeur par Bayle.

NĂ©anmoins, Bayle se heurte Ă  une difficultĂ© circulaire qui, selon l’étude, le mĂšne Ă  changer de stratĂ©gie philosophique dans le SupplĂ©ment au Commentaire philosophique et le Dictionnaire historique et critique : les arguments en faveur de la tolĂ©rance ne convainquent que ceux qui le sont dĂ©jĂ , tandis qu’un vrai croyant y est rĂ©tif puisqu’il ne peut Ă©videmment pas laisser se propager des erreurs qui mettent en pĂ©ril le salut d’autrui, et – comble du paradoxe – c’est alors l’intolĂ©rance qui devient charitable. L’extrait cĂ©lĂšbre de la RĂ©ponse aux questions d’un Provincial oĂč Bayle exprime tout son pessimisme quant au fait que les hommes et les religions deviennent tolĂ©rants (p. 124) n’ouvre pas seulement, et nĂ©cessairement comme l’affirme Gianluca Mori 9, une voie « athĂ©o-politique » au roi spinoziste, mais aussi une autre voie « thĂ©ologico-politique » qui ne consiste toutefois pas, comme chez Hobbes, Spinoza et Locke, Ă  rĂ©interprĂ©ter philosophiquement les Écritures pour rendre le christianisme moins dogmatique, exclusiviste et donc intolĂ©rant. Autrement, ce serait de nouveau conditionner la tolĂ©rance Ă  une philosophie particuliĂšre, Ă  un systĂšme philosophique 10 qui n’est justement pas acceptable par tout le monde (p. 131-132). Pour Ă©viter le retour de la difficultĂ© circulaire, Bayle emprunte une « autre voie » (p. 136-137) qui est de rĂ©duire les croyances religieuses et thĂ©ologiques au statut Ă©pistĂ©mique de l’hypothĂšse puisque Dieu, par son infinitĂ©, reste toujours au-delĂ  de la finitude de l’esprit humain. Les hypothĂšses thĂ©ologiques n’étant pas vĂ©rifiables ni falsifiables comme peuvent l’ĂȘtre les hypothĂšses scientifiques, il faut un autre critĂšre pour Ă©valuer leur recevabilitĂ© et probabilitĂ© : la conformitĂ© de l’esprit humain Ă  l’idĂ©e qu’il se fait de la dignitĂ© de Dieu. En d’autres termes, il s’agit d’un critĂšre moral de sincĂ©ritĂ©, lequel peut excuser les hypothĂšses thĂ©ologiques erronĂ©es de bonne foi.

G. Paganini montre alors de quelle maniĂšre Bayle fonde cette requalification des dogmes en hypothĂšses sur une thĂ©ologie volontariste en nette rupture avec le rationalisme malebranchiste qui Ă©tait celui des trois premiĂšres parties du Commentaire philosophique : les dogmes ne sont qu’hypothĂ©tiques du fait qu’ils dĂ©pendent d’un libre dĂ©cret de la volontĂ© divine ; celle-ci aurait pu ĂȘtre tout autre. Or ce caractĂšre hypothĂ©tique, explique G. Paganini, rend possible une « tolĂ©rance interne Ă  la thĂ©ologie » (p. 140), alors que les coreligionnaires de Bayle, notamment les pasteurs huguenots Pierre Jurieu et Élie Saurin, y dĂ©celĂšrent un « pyrrhonisme thĂ©ologique » inacceptable (p. 161). Est-ce Ă  dire que, contrairement Ă  ce qu’avait prĂ©tendu Élisabeth Labrousse 11, Bayle a bien Ă©tĂ© un penseur de la tolĂ©rance ecclĂ©siastique ? L’ouvrage, certes, n’use pas ici de ce syntagme, mais c’est bien ce vers quoi Bayle se serait acheminĂ©, puisque la « thĂ©ologie de la tolĂ©rance » n’apparaĂźt pas comme un simple recours Ă  la thĂ©ologie pour supplĂ©er Ă  l’échec ou l’inefficacitĂ© d’une « philosophie de la tolĂ©rance », mais plus subversivement, comme un moyen pour introduire « le pluralisme [
] au cƓur du savoir thĂ©ologique en soi » (p. 140).

La troisiĂšme partie, consacrĂ©e Ă  « Bayle et Hume », commence par envisager la question de savoir si le scepticisme constitue une maladie ou un remĂšde, Ă  partir d’un examen de la rĂ©habilitation du scepticisme moral chez Bayle, mais aussi par des analyses Ă©clairantes sur des auteurs moins connus comme Jean-Pierre Crousaz qui, dans le cadre d’une « moralisation marquĂ©e du dĂ©bat sur le scepticisme » (p. 425) Ă  laquelle on assiste au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, publie en 1773 l’Examen du Pyrrhonisme ancien et moderne : « un texte exemplaire, ainsi qu’un Ă©pisode capital de toute [la] discussion » autour des « dommages provoquĂ©s par le doute en particulier dans le domaine de la morale et de la pratique » (p. 436). On trouvera Ă©galement dans ce chapitre d’utiles dĂ©veloppements sur l’Apologie de Monsieur Bayle, qui rĂ©pondent Ă  l’attaque antisceptique de J.-P. Crousaz : l’ouvrage, rĂ©Ă©ditĂ© anonymement « l’annĂ©e mĂȘme de la publication des deux premiers livres du Treatise de Hume » (p. 443) serait l’Ɠuvre de Jean-Baptiste de Monier. Les mises au point sur le contexte moral de discussion du scepticisme permettent d’introduire d’une maniĂšre habile et claire l’analyse du thĂšme du « scepticisme vivable et invivable dans le Treatise de Hume » (p. 447). L’image du scepticisme comme « pathologie de l’esprit » subsiste, dans un contexte pourtant antisceptique, et a, ainsi que l’avait remarquĂ© Popkin (comme le rappelle l’auteur) eu une influence sur la maniĂšre dont Hume lui-mĂȘme Ă©labore sa propre rĂ©ponse au pyrrhonisme. L’examen de la question du scepticisme comme maladie, et des possibles thĂ©rapies – remĂšdes pratiques plutĂŽt qu’argumentations thĂ©oriques – permet ainsi une reprise Ă©clairante du cĂ©lĂšbre passage oĂč Hume, Ă©crivant Ă  la premiĂšre personne et « dĂ©crivant une sorte d’expĂ©rience personnelle » (p. 450), formule son cĂ©lĂšbre et prĂ©cieux tĂ©moignage, que tous les sceptiques et mĂ©lancoliques se sont efforcĂ©s un jour de suivre avec plus ou moins de succĂšs : « Je dĂ©jeune, je joue au tric-trac, je discute, je m’amuse avec mes amis. » Ce chapitre Ă©rudit se termine par une conclusion synthĂ©tique et Ă©clairante sur le rapport entre « scepticisme et nature humaine : de Bayle Ă  Hume » (p. 457), dans laquelle sont mises en valeur la nouveautĂ© de la philosophie de Hume et la place centrale accordĂ©e Ă  la nature humaine. Abandonnant l’ancien et le nouveau pyrrhonisme (celui de Bayle), « l’empirisme de Hume se caractĂ©rise par son choix dĂ©cidĂ©ment humaniste et optimiste, centrĂ© sur l’idĂ©e d’une “science de l’homme” fermement ancrĂ©e dans l’“expĂ©rience” et dans l’“observation” » (p. 459). Les autres chapitres (X Ă  XIII) traitent successivement de « Hume lecteur de Bayle », de la question du rapport entre mind et body, des « dialogues de Hume et Bayle : sur les attributs moraux de la divinitĂ© » et enfin de la « nouvelle hypothĂšse de cosmogonie » selon Bayle et Hume.

Tout au long des chapitres, l’importance de la lecture de Bayle par Hume permet Ă  la fois de rĂ©Ă©valuer l’effet du texte de Bayle et de proposer une interprĂ©tation plus fine, plus complexe, des thĂšses de Hume. Le dernier chapitre (XIV) est un appendice qui propose des « rĂ©flexions sur l’activitĂ© de l’historien de la philosophie, entre Bayle, Kant et Musil ». Bien que l’ouvrage, qui constitue une vĂ©ritable somme, se situe dans la parfaite continuitĂ© des prĂ©cĂ©dents de Gianni Paganini, et prĂ©sente les mĂȘmes qualitĂ©s – Ă©rudition et clartĂ© – c’est ici un travail d’une nouvelle veine et en un sens inĂ©dit que nous propose l’auteur. Appartenant sans aucun doute au genre de l’histoire de la philosophie, cette Ă©tude prĂ©sente des dĂ©veloppements Ă  la fois trĂšs libres et rigoureux, dans lesquels la philosophie contemporaine – l’usage de Rawls, les considĂ©rations mĂ©thodologiques et critiques dĂ©veloppĂ©es dans l’appendice – vient servir et souligner la puissance et la finesse conceptuelle des auteurs classiques, ainsi que la richesse spĂ©culative du scepticisme. AbordĂ©e du point de vue Ă©rudit de l’histoire du scepticisme, et du point de vue plus gĂ©nĂ©ral d’une histoire de la modernitĂ©, cette vaste enquĂȘte, truffĂ©e de microanalyses, est Ă  la fois solide et originale. L’ouvrage pourra sans aucun doute intĂ©resser, Ă  des degrĂ©s divers, ou plutĂŽt sous diffĂ©rents angles, tous les historiens de la philosophie moderne, mais aussi ceux qui cherchent Ă  Ă©tendre leur connaissance ou Ă  transformer leur regard. Il suscitera, Ă  l’image de l’objet qu’il Ă©tudie – le scepticisme – des dĂ©bats et des controverses, en particulier en France, puisque l’auteur nous accorde depuis de longues annĂ©es le privilĂšge de pouvoir lire, dans notre langue, les analyses d’un Ă©rudit italien sur la philosophie française, anglaise ou Ă©cossaise.

Andy Serin et Éric Marquer

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Pour citer cet article : Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothÚses, systÚmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Hortense de Villaine, Science ou mĂ©taphysique. La philosophie de l’esprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p.

L’originalitĂ© du travail d’Hortense de Villaine est d’avoir abordĂ© une question classique en philosophie, celle des rapports entre l’esprit et le corps, chez des auteurs peu connus, ayant Ă©crit Ă  une pĂ©riode – la fin du XIXe siĂšcle britannique – relativement peu Ă©tudiĂ©e, du moins sous cet angle. L’ouvrage est ainsi le premier en langue française analysant la pensĂ©e de Thomas Huxley, William Clifford, Henry Maudsley, Benjamin Carpenter, Alexander Bain, George Henry Lewes, John Tyndall, dont les Ɠuvres ont contribuĂ© de maniĂšre dĂ©cisive Ă  l’élaboration de la psychologie comme science.

AprĂšs une introduction exposant « le problĂšme esprit-corps dans le Royaume-Uni victorien », l’autrice traite de questions de mĂ©thode et prĂ©sente les Ă©lĂ©ments permettant de qualifier le courant intellectuel Ă©tudiĂ©. Sont ainsi dĂ©finis « le “naturalisme scientifique” comme catĂ©gorie historiographique » et la « psychologie comme courant proprement philosophique », avant de dresser un trĂšs utile « tableau de la philosophie psychophysiologique », permettant non seulement une mise au point Ă  propos des diffĂ©rents courants en prĂ©sence (les Ă©piphĂ©nomĂ©nistes, les thĂšses issues du rĂ©flexe cĂ©rĂ©bral, les auteurs monistes), mais Ă©galement l’analyse d’une question dĂ©cisive : les « naissance et revendication d’une science indĂ©pendante de la philosophie et de la physiologie : la psychologie ». Cette approche, Ă  la fois pĂ©dagogique, historique et conceptuelle, produit de prĂ©cieuses clarifications sur le contexte intellectuel britannique, tout en apportant quelques Ă©lĂ©ments de comparaison avec « la querelle du matĂ©rialisme en Allemagne » ou le parallĂ©lisme de Fechner. L’ouvrage propose ensuite « une immersion dans la philosophie psychophysiologique victorienne », Ă  partir de l’examen des diffĂ©rents topoĂŻ de la littĂ©rature de la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle britannique consacrĂ©e Ă  la constitution d’une science expĂ©rimentale de l’esprit : critique de la mĂ©taphysique et refus de tout traitement mĂ©taphysique de la question de l’esprit, scientisme et dĂ©fense d’une Ă©pistĂ©mologie empiriste apparaissent ainsi comme les grands principes autour desquels se sont Ă©laborĂ©es notamment les Ɠuvres de John Tyndall, de William Clifford ou encore de Thomas Henry Huxley.

Le terme d’« immersion » choisi par H. de Villaine pour prĂ©senter l’étude de la pĂ©riode est parfaitement justifiĂ©, puisque le lecteur peut prendre connaissance, dans cette premiĂšre partie de l’ouvrage, du dĂ©tail des positions soutenues par des philosophes « engagĂ©s dans le dĂ©bat », ainsi que de leurs points de divergence. Tous s’accordent de maniĂšre gĂ©nĂ©rale sur la revendication d’une « vĂ©ritable science de l’esprit », c’est-Ă -dire d’une « science expĂ©rimentale de l’esprit », et manifestent de maniĂšre frappante « la volontĂ© d’arracher la question de l’esprit et de ses relations au corps des mains des philosophes mĂ©taphysiciens pour lui apporter une rĂ©ponse expĂ©rimentale fondĂ©e sur la physiologie cĂ©rĂ©brale » (p. 81). Cette science nouvelle, que constitue « l’étude scientifique des phĂ©nomĂšnes mentaux via le cerveau », a une dimension thĂ©orique Ă©vidente, mais elle se prĂ©sente aussi comme une nĂ©cessitĂ© « thĂ©rapeutique et sociale, afin d’amĂ©liorer le traitement des maladies mentales par exemple » (p. 82). Rejetant le dualisme et « la diffĂ©rence de nature et de fonctionnement entre le corps et l’esprit » comme « contraire Ă  l’expĂ©rience », les dĂ©fenseurs de la psychophysiologie Ă©tablissent Ă©galement la nĂ©cessitĂ© d’une « sĂ©paration radicale de l’étude de l’esprit et de celle du cerveau », qui sont deux objets diffĂ©rents, comme le montre en particulier Carpenter dans son ouvrage Principes de la physiologie mentale (1896). L’esprit est l’objet des mĂ©taphysiciens, le cerveau celui des anatomistes et des chimistes. C’est encore ce que souligne le neurophysiologiste Thomas Laycock, qui affirme dans son ouvrage de 1860, Mind and Brain, que contrairement Ă  la mĂ©taphysique, qui Ă©tudie la pensĂ©e, « la physiologie se limite Ă  l’étude des phĂ©nomĂšnes de la vie ».

Il faut bien comprendre ici que « la distinction de nature qui sĂ©pare le corps et l’esprit » ne prend pas la forme d’un dualisme, mais correspond plutĂŽt Ă  une diffĂ©rence d’objet – celui de la mĂ©taphysique, celui de la psychophysiologie. Aussi est-ce avant tout la question de l’« union intime, mise au jour par l’expĂ©rience et par les Ă©tudes mĂ©dicales » (p. 83) et manifestant « le lien Ă©troit qui unit l’esprit Ă  son substrat matĂ©riel » qui intĂ©resse un auteur comme William Carpenter. L’auteur des Principles of mental physiology (1896) met en Ă©vidence la dĂ©pendance de l’esprit vis-Ă -vis du corps Ă  travers l’exemple de la fiĂšvre et du poison, tandis qu’Alexander Bain s’intĂ©resse Ă  celui de la fatigue pour montrer l’alliance de notre organisme avec la pensĂ©e et la sensation.

La maniĂšre dont les tenants de la psychologie comme science expĂ©rimentale rejettent la mĂ©taphysique fait Ă©galement l’objet dans la suite de l’ouvrage d’une interprĂ©tation et d’une discussion argumentĂ©es. S’il apparaĂźt clairement que les phĂ©nomĂšnes mentaux peuvent ĂȘtre compris Ă  partir d’une Ă©tude du cerveau, le statut de la mĂ©taphysique et la relation des partisans de cette nouvelle science Ă  la tradition philosophique ne sont pas toujours prĂ©cis ni explicites.

Ainsi, dans « l’interprĂ©tation de ce rejet unanime » (p. 131) de la mĂ©taphysique, l’étude dĂ©cĂšle quelques faiblesses, comme l’absence relative de noms citĂ©s, le niveau de gĂ©nĂ©ralitĂ© des accusations, ou encore le fait qu’un auteur comme Maudsley « n’explicite pas les mĂ©taphysiciens qu’il condamne, bien qu’il propose des critiques passagĂšres de Descartes ». Si bien que cette critique de la mĂ©taphysique semble parfois prendre la forme d’une « lutte idĂ©ologique », par laquelle les auteurs cherchent Ă  constituer la science comme « champ d’études indĂ©pendant et autonome ».

Au terme de la premiĂšre partie, trois topoĂŻ du courant de la philosophie psychophysiologique ont Ă©tĂ© mis en Ă©vidence : « la revendication d’une science de l’esprit », « le rejet d’un traitement exclusivement mĂ©taphysique et introspectif des dĂ©bats concernant les rapports de l’esprit au corps », « la constitution d’une Ă©pistĂ©mologie rĂ©solument empiriste » (p. 177). Toutefois, ces trois points communs aux auteurs Ă©tudiĂ©s n’impliquent pas « une position commune, claire et unifiĂ©e sur le problĂšme des rapports qu’entretiennent l’esprit et le corps » (p. 178).

La deuxiĂšme partie (« La conception mĂ©caniste de l’univers et l’épiphĂ©nomĂ©nisme ») est ainsi consacrĂ©e Ă  l’étude des « pommes de discorde », et notamment Ă  « la question de l’efficacitĂ© causale de l’esprit ». Elle a en particulier pour objet de prĂ©senter et d’examiner la thĂšse Ă©piphĂ©nomĂ©niste, la plus rĂ©pandue, Ă  partir d’un commentaire suivi du texte de Huxley de 1874, et de montrer les diffĂ©rences existant entre les dĂ©fenseurs de l’épiphĂ©nomĂ©nisme (Huxley, Tyndall, Clifford), « malgrĂ© l’adhĂ©sion commune Ă  la thĂšse d’un automatisme humain » (p. 182). Avant l’examen de la thĂšse Ă©piphĂ©nomĂ©niste elle-mĂȘme, l’auteure procĂšde Ă  une Ă©tude des trois Ă©lĂ©ments dont cette thĂšse dĂ©coule logiquement : la conception dĂ©terministe de l’univers, la nĂ©gation de la spĂ©cificitĂ© de la vie, la rĂ©insertion de l’ĂȘtre humain au sein de cet univers-systĂšme.

On soulignera l’intĂ©rĂȘt des dĂ©veloppements consacrĂ©s Ă  « l’efficacitĂ© de la priĂšre et [la] possibilitĂ© thĂ©orique des miracles », qui constituent « deux dĂ©bats majeurs autour de la conception mĂ©caniste du monde » (p. 205-243), dans le cadre d’une problĂ©matique dont les enjeux Ă©taient clairement sociopolitiques. L’analyse proposĂ©e ici permet, Ă  partir d’exemples prĂ©cis, de comprendre la nature et l’importance du dĂ©bat. Ainsi, Ă  la suite d’une polĂ©mique autour du rĂŽle des priĂšres dans la guĂ©rison du prince de Galles, qui avait contractĂ© la typhoĂŻde en 1871 – polĂ©mique suscitĂ©e notamment par la proclamation d’un jour d’action de grĂące, annoncĂ© par le gouvernement le 27 fĂ©vrier 1872, pour remercier Dieu d’avoir guĂ©ri l’hĂ©ritier de la couronne (p. 207) – s’engagea une « guerre intellectuelle et politique » entre une partie du corps mĂ©dical et le clergĂ©. Un article rĂ©digĂ© par le chirurgien Henry Thompson, et publiĂ© anonymement dans le journal sous le titre « La “priĂšre pour les maladies” – pistes pour une tentative sĂ©rieuse d’estimer sa valeur », proposa de mettre Ă  l’épreuve des faits la thĂšse d’une efficacitĂ© pratique des priĂšres en comparant, sur une pĂ©riode de 3 Ă  5 ans, le taux de mortalitĂ© des malades d’un hĂŽpital pour lesquels toute la communautĂ© des chrĂ©tiens aurait priĂ©, et celui des autres hĂŽpitaux. L’enjeu Ă©tait d’importance : « Ă  qui devait ĂȘtre confiĂ© le soin de veiller au bien-ĂȘtre de la population ? Aux hommes de sciences ou aux hommes d’Église ? » (p. 208). La suite de la deuxiĂšme partie est consacrĂ©e Ă  l’analyse de l’épiphĂ©nomĂ©nisme en tant que tel (p. 257-335), Ă  son histoire et Ă  sa genĂšse, ainsi qu’à la relation entre Ă©piphĂ©nomĂ©nisme et matĂ©rialisme, Ă  partir d’une Ă©tude de Huxley, Clifford et Maudsley.

La troisiĂšme partie prĂ©sente « les solutions alternatives et critiques de l’épiphĂ©nomĂ©nisme » (p. 335-495) : Alexander Bain et l’étude psychologique de l’esprit humain, William Benjamin Carpenter et la notion de sens commun, George Henry Lewes et la redĂ©finition de la conscience, George Romanes et l’agnosticisme. Ces solutions correspondent Ă  « quatre thĂšses sur le problĂšme corps-esprit, qui se prĂ©sentent comme des alternatives Ă  l’épiphĂ©nomĂ©nisme, et sont formulĂ©es au sein mĂȘme du courant de la philosophie psycho-physiologique » (p. 494). L’ouvrage s’achĂšve par un Ă©pilogue consacrĂ© aux « critiques de l’automatisme dans le monde scientifique victorien : Le cas de L’Univers invisible » (p. 495-523), qui propose la lecture suivie d’un ouvrage dans lequel deux physiciens (Balfour Stewart et Peter Tait) prĂ©sentent une rĂ©futation de l’épiphĂ©nomĂ©nisme. L’analyse de l’ouvrage, et des dĂ©bats qu’il a suscitĂ©s, est l’occasion d’approfondir « le problĂšme des rapports entre science et religion dans le Royaume-Uni victorien », et de mettre en lumiĂšre les enjeux rattachĂ©s Ă  la question de savoir « qui parle au nom de la science ? » (p. 495). Les deux auteurs « militent pour une complĂ©mentaritĂ© de la recherche scientifique avec les donnĂ©es de la religion », et l’ouvrage manifeste « leur volontĂ© commune de lutter pour une rĂ©conciliation de la religion et de la science sur la base de leurs recherches physiques conjointes » (p. 496).

Au terme des 558 pages de l’ouvrage, pendant lesquelles il s’est trouvĂ© immergĂ© dans « un continent englouti de l’histoire de la philosophie » (p. 523), le lecteur aura non seulement dĂ©couvert un grand nombre de textes dont il ignorait trĂšs certainement l’existence et l’importance, mais il aura Ă©galement acquis une meilleure connaissance des grands dĂ©bats historiques qui ont structurĂ© la vie politique et scientifique du Royaume-Uni Ă  la fin du XIXe siĂšcle. Qu’il choisisse de les situer par rapport Ă  l’hĂ©ritage des LumiĂšres, ou qu’il cherche Ă  Ă©valuer leur intĂ©rĂȘt pour la comprĂ©hension des enjeux et des dĂ©bats contemporains, il aura Ă©tĂ© formidablement Ă©clairĂ© par la lecture attentive et scrupuleuse, par les explications claires et rigoureuses qu’Hortense de Villaine a fournies tout au long de cette Ă©tude historique magistrale, dont les enjeux philosophiques sont parfaitement exposĂ©s. Le souci de l’ordre et de la clartĂ© dans la prĂ©sentation se manifeste aussi bien dans l’introduction et la conclusion de chaque chapitre, que dans la bibliographie, qui prend soin de distinguer les textes gĂ©nĂ©raux et sources intellectuelles, les textes des dĂ©fenseurs de la philosophie psychophysiologique, les opposants Ă  l’épiphĂ©nomĂ©nisme, ainsi que les Ă©lĂ©ments de littĂ©rature secondaire.

 

Éric Marquer

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Pour citer cet article : Hortense de Villaine, Science ou mĂ©taphysique. La philosophie de l’esprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Aloysius P. MARTINICH, Hobbes’s Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p.

Aloysius P. Martinich est connu pour The Two Gods of Leviathan (1992) et bien d’autres ouvrages sur Hobbes ou la philosophie du langage. Son dernier livre constitue Ă  la fois une synthĂšse et une rĂ©flexion sur la philosophie politique de Hobbes : il a pour objet la science politique du philosophe et ses principaux concepts (lois de nature, autorisation et reprĂ©sentation, souverainetĂ© par acquisition), prĂ©sentĂ©s comme des vĂ©ritĂ©s intemporelles fondĂ©es sur des dĂ©finitions. Mais l’ouvrage montre qu’il avait Ă©galement deux projets circonscrits dans le temps : le premier Ă©tait de dĂ©passer le conflit entre la nouvelle science de Copernic et GalilĂ©e et la doctrine chrĂ©tienne, en distinguant science et religion, et en comprenant le christianisme comme une croyance au sens littĂ©ral de la Bible. Le second Ă©tait de montrer que le christianisme n’était pas un Ă©lĂ©ment de dĂ©stabilisation du pouvoir. L’ouvrage propose aussi une mise Ă  l’épreuve des arguments de Hobbes, en cherchant Ă  retrouver la force des thĂšses Ă  partir de l’examen des rĂ©sistances qu’elles ont suscitĂ©es et suscitent encore aujourd’hui. Ainsi l’argument selon lequel l’autoritĂ© du gouvernement doit ĂȘtre illimitĂ©e se heurte Ă  la conviction moderne qu’une telle limitation est nĂ©cessaire, grĂące Ă  un systĂšme de contrepouvoirs ou d’équilibre des pouvoirs, afin de prĂ©venir la tyrannie.

Bien que la plupart des chapitres qui composent le volume aient Ă©tĂ© publiĂ©s antĂ©rieurement sous une autre forme, l’ouvrage ne constitue pas une simple suite de chapitres, mais prĂ©sente une rĂ©elle cohĂ©rence, mĂȘme si les intentions et les objectifs Ă©noncĂ©s au dĂ©but de l’ouvrage ne se retrouvent pas toujours de maniĂšre claire dans le corps du livre. Dans son introduction, l’auteur commence par Ă©carter l’interprĂ©tation qui fait de Hobbes un libĂ©ral ou un protolibĂ©ral. L’égalitĂ© est pour lui une Ă©gale capacitĂ© Ă  tuer un autre homme et la libertĂ© n’est que le pouvoir de faire ce que l’on veut, quel que soit le dommage que l’on cause Ă  autrui. Ces Ă©lĂ©ments, conjuguĂ©s Ă  l’affirmation de l’autoprĂ©servation comme dĂ©sir dominant chez les ĂȘtres humains, le conduisent Ă  affirmer que les hommes doivent crĂ©er leur souverain et s’engager Ă  lui obĂ©ir. Mais Hobbes est Ă©galement un homme de son temps et, tout comme Pierre Gassendi, Kenelm Digby, Thomas White ou Marin Mersenne, il s’interroge sur la compatibilitĂ© de la nouvelle science avec la doctrine chrĂ©tienne et la dĂ©fend. Mais il se distingue de ses amis philosophiques, car il est un calviniste anglais, il connaĂźt mieux la Bible qu’eux et il est un meilleur philosophe. On peut sourire devant tant d’assurance – celle de l’auteur et non celle de Hobbes – mais accordons qu’elle contribue au charme de la prĂ©sentation. Pour ce qui est du calvinisme de Hobbes, son Ă©tude fait l’objet du chapitre 11 : « The Author of Sin and Demoniacs : Two Calvinist Issues in Thomas Hobbes and Some Contemporaries ». Comme le rappelle l’auteur dans sa prĂ©face, cette contribution fut d’abord publiĂ©e en français, dans l’ouvrage Ă©ditĂ© par O. Abel, P. F. Moreau et D. Weber (Jean Calvin et Thomas Hobbes. Naissance de la modernitĂ© politique, Labor et Fides, 2013). On observe d’ailleurs – sans qu’il y ait cette fois matiĂšre Ă  sourire – que l’ouvrage en français n’est jamais citĂ© correctement, mais toujours de maniĂšre incomplĂšte ou erronĂ©e, aussi bien dans la bibliographie que dans la liste des publications originales donnĂ©e p. 285, mĂȘme si ce ne sont pas les mĂȘmes erreurs qui sont commises dans l’une et l’autre des deux occurrences. Il est regrettable que le seul ouvrage citĂ© en langue française ne le soit pas correctement. C’était d’ailleurs dĂ©jĂ  le cas dans The Oxford Handbook of Hobbes, Ă©ditĂ© par A. P. Martinich et K. Hoekstra (Oxford University Press, 2016), Ă  propos du mĂȘme ouvrage (voir mon compte rendu dans le « Bulletin d’études hobbesiennes », I (XXIX), Archives de philosophie, tome 81-2, 2018, p. 405-448).

L’ouvrage propose par ailleurs une rĂ©flexion de mĂ©thode, sur l’interprĂ©tation « textuelle et contextuelle ». Philosophe du langage, Martinich s’interroge sur ce qu’est le sens d’un texte et sur la maniĂšre de le dĂ©couvrir. Le chapitre 1 offre ainsi une prĂ©sentation synthĂ©tique, doublĂ©e d’une Ă©valuation critique, de chacune des deux mĂ©thodes : le problĂšme du textualisme est que le sens des mots ne prend pas suffisamment en compte le « communicative meaning » qui intĂ©resse le public. Le contextualisme permet en revanche de prendre en compte de multiples facteurs, afin de saisir l’intention de l’auteur (« communicative intention »). Mais il ne permet pas toujours de parvenir Ă  un accord, ainsi, dans le cas de Hobbes, Ă  propos de la relation entre religion et politique, puisque les contextualistes ne sont pas d’accord Ă  propos de ses opinions politiques et croyances religieuses (p. 16). Ces questions amĂšneront logiquement l’auteur Ă  discuter les positions de Quentin Skinner, au chapitre 5 (« Four Senses of “Meaning” in the History of Ideas : Quentin Skinner’s Theory of Historical Interpretation »). L’originalitĂ© de l’analyse de Martinich est certainement de conjuguer des rĂ©flexions d’ordre mĂ©thodologique Ă  l’examen des problĂšmes posĂ©s par certains concepts prĂ©sents dans l’Ɠuvre de Hobbes. Le terme d’interprĂ©tation, prĂ©sent dans presque tous les chapitres du livre, constitue de ce point de vue un concept clĂ©. Ainsi, au chapitre 12 (« Hobbes’s Erastianism and Interpretation »), Martinich discute l’interprĂ©tation de Jeffrey Collins (The Allegiance of Thomas Hobbes, Oxford University Press, 2005), affirmant l’érastianisme de Hobbes, en commentant un extrait du chapitre 47 du LĂ©viathan Ă  propos de l’indĂ©pendance des premiers chrĂ©tiens (p. 233) : quel sens et quelle valeur Hobbes donne-t-il Ă  ce terme d’indĂ©pendance ? Seule une analyse du texte et du contexte permet de rĂ©pondre Ă  cette question. Martinich propose alors une interprĂ©tation Ă  partir d’élĂ©ments biographiques sur la vie de Hobbes, sa pratique religieuse et son propre tĂ©moignage, en soulignant la nĂ©cessitĂ© de mettre en relation les diffĂ©rents faits et de comparer les tĂ©moignages (en l’occurrence celui de Hobbes, celui de White Kennett, qui avait Ă©mis des doutes sur la sincĂ©ritĂ© de la pratique religieuse de Hobbes et celui de John Aubrey). Dans la suite du chapitre, Martinich poursuit ce mouvement de va-et-vient entre la thĂ©orie et la pratique de l’interprĂ©tation, et propose une dĂ©finition : « interpretation is a kind of inference to the best explanation » (p. 236).

Sans Ă©laborer d’interprĂ©tation nouvelle de la philosophie de Hobbes, l’ouvrage propose une synthĂšse intĂ©ressante des recherches d’un Ă©minent spĂ©cialiste, Ă  travers une pratique rĂ©flĂ©chie ou rĂ©flexive. Si le propos semble manquer parfois d’homogĂ©nĂ©itĂ©, puisqu’il associe considĂ©rations thĂ©oriques, analyse de textes et discussion des commentateurs, il n’en demeure pas moins que les Ă©tudes proposĂ©es sont d’une grande richesse et Ă©rudition. L’ouvrage ne se contente pas de proposer une thĂ©orie et une pratique de l’interprĂ©tation, mais Ă©galement une interprĂ©tation de l’Ɠuvre de Hobbes Ă  partir de concepts majeurs, analysĂ©s dans le texte et situĂ©s dans le contexte. Les dĂ©veloppements consacrĂ©s Ă  la question du « covenant » dans le LĂ©viathan (chapitre 4) et dans le De Cive (chapitre 13, « Sovereign-Making and Biblical Covenants in On the Citizen ») contribuent Ă  produire cette interprĂ©tation, qui permet de rendre compte des intentions de l’auteur et de l’originalitĂ© de sa philosophie. Le contraste entre les chapitres est parfois surprenant : ainsi, la discussion des thĂšses de Quentin Skinner au chapitre 5 emprunte des Ă©lĂ©ments Ă  Willard V. Quine et Paul Grice, pour parvenir Ă  Ă©tablir, en fin de compte, que la thĂ©orie de Skinner est Ă  la fois « misleading and mistaken ». Les raisons qui conduisent Ă  une telle conclusion restent cependant, Ă  premiĂšre vue, plus difficiles Ă  saisir que les analyses lumineuses de Quentin Skinner sur le sujet.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Aloysius P. MARTINICH, Hobbes’s Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p.

Écrit dans une langue Ă©lĂ©gante et limpide, le livre de Stewart Duncan se propose de rĂ©pondre Ă  une question simple, du moins dans sa formulation : « Are human beings purely material creatures ? » Les ĂȘtres humains sont-ils des crĂ©atures purement matĂ©rielles, ou bien leur pensĂ©e est-elle constituĂ©e d’une part immatĂ©rielle, susceptible de survivre aprĂšs la mort du corps ? Pour rĂ©pondre Ă  cette question, l’auteur convoque une sĂ©rie de philosophes du XVIIe siĂšcle : Hobbes et Descartes, en premier lieu, mais aussi Henry More et Ralph Cudworth, Margaret Cavendish et John Locke.

La mĂ©thode choisie et la question posĂ©e permettent de saisir les enjeux thĂ©oriques d’une question Ă  laquelle l’effort philosophique dĂ©veloppĂ© par les penseurs de la pĂ©riode moderne cherchait Ă  rĂ©pondre, avec sincĂ©ritĂ© et exigence. L’horizon thĂ©orique – scientifique, mĂ©taphysique et religieux – est ainsi prĂ©sent Ă  chacune des pages du livre. Mais les diffĂ©rents chapitres prĂ©sentent Ă©galement, selon une mĂ©thode dont on ne peut que saluer la fĂ©conditĂ©, les relations d’opposition qui permettent de comprendre la maniĂšre dont ces enjeux sont mis en Ɠuvre par les auteurs. C’est l’antagonisme opposant les philosophes qui sert d’unitĂ© de mesure : Ă  un.e contre un (successivement, « Hobbes against Descartes » ; « Locke against Descartes » ; « Cavendish’s Anti-Hobbesian Materialism »), ou Ă  deux contre un (simultanĂ©ment, « More and Cudworth against Hobbes »). Hobbes et Locke, auxquels les chapitres 2 et 6-7-8 sont respectivement et exclusivement consacrĂ©s, sont cependant les deux centres autour duquel gravite l’ouvrage. La question du rapport de Locke Ă  Hobbes se trouve bien entendu en toile de fond, mais aucun chapitre n’est explicitement consacrĂ© Ă  leur relation. Peut-ĂȘtre est-ce une façon de suggĂ©rer leur proximitĂ© relative, du moins dans la maniĂšre dont ces deux auteurs organisent le dĂ©bat, par les oppositions qu’ils suscitent, au cours de la pĂ©riode moderne, dans ce que l’on pourrait appeler « l’aprĂšs-Descartes ».

On apprĂ©ciera Ă©galement la maniĂšre de rendre compte de la pĂ©riode moderne Ă  partir de ses figures majeures (« canonical philosophers »), mais Ă©galement de celles moins connues, en montrant comment ces derniĂšres participent Ă  la configuration des dĂ©bats. La clartĂ© de l’écriture, que nous avons Ă©voquĂ©e plus haut, va de pair avec les qualitĂ©s d’exposition des problĂšmes et de la pensĂ©e des auteurs, qui font de Stewart Duncan un remarquable pĂ©dagogue : ainsi, Ă  propos de Hobbes, il rappelle, dĂšs les premiĂšres lignes de son introduction, que l’auteur du LĂ©viathan, bien connu comme philosophe politique, a aussi Ă©laborĂ© une thĂ©orie de la psychologie humaine, incluant l’imagination, la raison, la passion, la connaissance et les causes de la croyance religieuse, qui considĂšre l’homme comme un ĂȘtre purement matĂ©riel (p. 1). Cette introduction gĂ©nĂ©rale permet de prĂ©senter ce qui constitue le point de dĂ©part de dĂ©bats philosophiques dont les « dĂ©tails techniques » seront envisagĂ©s plus loin dans l’ouvrage, au fur et Ă  mesure que se complexifie et se prĂ©cise le propos.

MĂȘme clartĂ© Ă  propos de ce qu’il faut entendre par matĂ©rialisme : celui-ci peut dĂ©signer ou concerner plusieurs objets, comme l’esprit humain (human mind), mais aussi l’esprit des animaux (animal minds) ou Dieu. La question reste cependant de savoir ce que signifie ĂȘtre matĂ©riel (« what is to be material », p. 2). Par ailleurs, la question du matĂ©rialisme implique aussi d’autres questions philosophiques, comme celle du statut des idĂ©es (sont-elles des images mentales, y a-t-il des idĂ©es innĂ©es, avons-nous une idĂ©e de Dieu ?). La question du matĂ©rialisme apparaĂźt ainsi, de maniĂšre Ă©vidente, comme l’élĂ©ment premier Ă  partir duquel se pose un ensemble de questions essentielles, dont on comprend qu’elles ne doivent pas ĂȘtre traitĂ©es sĂ©parĂ©ment. La nature de la substance et de l’essence constitue un autre exemple Ă©vident, permettant d’illustrer les enjeux mĂ©taphysiques de la question du matĂ©rialisme. L’auteur remarque Ă©galement, Ă  juste titre, que les philosophes dont il est question n’usent pas en gĂ©nĂ©ral du terme de « matĂ©rialisme », terme que l’on trouve sous la plume de More dans ses Divine Dialogues, Ă  un moment oĂč l’usage du mot se rĂ©pand. Mais il est possible de l’appliquer aux philosophes qui, comme Hobbes, pourraient ĂȘtre Ă  l’origine de la volontĂ© de More d’utiliser le terme pour la premiĂšre fois (p. 3).

Enfin, il faut remarquer une diffĂ©rence de vocabulaire : Hobbes fait en gĂ©nĂ©ral une distinction entre le corporel et l’incorporel, alors que Locke Ă©voque une distinction entre le matĂ©riel et l’immatĂ©riel, mĂȘme si les deux terminologies sont parfois interchangeables. L’ouvrage porte donc en un premier temps sur les rĂ©actions suscitĂ©es par le matĂ©rialisme de Hobbes, chez More, Cudworth et Cavendish. La deuxiĂšme moitiĂ© de l’ouvrage est consacrĂ©e Ă  la maniĂšre dont la discussion de Locke Ă  propos du matĂ©rialisme est elle-mĂȘme en partie issue d’une rĂ©ception ou « rĂ©action » Ă  l’Ɠuvre de Hobbes et Ă  ses critiques. Cette maniĂšre de procĂ©der permet ainsi Ă  l’auteur d’examiner une partie importante et tout Ă  fait significative des dĂ©bats sur la nature de l’esprit au XVIIe siĂšcle (p. 4).

Mais l’Ɠuvre de Hobbes est elle-mĂȘme envisagĂ©e comme une rĂ©action Ă  l’Ɠuvre de Descartes. L’opposition de Hobbes Ă  Descartes apparaĂźt en premier lieu dans l’affirmation selon laquelle nous n’avons pas d’idĂ©e de Dieu ni d’idĂ©e de la substance. C’est ainsi par un examen des objections de Hobbes Ă  Descartes que commence l’ouvrage (chapitre 1) avant d’examiner plus prĂ©cisĂ©ment les positions matĂ©rialistes de Hobbes (chapitre 2) et les critiques formulĂ©es Ă  son encontre (chapitre 3 et 4).

L’un des temps forts de l’analyse porte sur la critique de Hobbes par Cudworth dans son True Intellectual System, Ă  propos de l’idĂ©e selon laquelle la « substance incorporelle » est un non-sens (« insignificant ») ou bien Ă  propos de l’analyse hobbesienne des fantĂŽmes (« Hobbes’s deflationary account of ghosts », p. 5). Hobbes est ainsi ressaisi selon le point de vue de More comme le premier auteur qui dĂ©fend l’athĂ©isme, Ă  partir du principe que nous n’avons pas d’idĂ©e de Dieu.

Le point de vue de Cavendish, examinĂ© au chapitre 4, est diffĂ©rent : moins critique que More et Cudworth, puisqu’elle a comme Hobbes une conception matĂ©rialiste du monde, elle s’oppose cependant Ă  l’idĂ©e que la pensĂ©e humaine puisse s’expliquer mĂ©caniquement (p. 6). De ce point de vue, Cavendish reprĂ©sente une autre maniĂšre d’ĂȘtre matĂ©rialiste, mais partage avec More et Cudworth le sentiment que l’ontologie de Hobbes ne permet d’expliquer le fonctionnement du monde matĂ©riel, sans pour autant penser qu’il soit nĂ©cessaire d’avoir recours aux notions supposĂ©es par More et Cudworth (« plastic nature », « spirit of nature », « finite immaterial things »).

Les chapitres suivants se concentrent sur la discussion du matĂ©rialisme de l’Essai de Locke ; le chapitre 5 reprend les termes classiques du dĂ©bat avec Descartes : tout en reconnaissant qu’une certaine version du dualisme peut ĂȘtre vraie, Locke critique la conception cartĂ©sienne, et soutient que nous n’avons pas d’idĂ©es innĂ©es et en particulier pas d’idĂ©e innĂ©e de Dieu. Les chapitres 6 et 7 proposent un commentaire prĂ©cis de deux chapitres de l’Essai, importants pour la question du matĂ©rialisme (2.23 sur les idĂ©es de Dieu ; 4.10 sur la connaissance que nous avons de Dieu), et revient sur le cĂ©lĂšbre argument dĂ©veloppĂ© par Locke en 4.3.6 (la supposition selon laquelle Dieu aurait surajoutĂ© – superadded – une pensĂ©e Ă  notre corps), permettant d’envisager un certain type de matĂ©rialisme, distinct de celui de Hobbes. Le dernier chapitre propose une analyse des diffĂ©rentes interprĂ©tations du matĂ©rialisme de Locke chez les commentateurs rĂ©cents : quelle fut la position de Locke sur le matĂ©rialisme et le dualisme ? S’est-il prononcĂ© sur les raisons qui pouvaient nous conduire vers l’un ou l’autre ? Les commentateurs ont suggĂ©rĂ© l’une et l’autre des deux possibilitĂ©s : la prĂ©fĂ©rence de Locke pour le matĂ©rialisme, ou pour le dualisme (p. 7). Sans pouvoir conclure Ă  la prĂ©fĂ©rence de Locke pour le matĂ©rialisme, l’auteur montre qu’il apparaissait aux yeux de Locke comme une vĂ©ritable possibilitĂ©, qui allait bien au-delĂ  de la simple suggestion selon laquelle Dieu aurait fait penser la matiĂšre en nous (p. 8).

Si Hobbes constitue le point de dĂ©part de l’ouvrage, Locke en constitue assurĂ©ment le point d’aboutissement : face au dualisme cartĂ©sien et au matĂ©rialisme de Hobbes, Locke trouve un « terrain d’entente » (« middle ground », p. 158). Non seulement parce qu’il occupe une sorte de voie moyenne entre matĂ©rialisme et dualisme, mais aussi parce qu’il laisse ouverte la double possibilitĂ© d’un esprit immatĂ©riel et d’un Dieu qui fait penser la matiĂšre en nous. Nous ne savons ni laquelle de ces deux possibilitĂ©s est vraie ni laquelle est fausse : Locke est agnostique quant Ă  la nature de l’esprit humain. Ses arguments et suppositions invitent donc Ă  la prudence dans l’interprĂ©tation. Le chapitre 8 Ă©voque ainsi ses « inclinations ». Inclination au dualisme, inclination au matĂ©rialisme, notamment Ă  propos des esprits des animaux (« animal minds »). La question de la hiĂ©rarchie des ĂȘtres pensants conduit naturellement Ă  envisager les dĂ©veloppements que Locke consacre aux anges (Essai 2.23.13 et 4.16.12), ĂȘtre immatĂ©riels pouvant avoir un corps (p. 169). Il est possible de penser aux ĂȘtres humains par analogie avec les anges. Cependant, nous n’avons pas la mĂȘme certitude Ă  propos de l’existence des anges qu’à propos de celle des animaux : on pourrait ainsi en dĂ©duire que l’analogie avec les esprits des animaux a plus de sens et plus de force pour considĂ©rer l’esprit humain. Cependant, Locke donnant peu d’élĂ©ments sur ce point, il n’est pas certain qu’il soit plus convaincu de l’existence de l’esprit matĂ©riel des animaux que celle de l’esprit immatĂ©riel des anges (p. 170).

La fin du chapitre discute les arguments de Lisa Downing et Nicholas Jolley et conclut par une rĂ©ponse prudente Ă  propos du point de vue de Locke concernant la hiĂ©rarchie des perfections : il y a peut-ĂȘtre une distinction ontologique entre les humains et les animaux, ou bien entre les humains et les anges, mais l’argument de Locke en faveur de la continuitĂ© des ĂȘtres ne nous renseigne pas sur sa prĂ©fĂ©rence (p. 171).

L’ouvrage souligne en conclusion que, sans affirmer que Locke croit Ă  la vĂ©ritĂ© du matĂ©rialisme, il dĂ©veloppe une conception de l’esprit compatible avec une vision matĂ©rialiste des ĂȘtres humains. AprĂšs avoir Ă©tabli que ce dernier laisse ouverte la possibilitĂ© du matĂ©rialisme, l’auteur prĂ©sente dans un Ă©pilogue des penseurs pouvant ĂȘtre appelĂ©s « Lockean materialists » (p. 177), en examinant l’Ɠuvre de John Toland et Anthony Collins. Leurs conceptions matĂ©rialistes viennent-elles de leur lecture de Locke ? Les remarques formulĂ©es Ă  propos de Toland, puis Ă  partir de l’examen de la correspondance entre Samuel Clarke et Collins, conduisent l’auteur Ă  reprendre l’hypothĂšse qui guide la seconde partie de l’ouvrage : Locke propose un terrain d’entente entre matĂ©rialisme et dualisme. Ce qui explique le mot de la fin : Toland semble ĂȘtre lockĂ©en et matĂ©rialiste, plutĂŽt que le reprĂ©sentant d’un matĂ©rialisme qui serait lui-mĂȘme lockĂ©en (p. 179). Collins, quant Ă  lui, est peut-ĂȘtre moins matĂ©rialiste que Toland, mais, de ce point de vue, certainement plus lockĂ©en (p. 182).

Dans sa grande clartĂ© et sa remarquable concision, l’ouvrage part de considĂ©rations apparemment simples Ă  propos de questions Ă  la fois classiques et familiĂšres, et aboutit Ă  des questions relativement complexes et subtiles. Cette subtilitĂ© et cette prudence sont certainement Ă  l’image de la pensĂ©e de Locke elle-mĂȘme. L’expression concise et prudente pourra certainement produire de temps Ă  autre chez le lecteur avide de certitudes un sentiment d’insatisfaction. Pourtant, menĂ©e Ă  son terme, la lecture de l’ouvrage permet d’avoir une vision Ă  la fois claire, articulĂ©e et nuancĂ©e des diffĂ©rentes questions philosophiques posĂ©es par l’alternative entre matĂ©rialisme et dualisme, alternative qui joue ici un rĂŽle structurant dans la construction des arguments dĂ©veloppĂ©s par les auteurs.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p.

Le livre de Ruth Boeker offre une nouvelle perspective sur la thĂ©orie lockĂ©enne de la personne et de l’identitĂ© personnelle. L’auteure s’appuie sur une analyse prĂ©cise du corpus lockĂ©en, en particulier dans l’Essai sur l’entendement humain, mais elle envisage Ă©galement la question dans le contexte plus large du projet philosophique de Locke et des dĂ©bats de son Ă©poque. De ce point de vue, elle s’appuie en effet sur un plus large Ă©ventail de textes du corpus philosophique de Locke que toute autre Ă©tude antĂ©rieure sur le sujet. Cette approche lui permet d’affirmer que la conception lockĂ©enne de l’identitĂ© personnelle n’est pas « psychologique en soi », mais que ses croyances morales, religieuses, mĂ©taphysiques et Ă©pistĂ©miques particuliĂšres expliquent pourquoi il associe une conception morale de la personne Ă  une conception psychologique de l’identitĂ© personnelle. L’auteur conclut sa prĂ©face en soulignant que son approche permet Ă  la fois de montrer comment Locke fait avancer les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs et d’expliquer pourquoi ses premiers critiques ont remis en question ou rejetĂ© son point de vue (p. XVI).

Le travail met Ă©galement en lumiĂšre la maniĂšre dont Locke « fait avancer les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs, en associant les dĂ©bats moraux sur la personne aux dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux sur la vie aprĂšs la mort et la rĂ©surrection, d’une maniĂšre unique et inĂ©dite » (p. 3). L’auteure cherche ainsi Ă  faire apparaĂźtre la nouveautĂ© et l’originalitĂ© de Locke, tout en reconnaissant qu’il n’est pas le premier philosophe Ă  considĂ©rer les personnes (en latin, personae) comme des ĂȘtres moraux et juridiques, puisqu’il s’inscrit en partie dans la tradition du droit naturel, qui les considĂšre comme porteuses de droits et de devoirs. Comme le souligne l’auteure, cette conception morale et juridique remonte au droit romain : Ă  l’origine, le terme latin « persona » dĂ©signait un masque, un rĂŽle ou une apparence, puis il a acquis une signification morale et juridique et a commencĂ© Ă  dĂ©signer les titulaires de droits et de devoirs. Ce point avait dĂ©jĂ  attirĂ© l’attention d’un des disciples de Locke au XVIIIe siĂšcle, Edmund Law, dans son ouvrage A Defence of Mr Locke’s Opinion Concerning Personal Identity (1769) : celui-ci insistait sur l’affirmation de Locke selon laquelle la personne est un terme juridique, et dĂ©fendait l’idĂ©e que les personnes sont des modes plutĂŽt que des substances. À l’appui de cette derniĂšre thĂšse, il cite CicĂ©ron, qui considĂšre la personne comme un rĂŽle ou une apparence imposĂ©e Ă  un ĂȘtre humain. Cela signifie que Law suppose que le sens latin original de persona comme « reprĂ©sentant une certaine apparence, un certain caractĂšre ou une certaine qualité » est toujours prĂ©sent chez Locke. Pour l’auteure, nous ne pouvons pas supposer que Locke adopte tout Ă  fait la conception de la personne telle qu’elle est dĂ©fendue par les auteurs romains ou les partisans de la thĂ©orie du droit naturel, mais plutĂŽt qu’il la rĂ©vise de maniĂšre qu’elle puisse ĂȘtre intĂ©grĂ©e Ă  l’ensemble de son projet philosophique. Il n’y aurait lĂ  rien de surprenant, puisque Locke, contrairement Ă  nombre de ses prĂ©dĂ©cesseurs, est plus prudent lorsqu’il s’agit d’approuver des affirmations mĂ©taphysiques qui dĂ©passent les limites de l’entendement humain et reste agnostique quant Ă  de nombreuses vĂ©ritĂ©s mĂ©taphysiques que nous ne pouvons pas connaĂźtre avec certitude. Il faut comprendre par-lĂ  que la rĂ©duction de la notion de personne Ă  son sens juridique peut sembler contradictoire ou problĂ©matique, au regard des intentions de Locke concernant l’identitĂ© personnelle. En effet, Locke cherche Ă  proposer une thĂ©orie qui donne un sens Ă  la possibilitĂ© d’une vie aprĂšs la mort, d’une rĂ©surrection et d’un jugement dernier. Soucieux de montrer que les personnes, plutĂŽt que les ĂȘtres humains ou les substances, continueront d’exister dans l’au-delĂ , Locke serait rĂ©ticent Ă  accepter le sens cicĂ©ronien de la persona comme un rĂŽle ou une qualitĂ© imposĂ©e Ă  un ĂȘtre humain. Ses conceptions religieuses peuvent expliquer cette rĂ©ticence. Pour Locke, une personne « est dĂ©pendante » d’un ĂȘtre humain. Cependant, selon Locke, nous devons distinguer les idĂ©es de personne et d’homme, et l’identitĂ© (sameness) de l’homme (ou de l’ĂȘtre humain) n’est ni nĂ©cessaire ni suffisante pour penser l’identitĂ© personnelle. Nous ne pouvons ainsi pas supposer, sans arguments convaincants, que les personnes, pour Locke, sont des modes. L’auteure propose une interprĂ©tation qui prend au sĂ©rieux l’affirmation de Locke selon laquelle « personne » est un terme juridique et se demande comment Locke l’associe Ă  sa croyance religieuse et Ă  ses attitudes agnostiques Ă  l’égard de la mĂ©taphysique. Pour illustrer et mettre en valeur l’intĂ©rĂȘt de la thĂ©orie de Locke et son « ingĂ©niosité » (« ingenuity »), l’auteure Ă©labore une comparaison relativement Ă©clairante entre l’approche de Locke et celle de Thomas Hobbes, Ă  propos des personnes et de l’identitĂ© personnelle. AprĂšs avoir rappelĂ© que Hobbes introduit une distinction entre les personnes naturelles et les personnes artificielles dans le LĂ©viathan, elle souligne que Hobbes a besoin de la notion de personne artificielle en plus de celle de personne naturelle pour Ă©tablir son projet politique. Locke, quant Ă  lui, n’aborde pas les questions de reprĂ©sentation politique dans le cadre de sa discussion sur les personnes et l’identitĂ© personnelle dans l’Essai, ce qui explique pourquoi il ne considĂšre pas les personnes artificielles telles que Hobbes les introduit, mais plutĂŽt que la notion de personne de Locke se rapproche de la conception de la personne naturelle chez Hobbes. Sans aborder le dĂ©tail de la position de Hobbes – ce qui a d’ailleurs certainement pour effet de limiter l’apport de Hobbes dans le dĂ©bat sur la conception de la personne – elle souligne l’intĂ©rĂȘt de la rĂ©flexion proposĂ©e par Hobbes sur le sens du terme : en effet, Hobbes, montre que ce terme peut ĂȘtre dĂ©fini de diffĂ©rentes maniĂšres et que nous ne pouvons et nous ne devons pas considĂ©rer que les termes de personne et d’ĂȘtre humain peuvent ĂȘtre utilisĂ©s de maniĂšre interchangeable. Locke est tout Ă  fait conscient de la nĂ©cessitĂ© de prĂ©ciser avec soin la maniĂšre dont nous comprenons l’idĂ©e de personne avant de pouvoir aborder les questions d’identitĂ© personnelle au fil du temps – c’est-Ă -dire la façon dont l’identitĂ© se maintient ou se transforme Ă  travers le temps. C’est ce qui conduit l’auteure Ă  estimer que Locke ne prend pas seulement ses distances par rapport aux points de vue qui assimilent les personnes aux ĂȘtres humains, mais aussi par rapport Ă  d’autres dĂ©finitions du terme de « personne » Ă  son Ă©poque. Elle note Ă©galement que les questions relatives Ă  l’identitĂ© personnelle dans le temps sont absentes de la discussion de Hobbes sur les personnes dans le LĂ©viathan, alors que Hobbes aborde les questions de l’individuation et de l’identitĂ© dans le temps dans son ouvrage De Corpore. Dans la deuxiĂšme partie de l’ouvrage, Hobbes consacre comme on sait Ă  cette notion un chapitre intitulĂ© « De l’identitĂ© et de la diffĂ©rence ». Hobbes s’y demande ce qui fait qu’un individu est Ă  un moment donnĂ© le mĂȘme qu’à un autre moment. Comme le remarque l’auteure, ce sont exactement les mĂȘmes questions que Locke aborde dans le chapitre 27 du livre 2 de l’Essai, « De l’identitĂ© et de la diversité ». Les parallĂšles entre Hobbes et Locke dans leur approche gĂ©nĂ©rale de la question de l’identitĂ© vont mĂȘme plus loin, comme le montre un passage du texte de Hobbes extrait du De Corpore et citĂ© par l’auteure, Ă  propos de la distinction entre ĂȘtre « le mĂȘme homme » et ĂȘtre « le mĂȘme corps ». Locke reconnaĂźt qu’il faut prĂ©ciser sous quel nom (sortal name ou « nom d’espĂšce ») nous considĂ©rons une chose si nous voulons rĂ©pondre Ă  la question de savoir ce qui rend cette chose identique dans le temps. Comme Hobbes, Locke soutient qu’un homme peut continuer Ă  exister, malgrĂ© les changements de particules matĂ©rielles. La comparaison avec Hobbes rĂ©vĂšle que Locke apporte des avancĂ©es philosophiques significatives. Selon l’auteure, Hobbes n’intĂšgre pas son analyse de l’identitĂ© Ă  ses considĂ©rations sur les personnes et il s’agit lĂ  pour elle d’une lacune dans le corpus de Hobbes. Le chapitre de Locke intitulĂ© « De l’identitĂ© et de la diversité » peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme comblant cette lacune en appliquant l’approche gĂ©nĂ©rale de Locke sur l’identitĂ© dans le temps aux personnes et Ă  l’identitĂ© personnelle.

AprĂšs avoir restituĂ© briĂšvement les arguments de Ruth Boeker dans sa prĂ©sentation des objectifs du livre, faisons quelques observations : il faut souligner tout d’abord la clartĂ© des enjeux et la maniĂšre originale dont la thĂ©orie lockĂ©enne de l’identitĂ© est convoquĂ©e. Il est cependant un peu surprenant, en particulier dans la rĂ©fĂ©rence Ă  Edmund Law et Ă  l’usage qu’il fait de CicĂ©ron, que le rĂŽle jouĂ© par Hobbes dans l’élaboration du concept de personne ne soit pas davantage pris en compte. En effet, dans sa dĂ©finition de la personne comme « persona », comme masque ou comme rĂŽle que l’on tient, Hobbes, qui cite prĂ©cisĂ©ment CicĂ©ron sur ce point au chapitre XVI du LĂ©viathan, a aussi parfaitement conscience des enjeux ontologiques et thĂ©ologiques d’une telle dĂ©finition. Il est d’ailleurs dommage que l’auteure ne fasse pas apparaĂźtre plus clairement que ces enjeux sont certainement au cƓur mĂȘme des intentions de Hobbes lorsqu’il rappelle ou feint de rappeler que le terme de personacorrespond au grec prosopon. Une telle interprĂ©tation du concept de personne, associĂ©e de maniĂšre trĂšs consciente chez Hobbes Ă  la question du rĂŽle, au thĂ©Ăątre ou au tribunal, va bien entendu Ă  l’encontre d’une conception ontologique ou thĂ©ologique de la personne, conçue comme substance ou hypostasis, dans le cadre d’une rĂ©flexion critique sur le sens de la TrinitĂ©, et qui fera l’objet de la fin du LĂ©viathan. Remarquons par ailleurs que les rapports entre personne et identitĂ© personnelle avaient fait l’objet d’une Ă©tude de Luc Foisneau (« IdentitĂ© personnelle et mortalitĂ© humaine. Hobbes, Locke, Leibniz », Archives de philosophie, 2004, 67-1), qui montrait prĂ©cisĂ©ment le lien, chez Hobbes, entre sa conception de l’identitĂ© et de la personne, et son refus de toute « mĂ©taphysique de l’immortalité ». Quoi qu’il en soit, il nous semble que les enjeux autour de la notion de personne apparaĂźtraient plus clairement s’il Ă©tait fait rĂ©fĂ©rence, non seulement au dĂ©bat de « Locke Ă  son Ă©poque », mais Ă©galement aux sources classiques et Ă  la cĂ©lĂšbre dĂ©finition de la personne comme « substance individuelle de nature rationnelle » donnĂ©e par BoĂšce.

Il s’agit lĂ  certainement d’une question de mĂ©thode, qui conduit l’auteure Ă  confronter Locke aux philosophes de son temps. Bien que les enjeux religieux soient soulignĂ©s, les arguments sont souvent exposĂ©s dans un cadre qui reste relativement interne aux systĂšmes et aux doctrines philosophiques, ce qui, en un sens, en limite la portĂ©e. L’auteur situe bien sĂ»r Locke dans une tradition, et montre qu’il est redevable, premiĂšrement, Ă  celle du droit naturel et aux conceptions morales de la personne, deuxiĂšmement, aux dĂ©bats mĂ©taphysiques sur l’individuation et l’identitĂ© et, troisiĂšmement, aux dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux sur l’état d’une personne ou d’une Ăąme entre la mort et la rĂ©surrection et dans l’au-delĂ . Locke s’appuie non seulement sur les dĂ©bats de ses prĂ©dĂ©cesseurs, mais il les combine Ă©galement d’une maniĂšre nouvelle et systĂ©matique en distinguant soigneusement les idĂ©es de personne des idĂ©es d’homme et de substance.

AprĂšs un premier chapitre qui expose de maniĂšre claire et dense les enjeux de l’ouvrage, le chapitre 2 propose une analyse approfondie de l’approche de Locke concernant la question de l’individuation et de l’identitĂ© au fil du temps. L’auteur explique que celui-ci, dans son chapitre « De l’identitĂ© et de la diversité », s’intĂ©resse principalement aux questions d’identitĂ© dans le temps dans un sens mĂ©taphysique : sa tĂąche principale consiste Ă  spĂ©cifier les conditions de « persistance ». L’auteure examine comment il distingue l’individuation de l’identitĂ©, et suggĂšre que son approche sur l’identitĂ© se comprend mieux si on la considĂšre comme dĂ©pendante du genre, au sens d’espĂšce ou de « sorte » (« kind-dependent »). Plus prĂ©cisĂ©ment, lorsque nous considĂ©rons la personne comme relevant du genre/espĂšce (kind), il apparaĂźt que nous devons distinguer la conception de l’identitĂ© personnelle de Locke et sa conception de la personnalitĂ© (« personhood »).

Le chapitre 3 explique pourquoi l’approche de Locke sur les questions d’identitĂ© doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme kind-dependent, et examine les dĂ©bats qui ont dominĂ© la littĂ©rature secondaire sur la question de l’identitĂ© chez lui. L’auteure montre que les interprĂ©tations alternatives sont souvent fondĂ©es sur des hypothĂšses mĂ©taphysiques que Locke serait rĂ©ticent Ă  approuver, et accorde une attention particuliĂšre aux diffĂ©rends entre les dĂ©fenseurs de ses interprĂ©tations fondĂ©es sur la coĂŻncidence et sur l’identitĂ© relative. Ces diffĂ©rends sont gĂ©nĂ©ralement liĂ©s Ă  un dĂ©saccord sur la question de savoir combien de choses existent Ă  un endroit spatio-temporel donnĂ©. Ils peuvent ĂȘtre expliquĂ©s Ă  partir d’un exemple, que l’auteure expose de la maniĂšre suivante : prenons l’exemple d’un chat et des particules matĂ©rielles qui le composent. Deux choses distinctes – l’une Ă©tant un chat et l’autre un ensemble de particules matĂ©rielles – existent-elles au mĂȘme endroit dans l’espace et dans le temps, comme le suggĂšrent les dĂ©fenseurs des interprĂ©tations par coĂŻncidence ? Ou bien y a-t-il une seule chose qui peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e Ă  la fois comme un chat et comme un ensemble de particules matĂ©rielles, comme le proposent les dĂ©fenseurs de l’interprĂ©tation de l’identitĂ© relative ? PlutĂŽt que de prendre parti pour une position, l’auteure montre comment l’interprĂ©tation kind-dependent les Ă©vite.

Le chapitre 4 applique aux personnes la thĂ©orie de l’identitĂ© de Locke. Le chapitre commence par s’intĂ©resser Ă  la notion de personne chez Locke et montre que les personnes, selon lui, appartiennent Ă  un type d’ĂȘtre moral et juridique : elles sont soumises Ă  l’obligation de rendre des comptes (« accountability »). Les considĂ©rations dĂ©veloppĂ©es dans le chapitre fournissent des ressources pour une comprĂ©hension fine de la relation entre la moralitĂ© et la mĂ©taphysique dans l’analyse de Locke sur l’identitĂ© personnelle. L’auteure soutient que les considĂ©rations morales ont une prioritĂ© explicative, mais que l’identitĂ© de conscience (sameness of consciousness) est ontologiquement antĂ©rieure aux attributions de responsabilitĂ© morale dans les cas particuliers oĂč l’on a l’intention de dĂ©cider si une personne est responsable d’une action. La fin du chapitre 4 Ă©tablit que l’identitĂ© de conscience est nĂ©cessaire Ă  l’identitĂ© personnelle.

La question de savoir si elle est Ă©galement suffisante sera abordĂ©e au chapitre 6, aprĂšs un examen attentif, au chapitre 5, de la façon dont Locke conçoit l’identitĂ© de conscience. Le chapitre 6 aborde les problĂšmes soulevĂ©s Ă  l’encontre de la conception de l’identitĂ© personnelle de Locke fondĂ©e sur cette identitĂ© de conscience. Le chapitre 7 situe la conception de Locke sur l’identitĂ© personnelle dans le contexte des dĂ©bats mĂ©taphysiques et religieux de son Ă©poque, en particulier les dĂ©bats concernant la possibilitĂ© d’une vie aprĂšs la mort et d’une rĂ©surrection.

Dans le chapitre 8, l’auteure propose un nouveau regard sur le problĂšme de la transitivitĂ© en s’appuyant sur l’idĂ©e selon laquelle il est trĂšs important pour Locke de prendre au sĂ©rieux la possibilitĂ© d’une vie aprĂšs la mort et d’un jugement dernier. AprĂšs avoir soulignĂ© l’intĂ©rĂȘt des interprĂ©tations de Galen Strawson et de Mathew Stuart, qui considĂšrent tous deux que la conception lockĂ©enne de l’identitĂ© personnelle concerne fondamentalement des questions de responsabilitĂ© morale, l’auteure en montre les lacunes, tente de les surmonter, Ă  partir de sa propre interprĂ©tation, et soutient que la question de la transitivitĂ© ou de l’identitĂ© transitive est prise au sĂ©rieux par Locke dans le contexte de la vie aprĂšs la mort ou du jugement dernier. Elle montre, en outre, en se fondant sur les Ă©crits de Locke, que son interprĂ©tation laisse une place au repentir.

Le chapitre 9 rassemble les rĂ©sultats des chapitres prĂ©cĂ©dents et montre le rĂŽle que jouent les croyances morales, religieuses, mĂ©taphysiques et Ă©pistĂ©miques de Locke dans sa rĂ©flexion sur les personnes et l’identitĂ© personnelle. Bon nombre des premiers critiques de Locke rejettent la thĂ©orie de Locke pour des raisons mĂ©taphysiques et/ou religieuses. Le chapitre 10 se concentre sur une sĂ©lection de ces objections et rĂ©vĂšle ainsi les diffĂ©rences mĂ©taphysiques, religieuses et Ă©pistĂ©miques entre le point de vue de Locke et celui de ses premiers critiques et dĂ©fenseurs. Le chapitre 11 concerne les rĂ©ponses de Shaftesbury et de Hume. Les deux philosophes partagent gĂ©nĂ©ralement les vues mĂ©taphysiques agnostiques de Locke, mais sont en dĂ©saccord avec lui sur le plan moral et religieux.

L’ouvrage de Ruth Boeker prĂ©sente une discussion trĂšs solide et trĂšs originale des thĂšses de Locke, ainsi qu’une rĂ©Ă©valuation du dĂ©bat qu’elles ont suscitĂ©. Il constituera trĂšs certainement une rĂ©fĂ©rence majeure, aussi bien pour les Ă©tudes sur Locke que pour la question de l’identitĂ© personnelle. L’orientation analytique de l’ouvrage, guĂšre surprenante pour un tel sujet, permet une clarification des thĂšses et des dĂ©bats, selon une perspective rigoureuse, sans ĂȘtre pour autant ni trop aride ni trop ardue. L’ancrage historique doit certes s’entendre en un sens minimal, mais l’actualitĂ© des thĂšses et la prise en compte de leur rĂ©ception contribue Ă  prĂ©senter un portrait vivant de la philosophie de Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in LumiÚres, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p.

On a pu relever au cours de ces derniĂšres annĂ©es l’intĂ©rĂȘt croissant de la part des chercheurs pour la rĂ©ception contemporaine de Spinoza ou de Leibniz. Il pourrait d’ailleurs sembler, en considĂ©rant les choses de loin, que du point de vue de la rĂ©ception contemporaine ou de la fĂ©conditĂ© de l’Ɠuvre, Spinoza l’emporte sur Leibniz ; ou disons plutĂŽt que du point de vue de la rĂ©ception, la comparaison tourne Ă  l’avantage du premier. Pour ne prendre qu’un exemple, Giorgio Agamben prĂ©fĂšre manifestement Spinoza Ă  Leibniz : dans La communautĂ© qui vient(Giorgio AGAMBEN, La communautĂ© qui vient. ThĂ©orie de la singularitĂ© quelconque, trad. MarilĂšne Raiola, Paris, Seuil, 1990 [La comunitĂ  que viene, Turin, Giuli Einaudi Editore, 1990]), il trouve chez Spinoza des Ă©lĂ©ments pour dĂ©velopper ce qu’il nomme la « thĂ©orie de la singularitĂ© quelconque », dix ans aprĂšs la publication de L’Anomalie sauvage par Antonio Negri, qui proposait d’extraire le spinozisme de l’idĂ©ologie bourgeoise dans laquelle on l’avait trop souvent cantonnĂ©. Negri opĂ©rait ainsi une sorte de renversement de la « tradition spinoziste », ou voulait du moins la nuancer, pour cesser d’y voir une « composante constitutive de l’idĂ©ologie capitaliste ». En rĂ©alitĂ©, plutĂŽt que d’une simple nuance, il s’agissait d’inscrire Spinoza dans une perspective rĂ©volutionnaire, perspective reprise, complĂ©tĂ©e et affinĂ©e par d’autres, comme Saverio Ansaldi dans Spinoza et le baroque. Infini, dĂ©sir, multitude ( Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. François Matheron, PrĂ©faces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron, Paris, PUF, coll. « Pratiques thĂ©oriques », 1982 [L’anomalia selvaggia. Saggio su potere e potenza in Baruch Spinoza, Milan, Giangiacomo Feltrinelli Editore, 1981] ; Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, dĂ©sir, multitude, Paris, KimĂ©, 2005). On peut dire que le renversement de tendances s’est confirmĂ©, puisque la radicalitĂ© de Spinoza est apparue dans toute sa force et sa splendeur grĂące au travail des historiens de mĂ©tier comme Jonathan IsraĂ«l. Il n’est pas difficile de situer le Spinoza de Giorgio Agamben dans cette tradition ou cette constellation spinoziste, Ă  la fois ancienne et nouvelle, qui voit dans l’auteur de l’Éthique et du TraitĂ© thĂ©ologico-politique le penseur « athĂ©e et maudit » exilĂ©, excommuniĂ©, scandaleux, rĂ©prouvĂ© en son temps, mais Ă©lu aux XXe et au XXIe siĂšcles comme penseur de la puissance de l’infini et philosophe de tous les possibles, ou plus simplement penseur de la transformation sociale ou du devenir actif – dans les lectures, non nĂ©cessairement convergentes d’ailleurs, de FrĂ©dĂ©ric Lordon, Chantal Jaquet ou Pascal SĂ©verac, sans parler des prĂ©cĂ©dentes lectures d’Étienne Balibar et de Pierre Macherey, qui ont permis au spectre de Spinoza et au spectre de Marx de nourrir un dialogue fĂ©cond. Pour Leibniz, en revanche, le destin est moins glorieux, du moins si on le compare sous cet angle – celui d’une certaine radicalitĂ© – avec la fortune de Spinoza. Ainsi, Agamben dans son essai Bartleby ou la crĂ©ation, formule-t-il une critique de Leibniz, prĂ©cisĂ©ment sur la question du possible : commentant le cĂ©lĂšbre passage de la ThĂ©odicĂ©e sur « le palais des destinĂ©es », Agamben oppose la figure de Bartleby comme « puissance de ne pas ĂȘtre », Ă  la figure leibnizienne comme justification du « droit de ce qui a Ă©tĂ© contre ce qui pouvait ĂȘtre et n’a pas Ă©tĂ© » (Giorgio Agamben, Bartleby ou la crĂ©ation, trad. Carole Walter, Paris, CircĂ©, 2014, p. 72). Bartleby ou Leibniz, en somme. Cette alternative nous rappelle que, si l’on excepte le livre de Deleuze, qui nous propose dans Le pli (Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988), un Leibniz baroque, un peu comme Saverio Ansaldi nous propose un Spinoza baroque, ou dans une autre perspective Michel Serres qui voit dans l’invention leibnizienne d’une langue universelle une anticipation de la sociĂ©tĂ© moderne ( Michel Serres, Le systĂšme de Leibniz et ses modĂšles mathĂ©matiques, Paris, PUF, 2015 [1968]), il semble que l’auteur de la ThĂ©odicĂ©e soit depuis le siĂšcle des LumiĂšres quelque peu victime des mĂȘmes accusations : la justification de ce qui est ou a Ă©tĂ©, limitant ainsi l’horizon des possibles, ainsi que toute utopie vĂ©ritable (Quentin Landenne, « De la nĂ©cessitĂ© du possible en politique. Critique de l’utopie et politique des modalitĂ©s chez Spinoza et Leibniz », in Augustin Dumont, Repenser le possible. L’imagination, l’histoire, l’utopie, Paris, KimĂ©, 2019). Ce qui, pour un penseur optimiste, semble pour le moins paradoxal, tout comme il peut sembler paradoxal d’aborder le nĂ©cessitarisme de Spinoza sous l’angle de l’« anomalie sauvage » et de la « mise en rĂ©volution du monde » ou de la « mĂ©taphysique des luttes» (FrĂ©dĂ©ric Lordon, « MĂ©taphysique des luttes », dans F. Lordon (dir.), Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Presses de Sciences Po, 2008, p. 23-54). Pour corriger cette vision quelque peu biaisĂ©e ou partielle de l’hĂ©ritage de Spinoza et de Leibniz, il fallait certainement une Ă©tude systĂ©matique de leur rĂ©ception croisĂ©e. C’est ce que se sont proposĂ© de faire Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne dans cet ouvrage. L’originalitĂ© de ce trĂšs riche volume ne consiste d’ailleurs pas seulement dans la maniĂšre de rendre compte d’une double lecture, celle qu’ont faite des auteurs comme Deleuze, Borges ou Hegel. Elle constitue une histoire de leur rĂ©ception, depuis le siĂšcle des LumiĂšres, jusqu’à l’époque contemporaine. Le premier chapitre est ainsi consacrĂ© Ă  la lecture faite des deux philosophes par Diderot et Maupertuis (François Duchesneau) et Ă  leur « rĂ©ception contrastĂ©e » dans l’EncyclopĂ©die de Diderot et d’Alembert (Claire Fauvergue). Qu’il s’agisse de « schĂšmes en conflit », dans la perspective prĂ©sentĂ©e par François Duchesneau, ou du « contraste » dont l’EncyclopĂ©die porte la trace, l’étude de la rĂ©ception de Spinoza et Leibniz apparaĂźt comme une maniĂšre d’éclairer les tensions entre deux systĂšmes irrĂ©conciliables. Mais l’étude de la rĂ©ception de Leibniz Ă  l’époque des LumiĂšres est aussi l’occasion d’un renversement de point de vue : celui qu’opĂšre Guillaume Coissard en posant la question d’une « radicalitĂ© leibnizienne », Ă  partir d’une Ă©tude passionnante des « cas de rĂ©ceptions matĂ©rialistes de Leibniz ». Le deuxiĂšme chapitre Ă©tudie les rĂ©ceptions de Leibniz et Spinoza au XIXe siĂšcle : Hegel (Lucas Petuaud-Lang), Foucher de Careil (Arnaud Lalanne), mais aussi « Spinoza et Leibniz dans la psychopathologie » (Romain Hacques) ou encore Cantor et la notion d’infini (Mattia Brancato). C’est ainsi l’accueil de Spinoza et Leibniz dans les sciences qui est Ă©tudiĂ©e. Dans le troisiĂšme chapitre, Ă©lĂ©gamment intitulĂ© « Nouveaux usages contemporains : prisme deleuzien et approche esthĂ©tique », Thomas Detcheverry propose une Ă©tude sur « Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : Ă©thique, puissance et limite » et Mattia Geretto consacre un nouveau dĂ©veloppement Ă  la lecture nĂ©oleibnizienne de Deleuze. Enfin, pour conclure le chapitre, Fernando Bahr et Griselda Gaiada rendent compte des Ă©chos de la philosophie de Spinoza et Leibniz dans l’Ɠuvre de Borges : « de la mĂ©taphysique aux belles lettres ». C’est certainement chez Borges, peut-ĂȘtre parce que les pensĂ©es de Spinoza et de Leibniz n’agissent pas Ă  la maniĂšre de « schĂšmes conceptuels », que la tension entre les deux auteurs est moins affirmĂ©e et que leur affinitĂ©, rĂ©inventĂ©e par Borges, y est la plus grande.

L’ouvrage dirigĂ© par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne prĂ©sente ainsi un parcours historique trĂšs instructif sur la rĂ©ception des deux auteurs, mais aussi une rĂ©flexion sur l’inventivitĂ© Ă  l’Ɠuvre dans la lecture et les usages philosophiques que leurs pensĂ©es continuent de susciter. Il comporte deux articles en anglais (Mattia Brancato et Matthia Geretto), qui confirment la dimension internationale de l’ouvrage. Une prĂ©sentation consĂ©quente, rĂ©digĂ©e par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne, expose de maniĂšre claire et convaincante l’objet et la mĂ©thode suivie, ainsi que la nouveautĂ© de l’approche. Cette histoire d’une rĂ©ception croisĂ©e permet de saisir toute la complexitĂ© des rapports entre l’Ɠuvre de Spinoza et celle de Leibniz, « ainsi que la variabilitĂ© historique des usages de ces philosophies, et des controverses au sein desquels ils inscrivent » (p. 9). De ce point de vue, elle constitue un complĂ©ment indispensable du travail de Mogens Laerke publiĂ© en 2008, Leibniz lecteur de Spinoza. La genĂšse d’une opposition complexe (H. Champion).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in LumiÚres, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.</p

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Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur Ă  l’ñge du baroque, Paris, HonorĂ© Champion, 2021, 580 p.

L’ouvrage se prĂ©sente comme une monographie de Kenelm Digby, dont il constitue la premiĂšre Ă©tude approfondie en langue française, et pour laquelle il n’existe Ă  proprement parler pas d’équivalent non plus en langue anglaise. C’est aussi l’intĂ©rĂȘt de l’homme et de l’Ɠuvre qui justifie pleinement l’étude magistrale et Ă©rudite qui lui est consacrĂ©e. Esprit universel, courtisan actif, correspondant ou ami de Descartes, Hobbes, Mersenne mais aussi de Selden, Coke et Wallis, Digby fut estimĂ© de ses grands contemporains. C’est d’abord l’éclectisme qui semble marquer son Ɠuvre : philosophie de la nature, thĂ©ologie, autobiographie et analyse littĂ©raire, voyage, poĂ©sie, recettes de cuisine et alchimie. Mais la nature Ă©clectique de ses travaux ne doit pas en masquer l’unitĂ© et l’ouvrage d’A.-L. de Meyer « veut dĂ©plier le systĂšme de Digby » (p. 18). Digby fut un homme connu en son temps, et un homme de science dont on prisait l’avis, Ă  tel point que, comme le rapporte Aubrey, son ancien professeur et ami Thomas Allen l’appelait le Mirandole de son temps : « Dibgy est indĂ©niablement un savant, un virtuoso, et un Ă©rudit, et son rĂŽle central dans le rĂ©seau de la jeune RĂ©publique des Lettres qui sera mis en valeur au fil de ce travail est loin d’ĂȘtre nĂ©gligeable » (p. 19). La question de savoir comment inscrire Digby au sein des diffĂ©rents courants de l’époque n’est pas simple : « Le chevalier s’apparente aussi au courant des libertins Ă©rudits, sans pour autant en faire partie dans la mesure oĂč il revendique sa foi tandis que les libertins sont gĂ©nĂ©ralement associĂ©s Ă  l’athĂ©isme ». Les premiĂšres pages ne laissent pas d’emblĂ©e apparaĂźtre l’originalitĂ© de la pensĂ©e de Digby, sinon parce que celle-ci serait liĂ©e au caractĂšre inclassable de l’homme, et on se demande ce que l’érudit, dont l’autrice nous dit qu’il « ne fournit pas nĂ©cessairement une rĂ©flexion originale », pourrait bien lui envier. Mais la suite de l’ouvrage nous le montre. L’Ɠuvre de Digby a aussi une dimension pratique et « opĂ©ratoire dans sa rĂ©flexion » : par ses expĂ©rimentations alchimiques et ses innombrables recettes, Digby considĂšre que la « dimension plastique » est essentielle dans l’élaboration des savoirs et en bon virtuoso, il aborde la connaissance par l’expĂ©rimentation, ce qui ne doit pas masquer la « systĂ©maticité » de sa pensĂ©e ni sa profondeur (p. 20). Comme l’indique le titre de l’ouvrage, les considĂ©rations sur la systĂ©maticitĂ© de l’Ɠuvre ne sauraient conduire Ă  considĂ©rer l’auteur comme un homme isolĂ©. La formule de John Donne, « No man is an Iland », qu’A.-L. de Meyer utilise avec Ă©lĂ©gance au dĂ©but de ses remerciements, pourrait aussi illustrer la mĂ©thode suivie : dĂ©plier le systĂšme de Digby, c’est aussi l’inscrire dans son Ă©poque. « Un Ăąge du baroque ? » La rĂ©ponse Ă  la question implique de revenir sur l’histoire de ce concept ou de cette dĂ©nomination controversĂ©e. L’autrice se propose de suivre plutĂŽt la conception de Claude Gilbert-Dubois, qui voit dans le baroque non pas « un antonyme, mais plutĂŽt [
] la variation d’une sensibilitĂ© classique, obĂ©issant Ă  une logique diffĂ©rente » (p. 21). Contre l’avis d’Eugenio d’Ors ou Henri Focillon, qui y voyaient une notion intemporelle, le baroque est profondĂ©ment enracinĂ© dans une situation historique marquĂ©e par les ravages de la guerre et des crises de subsistance, les Ă©pidĂ©mies et l’inflation (p. 22). En s’inspirant par ailleurs de l’ouvrage de Pierre Cahnet (Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Vrin, 1980), qui s’attache au choix des images, ou encore des travaux de Jean-Pierre CavaillĂ© (Descartes, La fable du monde, Vrin, 1991), elle souhaite faire de l’étude du style un des outils employĂ©s pour l’analyse, afin d’éclairer la vision gĂ©nĂ©rale de sa rĂ©flexion, et la constellation culturelle Ă  laquelle l’auteur appartient. Ce qui nous reconduit Ă  l’idĂ©e du baroque comme « symptĂŽme palpable d’une crise, comme une sensibilitĂ© oĂč l’imagination et la fantaisie figurent en premier lieu en rĂ©ponse Ă  un certain scepticisme, oĂč la fugacitĂ© est mise en valeur par rapport Ă  la permanence dans le contexte de la philosophie de la nature, oĂč le mouvement est toujours premier, oĂč la mĂ©tamorphose est Ă©rigĂ©e en principe explicatif, oĂč le paradoxe n’empĂȘche pas l’intelligibilitĂ© et oĂč les apparences sont cĂ©lĂ©brĂ©es » (p. 31). Le concept de sensibilitĂ© baroque servira ainsi de « passerelle entre le travail de Digby et son temps » (p. 39). Le double objectif de l’ouvrage est parfaitement dĂ©fini : « élaborer une synthĂšse gĂ©nĂ©rale de la pensĂ©e philosophique du chevalier » et en Ă©valuer la teneur « en rĂ©sonance avec le concept de baroque » (p. 32). L’étude du corpus Ă©pistolaire, qui comprend plus de 275 lettres, et de ses productions littĂ©raires, trouve sa place dans ce travail, qui met en valeur leur intĂ©rĂȘt esthĂ©tique, comme celui de l’autobiographie fictionnelle, Loose Fantasies, qui sert Ă©galement Ă  illustrer l’opinion de Digby sur l’imagination, dĂ©veloppĂ©e dans Deux traitĂ©s ainsi que dans certaines lettres (p. 32-33). L’étude de la philosophie de la nature et de la logique permet Ă©galement de mettre en Ă©vidence une thĂšse originale : « les processus cognitifs sont une rĂ©flexion spĂ©culaire, par leur fonctionnement, du mouvement des atomes dĂ©crit pour le monde physique » (p. 39). Le troisiĂšme temps de l’étude est consacrĂ© Ă  la mĂ©taphysique de Digby Ă  travers les thĂšmes de l’eucharistie, l’immortalitĂ©, la rĂ©surrection, la libertĂ© et la grĂące, mais aussi la nature de l’homme et sa composition, l’importance de la bonne vie et du bonheur, l’influence des astres sur la destinĂ©e humaine. À la faveur de l’analyse de ces questions, « le paradoxe et l’oxymore » apparaissent « comme principes explicatifs systĂ©matiques » (p. 39). Les analyses consacrĂ©es au roman d’inspiration autobiographique Loose Fantasies sont tout Ă  fait passionnantes. AprĂšs avoir prĂ©cisĂ© que ce texte fournit de bonnes indications et constitue aussi un obstacle, l’autrice se fonde sur le concept de self-fashioning ou « mise-en-scĂšne de soi », thĂ©orisĂ© par Stephen Jay Greenblatt, pour Ă©voquer « cet effort de l’individu qui modĂšle son identitĂ© grĂące Ă  l’artifice et Ă  la manipulation », et analyse les procĂ©dĂ©s mis en Ɠuvre par Digby dans ce qui n’est pas une simple « reprĂ©sentation de soi pour se mettre en valeur et se faire connaĂźtre d’une façon choisie, mais implique un rapport aux pouvoirs et Ă  l’autoritĂ© qui a un sens particulier en cette premiĂšre modernité » marquĂ©e par les troubles politiques. L’autre Ă©lĂ©ment majeur du contexte est bien entendu la « rĂ©volution scientifique », par laquelle on vient Ă  dĂ©finir la matiĂšre comme extension, tout en rĂ©introduisant la nĂ©cessitĂ© divine pour expliquer la vie et les choses de l’esprit. Dans la perspective de Digby, qui « semble s’engager dans la controverse pour des raisons religieuses », « l’immortalitĂ© de l’ñme dĂ©pend de la rĂ©ussite opĂ©rationnelle du mĂ©canisme ». Sensible Ă  la dimension religieuse de la quĂȘte, Digby « lĂ©gitime l’étude des choses matĂ©rielles par l’accĂšs qu’elles donnent au divin », comme le montre ses Ă©crits dĂ©votionnels, en particulier les « 5 mĂ©ditations en retraite », dont un extrait est cité : « Le ciel et la terre les elements et tou ce que tu as crĂ©e me peuvent servir fournir (sic) de moyen pour me conduire a toy pourvueu que je ne m’y arreste en eux. L’univers est le livre ou je pourray lire ta grandeur. Mais il faut donc que je passe outre. Il faut que j’adore et que j’ayme toi en eux, non eux en eux mesmes » (p. 75). Dans le chapitre 1, intitulĂ© « Une philosophie pĂ©trie de lumiĂšre du mouvement », la philosophie de la nature commence par une « dissection du rĂ©el » dans laquelle sont Ă©tudiĂ©s les premiers Ă©lĂ©ments constitutifs du monde physique et leur interaction. Parce qu’ils justifient les phĂ©nomĂšnes physiques et fournissent aussi une explication des mystĂšres de la nature, Digby leur consacre une large partie de son TraitĂ© des corps (p. 83). La science semble porter les traces de l’inquiĂ©tude de l’époque et de l’omniprĂ©sence de la guerre : lorsque Digby publie Deux traitĂ©s, entre 1643 et 1644, les batailles rangĂ©es se multiplient et les craintes d’invasion et de massacres sont frĂ©quentes. Digby use ainsi de la bataille navale et de la guerre civile pour dĂ©crire le dessĂšchement qu’opĂšrent le froid et la dĂ©sagrĂ©gation des Ă©lĂ©ments, ou encore « le siĂšge et la bataille rangĂ©e qui Ă©voquent les atomes agrĂ©geant un nouveau corps » : « Ces images de combat parfois trĂšs expressives dĂ©peignent le monde brisĂ©, fragmentĂ©, morcelĂ© qui sert de toile de fond Ă  l’inquiĂ©tude de l’ùre baroque et que l’atomisme digbĂ©en ne fait que renforcer ». Lutteurs, guerriers, combattants, les atomes « dĂ©chirent et lacĂšrent le monde matĂ©riel avec une violence inouĂŻe et insoupçonnĂ©e » (p. 95). « Mouvement permanent du monde, dĂ©chiquetage dĂ©sordonnĂ©, mais systĂ©matique », l’atomisme sert Ă  dĂ©crire un monde caractĂ©risĂ© par sa violence perpĂ©tuelle, dans lequel la guerre est prĂ©sentĂ©e non comme une simple comparaison, mais « rĂ©ellement comme mode de fonctionnement » (p. 97). Pas de monde matĂ©riel sans combat. Les recherches menĂ©es dans le cercle de Mersenne frĂ©quentĂ© par Hobbes ou dans les cabinets des frĂšres Dupuy auxquels Ă©tait liĂ© Gassendi montrent que les phĂ©nomĂšnes d’attraction et la chute des corps auxquels s’intĂ©resse Digby s’inscrivent pleinement dans les controverses qui agitent les esprits jusqu’à la mort de Mersenne en 1648 (p. 138-139). Il faut souligner les analyses passionnantes consacrĂ©es au rĂŽle central de l’imagination et Ă  la question des « envies », dont on trouvait dĂ©jĂ  des Ă©lĂ©ments dans la Dioptrique de Descartes, mais auxquels Digby accorde une importance aussi grande que le fera Malebranche quelques annĂ©es plus tard, avec la mĂȘme fascination pour les cas singuliers (p. 176), ainsi que l’étude consacrĂ©e Ă  la fantaisie (p. 280) ; ou encore les dĂ©veloppements particuliĂšrement Ă©clairants sur la perspective mĂ©taphysique et baroque de Digby, la tension entre l’ñme et le corps, « qui ne s’achĂšvera qu’à la RĂ©surrection », la cohabitation des contraires et l’homme double qui ne surmontera jamais ses tensions, qui donnent toute la mesure de l’Ɠuvre de Digby, « penseur de sensibilitĂ© baroque » (p. 546). L’ouvrage remarquable d’A.-L. de Meyer est ainsi une formidable incitation Ă  lire Digby. Il est aussi une nouvelle maniĂšre d’aborder « l’époque baroque », sur lequel ce livre clair et Ă©rudit apporte un nouveau jour. Cultiver le bonheur terrestre, parce qu’il est un avant-goĂ»t de l’éternel, dans un monde oĂč pourtant les atomes se dĂ©chirent : la sagesse baroque du chevalier Digby est sans aucun doute paradoxale. Qu’elle puisse ĂȘtre exposĂ©e sous la forme d’un systĂšme n’est certainement pas le moindre des paradoxes. C’est nĂ©anmoins ce Ă  quoi est parvenu cet excellent livre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur Ă  l’ñge du baroque, Paris, HonorĂ© Champion, 2021, 580 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p.

« Le LĂ©viathan en laisse ». Il faut bien entendu, pour commencer, souligner que le titre de l’ouvrage est une trouvaille, qui ne manque pas d’attiser la curiositĂ© du lecteur, tout en rendant hommage de maniĂšre plaisante aux multiples tentatives de ceux qui, depuis sa publication, tentĂšrent de capturer le LĂ©viathan, comme ce fut le cas de John Bramhall dans son cĂ©lĂšbre ouvrage. La controverse entre Hobbes et Bramhall, et la rĂ©ponse Ă  La Capture de LĂ©viathan fut d’ailleurs l’occasion de dĂ©cocher, de part et d’autre, quelques traits d’esprits, ceux de Hobbes Ă©tant plutĂŽt mieux aiguisĂ©s, reconnaissons-le, que ceux de Bramhall, au risque de dĂ©passer les limites de la biensĂ©ance. Il suffira de rappeler qu’à J. D., alias Bramhall, plein de confiance dans la capacitĂ© du lecteur Ă  distinguer, Ă  leur pestilence, les plantes saines des Ă©crits de Hobbes, T. H., notre habile auteur, n’hĂ©sitait pas Ă  rĂ©pondre : « Quant au bouquet qui suit, rien ne manque pour qu’il embaume, que d’en essuyer le venin que l’haleine de Monseigneur a projetĂ© sur certaines des fleurs qui le composent » (De la libertĂ© et de la nĂ©cessitĂ©, trad. F. Lessay, Vrin, p. 252). De ce point de vue, on peut considĂ©rer que l’ouvrage de Sean Fleming est avant tout un hommage Ă  Hobbes, plutĂŽt qu’une nouvelle tentative pour faire du formidable monstre un animal domestique. Au-delĂ  du trait d’humour, le titre de l’ouvrage, Leviathan on a Leash, exprime de maniĂšre parfaitement claire son objet, une fois du moins qu’il est Ă©clairĂ© par le sous-titre et les premiĂšres pages : une thĂ©orie de la responsabilitĂ© de l’État. Cette Ă©tude parfaitement bien conduite et argumentĂ©e porte donc sur un aspect tout Ă  fait central de l’Ɠuvre de Hobbes, et permet d’en examiner la soliditĂ© et la fĂ©conditĂ© dans le domaine de la philosophie du droit, mais aussi au regard des problĂšmes posĂ©s par l’histoire contemporaine. Pour cela, il fait intervenir le concept de « personne », dont on connaĂźt l’importance dans le LĂ©viathan. La question examinĂ©e par l’auteur est clairement posĂ©e : que signifie dĂ©tenir une responsabilitĂ© d’État par opposition Ă  un gouvernement, une nation ou un dirigeant individuel ? Dans quelles circonstances attribuer la responsabilitĂ© aux États plutĂŽt qu’aux individus ? L’ouvrage entend dĂ©mystifier le phĂ©nomĂšne de la responsabilitĂ© de l’État et expliquer pourquoi il s’agit d’un Ă©lĂ©ment difficile mais indispensable de la politique moderne. Le livre, qui ne s’adresse pas seulement Ă  des philosophes, mais aussi aux politistes et aux thĂ©oriciens des relations internationales, comporte cinq chapitres principaux. Le premier reconstruit et critique « les thĂ©ories agentielles et fonctionnelles de la responsabilitĂ© de l’État », et montre que ni les unes ni les autres ne donnent vĂ©ritablement de rĂ©ponses adĂ©quates aux questions fondamentales. Au mieux, ces modĂšles fournissent un ensemble incomplet de rĂ©ponses. Au pire, ils nous aveuglent sur des aspects importants de la responsabilitĂ© de l’État. Le deuxiĂšme jette les bases de la thĂ©orie hobbesienne de la responsabilitĂ© de l’État. Il s’agit d’abord de dĂ©terminer ce que veut dire exactement Hobbes lorsqu’il dit que l’État est une personne. Les experts de la responsabilitĂ© de l’État, et mĂȘme de nombreux spĂ©cialistes de Hobbes, n’ont pas rĂ©ussi Ă  apprĂ©cier la nouveautĂ© de l’idĂ©e de Hobbes sur la personnalitĂ© de l’État parce qu’ils ont projetĂ© l’idĂ©e de corporate agency – le cƓur de la thĂ©orie de l’agentivitĂ© – sur Hobbes. Sean Fleming montre qu’il est possible de proposer une nouvelle comprĂ©hension de la personnalitĂ© de l’État de Hobbes si nous rĂ©sistons Ă  cette envie de le lire Ă  travers la littĂ©rature contemporaine sur la corporate agency. Les trois chapitres suivants dĂ©veloppent des rĂ©ponses hobbesiennes Ă  trois questions fondamentales. Le troisiĂšme aborde les questions d’ownership, telles que celle de savoir si les actions des dictateurs et des fonctionnaires scĂ©lĂ©rats (rogue officials) doivent ĂȘtre attribuĂ©es aux États et si les États peuvent commettre des crimes. Il montre que, avec quelques modifications, la version hobbesienne de l’attribution fournit une rĂ©ponse intuitive et convaincante Ă  la question de l’ ownership : une action compte comme un acte d’État si et seulement si l’agent qui l’a accomplie Ă©tait un reprĂ©sentant autorisĂ© de l’État. Une grande partie du chapitre porte sur les conditions de l’autorisation et de la reprĂ©sentation. Le quatriĂšme chapitre aborde les questions d’identitĂ©, telles que celle de savoir si les changements dans la population, le territoire, le gouvernement ou la constitution d’un État modifient sa personnalitĂ© et donc annulent ses responsabilitĂ©s. Selon Hobbes, l’identitĂ© corporative de l’État est crĂ©Ă©e et soutenue par la reprĂ©sentation. L’État a une personnalitĂ© morale parce qu’il a un reprĂ©sentant autorisĂ© qui parle et agit en son nom. Cette identitĂ© persiste aussi longtemps que l’État comme une « chaĂźne de succession » continue, ou une sĂ©rie ininterrompue de reprĂ©sentants. L’étude montre que cette explication hobbesienne de l’identitĂ© corporative rĂ©sout bon nombre des problĂšmes d’identitĂ© qui se posent dans les cas de rĂ©volution, d’annexion, de sĂ©cession, d’absorption, d’unification et de dissolution. Le cinquiĂšme chapitre aborde les questions de fulfilment (accomplissement ou exĂ©cution), et examine notamment la raison pour laquelle les sujets doivent supporter les coĂ»ts des dettes et des obligations de rĂ©paration de leur État. Sean Fleming se concentre sur les rĂ©partitions intergĂ©nĂ©rationnelles de la responsabilitĂ©, dans lesquelles les sujets qui supportent les coĂ»ts n’étaient pas encore nĂ©s lorsque leur État en a engagĂ© la responsabilitĂ©. Il utilise l’idĂ©e de representation by fiction (reprĂ©sentation par la fiction ou reprĂ©sentation fictive) de Hobbes pour expliquer comment les sujets peuvent ĂȘtre impliquĂ©s dans des actes d’État qui se sont produits avant leur naissance. La conclusion rĂ©sume les implications de la thĂ©orie hobbesienne de la responsabilitĂ© de l’État et se tourne ensuite vers l’avenir. Trois tendances en cours sont susceptibles de modifier Ă  la fois la nature et la portĂ©e de la responsabilitĂ© des États : le dĂ©veloppement du droit pĂ©nal international, la prolifĂ©ration des traitĂ©s et le remplacement des reprĂ©sentants humains par des machines et des algorithmes. Bien que la pratique consistant Ă  tenir les individus responsables des actes de l’État puisse sembler rendre la responsabilitĂ© de l’État redondante, l’étude soutient que la montĂ©e de la responsabilitĂ© internationale est complĂ©mentaire plutĂŽt que concurrente. Au contraire, le domaine de la responsabilitĂ© des États continuera de s’étendre dans les dĂ©cennies Ă  venir en raison de la prolifĂ©ration des traitĂ©s. Alors que les États continuent de signer des traitĂ©s bilatĂ©raux et multilatĂ©raux dans tous les domaines, de la protection des investisseurs Ă  la protection de l’environnement, les dĂ©cisions politiques seront de plus en plus circonscrites par des accords internationaux. Une rĂ©action souverainiste est dĂ©jĂ  en cours. Les nouvelles technologies posent le plus grand dĂ©fi Ă  la comprĂ©hension actuelle de la responsabilitĂ© de l’État. Nos thĂ©ories de la responsabilitĂ© des États sont conçues pour un monde dans lequel les « membres » ou « organes » des États sont des ĂȘtres humains de chair et de sang. Mais les États deviennent des cyborgs car ils s’appuient de plus en plus sur des algorithmes pour prendre des dĂ©cisions et sur des machines pour les exĂ©cuter. La thĂ©orie de l’État de Hobbes, mĂ©caniste au dĂ©part, est bien adaptĂ©e aux mondes Ă©mergents des États mĂ©canisĂ©s. Sean Fleming nous conduit en fin de compte Ă  admettre Ă  la fois la « flexibilité » du concept de reprĂ©sentation chez Hobbes, qui convient pour penser diffĂ©rents types de rĂ©gimes, mais aussi pour les robots et les ĂȘtres humains, le lien entre le mĂ©canisme de Hobbes et la conception de l’État comme machine, s’éclairant autant que possible dans les derniers chapitres de l’ouvrage. PlutĂŽt qu’une Ă©tude prĂ©cise de la question de la personne et de la reprĂ©sentation chez Hobbes, l’ouvrage est avant tout une mise en perspective permettant de montrer l’importance du concept de personne et la maniĂšre dont la thĂ©orie hobbesienne de l’État a dĂ©fini les contours d’une politique reprĂ©sentative, dont il est possible qu’elle devienne obsolĂšte, mais qui a Ă©tĂ© en vigueur pendant des siĂšcles et reste pour l’instant notre « meilleur pari ». Comme l’auteur s’en explique lui-mĂȘme, il s’agit davantage d’un ouvrage de thĂ©orie politique contemporaine que d’histoire de la philosophie politique. On soulignera l’intĂ©rĂȘt des rĂ©fĂ©rences Ă  Hobbes pour Ă©clairer diffĂ©rents exemples historiques empruntĂ©s non seulement Ă  l’histoire ancienne mais Ă©galement Ă  la pĂ©riode contemporaine, et les rĂ©flexions sur la « dette » (celle que les États doivent Ă  leurs sujets) de la TchĂ©coslovaquie, de l’Union soviĂ©tique ou du ZaĂŻre. En mettant Ă  profit l’intĂ©rĂȘt de la notion de « fiction » dans le droit, et l’inventivitĂ© de Hobbes dans la maniĂšre dont il use du concept, ce livre fournit une analyse Ă  la fois intĂ©ressante et Ă©clairante des thĂšses de Hobbes, dont il souligne la force, tout en restant modĂ©rĂ© dans ses dĂ©veloppements et ses conclusions.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Gallimard, 2021, 328 p.

Cette Ă©tude de la guerre civile, qui s’insĂšre dans le cadre d’une rĂ©flexion plus gĂ©nĂ©rale et audacieuse, inscrite dans notre prĂ©sent, cherche le « fil secret qui relie et pourrait expliquer des conflits Ă©loignĂ©s de plusieurs siĂšcles » (p. 8). Mais elle s’intĂ©resse aussi Ă  l’apparition d’un phĂ©nomĂšne nouveau dans l’histoire de l’Occident, celui des « guerres religieuses » et des « rĂ©volutions religieuses », qu’il importe d’analyser, Ă  la fois dans leur relation aux rĂ©volutions modernes et Ă  « l’avĂšnement du Christianisme, religion mondiale » (p. 16). Il est impossible de rendre compte, dans un espace aussi bref, de l’ensemble de l’ouvrage de Guillaume Barrera, dont le champ s’étend de la pĂ©riode antique Ă  l’époque contemporaine, et traite de questions Ă  la fois amples et difficiles, mobilisant la connaissance des historiens grecs et romains aussi bien que des compĂ©tences, plus rares chez les philosophes, sur la guerre d’Espagne ou les mondes arabes. Histoire, politique, religion, et bien entendu, philosophie : c’est une rĂ©flexion d’ensemble qui se dĂ©ploie, avec simplicitĂ© et majestĂ©, tout au long des quatorze chapitres de ce bel ouvrage, qui nous conduit d’une rĂ©flexion sur « les deux citĂ©s » et « les deux Romes » aux chapitres 1 et 2, Ă  une analyse de l’avĂšnement de la dĂ©mocratie et de son « violent triomphe » dans la guerre de SĂ©cession (1861-1865) aux chapitres 7 et 8, puis Ă  Tocqueville et Ă  Marx aux chapitres 10 et 11, pour s’achever par des considĂ©rations sur « la guerre civile totale : Espagne, juillet 1936 – avril 1939 », « la guerre civile mondiale ? », et « L’Islam : une autre religion universelle » dans le dernier chapitre. Remarquons que le livre ne comporte pas de conclusion gĂ©nĂ©rale, mais n’invite pas pour autant Ă  donner au dernier chapitre une valeur conclusive : l’ambition de l’ouvrage est certainement d’ouvrir, plutĂŽt que de clore, et c’est aussi dans le sens d’un Ă©largissement de la perspective – ou si l’on prĂ©fĂšre d’un agrandissement de l’échelle – qu’il faut interprĂ©ter le choix de l’ampleur. Mais comme dans tous les grands livres ou les grandes Ɠuvres, l’analyse d’un aspect ou d’un chapitre permet de rendre compte du style et des qualitĂ©s de l’ensemble. Pour justifier ce choix d’une maniĂšre moins contingente que celle de l’espace rĂ©servĂ© Ă  un ouvrage dans un compte rendu, il faut souligner que le livre de G. Barrera a dĂ©jĂ  fait l’objet de discussions et de commentaires, qui sont autant d’indices de son intĂ©rĂȘt et de son importance. C’est donc sur l’aspect anglais, ou son versant outre-Manche, que portera le prĂ©sent compte rendu, pour des raisons Ă©videntes liĂ©es Ă  la nature de ce bulletin et aux compĂ©tences de l’auteur de cette contribution. Le premier Ă©lĂ©ment frappant Ă  la lecture de l’ouvrage, dĂšs l’introduction, est sa qualitĂ© d’écriture, qualitĂ© qui ne dĂ©signe pas ici seulement une forme d’excellence, mais aussi et surtout une qualitĂ© particuliĂšre, faite de simplicitĂ©, de mesure et d’érudition invisible Ă  l’Ɠil nu. Le second Ă©lĂ©ment est l’ampleur et la maĂźtrise des connaissances historiques. À l’image des auteurs qu’il connaĂźt et apprĂ©cie, G. Barrera se fait historien pour ĂȘtre meilleur philosophe, Ă  moins qu’il ne se rĂȘvĂąt historien avant de devenir philosophe. Quoi qu’il en soit, Montesquieu constitue peut-ĂȘtre ici un modĂšle, ou certainement une source d’inspiration, y compris pour le style et la mĂ©thode et pas simplement pour l’objet. L’auteur lui a d’ailleurs consacrĂ© un ouvrage dans la mĂȘme collection (Les lois du monde. EnquĂȘte sur le dessein politique de Montesquieu, 2009). Dans un livre qui part du constat que « les hommes se sont toujours fait la guerre », et qui examine la puissance rĂ©volutionnaire des religions, il n’est pas surprenant de trouver un chapitre sur Hobbes qui, pour des raisons chronologiques – mais aussi, en un sens, plus conceptuelles – se trouve au chapitre 5, c’est-Ă -dire dans les premiers chapitres : Hobbes constitue un moment clĂ©, mais rien de plus, car d’autres Ă©poques et d’autres considĂ©rations suivront. En outre, l’exposĂ© de sa doctrine sera suivi d’une critique de Hobbes (« Contre Hobbes », p. 114-123), brĂšve mais efficace, comme l’ensemble des dĂ©veloppements qui composent le livre. Le titre gĂ©nĂ©ral du chapitre « Hobbes au secours de la souveraineté » (p. 99-124) n’est pas sans rappeler la formule de Foucault qui s’employait Ă  dĂ©mystifier le monstre de Malmesbury en y voyant « l’oie du Capitole », volant au secours de l’État en pĂ©ril. Loin de considĂ©rer le LĂ©viathan comme un simple volatile, l’auteur s’attache Ă  dĂ©crire et Ă  comprendre toute la puissance thĂ©orique de ce monstre marin, mais celui-ci n’est cependant pas « infaillible » (p. 114), si l’on identifie, on l’aura compris, le LĂ©viathan Ă  la philosophie de Hobbes. La qualitĂ© de l’étude de l’Ɠuvre de Hobbes prĂ©sentĂ©e dans le chapitre qui lui est consacrĂ© s’explique par la trĂšs bonne connaissance des textes, mais aussi par une mĂ©thode qui nous conduit de la philosophie Ă  l’histoire, puis de l’histoire Ă  la philosophie, sans jamais faire prĂ©cisĂ©ment de l’histoire de la philosophie entendue comme simple prĂ©sentation des doctrines ou des systĂšmes. Les Ɠuvres reflĂštent les problĂšmes de leur Ă©poque et leur rĂ©pondent. Le chapitre sur Hobbes est donc prĂ©cĂ©dĂ© par un chapitre plus historique – si l’on maintient une distinction qui, dans cet ouvrage, n’a en rĂ©alitĂ© plus lieu d’ĂȘtre – sur « Les royaumes dĂ©sunis : France et Angleterre », permettant de comprendre la nature des problĂšmes posĂ©s (« ObĂ©ir Ă  Dieu plutĂŽt qu’aux hommes ») ainsi que le rĂŽle prĂ©cis des guerres civiles anglaises (1642-1651) dans la redĂ©finition de ces problĂšmes. La rĂ©fĂ©rence aux levellers et aux diggers apporte des Ă©lĂ©ments tout Ă  fait Ă©clairants, et permet de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale de comprendre le contexte – une « RĂ©publique militaire » – dans lequel est publiĂ© le LĂ©viathan. L’intĂ©rĂȘt des analyses consacrĂ©es Ă  Hobbes est Ă©galement liĂ© Ă  la maniĂšre d’identifier les cibles Ă  partir desquelles se construit son Ɠuvre : les juristes, les amateurs d’antiquitĂ©s rĂ©publicaines, les « inspirĂ©s » (p. 99), ou dans la formulation Ă©clairante qui en est donnĂ©e quelques pages plus loin : « Hobbes a livrĂ© bataille autour de ces trois sources : la tradition anglaise, les humanitĂ©s, la Bible » (p. 111). Cette prĂ©sentation fournit une interprĂ©tation synthĂ©tique des intentions de Hobbes, ainsi que la possibilitĂ© d’une comprĂ©hension fine et prĂ©cise des textes, qui donne la mesure de l’importance de la question religieuse dans l’élaboration du LĂ©viathan. Le sous-chapitre intitulĂ© « Pour une Bible politique » est de ce point de vue tout Ă  fait remarquable. Certes, il est bien difficile de rĂ©sister Ă  la tentation de vouloir prendre la dĂ©fense de Hobbes, ou du moins de montrer que certains aspects de son Ɠuvre rĂ©sistent aux critiques qui lui sont adressĂ©es, et qui pointent dĂ©jĂ  dans les conclusions de l’exposĂ© de sa doctrine : « en somme, pour Thomas Hobbes, fidĂšle anglican, c’est-Ă -dire fidĂšle sujet du roi d’Angleterre, c’est-Ă -dire citoyen fidĂšle Ă  la souverainetĂ© qui, seule, pourrait ramener la paix dans le royaume, l’Écriture sainte elle-mĂȘme n’aurait rien visĂ© d’autre que la dĂ©fense de la souverainetĂ© politique » (p. 110-111). C’est en effet une conclusion qu’il n’est pas impossible de tirer. Mais il n’est pas certain que ce soit ce que Hobbes ait voulu montrer, dans la mesure oĂč il s’est essentiellement contentĂ© d’affirmer, contre les interprĂ©tations « rĂ©volutionnaires », et en prenant soin de distinguer la foi et l’obĂ©issance, que l’Écriture n’impliquait pas une remise en cause de la souverainetĂ© politique, et non qu’elle eĂ»t pour objet de la dĂ©fendre, ce qui n’invalide certes pas le fait que c’est bien l’intention de Hobbes quand il commente l’Écriture. Quant Ă  la partie explicitement critique des thĂšses de Hobbes, qui ne manque pas de mentionner les cĂ©lĂšbres critiques antĂ©rieures (Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Kant), elle repose, il convient de le souligner, sur une argumentation fine et nuancĂ©e. Trop zĂ©lĂ© dans sa dĂ©fense de l’idĂ©e selon laquelle « la guerre civile est le pire des maux », Hobbes aurait Ă©tĂ© contraint « à placer l’obĂ©issance au cƓur de sa pensĂ©e politique », et Ă  « chercher dans une perspective minimale – ne pas mourir – la clef d’une vie politique que les Anciens ordonnaient, non pas Ă  la survie, ni mĂȘme au confort et aux agrĂ©ments, mais Ă  la “vie bonne” » (p. 123). La question qui se pose alors est la suivante : « La politique a-t-elle atteint sa fin lorsqu’elle a prĂ©venu la guerre civile ? ». L’auteur esquisse une rĂ©ponse : « Hobbes nous en convaincrait », avant de laisser Ă  Platon le dernier mot. Mais Hobbes aurait certainement pu rĂ©pondre lui-mĂȘme, et bien qu’il soit toujours difficile de rĂ©pondre Ă  la place d’un autre ou en son nom – piĂštre dĂ©finition de la personne et de la reprĂ©sentation ? – nous nous risquons Ă  proposer quelques suggestions. PrĂ©vention de la guerre civile et peur de la mort ne sont-elles pas pour Hobbes des conditions ou des commencements de la politique, plutĂŽt qu’à proprement parler le point oĂč la politique atteint sa fin ? Bien que la sagesse de Hobbes, on l’a souvent soulignĂ©, puisse paraĂźtre peu hĂ©roĂŻque et tournĂ©e vers le confort, cette sagesse du corps, qui a en vue le « salut des corps » dont il est prĂ©cisĂ©ment question dans un passage remarquable du chapitre (p. 122), n’est pas pour autant tournĂ©e vers la vie sensible, laquelle est le propre de l’existence en dehors de la politique, lorsque le salut n’est pas assurĂ©. DĂ©finitivement mis Ă  l’abri et sauvĂ© du malheur (« Être sauvĂ©, c’est ĂȘtre mis en sĂ»reté », Ă©crit Hobbes au chapitre XXXVIII du LĂ©viathan), l’homme peut se tourner vers la science, diminuer sa crainte de l’avenir et construire une existence sociale et politique dans laquelle sont assurĂ©es les conditions de la confiance. On peut certes discuter la possibilitĂ© que le Dieu mortel soit en mesure d’aider l’homme Ă  parvenir Ă  cette fin, mais si elle ne devait en rester qu’au commencement, l’institution ne jouerait en effet qu’un piĂštre rĂŽle. Il ne s’agit pas ici de discuter en spĂ©cialiste le rĂŽle dĂ©volu Ă  Hobbes dans un ouvrage, nous l’avons dit, de grande ampleur, mais plutĂŽt de confronter les interprĂ©tations, et de rĂ©flĂ©chir aux diffĂ©rentes inscriptions possibles de Hobbes dans l’histoire de la modernitĂ©. Le point de vue Ă  la fois historique et philosophique proposĂ© par l’auteur, en prenant position par la critique, est aussi une maniĂšre de considĂ©rer la force des thĂšses de Hobbes, ainsi que la puissance ou la vivacitĂ© de leurs effets. L’ouvrage mĂ©riterait que chacun des chapitres fasse l’objet d’une lecture attentive et argumentĂ©e, et il ne fait aucun doute qu’il suscitera de la part de tout lecteur dĂ©sirant s’instruire et rĂ©flĂ©chir, un questionnement nouveau, liĂ© Ă  l’originalitĂ© de la mĂ©thode, Ă  l’engagement philosophique dans la position des problĂšmes et Ă  la redĂ©finition de leur contour. Il est rare qu’un ouvrage soit Ă  la mesure de ses ambitions. Le livre de G. Barrera y parvient, en raison de la grande qualitĂ© des analyses et de la finesse de l’écriture, mais aussi parce qu’il s’efforce de comprendre et expliquer, en construisant les arguments de façon ferme et engagĂ©e, sans jamais faire preuve de dogmatisme. Un livre ayant l’universel pour objet, et qui parvient Ă  produire de maniĂšre claire et toujours synthĂ©tique une lecture de l’histoire et un dĂ©veloppement philosophique cohĂ©rent : c’est un mĂ©rite suffisamment rare pour ĂȘtre soulignĂ©.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Gallimard, 202, 328 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, TĂłpicos. Revista de filosofĂ­a de Santa Fe, 39, 2020, 210 p.

Les diffĂ©rentes contributions rĂ©unies dans ce volume cherchent Ă  offrir une perspective Ă  la fois large et variĂ©e sur l’état actuel des recherches sur Leibniz. Si un tel projet peut sembler ambitieux pour un volume relativement synthĂ©tique, il n’en demeure pas moins justifiĂ© si l’on tient compte du fait, ainsi que l’expose Griselda Gaiada dans sa prĂ©sentation, que la figure de Leibniz reste relativement mal connue en comparaison d’autres philosophes modernes. Ce fait peut s’expliquer par l’histoire de la rĂ©ception de Leibniz, aussi bien dans la philosophie française des LumiĂšres, marquĂ©e par une certaine tendance antimĂ©taphysique et antireligieuse, que dans l’AufklĂ€rung allemande, qui reçut la mĂ©taphysique de Leibniz Ă  travers ce miroir dĂ©formant que fut la pensĂ©e de Wolff. C’est ainsi la « diffusion-confusion » qui caractĂ©risa la rĂ©ception de Leibniz pendant le siĂšcle qui suivit sa mort, jusqu’au dĂ©but du XXe siĂšcle, qui permit enfin une mise Ă  disposition de l’Ɠuvre de Leibniz, grĂące Ă  l’édition de la Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenchaften et de l’Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, ainsi que grĂące aux travaux d’édition comme ceux de Heinrich Schepers (1925-2020), directeur de la Leibniz-Forschungstelle jusqu’en 1996, et auquel Gaiada rend hommage (p. 5-11). Le volume, qui commence par traiter de questions de mĂ©taphysique leibnizienne, s’ouvre d’ailleurs par un article de Heinrich Schepers (traduction par l’éditrice du volume d’une confĂ©rence donnĂ©e par Schepers en 2017 et publiĂ©e dans les Studia Leibnitia) : « Iter rationis. Viaje de la razĂłn en el mundo de la mĂłnadas de Leibniz », dans lequel l’auteur propose une analyse des principes fondamentaux de la mĂ©taphysique leibnizienne et de son « rationalisme radical ». Le second article, de Gaiada (« Entre el actualismo y la teorĂ­a estĂĄndar de los mundos posibles en Leibniz »), propose une interprĂ©tation de l’origine du monde chez Leibniz Ă  partir d’une discussion des notions d’actualisme et de possibilisme, et prĂ©sente l’évolution de la pensĂ©e de Leibniz sur ce point. C’est Ă©galement de mĂ©taphysique leibnizienne que traite la troisiĂšme contribution : Arnaud Lalanne s’interroge sur la possibilitĂ© de parler d’un principe d’harmonie en gĂ©nĂ©ral chez Leibniz et il en Ă©tudie les principales formulations, qui conduisent Leibniz Ă  Ă©laborer, dans l’Ɠuvre de la maturitĂ©, un vĂ©ritable principe de l’harmonie gĂ©nĂ©rale ou universelle. Rodolfo Fazio traite des rapports entre mĂ©taphysique et philosophie naturelle, Ă  partir d’un examen de la dynamique et de la mĂ©taphysique dans la correspondance de Leibniz avec De Volder. Federico Raffo aborde quant Ă  lui le problĂšme de la quadrature du cercle Ă  la lumiĂšre des approches arithmĂ©tiques de Wallis et de Leibniz pour calculer le nombre π. Andreas Blank Ă©tudie la conception leibnizienne de la prĂ©somption, Ă  la jonction du droit et de la mĂ©taphysique : Ă  partir de l’Ɠuvre juridique de Nicolas Éverard et de Andrea Alciato, il montre que l’on peut Ă©tablir une filiation entre cette tradition et la maniĂšre dont Leibniz aborde la question de la prĂ©somption, en soulignant notamment le rĂŽle des considĂ©rations ontologiques. Enfin, Diana MarĂ­a Lopez propose une interprĂ©tation de la monade leibnizienne Ă  la lumiĂšre des rĂ©appropriations opĂ©rĂ©es par Kant et Hegel : bien que, chez Leibniz, la perception de la monade ne constitue pas une Vorstellung mit Bewusstsein, ou une « conscience rĂ©flexive », qui la limite Ă  la subjectivitĂ© humaine, la rĂ©duction kantienne permet d’orienter l’approche monadologique vers l’idĂ©alisme critique, et l’idĂ©alitĂ© de la monade constitue un antĂ©cĂ©dent nĂ©cessaire Ă  la comprĂ©hension logico-ontologique de l’ĂȘtre-pour-soi. Le volume s’achĂšve par un compte rendu du livre de Federico Raffo, Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud (Grenade, 2019) par Oscar Esquisabel.

L’ensemble des contributions tĂ©moigne de la vivacitĂ© des recherches sur Leibniz en langue espagnole. En traitant de mĂ©taphysique aussi bien que de questions dynamiques ou juridiques, en passant par le problĂšme de l’infini en mathĂ©matiques, l’ouvrage propose un examen Ă  la fois riche et cohĂ©rent, conceptuellement rigoureux, de la pensĂ©e leibnizienne. Comme en tĂ©moigne la prĂ©sentation, ainsi que le dernier article, l’examen des questions thĂ©oriques est indissociable d’une rĂ©flexion sur les conditions et les enjeux de la diffusion de l’Ɠuvre de Leibniz, de ses Ă©ditions et de ses traductions, ainsi que de sa rĂ©ception. En d’autres termes, cette prĂ©sentation des recherches actuelles sur la pensĂ©e de Leibniz est en mĂȘme temps une rĂ©flexion sur le sens de l’hĂ©ritage leibnizien.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, TĂłpicos. Revista de filosofĂ­a de Santa Fe, 39, 2020, 210 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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Laure PÉDRONO, MĂ©taphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019, 466 p.

Dans cet ouvrage d’une remarquable clartĂ©, Laure PĂ©drono Ă©tudie « la maniĂšre dont la mĂ©taphysique et la religion s’entremĂȘlent dans les systĂšmes de pensĂ©e de Leibniz et Berkeley, afin de savoir si l’on peut croire en raison ». L’ouvrage est donc animĂ© par une double exigence : la premiĂšre est relative Ă  l’histoire de la philosophie, dont les principes mĂ©thodologiques, rigoureux et clairs, sont exposĂ©s dans l’introduction. La seconde est directement liĂ©e Ă  la portĂ©e thĂ©orique de l’ouvrage qui, par le biais d’une Ă©tude des systĂšmes de pensĂ©e, fait la lumiĂšre sur les grandes questions qui ont traversĂ© la mĂ©taphysique moderne. Dans une introduction Ă  la fois magistrale et modeste, l’auteure inscrit l’entreprise philosophique de Leibniz et Berkeley dans un mouvement historique : les deux auteurs « prennent la plume pour dĂ©fendre la cause d’un CrĂ©ateur attaquĂ© de toutes parts ». Le rappel du contexte historique commence par Ă©voquer le rĂŽle dĂ©cisif de la RĂ©forme qui, « plus qu’une simple rupture, a fait Ă©clater le monde chrĂ©tien », tout en proposant une distinction Ă©clairante entre les courants de cette diversitĂ© religieuse : (1) les sectes qui naissent d’un dĂ©saccord thĂ©ologique ; (2) les courants qui ont des revendications politiques ou sociales ; (3) ceux que l’on appelle les enthousiastes, et qui cherchent une foi intime et plus personnelle (p. 14). Est ensuite examinĂ© le rĂŽle jouĂ© par Descartes, « le pĂšre de la philosophie moderne », qui a libĂ©rĂ© « la philosophie du joug de la thĂ©ologie », mettant ainsi en danger la foi et le dogme Ă©tabli. Promotion de la certitude mathĂ©matique et exclusion, du domaine de la science, de « la probabilitĂ©, qui rĂ©git les vĂ©ritĂ©s rĂ©vĂ©lĂ©es », rĂ©duction de l’univers Ă  un habile mĂ©canisme : la philosophie de Descartes ouvre la voie Ă  une gĂ©nĂ©ration de penseurs s’appuyant sur « les pouvoirs critiques de l’intellect plutĂŽt que sur la tradition et l’autoritĂ© », ainsi que, plus indirectement, aux libertins, Ă  Spinoza ou Ă  l’athĂ©isme de Bayle. Un dĂ©veloppement utile et pertinent est consacrĂ© aux consĂ©quences paradoxales de la « mĂ©thode purement historique et rationnelle » de Richard Simon dans son Histoire critique du Vieux Testament (1685) qui, voulant servir la cause de l’Église romaine, finit par « donne[r] des armes Ă  ceux qui soutiennent la naturalitĂ© des textes sacrĂ©s ». L’exemple de Richard Simon, dont on connaĂźt l’importance historique, dans le prolongement de l’esprit de Spinoza dans le TraitĂ© thĂ©ologico-politique, permet ainsi de mesurer le rĂŽle et les consĂ©quences de la mĂ©thode critique, ainsi que les inquiĂ©tudes qu’elle suscite chez ses dĂ©tracteurs, conscients que si la raison s’immisçait dans les matiĂšres de la foi, elle risquait, comme ce fut le cas pour Richard Simon, de « fai[re] Ă©clater aux yeux de tous leur invraisemblance ». Enfin, est soulignĂ© le rĂŽle jouĂ© par les journaux savants et les gazettes de Hollande dans la diffusion du dĂ©isme, de l’athĂ©isme ou du fidĂ©isme et des « voix de l’hĂ©tĂ©rodoxie ».

Leibniz et Berkeley sont ainsi situĂ©s dans un contexte, et prĂ©sentĂ©s comme deux reprĂ©sentants majeurs de savants qui, tout en Ă©tant eux aussi des hĂ©ritiers du cartĂ©sianisme, prennent la plume, face Ă  la prolifĂ©ration des esprits dissidents pour « dĂ©fendre la cause de Dieu », comme tous ceux qui, catholiques ou protestants, « choisissent le camp de l’orthodoxie pour rĂ©pondre aux attaques des libres-penseurs ». Le grand mĂ©rite d’une telle prĂ©sentation est qu’elle situe les entreprises apologĂ©tiques de Leibniz et de Berkeley dans un « rapport de forces qui traverse la RĂ©publique des Lettres entre les garants de l’orthodoxie et ceux qui se rĂ©clament du dĂ©isme et de la libre-pensĂ©e » (p. 20). DĂ©fenseurs du christianisme contre deux extrĂȘmes, les rationaux et les enthousiastes, « entre la rĂ©duction de la religion Ă  la raison et l’assimilation complĂšte de la foi Ă  un acte inaccessible Ă  l’entendement humain », Leibniz et Berkeley entendent montrer que « la religion vĂ©ritable est fondĂ©e en raison […] sans pouvoir totalement s’y soumettre » (p. 20).

Le second temps de l’introduction montre comment les systĂšmes de Leibniz et Berkeley, qui semblent Ă  premiĂšre vue « aussi opposĂ©s que sont le rationalisme et l’empirisme […] partagent le mĂȘme dessein de dĂ©fendre le Dieu des ChrĂ©tiens ». AprĂšs une justification des principes qui orientent la comparaison de deux systĂšmes, ainsi qu’une mise au point sur la connaissance que les auteurs avaient l’un de l’autre, la mĂ©thode est explicitĂ©e : celle-ci ne consiste pas Ă  « retracer une Ă©ventuelle influence rĂ©ciproque des deux philosophes », mais plutĂŽt Ă  « mettre au jour les analogies de structure et les divergences de vues » entre des auteurs qui « par des chemins distincts […] poursuivent un but commun » (p. 23), ainsi qu’une mĂȘme conception de la divinitĂ© « qui dĂ©passe celle du simple horloger ou du Dieu calculateur ». La comparaison entre Leibniz et Berkeley, l’étude de l’entrecroisement de la mĂ©taphysique et de la religion au sein de leurs systĂšmes, apparaissent ainsi comme « une mĂ©thode trĂšs certaine […] pour Ă©clairer les liens qu’entretiennent foi et raison Ă  l’aube des LumiĂšres » (p. 25). L’introduction s’achĂšve par une mise au point concise et Ă©clairante sur la dĂ©finition de la mĂ©taphysique (p. 25), identifiĂ©e chez Leibniz Ă  la logique, Ă  l’art d’inventer et Ă  la thĂ©ologie naturelle, et qui prend chez Berkeley diffĂ©rentes formes (une doctrine des principes de la connaissance, une conception de l’ĂȘtre et une science architectonique). Le lien de la mĂ©taphysique « entendue comme science de l’ĂȘtre suprĂȘme » avec la religion est ensuite soulignĂ© : le philosophe doit se faire apologĂšte, pour prouver par des arguments rationnels l’authenticitĂ© des Évangiles et la perfection du Dieu des ChrĂ©tiens (p. 28). L’apologĂ©tique, apologie doublĂ©e d’une « tentative de preuve mĂ©thodique de la vĂ©ritĂ© et de la religion […] se trouve en Ă©quilibre entre la philosophie et la thĂ©ologie ». Elle se situe donc au cƓur des tensions entre la raison et la foi. Au-delĂ  du contexte historique et polĂ©mique, restituĂ© ici de maniĂšre claire et vivante, l’enquĂȘte menĂ©e brillamment par l’auteure doit aussi permettre de « comprendre la ligne de dĂ©marcation entre raison et foi », et de rĂ©pondre Ă  des questions qui sont au cƓur de l’identitĂ© des modernes : « peut-on croire sans raison ou croire contre la raison ? Suffit-il d’avoir des raisons pour croire ? ». C’est en dĂ©montrant que le Dieu des philosophes doit s’identifier au Dieu d’amour des chrĂ©tiens que l’on pourra « croire en raison » (p. 30).

La premiĂšre partie dĂ©bute par une analyse de la dĂ©monstration de la vĂ©ritĂ© de la religion, en s’appuyant sur l’absolue dĂ©pendance de toutes choses Ă  l’égard de Dieu et sur les preuves que le christianisme est vrai, avant d’aborder le second volet de l’apologĂ©tique, qui est de montrer la nĂ©cessitĂ© d’embrasser la religion, en mettant « en Ă©vidence la perfection d’un Dieu qui ne saurait ĂȘtre tenu pour responsable du mal » (p. 30). Montrer la vĂ©ritĂ© de la religion, c’est tout d’abord comprendre la dĂ©pendance ontologique Ă  l’égard du crĂ©ateur, crĂ©ation attribuĂ©e Ă  la bontĂ© divine chez Leibniz (p. 33) : en choisissant de crĂ©er le monde, « Dieu poursuit sa propre gloire et la fĂ©licitĂ© des esprits ». La dĂ©pendance ontologique de toute chose Ă  l’égard de Dieu n’est pas moins grande dans la pensĂ©e de Berkeley (p. 35), puisqu’en supprimant la matiĂšre, « cette chimĂšre inventĂ©e par les philosophes matĂ©rialistes pour propager l’athĂ©isme », Berkeley attribue Ă  un esprit tout puissant la possibilitĂ© de percevoir l’ensemble des existants. « Les idĂ©es crĂ©Ă©es ont, tout comme les vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles dans le systĂšme leibnizien, une existence Ă©ternelle dans l’esprit de Dieu ». Pour Leibniz comme pour Berkeley, « le monde est le fruit de la volontĂ© divine » (p. 35). Suit une analyse de la crĂ©ation continuĂ©e, de la perception divine, de la critique de la vision en Dieu, et un trĂšs beau chapitre sur le monde comme langage de Dieu et grammaire de la nature chez Berkeley, et sur l’harmonie universelle chez Leibniz, assimilable Ă  un langage divin fondĂ© sur la nature des choses ; ou encore sur le rapport Leibniz-Locke Ă  propos du problĂšme de Molyneux (p. 44-48). Puis est abordĂ©e la question de l’existence des corps, du monde extĂ©rieur, de la maniĂšre dont Dieu assure la rĂ©alitĂ© du monde en-dehors de nous, avec un examen de la critique de l’occasionnalisme (p. 65-73), pour montrer que « dans l’occasionnalisme strict les Ăąmes sont, comme les corps, dĂ©possĂ©dĂ©es de toute efficience causale » (p. 76-81). Ainsi, « en rĂ©alitĂ©, dans l’immatĂ©rialisme comme dans l’univers leibnizien, tout se passe comme s’il n’y avait que mon Ăąme et Dieu au monde ». La premiĂšre partie s’achĂšve par une Ă©tude des preuves de l’existence de Dieu (p. 88-103) et des preuves de l’Écriture, des miracles et des prophĂ©ties (p. 109), des preuves probables et des mystĂšres (p. 114), de l’Incarnation (p. 127) et de l’Eucharistie (p. 130). AprĂšs avoir montrĂ© la vĂ©ritĂ© du christianisme, il convient, puisque « la raison sans le cƓur est impuissante », de montrer que « Dieu est aimable ». Le second volet de l’apologĂ©tique se confrontera ainsi au problĂšme de l’existence du mal.

La deuxiĂšme partie, « Rendre la religion aimable », aborde le problĂšme du mal et la solution thĂ©ologique au pĂ©chĂ© originel, Ă  partir d’un rĂ©examen de la question leibnizienne (« Dieu a-t-il voulu que ses crĂ©atures soient peccables ? ») en prenant en compte l’évolution de la position leibnizienne, de ses textes de jeunesse aux Essais de ThĂ©odicĂ©e (p. 168), et prĂ©sente l’argument de la Confessio philosophi de 1673, oĂč Leibniz montre que « si Dieu est la raison du pĂ©chĂ©, il n’est en pas pourtant l’auteur » (p. 169). La diffĂ©rence avec Leibniz sur la question dĂ©cisive du « scandale du mal » apparaĂźt dans le fait que Berkeley est conscient, plus que Leibniz, des limites de toute entreprise de justification de la conduite divine face Ă  l’objection du scandale du mal (p. 224). Pour Berkeley, « la religion doit demeurer mystĂ©rieuse ». La deuxiĂšme partie se poursuit par l’analyse des bienfaits de la religion, et l’étude de la question des fondements de la morale. La rĂ©ponse de Leibniz Ă  Bayle Ă  la question de l’athĂ©e vertueux (p. 237) fournit l’occasion d’une interrogation sur la dĂ©finition de ce que signifie « ĂȘtre vertueux » (p. 246) : agir selon la volontĂ© divine, aimer Dieu sur toutes choses (p. 250). Une sĂ©rie de questions et de notions essentielles sont ensuite abordĂ©es : le devoir envers Dieu (« qu’est-ce qu’ĂȘtre moral ? », p. 255), l’élection et l’immortalitĂ© de l’ñme (p. 261), plan divin, prĂ©destination et damnation (p. 277), le rapport entre Ă©lection et damnation (p. 281). L’ensemble s’achĂšve pas une comparaison entre les points de vue de Leibniz et de Berkeley (« ImmatĂ©rialisme et salut », p. 285) pour Ă©tablir une diffĂ©rence entre Leibniz et le philosophe du sens commun, « intĂ©ressĂ© par les bienfaits pratiques du christianisme […] qui dĂ©montrent Ă  ses yeux sa vĂ©rité » (p. 291).

La troisiĂšme partie, « Philosophie ou thĂ©ologie ? », part de la distinction pascalienne entre le Dieu d’Abraham et le Dieu des philosophes, pour envisager le point de vue de Leibniz et Berkeley qui, contre cette opposition, pensent que « le Dieu des philosophes, accessible par la raison naturelle, mĂšne Ă  celui de la RĂ©vĂ©lation ». Parce que « le cƓur peut-ĂȘtre prĂ©parĂ© par des raisons et que la philosophie peut lĂ©gitimement dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© de la religion », il importe de comprendre les rapports entre raison et religion ; entre religion naturelle et religion rĂ©vĂ©lĂ©e. Si Leibniz s’attache surtout Ă  la question de la conformitĂ© de la raison et de la foi, Berkeley considĂšre que « la foi est au-dessus de la raison sans ĂȘtre contre » (p. 300). La conclusion du chapitre Ă©tablit la diffĂ©rence entre Leibniz qui « pense que la raison est non seulement une prĂ©paration du cƓur, mais la garantie d’une foi solide », et Berkeley, qui « Ă©prouve douloureusement cette incapacitĂ© Ă  atteindre le Dieu de la foi » (p. 344). Si les deux auteurs considĂšrent l’apologĂ©tique comme une propĂ©deutique Ă  la foi, le grand combat de Leibniz est celui de la possibilitĂ© de l’union des Églises, plutĂŽt que celui de la tolĂ©rance religieuse comme pour Berkeley. L’ouvrage s’achĂšve par une rĂ©flexion sur « les conclusions que tirera la postĂ©ritĂ© des limites Ă©pistĂ©mologiques de la dĂ©monstration de Leibniz et Berkeley », Ă  partir d’une judicieuse rĂ©fĂ©rence Ă  la dissertation de Kant Sur l’insuccĂšs de tous les essais philosophiques de thĂ©odicĂ©e de 1791, et sur les limites de la thĂ©ologie spĂ©culative.

L’ouvrage de Laure PĂ©drono est remarquable, tant par la clartĂ© des analyses et des Ă©noncĂ©s que par l’unitĂ© d’ensemble qui gouverne l’organisation et la progression des chapitres. On pourra Ă©galement souligner la perfection formelle du livre et le soin apportĂ© Ă  l’équilibre des parties, la prĂ©cision des transitions et les synthĂšses lumineuses exposĂ©es dans l’introduction et les diffĂ©rentes conclusions qui ponctuent l’écriture des chapitres. Le lecteur ne pourra donc qu’ĂȘtre instruit et admiratif de ce travail exemplaire, ainsi que du talent qu’il exprime, dans le style et dans l’analyse des concepts. À tel point qu’on en oublie l’érudition, pourtant bien prĂ©sente, du dĂ©but Ă  la fin du livre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Laure PÉDRONO, MĂ©taphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca “B. Segre” dell’Accademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018, 400 p.

L’ouvrage rassemble les actes d’un colloque organisĂ© Ă  Rome par Gianni Paganini (Accademia dei Lincei, 7-8 octobre 2015). Les contributions, toutes rĂ©digĂ©es par d’éminents spĂ©cialistes, portent sur diffĂ©rents auteurs de l’ñge classique, de Montaigne Ă  Bayle. Hobbes y tient nĂ©anmoins une place particuliĂšre : il apparaĂźt comme le « philosophe de la curiosité », comme l’indique Gianni Paganini dans son introduction (« Hobbes, philosopher of curiosity », p. 7-37). À la diffĂ©rence de Descartes et Spinoza, Hobbes voit dans la curiositĂ© un trait caractĂ©ristique de la nature humaine (p. 18), reliĂ© Ă  la science, Ă  la culture et aux arts, et il en fait ainsi la base de la mĂ©thode et du langage et par consĂ©quent de la philosophie. Le rĂŽle jouĂ© par la curiositĂ© comme passion spĂ©cifiquement humaine dans le LĂ©viathan est tout d’abord analysĂ© Ă  travers l’opposition entre Hobbes et Descartes, puis Ă  partir de la controverse avec Bramhall. La question qui est alors posĂ©e (p. 23) est de savoir quelle est l’origine de la supĂ©rioritĂ© humaine, qui ne peut ĂȘtre expliquĂ©e ni par un esprit immatĂ©riel comme chez Descartes, ni par un appĂ©tit rationnel comme chez Bramhall. Comment expliquer la particularitĂ© humaine qui permet Ă  l’homme de jouir des bienfaits qui manquent aux animaux (sciences, arts, techniques, contrat, politique, philosophie, religion, etc.) ?

La prĂ©sentation de Gianni Paganini permet de caractĂ©riser la curiositĂ© humaine selon Hobbes Ă  partir d’un certain nombre d’élĂ©ments significatifs, qui concernent essentiellement son rapport Ă  l’avenir et sa capacitĂ© Ă  orienter et prĂ©voir une action Ă  long terme. En rĂ©Ă©valuant le rĂŽle de la curiositĂ©, et en se diffĂ©renciant d’une longue tradition qui oppose les Ă©motions Ă  la raison et Ă  la pensĂ©e rationnelle, Hobbes occupe une place spĂ©cifique au sein de la philosophie moderne, et entretient un rapport particulier Ă  l’humanisme. Il semble que Hobbes soit bien, en effet, le philosophe de la curiositĂ©, puisqu’on trouvera dans l’ouvrage plusieurs chapitres qui lui sont consacrĂ©s : Patricia Springborg, « Curiosity, Anxiety and Religion in Thomas Hobbes » (p. 287‑315), Franco Giudice, « Conoscenza e curiositĂ  nella teoria ottica di Thomas Hobbes » (p. 315-335), Dan Garber, « Curiosity, Novelty and the Politics of Opinion in Hobbes » (p. 335-353), Sharon A. Lloyd, « The Moral Assessment of Human Curiosity in Hobbes’s Leviathan » (p. 353-375), Pierre-François Moreau, « La curiositĂ© chez Hobbes et Spinoza » (p. 375-391). Hobbes est ainsi le philosophe de la curiositĂ©, et la curiositĂ© l’élĂ©ment clĂ© qui permet de rendre compte des diffĂ©rents aspects de la philosophie de Hobbes. En-dehors de la qualitĂ© et de la variĂ©tĂ© des articles prĂ©sentĂ©s, on notera l’originalitĂ© de l’ouvrage, dans sa dĂ©marche comme dans ses effets, puisqu’il conduit non seulement Ă  accorder Ă  Hobbes une place importante dans la premiĂšre modernitĂ©, mais Ă©galement Ă  aborder la modernitĂ© Ă  partir d’une notion dont Hobbes apparaĂźt comme le principal thĂ©oricien. L’étude de la curiositĂ© nous conduit Ă  penser la modernitĂ© Ă  partir de Hobbes, ou autour de lui.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca “B. Segre” dell’Accademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Gianni PAGANINI, « Hobbes, the “Natural Seeds” of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158.

Dans cet article particuliĂšrement clair, Gianni Paganini s’intĂ©resse Ă  la question de l’influence des libertins Ă©rudits sur la pensĂ©e de Hobbes et sa conception de la religion, en particulier dans le LĂ©viathan. L’originalitĂ© de la dĂ©marche tient Ă  ce que l’enquĂȘte combine diffĂ©rents Ă©lĂ©ments « objectifs » pour construire l’argumentation : la prise en compte de l’importance du sĂ©jour parisien de Hobbes constitue un point de dĂ©part pour interroger les textes et l’évolution de Hobbes, du De Cive au LĂ©viathan. Le fait historique vient ainsi Ă©clairer un fait textuel. La dĂ©monstration est construite de maniĂšre trĂšs convaincante, et elle permet de montrer que la dimension anthropologique de la religion telle qu’elle apparaĂźt dans le LĂ©viathan (ch. 11) et la maniĂšre dont Hobbes traite de la « religion naturelle » peuvent ĂȘtre Ă©clairĂ©es par une confrontation avec les thĂšses dĂ©veloppĂ©es par Gabriel NaudĂ© ou La Mothe Le Vayer dans leurs ouvrages. Ainsi, aprĂšs avoir rappelĂ© les Ă©lĂ©ments contextuels concernant la frĂ©quentation et la proximitĂ© de Hobbes avec les libertins Ă©rudits, c’est en suivant avec prĂ©cision le texte du LĂ©viathan, et en prĂ©sentant une comparaison textuelle avec les dialogues de La Mothe Le Vayer (« De la divinité ») ou les ConsidĂ©rations politiques sur les coups d’État de NaudĂ©, que Gianni Paganini parvient Ă  dĂ©montrer l’hypothĂšse de dĂ©part : la relation entre Hobbes et les libertins doit se comprendre en deux sens, positif et nĂ©gatif, « rĂ©ceptif » et « rĂ©actif » (p. 131). Il ne s’agit donc pas d’une « pure et simple rĂ©ception », mais d’une forme de « stimulation » (p. 132).

L’étude du rĂŽle accordĂ© aux passions dans la religion, ainsi que l’analyse conjointe de la religion et de la superstition dans le cadre d’une « histoire naturelle de la religion » permettent d’affirmer la proximitĂ© de Hobbes avec la thĂ©orie libertine de l’usage politique des religions. L’évolution de Hobbes, du De Cive au Leviathan, permet d’identifier, selon les termes de l’auteur, l’émergence de trois objets philosophiques (p. 145) : a) une description philosophique de la religion, incluant la dimension passionnelle de la nature humaine ; b) une explication philosophique dĂ©taillĂ©e du paganisme, non prise en compte dans les ouvrages prĂ©cĂ©dents ; c) une thĂ©orie gĂ©nĂ©rale du thĂ©ologico-politique, incluant l’instrumentalisation de la religion. L’hypothĂšse d’une influence de Machiavel, loin d’infirmer la thĂšse, la conforte, puisque c’est encore une mĂȘme lecture du Florentin qui rapproche Hobbes et les libertins : ni Hobbes, ni NaudĂ© et La Mothe Le Vayer n’accordaient beaucoup d’importance aux vertus « civiques » et « rĂ©publicaines » favorisĂ©es par la religion selon les Romains (p. 151), et ils accusaient plutĂŽt la religion de constituer un prĂ©texte pour favoriser la rĂ©bellion contre l’autoritĂ©.

La derniĂšre partie de l’article (« Hobbes’s Contractarianism and French Libertinism », p. 153) propose une fine analyse de la rĂ©action de Hobbes aux thĂšses libertines, qui ont servi de matĂ©riau Ă  l’élaboration d’une conception plus ample et plus complĂšte de la religion, et l’ont Ă©galement conduit Ă  s’opposer Ă  l’assimilation entre MoĂŻse et les anciens lĂ©gislateurs. MoĂŻse apparaĂźt comme un « sovereign prophet » plutĂŽt que comme un vrai lĂ©gislateur, et le LĂ©viathan accentue son caractĂšre spirituel (p. 155). Aux raisons religieuses (« religious reasons ») de la diffĂ©rence entre le point de vue de Hobbes et celui des libertins, il faut ajouter des raisons politiques (« political reasons ») : comme en tĂ©moigne le jugement nĂ©gatif de NaudĂ© Ă  propos du De Cive, le contractualisme de Hobbes met fin aux arcana imperiorum, puisqu’il en rĂ©vĂšle en quelque sorte le secret. Il convient Ă©galement de souligner, comme le fait l’auteur, que le contractualisme de Hobbes s’applique aussi Ă  la thĂ©ocratie (p. 157), qui repose Ă©galement sur un pacte. La conclusion apporte toute la lumiĂšre sur le sens de la comparaison avec les thĂšses libertines : si la pensĂ©e de Hobbes se caractĂ©rise par un nouvel « idĂ©alisme politique », fondĂ© sur le modĂšle contractualiste, il conserve une forme de « rĂ©alisme politique », hĂ©ritĂ©e de l’analyse des libertins et des sceptiques concernant les origines et l’exercice du pouvoir, comme le montrent son analyse des miracles, sa description de la crĂ©dulitĂ© des hommes ou encore le dĂ©mantĂšlement de la « Confederacy of Deceivers », sur laquelle repose le « royaume des tĂ©nĂšbres ». L’article de Gianni Paganini constitue une contribution tout Ă  fait Ă©clairante, qui allie l’érudition et la clartĂ© dans la dĂ©monstration.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gianni PAGANINI, « Hobbes, the “Natural Seeds” of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Gregorio BALDIN, La croisée des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020, 354 p.

L’ouvrage prĂ©sente de maniĂšre informĂ©e et rĂ©flĂ©chie « les rapports entre Mersenne et Hobbes, en soulignant les diffĂ©rents aspects de cette importante relation intellectuelle » (p. 22). Tout en Ă©voquant, dans la perspective d’une histoire des milieux, les diffĂ©rents acteurs qui, comme Gassendi, ont jouĂ© un rĂŽle significatif dans le contexte commun Ă  Mersenne et Hobbes, une importance toute particuliĂšre est accordĂ©e Ă  la figure de Descartes et au rĂŽle dĂ©terminant qu’il joua dans le dĂ©veloppement de la pensĂ©e hobbesienne. Ainsi, la lecture hobbesienne de la Dioptrique ou le dĂ©bat Ă  propos des MĂ©ditations sont ici examinĂ©s, en prenant en compte de maniĂšre prĂ©cise et concise l’histoire des interprĂ©tations, tout en soulignant la spĂ©cificitĂ© de la perspective, « qui vise plutĂŽt Ă  souligner le rĂŽle des Ă©changes intellectuels qui eurent lieu dans le milieu culturel animĂ© par Mersenne, lequel voit Descartes comme l’un des principaux protagonistes ».

AprĂšs une premiĂšre partie consacrĂ©e Ă  l’étude de Hobbes et le cercle de Mersenne (1634-1636), l’A. Ă©tudie « l’influence cachĂ©e du Minime sur la pensĂ©e hobbesienne », puis il examine, dans une troisiĂšme partie, l’influence de Hobbes sur la pensĂ©e de Mersenne. L’ouvrage s’intĂ©resse en particulier aux aspects scientifiques de la pensĂ©e des auteurs, mais il propose Ă©galement d’intĂ©ressants dĂ©veloppements sur « l’attitude de Mersenne, de Gassendi et de Hobbes face Ă  la mĂ©taphysique cartĂ©sienne », ainsi que des remarques fort intĂ©ressantes sur l’intĂ©rĂȘt de Mersenne pour la pensĂ©e politique de Hobbes et le De Cive, dont on sait qu’il eut en France des lecteurs attentifs. L’auteur indique lui-mĂȘme que le travail ne traite pas directement la question des sources françaises du LĂ©viathan. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’ouvrage de Gregorio Baldin apporte des Ă©lĂ©ments particuliĂšrement Ă©clairants pour comprendre le rĂŽle jouĂ© par les relations intellectuelles de Hobbes au cours de son sĂ©jour en France. Tant par les synthĂšses informĂ©es qu’il prĂ©sente que par les analyses plus novatrices qu’il dĂ©veloppe, le livre de Gregorio Baldin atteint parfaitement l’objectif qu’il s’est fixé : « identifier les Ă©lĂ©ments saillants de la relation intellectuelle qui se matĂ©rialise entre trois des protagonistes du dĂ©bat philosophique Ă  l’aube de la science moderne » (p. 24). Comme nous l’apprend le liminaire, ce livre est issu des recherches doctorales et post-doctorales de l’auteur, Ă  l’UniversitĂ© du PiĂ©mont Oriental, Ă  l’École Normale SupĂ©rieure de Lyon et Ă  l’UniversitĂ© de GenĂšve. Il est le fruit d’un travail de grande ampleur, accompli par un jeune chercheur particuliĂšrement dynamique, qui avait dĂ©jĂ  publiĂ© en 2017 Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, « Biblioteca di Galilaeana », Firenze, Olschki (voir le compte rendu de JosĂ© Medina dans le Bulletin d’Études HobbĂ©siennes I).

Ce prĂ©cĂ©dent ouvrage s’était attachĂ© Ă  montrer l’influence dĂ©cisive de GalilĂ©e sur la philosophie naturelle de Hobbes, mais il comportait Ă©galement un chapitre sur l’influence exercĂ©e par Mersenne sur Hobbes. Tant du point de vue de la mĂ©thode que de l’objet, le nouvel ouvrage apparaĂźt donc comme la suite du prĂ©cĂ©dent. L’un des mĂ©rites de la mĂ©thode de Gregorio Baldin est de combiner une approche Ă©rudite, en citant de maniĂšre prĂ©cise la correspondance ainsi que la littĂ©rature critique, et une prĂ©sentation claire des problĂšmes qui occupaient les savants. Ainsi, le traitement par Mersenne de l’explication du phĂ©nomĂšne de retour de l’arc proposĂ©e par Descartes est prĂ©sentĂ©e en contexte, puis mise en relation avec l’importance des rĂ©flexions de Hobbes sur « la rĂ©flexion de l’arc » et l’apparition de la notion de conatus dans la physique de Hobbes (« le problĂšme de l’arc et le conatus », p. 53 sq.), concept que Hobbes aurait exprimĂ© en opposition Ă  Descartes (p. 56) pour expliquer le phĂ©nomĂšne de la rĂ©sistance des corps. L’importance du sĂ©jour parisien de Hobbes Ă  l’occasion de son troisiĂšme Grand Tour est ainsi soulignĂ©e Ă  partir d’une prĂ©sentation du dĂ©bat, encouragĂ© par Mersenne dans les annĂ©es 1630, sur « le retour de l’arc », puisqu’il eut pour le dĂ©veloppement de la physique de Hobbes une importance significative. C’est ce que montre Ă©galement l’examen du « problĂšme de Poysson », qui concerne la nature ontologique du point mathĂ©matique (p. 64 sq.). On trouvera ainsi dans le chapitre « Points, atomes et rayons de lumiĂšre », une prĂ©sentation Ă©clairante de l’examen de la nature du point dans La vĂ©ritĂ© des Sciences (1625) de Mersenne, ainsi que des remarques intĂ©ressantes sur la prĂ©sence de thĂšmes concernant la nature de la lumiĂšre chez Hobbes qui avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ©s par Mersenne dans l’Harmonie universelle. La deuxiĂšme partie, consacrĂ©e Ă  Hobbes lecteur de Mersenne, porte notamment sur « la conversion de Hobbes Ă  une nouvelle thĂ©orie optique », sous l’influence du cercle de Mersenne. Par une confrontation des textes de Mersenne et de Hobbes, l’auteur, se fondant notamment sur les travaux de Gianni Paganini, cherche Ă  repĂ©rer « les Ă©lĂ©ments communs remarquables pouvant justifier d’une influence rĂ©ciproque » (p. 102).

Mais la confrontation prend une forme plus systĂ©matique lorsqu’il est question (p. 123) d’envisager le lien entre la pensĂ©e de Mersenne et celle de Hobbes Ă  partir de leur rĂ©flexion Ă©pistĂ©mologique sur le statut des sciences. C’est ici la figure de Mersenne qui, dans le prolongement des travaux de Robert Lenoble, se trouve Ă©clairĂ©e, dans son versant Ă©pistĂ©mique, lorsqu’il est question de la recherche entreprise par le Minime dans L’usage de la raison (1623), Ă  propos des fondement solides et irrĂ©futables pour le savoir humain, mais Ă©galement dans son versant moral. Ainsi, les rĂ©flexions menĂ©es par Mersenne sur la diffĂ©rence entre une thĂšse fausse et une thĂšse hĂ©rĂ©tique, ou encore l’idĂ©e selon laquelle l’hypothĂšse copernicienne n’est pas nĂ©cessairement contraire Ă  l’Écriture sainte (p. 126) sont prises en considĂ©ration pour Ă©clairer le rapport entre les Ɠuvres scientifiques et les arguments dĂ©veloppĂ©s dans L’impiĂ©tĂ© des dĂ©istes, athĂ©es et libertins (1623), ainsi que le dialogue de Mersenne avec le scepticisme (La vĂ©ritĂ© des sciences, 1625). Si Mersenne considĂšre qu’il faut conjoindre la raison et l’expĂ©rience (p. 131) – ce qui permet Ă  l’auteur une comparaison avec Bacon –, il considĂšre que les mathĂ©matiques sont le modĂšle de la science. Ainsi le chapitre intitulĂ© « L’épistĂ©mologie de Hobbes et le dialogue avec Mersenne » contient-il une analyse remarquable de l’importance comparĂ©e du syllogisme chez Mersenne et Hobbes (p. 163). La dĂ©finition de la philosophie comme « vraie, correcte et soigneuse nomenclature des choses », donnĂ©e par Hobbes au chapitre XVI du De Motu, se distingue de la conception de Mersenne, mais les deux auteurs coĂŻncident dans le lien Ă©tabli entre la conception syllogistique de la philosophie et une mĂ©thode rigoureusement gĂ©omĂ©trique pouvant ĂȘtre appliquĂ©e dans chaque branche du savoir (p. 163). Enfin, la prĂ©sence d’un hĂ©ritage de Hobbes « oubliĂ© ou caché » dans les Ɠuvres de Mersenne (p. 187) conduit logiquement Ă  l’examen de la lecture du De Cive faite par Mersenne (« GĂ©omĂ©trie, religion et politique : Mersenne et le De Cive », p. 191). On trouvera dans ce chapitre des Ă©lĂ©ments instructifs sur les conditions et les formes de diffusion du savoir. La frĂ©quentation par Hobbes du couvent des Minimes de la Place Royale, l’intĂ©rĂȘt de Mersenne pour le De Cive achevĂ© en novembre 1641, la lettre de 1646 de Mersenne Ă  SorbiĂšre louant la philosophie de Hobbes comme un antidote au scepticisme ou encore la visite de Mersenne Ă  Hobbes au cours de l’étĂ© 1647 alors qu’il Ă©tait malade : tous ces Ă©lĂ©ments montrent la proximitĂ© des deux hommes, mĂȘme si la prudence conseillait Ă  Mersenne de ne pas toujours faire Ă©tat de ses liens d’amitiĂ© avec l’auteur d’un livre considĂ©rĂ© par ses dĂ©tracteurs comme une « rhapsodie d’hĂ©rĂ©sies » (p. 211). Mais la question Ă  laquelle tente de rĂ©pondre l’A. est la suivante : comment « comprendre la raison de ce lien entre Hobbes et Mersenne (…), le moine pieux et catholique et le trĂšs dĂ©testĂ© monstre de Malmesbury » (p. 198). Comment l’auteur de L’impiĂ©tĂ© des Deistes, AthĂ©es et Libertins pouvait-il apprĂ©cier Hobbes ? L’A. Ă©voque alors la nouvelle attitude de Mersenne concernant la tolĂ©rance religieuse, dĂ©jĂ  soulignĂ©e par Lenoble, et met en Ă©vidence sa prĂ©occupation pour le bien de l’État en pĂ©riode de guerre religieuse (p. 205). L’idĂ©e d’un « culte vertueux et rationnel » constitue alors un nouvel Ă©lĂ©ment de rapprochement entre les deux hommes. Des dĂ©veloppements sur l’adhĂ©sion de Mersenne Ă  la philosophie de Hobbes et au De Cive sont repris Ă  la fin de l’ouvrage (p. 280). Le livre de Gregorio Baldin est donc d’une grande richesse. Le lecteur français ne peut que se rĂ©jouir de trouver dans la langue de Mersenne et Descartes – qui est aussi Ă  certains Ă©gards celle de Hobbes – des recherches prenant en compte le contexte et la correspondance, selon une mĂ©thode encore assez rarement prise en compte en France. Le livre consacre Ă©galement des dĂ©veloppement Ă©clairants sur « le rĂŽle de l’imagination chez Descartes et Hobbes » (p. 239 sq.) ou les expĂ©riences sur le vide (« Torricelli Ă  Paris ? Mersenne, Hobbes et les expĂ©riences sur le vide), et il se termine par un chapitre intitulĂ© « Un philosophe mystĂ©rieux dans L’optique et la catoptrique », proposant une enquĂȘte historico-philosophique pleine de suspense, avant de s’achever par des considĂ©rations concluantes sur l’épistĂ©mologie hobbesienne. Il ne reste plus qu’à souhaiter que Gregorio Baldin poursuive son travail, pour continuer Ă  Ă©clairer le lecteur sur la place de Hobbes dans l’histoire de la philosophie française et europĂ©enne.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gregorio BALDIN, La croisĂ©e des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018.

Ce livre cherche Ă  situer la philosophie politique de Hobbes dans le contexte de ses diffĂ©rentes interprĂ©tations, et il dĂ©veloppe une idĂ©e originale, exprimĂ©e par une sorte de mĂ©taphore : l’auteur montre comment les diffĂ©rents interprĂštes de Hobbes ont vu leur propre image reflĂ©tĂ©e en lui ou comment il se sont dĂ©finis contrairement Ă  lui. S’approprier Hobbes (« Appropriating Hobbes ») signifie que Hobbes n’est pas indĂ©pendant des interprĂ©tations qui dĂ©coulent de son appropriation dans ces diffĂ©rents contextes, qui ont servi Ă  le « prĂ©senter au monde ». Cela signifie Ă©galement que l’on ne peut isoler un seul contexte parfait qui nous permettrait de comprendre ce que Hobbes a vraiment voulu dire : en d’autres termes, il est presque impossible de distinguer Hobbes du contexte dans lequel il est lu. Cette affirmation se fonde sur un certain usage de l’hermĂ©neutique – et en particulier des thĂ©ories de Gadamer, Koselleck et RicƓur – qui affirme que grĂące Ă  un processus de « distanciation », les Ă©crits de Hobbes ont fait l’objet d’une appropriation et on Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s, afin de « rendre service », dans des contextes divergents tels que l’idĂ©alisme philosophique, les dĂ©bats opposant la comprĂ©hension philosophique et la comprĂ©hension historique des textes ainsi que dans les controverses idĂ©ologiques ou les caractĂ©risations emblĂ©matiques de Hobbes par diffĂ©rentes disciplines comme le droit, la politique et les relations internationales. Selon l’auteur, ce volume illustre donc la capacitĂ© d’un texte Ă  prendre la coloration de son environnement en explorant et en expliquant l’importance des contextes pour lire et comprendre pourquoi ont Ă©mergĂ© des interprĂ©tations particuliĂšres, comme celles de Carl Schmitt et Michael Oakeshott, ou celles des juristes internationaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siĂšcles.

AprĂšs une Ă©tude du contexte de l’idĂ©alisme philosophique contre lequel Hobbes a Ă©tĂ© lu (chap. 1), l’auteur s’intĂ©resse Ă  l’idĂ©e selon laquelle toutes les philosophies politiques doivent ĂȘtre comprises comme des interventions idĂ©ologiques dans des controverses particuliĂšres (chap. 2). C’est Oakeshott contre Skinner qui est ici Ă©tudié : la diffĂ©rence entre les deux auteurs est que Michael Oakeshott pense qu’à la diffĂ©rence d’une Ɠuvre idĂ©ologique ou de thĂ©orie politique, une Ɠuvre philosophique doit ĂȘtre comprise dans un contexte qui n’est pas enracinĂ© dans les batailles idĂ©ologiques de l’époque. On peut ainsi affirmer que le philosophe ne s’intĂ©resse pas au sens d’un texte dans son contexte idĂ©ologique en tant que tel, mais Ă  la vĂ©ritĂ© de ce qui est argumentĂ©. Oakeshott nĂ©anmoins n’est pas opposĂ© Ă  l’appropriation de Hobbes Ă  ses propres fins idĂ©ologiques, comme le montre le chap. 3, qui examine la critique de la dĂ©mocratie libĂ©rale et la place complexe que l’on attribue Ă  Hobbes dans le processus de ce que Schmitt appelle la « dĂ©politisation ». Pour Schmitt comme pour Strauss, les concessions de Hobbes Ă  l’individualisme, au droit naturel ou Ă  la conscience, constituent autant de lignes de fracture qui ont conduit au voyage dĂ©sastreux vers la dĂ©mocratie parlementaire libĂ©rale. En revanche, c’est l’accent mis par Hobbes sur l’individualitĂ© que Oakeshott valorise, parce que celui-ci agit comme une dĂ©fense contre l’État tout-puissant. L’analyse prend une nouvelle orientation dans les chap. 4 Ă  7, qui explorent les contextes dans lesquels Hobbes a fait l’objet d’une appropriation et a Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme un contributeur important au dĂ©veloppement du droit international et des relations internationales. Il s’agit de montrer un Hobbes diffĂ©rent de celui que nous avons souvent tendance Ă  considĂ©rer uniquement comme un thĂ©oricien de la souverainetĂ©, exclusivement concernĂ© par la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure de l’État et ses institutions. Dans de nombreuses traditions d’interprĂ©tations, Hobbes est vu comme un thĂ©oricien de l’égoĂŻsme. Dans un certain nombre d’analyses produites par des juristes internationaux pourtant, Hobbes apparaĂźt sous un jour diffĂ©rent, pour ceux qui considĂšrent qu’il identifie le droit naturel et le droit des nations, ainsi que pour sa reprĂ©sentation de l’État comme un homme artificiel, sujet du droit des nations. Dans le chap. 5 sont examinĂ©s les dĂ©bats entourant le common law, le droit positif et le droit international, dans lesquels Hobbes est situĂ©, notamment Ă  partir de l’affirmation selon laquelle l’autoritĂ© du common law dĂ©coule de la volontĂ© du souverain. L’auteur prĂȘte une attention particuliĂšre au fait que les questions d’équitĂ© et de raison, intrinsĂšques Ă  la loi naturelle, agissent comme des contraintes sur le souverain. Le chap. 6 constitue une sorte d’aboutissement ou de dĂ©nouement : Hobbes y est abordĂ© du point de vue de la thĂ©orie contemporaine des relations internationales, dans un contexte oĂč l’auteur lui-mĂȘme devient l’un des interprĂ©tants, et situe pour ainsi dire Hobbes dans le contexte de sa propre interprĂ©tation. Il s’agit avant tout de remettre en cause l’idĂ©e selon laquelle Hobbes n’avait pas grand chose Ă  dire sur les relations internationales, pour montrer au contraire que Hobbes considĂ©rait que les souverains, quelle que soit leur autoritĂ©, avaient des obligations morales les uns envers les autres dans leurs relations mutuelles, en particulier dans le respect des accords, et qu’il a Ă©galement Ă©numĂ©rĂ© une sĂ©rie de contraintes prudentielles liĂ©es Ă  l’honneur et au bon jugement.

Remarquablement Ă©crit, mĂȘme s’il est parfois d’un abord un peu difficile, le livre de David Boucher propose un Ă©clairage original et novateur sur la pensĂ©e politique de Hobbes. Il semble que la mĂ©thode, qui ne cherche pas Ă  situer l’auteur dans un contexte particulier, mais plutĂŽt Ă  saisir le jeu des interprĂ©tations dans leur complexitĂ© et leur historicitĂ©, constitue une forme particuliĂšrement rĂ©flĂ©chie de contextualisme, lequel n’est pas toujours conscient, en effet, de sa propre historicitĂ©. Il s’avĂšre Ă©galement que cette mĂ©thode est particuliĂšrement adaptĂ©e Ă  la figure singuliĂšre de Hobbes, et qu’elle constitue un guide utile pour s’orienter dans le spectre des interprĂ©tations, tout en dĂ©fendant une lecture particuliĂšre et en choisissant finalement de mettre l’accent sur l’apport de Hobbes du point de vue du droit international. Les considĂ©rations mĂ©thodologiques, en particulier dans la longue introduction (« Appropriating Hobbes in contexts »), ont parfois tendance Ă  retarder le passage Ă  l’analyse des textes et des thĂšses, mais une lecture patiente du livre instruira le lecteur aussi bien sur l’Ɠuvre de Hobbes que sur ses interprĂ©tations et sur la quasi-impossibilitĂ© de les distinguer. L’ouvrage s’achĂšve par des remarques lucides et rassurantes : « chaque gĂ©nĂ©ration redĂ©couvre Ă  nouveau Hobbes, et parce que le contexte dans lequel il est lu change, notre comprĂ©hension changera Ă©galement » (p. 228). L’Ɠuvre suppose donc des interprĂštes, qui rendent possible le travail infini de l’interprĂ©tation. Il est vrai que ce sont paradoxalement ceux qui, comme Quentin Skinner, ont voulu rendre compte des intentions de l’auteur plutĂŽt que de sa rĂ©ception, qui ont le plus fortement marquĂ© l’histoire des interprĂ©tations, inscrivant ainsi les plus fidĂšles commentaires dans l’histoire de l’Ɠuvre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018, 288 p.

Comme nous l’indiquions dans notre liminaire, l’ouvrage a fait l’objet d’une prĂ©sentation par l’auteur lors de la premiĂšre sĂ©ance du « SĂ©minaire Hobbes @ Paris ». Dans ce livre remarquable Ă  bien des Ă©gards, Arash Abizadeh propose de lire Hobbes Ă  la lumiĂšre de « l’histoire de l’éthique » et de « l’appareil conceptuel dĂ©veloppĂ© dans les travaux rĂ©cents sur la normativité ». Comme son objet, le livre semble donc avoir deux versants ou porter un double regard sur l’auteur qu’il Ă©tudie. Mais les deux faces ou les deux visages de l’éthique ne renvoient pas au double regard portĂ© sur elle, mais Ă  « la distinction fondamentale qui sous-tend l’éthique de Hobbes ». Comme le suggĂšre la magnifique illustration en couverture, une gravure de Hendrick Goltzius, reprĂ©sentant la prudence et la justice s’embrassant (Rijksmuseum), les deux visages de l’éthique sont Ă  la fois opposĂ©s et intimement liĂ©s. L’illustration convient parfaitement Ă  l’ouvrage d’Arash Abizadeh, et joue si bien le rĂŽle de frontispice, qu’on pourrait penser qu’elle a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e spĂ©cialement pour lui. Il n’en est rien bien sĂ»r, puisque le nĂ©erlandais Hendrick Goltz est Ă  peu prĂšs le contemporain de Hobbes. On peut ainsi imaginer que l’auteur du LĂ©viathan aura apprĂ©ciĂ© la gravure s’il la connaissait. Quoi qu’il en soit, le choix d’Arash Abizadeh concernant l’illustration, tout comme le long cheminement qui l’a conduit Ă  Ă©crire le livre, fut certainement aussi patient et rĂ©flĂ©chi que celui de Hobbes lorsqu’il collabora avec Wenzel Hollar ou Abraham Boss. Rappelons Ă  ce point la magnifique Ă©tude de Horst Bredekamp, StratĂ©gies visuelles de Thomas Hobbes (Ă©d. de la MSH, 2003). Un dernier doute subsiste : Arash Abizadeh, professeur Ă  l’universitĂ© McGill, fut-il lui-mĂȘme inspirĂ© par une autre gravure de Goltzius, « Le dragon dĂ©vorant les Compagnons de Cadmos » (MusĂ©e des Beaux Arts de MontrĂ©al), qui date de 1588, l’annĂ©e mĂȘme de la naissance de Hobbes ? Quoi qu’il en soit, Arash Abizadeh partage avec Hobbes l’amour des images : « Job rides the Leviathan in front of a grotesque procession of demons and tormentors », une gravure reprĂ©sentant Job chevauchant une tortue gĂ©ante (d’aprĂšs M. van Heemskerck, 1559) est de toute Ă©vidence l’une de ses gravures favorites, puisqu’elle se trouve sur la page d’accueil de son site personnel. Certes, ces remarques prĂ©liminaires font apparaĂźtre une sĂ©rie de troublantes coĂŻncidences, mais elles ne prĂ©tendent pas nous rĂ©vĂ©ler la face cachĂ©e d’Arash Abizadeh, et ne nous Ă©clairent pas directement sur l’objet mĂȘme du livre. Cependant, elles nous permettent de mieux comprendre l’intĂ©rĂȘt de l’ouvrage qui conjugue, dans son style et sa mĂ©thode, l’étude historique, prĂ©cise et Ă©rudite, et la dĂ©marche analytique, rigoureuse et parfois ardue, qui met Ă  l’épreuve les thĂšses de Hobbes, en les Ă©clairant par les dĂ©bats contemporains en mĂ©ta-Ă©thique. Le livre examine donc une « distinction fondamentale », qui est Ă  la fois l’objet du livre et en commande la structure : d’un cĂŽtĂ©, les « raisons prudentielles du bien, Ă©noncĂ©es dans la loi de nature prescrivant les moyens de conservation de soi », de l’autre, les « raisons du juste [« right and justice »], comprenant des obligations contractuelles pour lesquelles nous sommes responsables ». Cette distinction, l’auteur le montre, « marque un tournant dĂ©cisif dans la transition de la conception grecque Ă  la conception moderne de l’éthique, et dĂ©montre la pertinence de Hobbes dans les dĂ©bats actuels sur la normativitĂ©, les raisons et la responsabilité ». L’introduction, extrĂȘmement riche, s’ouvre par une rĂ©fĂ©rence au CarnĂ©ade de Grotius, et explique en quoi le XVIIe siĂšcle reprĂ©sente « un tournant dans l’histoire de l’éthique europĂ©enne », car il correspond au moment oĂč le modĂšle eudĂ©moniste hĂ©ritĂ© de la GrĂšce antique a commencĂ© Ă  cĂ©der la place Ă  un modĂšle de moralitĂ© moderne et juridique. Le point de vue eudĂ©moniste, centrĂ© sur la question de la vie bonne et la maniĂšre de la rĂ©aliser, considĂ©rait les raisons affectives du dĂ©sir et ou de la passion comme enracinĂ©es dans le bien propre (« one’s own good », p. 1). Pour cette raison, l’eudĂ©monisme est finalement une Ă©thique Ă©goĂŻste. La conception moderne de l’éthique s’écarte de l’éthique grecque, en prenant « la forme d’un code juridique, c’est-Ă -dire de lois morales et d’obligations ». Les stoĂŻciens, CicĂ©ron ou Thomas d’Aquin ont certes posĂ© les bases de ce changement en introduisant la notion de « loi naturelle », mais c’est bien au XVIIe siĂšcle qu’intervient la « rupture dĂ©cisive » : malgrĂ© le cadre lĂ©galiste qui fut Ă©laborĂ© au cours des siĂšcles prĂ©cĂ©dents, « l’éthique du XVIIe siĂšcle se distingue par l’émergence, Ă  travers les Ɠuvres de Francisco Suarez, Hugo Grotius et Thomas Hobbes, d’une notion juridique de l’obligation ». Le nouveau rapport entre loi naturelle et loi civile Ă©tabli par Hobbes permet de comprendre la diffĂ©rence entre sa conception de l’obligation juridique et celle de Grotius : les deux auteurs ont dĂ©veloppĂ© une conception de l’obligation juridique « intrinsĂšquement normative et juridique », mais Hobbes opĂšre une sĂ©paration radicale entre l’obligation juridique et la loi naturelle, et ne fonde pas l’obligation sur la sociabilitĂ© naturelle. Contrairement Ă  Grotius, l’obligation dĂ©pend de conventions et d’un contrat par lequel « une personne exprime son intention de se lier aux autres ». C’est ainsi l’obligation au sens propre du terme que Hobbes a thĂ©orisĂ©e : celle-ci ne repose ni sur la volontĂ© de Dieu comme chez Suarez, ni sur la sociabilitĂ© naturelle comme chez Grotius, mais « sur le sens interpersonnel des actes volontaires ». Les lois naturelles, en revanche, n’imposent des obligations qu’au sens large (« loose sense ») du terme, c’est-Ă -dire le sens eudĂ©moniste tel qu’on le trouve chez Thomas d’Aquin. On sait que la loi naturelle n’est pas pour Hobbes une loi au sens propre, comme le rappelle l’auteur, mais il faut Ă©galement comprendre que l’obligation naturelle n’est pas non plus une obligation au sens propre, c’est-Ă -dire au sens juridique du terme, du moins tant qu’elle n’est pas reconnue de maniĂšre conventionnelle comme un commandement faisant autoritĂ©. Dans cette premiĂšre phase de l’analyse, l’auteur commence donc par revenir sur des aspects souvent commentĂ©s de la distinction hobbesienne, en gĂ©nĂ©ral considĂ©rĂ©e du point de vue de la diffĂ©rence entre conseil et commandement, et il en propose une nouvelle explication en mettant en Ă©vidence les deux sens de l’obligation. Mais l’originalitĂ© de la perspective apparaĂźt surtout dans la suite du propos, qui fait apparaĂźtre dans l’éthique de Hobbes « deux dimensions distinctes de la normativité ». La premiĂšre comprend les reasons of the good, c’est-Ă -dire les raisons que nous pouvons prendre en compte lorsque nous raisonnons Ă  la premiĂšre personne (« from a first-personal perspective »), mais pour lesquelles nous ne sommes responsables devant personne (« for which we are not accountable to anyone »). Ces raisons normatives du premier type font que nous sommes responsables (responsible) au sens oĂč les passions et les actions nous sont imputables ; elles supposent une capacitĂ© rationnelle et nous permettent d’ĂȘtre guidĂ©s ou conseillĂ©s, et de justifier du mieux possible nos passions ou nos actions. La deuxiĂšme dimension comprend les reasons of the right, c’est-Ă -dire les raisons pour lesquelles nous sommes responsables vis-Ă -vis des autres (« second-personnally accountable to others »). Ces raisons, pour lesquelles nous pouvons ĂȘtre tenus pour responsables de nos actes, se fondent sur les signes de notre volontĂ©, reconnus de maniĂšre interpersonnelle (« interpersonnaly recognized signs of our will »). À ces deux types de raisons, correspondent deux types de blame : « criticism or critical blame » d’un cĂŽtĂ©, « vindicatory or reactive blame » de l’autre. Les two faces de l’éthique sont donc Ă©clairĂ©es par les « Two faces of Responsability », Ă©tudiĂ©es par Gary Watson dans un article de 1996 citĂ© par l’auteur. Entre la dimension de l’éthique relative Ă  l’attribution et la dimension relative Ă  la responsabilitĂ© (attributability and accountability), il existe selon l’auteur un « fossé » (« chasm »), car les raisons du juste (reasons of the right) ne sont ni rĂ©ductibles ni entiĂšrement dĂ©rivables des raisons du bien (reasons of the good). Cette distinction peut ĂȘtre Ă©clairĂ©e et attestĂ©e par une rĂ©fĂ©rence au tableau des sciences donnĂ© par Hobbes dans le LĂ©viathan anglais, dans lequel il distingue l’Éthique (« Ethics »), qui traite des « consĂ©quences des passions des hommes » et « La science du juste et de l’injuste » (« The Science of Just and Unjust »), qui concerne « Les consĂ©quences de la parole ». Alors que l’Éthique ou Science du bien correspond Ă  la dimension traditionnelle – eudĂ©moniste – de la normativitĂ©, fondĂ©e sur le bien de l’agent, la « Philosophie Morale » (« Moral Philosophy ») est la partie de l’éthique qui traite spĂ©cifiquement des relations sociales. La science du bien concerne les lois naturelles ; la science de la justice concerne les lois artificielles et les obligations juridiques. La notion d’attributabilitĂ© renvoie aux prĂ©ceptes rationnels de la loi naturelle, principalement ceux qui prescrivent Ă  chacun de chercher les moyens de se conserver (« social means of self-preservation »), alors que la notion d’accountability comprend essentiellement les obligations dĂ©coulant du contrat, en vertu desquelles chacun est responsable envers les autres. Le fossĂ© existant entre les deux types de respect des obligations n’implique pas qu’ils soient sans rapport, puisque la loi naturelle prĂ©voit le respect des obligations contractuelles et que, comme l’explique Hobbes, la prudence nous fournit des raisons de tenir compte des « raisons du juste », mĂȘme si celles-ci ne trouvent pas pour autant leur fondement dans la loi naturelle (« not because natural law furnishes or grounds reasons of the right », p. 6). La densitĂ© du propos et l’originalitĂ© des perspectives ne peuvent qu’inviter le lecteur Ă  suivre patiemment le cheminement de la dĂ©monstration et, comme pour le LĂ©viathan, Ă  ne pas s’en tenir au frontispice, pour comprendre la dĂ©duction rigoureuse des raisons d’obĂ©ir et le sens de l’obligation. La relation entre prudence et justice est examinĂ©e tout au long de l’ouvrage. AprĂšs un retour sur l’argument du « Fool » (« l’Insensé »), qui fait Ă©cho Ă  l’objection du CarnĂ©ade de Grotius, l’introduction revient sur le rĂŽle du XVIIe siĂšcle dans l’histoire de l’éthique normative et de la mĂ©ta-Ă©thique, en s’interrogeant sur le rapport entre le nouveau modĂšle de l’éthique inspirĂ© par le dĂ©veloppement du mĂ©canisme (GalilĂ©e, Descartes, Gassendi, Mersenne) et le vocabulaire normatif largement prĂ©sent Ă  l’époque, en particulier dans la philosophie de Hobbes. C’est donc la question de la conciliation entre natural philosophy et normative philosophy qui doit ĂȘtre examinĂ©e. Ce point sera repris dans la conclusion gĂ©nĂ©rale (« Naturalism and normativity », p. 263-276). On lira Ă©galement avec profit les considĂ©rations mĂ©thodologiques, prĂ©sentĂ©es comme des prĂ©liminaires, dans l’un des chapitres de l’introduction, Ă  propos de la pertinence et des difficultĂ©s de l’usage du vocabulaire contemporain (new conceptual apparatus) pour rendre compte des textes classiques. Si le risque de « distorsion anachronique » existe, l’usage d’outils contemporains permet nĂ©anmoins de rendre compte de la nouveautĂ© du projet philosophique de Hobbes et de la maniĂšre dont il a contribuĂ© Ă  forger et fixer la langue philosophique anglaise, mais Ă©galement les nouveaux concepts de l’éthique et de la philosophie morale. Si le XVIIe siĂšcle constitue un tournant, Hobbes joue assurĂ©ment dans ces transformations un rĂŽle dĂ©cisif. L’introduction se poursuit par une prĂ©sentation extrĂȘmement Ă©clairante et prĂ©cise des diffĂ©rents sens du terme de reason (« Normativity and reason », p. 13-17), dans une Ă©tude qui conjugue une analyse philologique prĂ©cise et une mĂ©thode d’inspiration analytique. On ne pourra que suivre Arash Abizadeh dans sa dĂ©fense de la conjonction et de la compatibilitĂ© des mĂ©thodes. L’ouvrage se compose de sept chapitres, rĂ©partie de maniĂšre Ă©quilibrĂ©e dans trois parties bien distinctes : I. The metaethics of reason. II. Reasons of the good. III. Reasons of the right. La bibliographie, trĂšs fournie, comporte de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă  la littĂ©rature critique sur Hobbes, ainsi qu’à la philosophie normative contemporaine. On trouvera ainsi, Ă  la seule lettre « P » des auteurs aussi diffĂ©rents que Gianni Paganini, Derek Parfit, Guy Patin, Martine PĂ©charman ou Philip Pettit. Il ne fait aucun doute que cet excellent ouvrage, qui marque une nouvelle Ă©tape dans les Ă©tudes hobbesiennes, trouvera de nombreux lecteurs et suscitera donc de nouvelles controverses.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 424-427

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Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari Ă©diteur [Pan-Africaine Revue de l’Innovation (PAARI)], 2018, 218 p.

L’objet du livre est clairement dĂ©fini au dĂ©but de l’introduction, puisque l’auteur propose une lecture inĂ©dite de Hobbes en cherchant Ă  « explorer la dimension calculatoire du langage et analyser la thĂ©orie de la science et de la raison qu’elle implique en dĂ©gageant sa spĂ©cificitĂ© et son originalitĂ© dans le paysage du XVIIe siĂšcle » (p. 13). L’intention n’est donc pas tant de soutenir une thĂšse Ă  propos de la philosophie politique de Hobbes que d’en montrer la force et l’originalitĂ© Ă  partir de trois notions clĂ©s : le langage, la science et la politique. Le langage est non seulement la premiĂšre notion, mais il est aussi le pivot autour duquel s’organise l’ouvrage et le concept Ă  partir duquel l’auteur entend saisir l’unitĂ© de la philosophie de Hobbes. De ce point de vue, le livre prĂ©sente une organisation tout Ă  fait cohĂ©rente. La mĂ©thode d’exposition est constamment animĂ©e par un souci de clartĂ©, une volontĂ© pĂ©dagogique d’expliquer et de clarifier. La lecture proposĂ©e a tout d’abord le mĂ©rite d’éloigner encore un peu plus le spectre d’un Hobbes thĂ©oricien du pouvoir autoritaire, et Ă  la diffĂ©rence de tous ceux qui l’ont condamnĂ© sans le lire, l’auteur dresse un portrait de Hobbes rassurant plutĂŽt qu’inquiĂ©tant. L’ouvrage intĂ©ressera tous ceux qui considĂšrent la maniĂšre dont le langage et la science peuvent corriger nos reprĂ©sentations et amĂ©liorer nos conditions d’existence. La lecture Ă©claire la pensĂ©e de Hobbes en prĂ©sentant une vision ordonnĂ©e des diffĂ©rents aspects de sa thĂ©orie du langage : entendons par-lĂ , la maniĂšre dont l’étude du langage chez Hobbes traverse les diffĂ©rents champs de sa philosophie. Ce qui nous mĂšne d’une analyse de la certitude des dĂ©nominations Ă  une rĂ©flexion sur les rapports entre langage et contrat dans la premiĂšre partie, Ă  une prĂ©sentation des Ă©lĂ©ments de sa thĂ©orie de la science (la mĂ©thode, les mathĂ©matiques) dans la deuxiĂšme partie, puis, Ă  partir d’une prĂ©sentation de l’articulation entre mathĂ©matiques et science civile, Ă  un dĂ©veloppement, en troisiĂšme partie, sur le langage et la science civile, qui prend en compte les rapports de la thĂ©orie politique avec la logique, les mathĂ©matiques et la physique. La mĂ©thode cherche Ă  aborder Hobbes sans parti pris, et elle permet de montrer l’ampleur et la cohĂ©rence de son systĂšme, ainsi que la constance gĂ©nĂ©rale de ses prĂ©occupations. L’auteur met en Ă©vidence la solidaritĂ© des diffĂ©rents Ă©lĂ©ments de la doctrine, et montre que les considĂ©rations sur la rhĂ©torique accompagnent la rĂ©flexion de Hobbes sur la science. En affirmant que la rhĂ©torique est une dimension essentielle et indĂ©passable de toute philosophie ayant une visĂ©e pĂ©dagogique et politique, l’auteur permet de mieux saisir l’unitĂ© de l’Ɠuvre de Hobbes, et surtout il montre que la rĂ©flexion et la prise en compte de la rhĂ©torique enrichissent constamment, chez Hobbes et peut-ĂȘtre au-delĂ  de Hobbes, la rĂ©flexion sur la science et l’analyse des conditions de la politique : le langage joue un rĂŽle Ă  la fois dans la constitution du politique (le contrat) et dans la science du gouvernement, la pĂ©dagogie venant se substituer dans une certaine mesure aux rĂ©flexions classiques sur l’art de gouverner. Dans son introduction, l’auteur commence par analyser les consĂ©quences du « systĂšme linguistique » de Hobbes, en examinant le discours mental comme Ă©lĂ©ment d’une « sĂ©miologie empirique », et le rĂŽle du langage comme « condition de possibilitĂ© de la raison ». Puis l’auteur aborde la question des rapports entre science et rhĂ©torique, le statut des mathĂ©matiques et la dĂ©finition de la raison comme acte de calculer. On trouve ensuite, de maniĂšre relativement ponctuelle, et presque Ă  la maniĂšre d’une incise ou d’une remarque, un bref dĂ©veloppement sur les aspects politiques, Ă  partir d’une rĂ©flexion sur les rapports entre raison, calcul et intĂ©rĂȘt. La mĂ©thodologie consiste Ă  saisir le procĂ©dĂ© dĂ©ductif Ă  partir duquel la science civile constitue une science sui generis au mĂȘme titre que la logique, les mathĂ©matiques et la physique. Le rĂŽle du langage dans la constitution de la raison, du calcul et de la science est clairement mis en Ă©vidence (la capacitĂ© du langage de dĂ©nombrer les choses ; la connaissance de l’ordre des noms de nombres et la fonction mnĂ©sique et calculatoire des mots). L’importance accordĂ©e par Hobbes au langage, Ă  la fois du point de vue cognitif et politique, explique que certains dĂ©veloppements prennent la forme d’une vĂ©ritable cĂ©lĂ©bration du langage, mais si le langage est au cƓur de la philosophie de Hobbes, c’est aussi en tant que problĂšme, et en particulier du point de vue politique. La raison contribue Ă  perpĂ©tuer la guerre de tous contre tous, puisqu’elle est liĂ©e au calcul Ă©goĂŻste, mais il faut aussi souligner la dimension nĂ©gative du langage, et la conception critique que Hobbes formule Ă  son Ă©gard, et qui apparaĂźt presque toujours comme une sorte de revers de la mĂ©daille, pas simplement Ă  travers les mauvais usages, les abus, l’absurditĂ© ou le mensonge, ou la critique de la rhĂ©torique, mais aussi en lui-mĂȘme. La parole distingue l’homme de l’animal d’une maniĂšre qui n’est pas tout Ă  fait celle de Descartes puisque le langage permet de mentir, de dĂ©former, qu’il est Ă  la fois l’expression de sa sociabilitĂ© et de son insociabilitĂ©. Ce sont ainsi ses diffĂ©rents aspects qui sont examinĂ©s : langage et folie, langage et mensonge, langage et introspection. On saluera la rĂ©fĂ©rence aux textes latins et la prĂ©sence de traductions originales. Enfin, on pourra situer cette contribution Ă  Hobbes dans l’histoire de ses rĂ©ceptions contemporaines. Si l’ouvrage ne cherche pas Ă  proposer une interprĂ©tation politique de la philosophie de Hobbes, l’intention thĂ©orique qui l’anime a Ă©tĂ© suscitĂ©e par la nĂ©cessitĂ© d’une prise de distance face Ă  une situation historique tragique ou conflictuelle. Comme l’écrit Chantal Jaquet au dĂ©but de sa prĂ©face : « Pour Charles Lebon Nkourissa, qui a Ă©tĂ© le tĂ©moin d’une histoire meurtriĂšre, le problĂšme des fondements d’une science politique permettant aux hommes de vivre en paix n’est pas une pure question d’école, elle s’enracine dans la nĂ©cessitĂ© de comprendre comment une science civile est possible afin d’endiguer les effets dĂ©vastateurs des passions humaines » (p. 9). De ce point de vue, la perspective choisie rend parfaitement compte de l’articulation entre langage, science et politique dans l’Ɠuvre de Hobbes, qui fut comme on sait Ă©laborĂ©e comme une rĂ©ponse aux crises de son temps. Est ainsi proposĂ©e une nouvelle interprĂ©tation des rapports entre « hobbisme et dĂ©mocratie », pour reprendre une expression de Justine Bindedou-Yoman (auteure de Hobbisme et fĂ©minisme, vers une fluctuation de l’identitĂ© fĂ©minine, PAF, 2015 et du ProcĂšs de la dĂ©mocratie en Afrique (ed.), L’Harmattan CĂŽte d’Ivoire, 2016). Dans l’histoire des dĂ©mocraties occidentales, le spectre du LĂ©viathan a souvent Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© comme une figure menaçante, limitant les libertĂ©s individuelles, en particulier chez les adversaires de l’État. Il est frappant de voir que l’idĂ©e d’un pouvoir absolu comme condition de l’expression publique de la parole trouve, dans un contexte de crise, des Ă©chos favorables, et en un sens bien plus proches du texte de Hobbes que dans les rĂ©actions inquiĂštes de ceux qui l’ont condamnĂ© au nom des libertĂ©s individuelles. Il ne s’agit pas de considĂ©rer la sĂ©curitĂ© comme le premier des biens, mais de voir dans l’État les conditions mĂȘme de l’existence politique. Dans sa conclusion, l’auteur propose une synthĂšse claire des « trois dimensions [qui] concourent Ă  la science civile : la logique par la rigueur et la cohĂ©rence des propositions, les mathĂ©matiques dans leur critĂšre de dĂ©finitions des termes et la physique en rĂ©fĂ©rence aux phĂ©nomĂšnes Ă  partir desquels se construit le calcul de la raison » (p. 181).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari Ă©diteur, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 427-429

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Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de l’État. MatiĂšre et dialectique de la souverainetĂ© politique, Paris, Éditions Delga, 2018, 213 p.

L’introduction propose de « repenser le matĂ©rialisme hobbĂ©sien dans sa cohĂ©rence ». AprĂšs ĂȘtre revenu « sur quelques idĂ©es reçues sur […] Hobbes », en rappelant notamment la distinction existant entre un philosophe « prĂŽn[ant] l’absolutisme politique » et « un idĂ©ologue de la monarchie absolue », l’auteur nous invite Ă  considĂ©rer Hobbes comme « un prĂ©curseur de la modernitĂ© politique, comme le montre sa dĂ©finition du peuple ». Parce qu’il a montrĂ© qu’« un peuple est souverain ou il n’est rien », Hobbes « annonce en quelque sorte la sĂ©quence historique de la RĂ©volution française et des Constituantes de 1789 et 1792 » (p. 5). Dans un ouvrage d’introduction Ă  la philosophie de Hobbes, il faut reconnaĂźtre que cette prĂ©sentation a quelque mĂ©rite, et saura certainement aiguiser l’intĂ©rĂȘt du lecteur, dont l’attention aura d’ailleurs dĂ©jĂ  Ă©tĂ© attirĂ©e par la citation de Marx mise en exergue. Il ne faut d’ailleurs pas s’y tromper : bien qu’il s’agisse d’un ouvrage destinĂ© au grand public, l’auteur n’entend pas remplacer les idĂ©es reçues par d’autres idĂ©es reçues, et c’est bien la pensĂ©e de Hobbes dans sa complexitĂ© et ses contradictions apparentes qui est prĂ©sentĂ©e dans la suite de l’introduction. « Hobbes n’était pas un penseur du changement social » (p. 6), comme nous le confirme une citation, donnĂ©e en note, de l’ouvrage de Patrick Tort, Physique de l’État (Vrin, 1978), ouvrage dont un compte rendu historique par Yveline Leroy est reproduit en annexe (p. 194-195). Le ton est donnĂ© : les recherches sur le matĂ©rialisme de Hobbes et sa thĂ©orie de l’État se trouvent d’emblĂ©e encadrĂ©es par Marx et Darwin, ce qui n’est guĂšre surprenant puisque Lilian Truchon est par ailleurs l’auteur d’une thĂšse sur « Le Darwinisme dans la culture politique chinoise » (2017). Mais lĂ  encore, le lecteur qui craindrait de voir dans le livre de Lilian Truchon un nouvel Ă©pisode de « Hobbes chez les darwiniens » sera vite rassurĂ© en constatant que les analyses dĂ©veloppĂ©es dans l’ouvrage se fondent sur une lecture prĂ©cise des recherches rĂ©centes sur le matĂ©rialisme de Hobbes (en particulier Jean Terrel, Arnaud MilanĂšse et Jauffrey Berthier). Si l’ombre de Darwin et de ses commentateurs plane parfois dans l’ouvrage, c’est pour mieux rappeler en quoi, malgrĂ© l’identitĂ© de leur logique dialectique, il se distingue de Hobbes, Ă  tel point que toute hypothĂšse concernant une Ă©ventuelle rĂ©miniscence de l’état de nature dans sa version hobbesienne chez le penseur de la sĂ©lection naturelle est Ă  proscrire (p. 96), tout comme, par ailleurs, les interprĂ©tations non matĂ©rialistes de Hobbes. Mais reprenons le fil de l’introduction. Si Hobbes n’était donc pas un penseur du changement social, il reconnaissait nĂ©anmoins un droit de rĂ©sistance aux esclaves. Il fut matĂ©rialiste, mais non athĂ©e et « passablement thĂ©ologien », tout en Ă©tant « ennemi dĂ©clarĂ© de toutes les formes d’intĂ©grismes religieux » (p. 6), adversaire du puritanisme religieux plutĂŽt que de l’idĂ©al rĂ©publicain de libertĂ© : restituer avec rigueur la pensĂ©e de Hobbes exige en effet de se dĂ©faire des idĂ©es reçues, et d’en rappeler certaines pour mieux les critiquer, comme celle qui consiste Ă  rĂ©duire son anthropologie Ă  l’état de nature et Ă  la vision d’une humanitĂ© naturellement mĂ©chante, vision dont on apprend qu’elle fut paradoxalement perpĂ©tuĂ©e au XIXe siĂšcle par un auteur comme Pierre Kropotkine, qui dĂ©signa l’état de guerre gĂ©nĂ©ralisĂ©e sous l’expression de « loi de Hobbes » (p. 9). L’introduction est dans l’ensemble Ă©clairante et stimulante. L’idĂ©e d’une sortie de l’état de nature sur le mode dialectique, reprise Ă  Patrick Tort, de nouveau citĂ©, convaincra-t-il les spĂ©cialistes de Hobbes ? Certainement, puisque l’idĂ©e d’une Aufhebung de la nature, abolie et conservĂ©e dans la politique, est « parfois » attestĂ©e par des commentateurs de Hobbes : François Tricaud, Pierre-François Moreau et Dominique Weber sont citĂ©s pour Ă©clairer les relations complexes de la nature et de l’anti-nature. Au terme de cette prĂ©sentation dynamique et salutaire, qui rappelle les « fondements matĂ©rialistes de la philosophie naturelle de Hobbes », le propos de l’ouvrage est Ă©noncĂ© : « rĂ©instaurer la logique dialectique du systĂšme politique hobbĂ©sien dont “les lois de nature” constituent le pivot » (p. 13). Contrairement Ă  ce qu’affirmait Ernst Bloch, citĂ© par l’auteur, il y a donc bien une dialectique dans la tradition empiriste anglaise.

L’ouvrage se compose de trois chapitres : I. Imaginer « l’anĂ©antissement du monde ». II. L’état de nature : une rĂ©alitĂ© anthropologique. III. ContinuitĂ© et effet de rupture dans le passage Ă  l’état civil. La conclusion porte Ă©galement un titre : « La nature de l’État de Hobbes Ă  Marx ». La justification de l’ordre choisi pour l’exposition n’est pas toujours explicite. Les remarques et explications sur l’histoire du concept de matĂ©rialisme et son usage pour rendre compte de la philosophie de Hobbes sont en gĂ©nĂ©ral Ă©clairantes et informĂ©es. Mais le rappel rĂ©current de l’hypothĂšse dialectique pour rendre compte des rapports entre nature et artifice, ainsi que les dĂ©veloppements sur « l’efficience logique de la continuitĂ© rĂ©versive » (p. 153) risquent de dĂ©courager certains lecteurs. On trouvera nĂ©anmoins vers la fin de l’ouvrage un chapitre intĂ©ressant sur la question de savoir s’il faut considĂ©rer la philosophie de Hobbes comme « une gĂ©omĂ©trie politique ou une physique de l’État ? » (p. 160), Ă©clairĂ©e par une rĂ©fĂ©rence aux analyses de JosĂ© MĂ©dina sur les rapports entre mathĂ©matiques et philosophie, ainsi qu’un dĂ©veloppement suggestif sur le sens de la critique du « matĂ©rialisme mĂ©caniste » (p. 167), Ă  partir de rĂ©fĂ©rences Ă  Marx et Engels, qui nous conduisent naturellement vers la conclusion. L’idĂ©e d’un matĂ©rialisme politique de Hobbes semblait jusque-lĂ  affirmĂ©e de maniĂšre quelque peu dogmatique, et essentiellement garantie par la rĂ©fĂ©rence insistante Ă  la figure tutĂ©laire de Patrick Tort. La conclusion, qui prĂ©sente « la nature de l’État de Hobbes Ă  Marx », Ă©claire les bĂ©nĂ©fices de la lecture matĂ©rialiste, Ă  la fois pour la thĂ©orie de l’État et pour la comprĂ©hension de la thĂ©orie politique de Hobbes. En effet, le matĂ©rialisme bien compris permet de dĂ©fendre Hobbes contre d’éventuelles critiques d’inspiration marxiste, qui verraient chez Hobbes un reprĂ©sentant du formalisme juridique : « Selon cette orientation critique marxiste, la pensĂ©e politique de Hobbes peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme tributaire d’une illusion juridico-politique aveugle au fait que l’État ne naĂźt pas soudainement d’une “volontĂ© souveraine”, comme un champignon qui sortirait de terre Ă  l’annonce de l’automne. Au contraire, c’est parce que l’institution Ă©tatique est nĂ©e d’un mode d’existence matĂ©riel particulier des individus qu’elle prend ensuite la figure d’une volontĂ© souveraine » (p. 187). L’ouvrage mĂ©rite donc d’ĂȘtre lu jusqu’à la fin. On pouvait regretter de temps Ă  autre un excĂšs d’informations et de rĂ©fĂ©rences Ă  la littĂ©rature critique, qui semblait prendre le pas sur une rĂ©fĂ©rence directe au texte de Hobbes. Mais la conclusion Ă©claire Ă  la fois l’objet et la mĂ©thode, puisque le livre de Lilian Truchon cherche aussi Ă  interprĂ©ter les interprĂ©tations, pour finalement mieux ressaisir la nature de l’entreprise hobbesienne. Le livre n’en conserve pas moins un caractĂšre quelque peu singulier, puisqu’il est Ă  la fois une introduction Ă  la philosophie de Hobbes, souvent pĂ©dagogique, et un travail assez libre, souvent audacieux, dont l’ambition n’est certainement pas de convaincre tous les experts (on regrettera d’ailleurs la quasi-absence de rĂ©fĂ©rences Ă  la littĂ©rature critique anglo-saxonne). Quelle que soit l’intention qui a animĂ© son auteur, il constitue une contribution intĂ©ressante, qui Ă©claire les rapports entre Hobbes et Marx. On comprend, un peu mieux encore, pourquoi Karl Marx pouvait ĂȘtre, selon l’expression fameuse de Julien Freund, « un admirateur discret de Thomas Hobbes ».

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de l’État. MatiĂšre et dialectique de la souverainetĂ© politique, Paris, Éditions Delga, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 429-431

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Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, coll. Les Anciens et les Modernes, 2018, 328 p.

En quoi consiste la « Vision politique » de Malebranche ? Suivons sur ce point les explications de l’auteur : « nous avons cru pouvoir dĂ©nicher au sein du malebranchisme un “occasionnalisme politique” selon lequel le lien politique qui s’instaure entre les hommes peut ĂȘtre compris Ă  la lueur de la conception de Dieu comme seule vĂ©ritable puissance causale et de la thĂ©orie occasionnaliste des rapports entre l’ñme et le corps » (p. 15). L’ouvrage de Raffaele Carbone prĂ©sente au moins un double intĂ©rĂȘt. En premier lieu, il fait apparaĂźtre la philosophie de Malebranche sous un nouveau jour : en traitant de la « vision politique de Malebranche », il montre que l’oratorien « a toujours Ă©tĂ© intĂ©ressĂ© par les rapports de pouvoir qui s’instaurent entre les hommes, au point d’ĂȘtre presque hantĂ©s par les relations asymĂ©triques et les relations hiĂ©rarchiques qui se crĂ©ent entre rois et sujets » (p. 13). La question du pouvoir n’est pas seulement visible « dans l’écart qui existe entre ceux qui dĂ©tiennent un pouvoir (social, Ă©conomique, politique) et ceux qui le subissent » (ibid.). Elle apparaĂźt Ă©galement dans les relations entre les corps, au niveau physiologique de la contagion des imaginations, dans « la quotidiennetĂ© des rapports humains et des conversations ordinaires », ou encore des « toutes premiĂšres expĂ©riences de sociabilité » (p. 118). L’imagination est ainsi un objet d’étude pour qui entend comprendre les rapports entre les hommes tels qu’ils sont : « L’imagination acquiert […] la dimension d’une fonction globale et concrĂšte de l’homme : une fonction dont on peut dire qu’elle institue sur un plan factuel la sphĂšre de l’ĂȘtre-avec-les-autres » (ibid.). En second lieu, l’ouvrage permet de « situer la doctrine politique malebranchienne dans le cadre des dĂ©bats qui se dĂ©veloppaient Ă  son Ă©poque sur le statut de la science politique et sur l’origine et le fondement de la sociĂ©tĂ© civile » (p. 15). De ce point de vue, l’étude des relations entre Hobbes et Malebranche apparaĂźt comme un prĂ©alable nĂ©cessaire Ă  la comprĂ©hension des thĂšses de l’oratorien. Le rĂŽle jouĂ© par le De Cive doit ainsi ĂȘtre soulignĂ© : Malebranche possĂ©dait l’ouvrage dans sa bibliothĂšque. L’auteur rappelle, en se rĂ©fĂ©rant Ă  NoĂ«l Malcolm (« Hobbes and the European Republic of Letters », Aspects of Hobbes, Oxford University Press, 2002), que c’est essentiellement par Le citoyen que le public europĂ©en connaissait Hobbes. On trouvera Ă©galement, dans le chapitre consacrĂ© aux relations entre Hobbes et Malebranche, d’utiles Ă©lĂ©ments bibliographiques concernant la diffusion de la pensĂ©e hobbesienne en France et l’influence de sa philosophie sur les lecteurs francophones (GeneviĂšve Rodis-Lewis, « La presenza di Hobbes nella scuola cartesiana e malebranchista », Annali dell’Istituto di Filosofia dell’UniversitĂ  di Urbino, 1, 1986, p. 437-448 ; Robin Douglass, Rousseau and Hobbes : Nature, Free Will, and the Passions, Oxford University Press, 2015, chap. 1, « The French Reception of Thomas Hobbes », p. 21-60). On trouvera Ă©galement quelques dĂ©veloppements particuliĂšrement intĂ©ressants sur les Ă©chos de la pensĂ©e de Hobbes chez Pierre-Sylvain RĂ©gis qui, dans la derniĂšre partie de son SystĂšme de philosophie (1690), Ă©numĂšre les lois de nature en suivant les thĂšses de Hobbes dans Le Citoyen et met en valeur le rĂŽle de la crainte dans l’observation des lois naturelles (p. 47). On lira Ă©galement que le hobbisme de RĂ©gis a retenu l’attention de Bernard Lamy dans la DĂ©monstration ou Preuves Ă©videntes de la vĂ©ritĂ© et de la saintetĂ© de la morale chrĂ©tienne (Paris, 1709, chap. XIV, p. 169). Citons l’extrait de Bernard Lamy donnĂ© par R. Carbone : « Il y a en France des philosophes qui veulent passer pour les dĂ©fenseurs de notre religion, qui n’ont point eu de honte de renouveler en ce point l’ancien Épicurianisme, et la mauvaise doctrine de Hobbes. L’état naturel de l’homme, dit M. Regis, est un Ă©tat de guerre dans lequel chacun a droit d’user lĂ©gitimement de ses forces comme il veut contre les autres
 un Ă©tat de guerre de tous contre tous ». Comme le rappelle Ă©galement R. Carbone, « Dans cet ouvrage, Bernard Lamy multiplie les attaques contre Hobbes, Spinoza, RĂ©gis et les diffĂ©rentes formes d’épicurisme parce que ces auteurs Ă©tablissent le fondement de la justice sur son utilitĂ©, tandis que la justice, c’est l’amour de l’ordre ». C’est ainsi dans le cadre de la rĂ©ception française de Hobbes que l’on peut interprĂ©ter la lecture qu’en fait Malebranche. MĂȘme si les rĂ©fĂ©rences Ă  Hobbes dans son Ɠuvre sont peu nombreuses et trĂšs rarement explicites, une Ă©tude comparĂ©e de la place de l’anthropologie et de la politique dans leur systĂšme permet de comprendre le rĂŽle non anodin jouĂ© par la lecture de Hobbes dans l’élaboration des thĂšses politiques malebranchiennes. On peut d’emblĂ©e faire apparaĂźtre un point commun entre les deux auteurs : ce que R. Carbone appelle « l’horizon socio-anthropologique de la rĂ©flexion politique ». Mais Ă  l’intĂ©rieur de ce cadre commun, on peut lire Malebranche comme un anti-Hobbes : « Lorsque Malebranche parle du corps social et politique […], il s’inscrit en faux envers les thĂšses hobbesiennes ». En effet, c’est contre la thĂ©orie hobbesienne du contrat social que l’oratorien « fait valoir les fondements mĂ©taphysiques de la nature politique des hommes et la prĂ©gnance universelle des valeurs morales » (p. 46). L’une des principales diffĂ©rences entre Hobbes et Malebranche rĂ©side Ă©galement dans leur conception respective des rapports entre l’anthropologie et la politique : « Malebranche, Ă  la diffĂ©rence de Hobbes, soutient que c’est l’anthropologie – et non la politique – qui est Ă  la fois la science la plus digne et la plus nĂ©cessaire Ă  l’homme ». ConsidĂ©rant que la politique est « l’une des sciences pratiques » (p. 53) qui repose sur la connaissance de l’homme », Malebranche met en outre « l’accent sur le fait que l’homme n’est pas seulement une Ăąme unie Ă  un corps mais aussi un esprit uni Ă  Dieu ». On comprend alors que Malebranche ne pouvait de toute Ă©vidence pas souscrire Ă  la dĂ©finition de la nature humaine comme « somme de ses facultĂ©s et puissances naturelles » proposĂ©e par Hobbes dans les Elements of Law. Un autre point de confrontation permet Ă©galement d’éclairer la lecture malebranchienne de Hobbes : en effet, Malebranche fait allusion Ă  la conservation de son ĂȘtre propre et Ă©voque la trame des relations familiales, sociales et politiques dans laquelle chaque individu est insĂ©rĂ©. Dieu a Ă©tabli des liens invisibles qui nous obligent nĂ©cessairement Ă  aimer tout particuliĂšrement les hommes avec lesquels nous vivons, « à veiller Ă  leur conservation comme Ă  la nĂŽtre ; et Ă  les regarder comme des parties nĂ©cessaires au tout que nous composons avec eux, et sans lequel nous ne saurions subsister » (p. 55). Comme le remarque R. Carbone, « l’idĂ©e de la prĂ©servation collective apparaĂźt aussi chez RĂ©gis et de maniĂšre gĂ©nĂ©rale semble probablement mobilisĂ©e dans les contextes cartĂ©siens pour contrer les thĂšses hobbesiennes ». MĂȘme si Malebranche renoue en un sens avec la tradition, « l’insistance sur l’idĂ©e d’une conservation mutuelle des ĂȘtres humains peut constituer une rĂ©ponse aux philosophes qui Ă©laborent une anthropologie pessimiste ». La perspective anti-hobbesienne de Malebranche apparaĂźt dans la conception des liens qui unissent les hommes entre eux : ces liens sont pour lui les effets d’une union naturelle et n’ont pas Ă©tĂ© instituĂ©s par les hommes. MĂȘme si le lien qui compose la sociĂ©tĂ© civile repose sur la volontĂ© humaine, il se greffe « dans un immense rĂ©seau de liens qui dĂ©finissent l’esprit de la vie et de l’action des hommes » (p. 57). Rappelons Ă  ce propos que le rapport de Malebranche Ă  Hobbes sur la question du lien civil avait dĂ©jĂ  retenu l’attention de Giambattista Gori, dans une remarquable contribution, publiĂ©e dans un volume dirigĂ© par R. Carbone [Giambattista Gori, « “Pour vivre comme des hommes qui doivent former entr’eux une sociĂ©tĂ© raisonnable”. PrĂ©sence du corps social, absence de corps politique dans De la recherche de la vĂ©rité », Imagination, coutume, pouvoir (XVIe-XVIIe siĂšcles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 117-125]. AprĂšs une premiĂšre partie sur « l’horizon socio-anthropologique de la rĂ©flexion politique », dans laquelle on trouvera les principaux Ă©lĂ©ments de la confrontation entre Hobbes et Malebranche, R. Carbone traite, dans une deuxiĂšme partie, « Les sociĂ©tĂ©s humaines. HiĂ©rarchie et rapports de force », de « la structure imaginaire des hiĂ©rarchies sociopolitiques » et dĂ©veloppe de belles analyses sur « le dĂ©sir d’indĂ©pendance, l’estime et le mĂ©pris », avant d’envisager la question de « [la] morale, [des] mƓurs et [des] rapports de pouvoir ». On y trouvera, de maniĂšre plus discrĂšte et plus ponctuelle, des Ă©lĂ©ments de confrontation entre Hobbes et Malebranche, par exemple sur l’amour de grandeur et le penchant pour la puissance (p. 148). Mais c’est dans la troisiĂšme partie (« SociĂ©tĂ© civile, pouvoir politique ») que se trouve, aprĂšs une confrontation entre Spinoza et Malebranche sur la question des « relations interindividuelles et [de la] sociĂ©tĂ© civile », une nouvelle analyse des rapports entre Hobbes et Malebranche (notamment sur la question du juste et de l’injuste, Ă  partir d’une analyse des Entretiens sur la mĂ©taphysique et sur la religion). Dans le chapitre « Puissances souveraines et limites du pouvoir politique », l’auteur revient sur la question de la prĂ©servation, et remarque que « Malebranche semble employer le concept de “pouvoir” dans l’acception hobbesienne de pouvoir : soit libertĂ© d’user des moyens pour atteindre une fin ». Malebranche « reconnaĂźt le droit individuel de se prĂ©server, mais il parle plutĂŽt aussi d’un devoir de se prĂ©server ». (p. 227). MĂȘme si les conceptions de Malebranche s’éloignent souvent de celles de Hobbes, ou s’opposent Ă  elles, on peut remarquer l’analogie des problĂšmes et les Ă©lĂ©ments d’une mĂȘme lexique politique. Ainsi, Ă  propos de la relation entre la puissance en tant qu’attribut royal essentiel et la finalitĂ© du pouvoir souverain comme « conservation de la paix et de l’harmonie politique » (p. 230). On peut certes insĂ©rer les rĂ©flexions de Hobbes et de Malebranche dans un cadre historique et politique commun, mais une lecture attentive du texte de Malebranche autorise Ă  former l’hypothĂšse selon laquelle les concepts politiques de Hobbes eurent, de maniĂšre implicite mais profonde, une vĂ©ritable incidence sur la philosophie française du XVIIe siĂšcle. Cette incidence politique de Hobbes est sensible dans les rĂ©flexions de Malebranche sur la dĂ©sobĂ©issance. Comme le souligne l’auteur, sur la dĂ©sobĂ©issance, Malebranche se rapproche de Hobbes lorsqu’il affirme que l’intĂ©rĂȘt des individus ne peut ĂȘtre sauvegardĂ© que par l’État, mais il « prend nĂ©anmoins le contrepied de tout transfert de pouvoir Ă  partir d’un Ă©tat de guerre de tous contre tous ». Sur la question de l’obĂ©issance et de la dĂ©sobĂ©issance (p. 239-241), les rapports de Hobbes et Malebranche sont en rĂ©alitĂ© assez complexes, puisque d’un cĂŽtĂ©, pour Hobbes l’individu peut refuser l’obĂ©issance lorsqu’elle contredit ses intĂ©rĂȘt vitaux, tandis que pour Malebranche, l’intĂ©rĂȘt ne peut constituer un motif pour dĂ©sobĂ©ir aux puissances souveraines. Mais d’un autre cĂŽtĂ©, « le souverain pour Malebranche ne fixe pas Ă  son grĂ© la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. S’il ordonne quelque chose qui va Ă  l’encontre de la loi divine, le citoyen a le droit de refuser d’obĂ©ir : il peut et il doit le faire » (p. 241). Enfin, Malebranche met en cause la position hobbesienne sur la justice, et vise Ă  fonder mĂ©taphysiquement les lois que personne ne devrait enfreindre (p. 268). En fin de compte, on trouvera dans cet ouvrage remarquablement clair et instruit sur Malebranche, de nombreuses rĂ©fĂ©rences Ă  Hobbes : soit parce que l’explication des thĂšses de Hobbes Ă©claire, par comparaison et par confrontation, les thĂšses d’un Malebranche anti-Hobbes, soit parce que le dĂ©tour par Hobbes est nĂ©cessaire pour comprendre le texte d’un Malebranche lecteur de Hobbes. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, la mĂ©thode suivie par R. Carbone, qui consiste Ă  Ă©clairer un auteur en le situant dans le cadre des dĂ©bats de son Ă©poque, apparaĂźt particuliĂšrement fĂ©conde : le texte de Malebranche s’en trouve Ă©clairĂ©, mais la connaissance de l’époque l’est Ă©galement. Ainsi, par exemple, sur la question des raisons de l’obĂ©issance ou du pouvoir de l’imagination, la confrontation des auteurs et la mise en Ă©vidence de la communautĂ© des problĂšmes permet de restituer de maniĂšre vivante et prĂ©cise la maniĂšre dont les contemporains, par-delĂ  la diversitĂ© de leur options mĂ©taphysiques, se trouvent en quelque sorte unis par leur dĂ©saccord.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 437-441

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Philippe HAMOU, Martine PÉCHARMAN (eds.), Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018, 240 p.

Ce beau volume rassemble douze Ă©tudes sur le rapport de Locke au cartĂ©sianisme : Ă  la pensĂ©e de Descartes essentiellement, mais Ă©galement Ă  celle de Port-Royal, Ă  Malebranche et Clauberg. Les contributions portent aussi bien sur la philosophie naturelle, la mĂ©taphysique et l’épistĂ©mologie, que sur la religion ou la question des rapports de l’esprit et du corps. MalgrĂ© l’ampleur du champ et la variĂ©tĂ© des sujets, une perspective commune se dĂ©gage : mettre en Ă©vidence la complexitĂ© de la relation de Locke au cartĂ©sianisme, relation caractĂ©risĂ©e Ă  la fois par des oppositions marquĂ©es et des « airs de famille » qui, dans l’opposition comme dans la filiation, atteste de l’étroitesse du lien de parentĂ©. Le premier mĂ©rite de l’ouvrage est de ne pas limiter la comparaison Ă  la thĂ©orie de la connaissance, comme cela fut longtemps le cas, mais de proposer une comparaison systĂ©matique (« full comparison »), Ă  partir d’une analyse des convergences et divergences des auteurs sur des questions aussi variĂ©es que l’organisation du monde, les qualitĂ©s et la nature des corps, la substance de l’ñme et le gouvernement de Dieu sur le monde. C’est ainsi non seulement la relation complexe entre les deux auteurs qui est Ă©clairĂ©e, mais Ă©galement leur hĂ©ritage philosophique, et leur rĂŽle dans la constitution de la modernitĂ©. L’introduction, rĂ©digĂ©e par Philippe Hamou et Martine PĂ©charman, commence par une mise au point historiographique et rappelle la maniĂšre dont Descartes et Locke furent souvent considĂ©rĂ©s. Si la question de la relation de Locke Ă  Descartes a longtemps constituĂ© un thĂšme majeur des Ă©tudes lockĂ©ennes, en mettant principalement l’accent sur des questions liĂ©es Ă  la thĂ©orie de la connaissance, c’était en gĂ©nĂ©ral pour insister sur leur ressemblance et la proximitĂ© de leur dĂ©marche. Ainsi, James Gibson, dans son ouvrage Locke’s Theory of Knowledge and Its Historical Relations (1917) considĂšre que les deux auteurs recherchent les sources de la connaissance, afin de dĂ©terminer ce qui peut ĂȘtre connu avec certitude. Leurs mĂ©thodes, qui se fondent sur la conscience que nous avons de nos propres idĂ©es, et sur la perception intuitive de leur relation, prĂ©sentent d’évidentes similitudes (p. 1.), mĂȘme si, selon Gibson, Locke est allĂ© plus loin que Descartes et proposa un traitement plus rigoureux du problĂšme de la connaissance. C’est ainsi un Descartes jugĂ© trop mĂ©taphysicien qui semble perdre la partie, dans un dĂ©bat centrĂ© sur la science et l’expĂ©rience. Ce qui n’empĂȘche pas Gibson d’insister sur la dette de Locke Ă  l’égard de Descartes, ou sur l’influence cartĂ©sienne, en particulier Ă  propos de la notion de conscience (ou de self-consciousness) : sans Descartes, l’Essay de Locke n’aurait jamais Ă©tĂ© Ă©crit. Quoi qu’il en soit, Locke a Ă  ce point transformĂ© librement les principes du cartĂ©sianisme qu’on ne saurait le suspecter de manquer d’originalitĂ©, et cette transformation explique que l’on a souvent considĂ©rĂ© les deux philosophies comme deux systĂšmes opposĂ©s, au point de voir dans l’Ɠuvre de Locke l’antithĂšse du cartĂ©sianisme. Le rappel de la thĂšse de Gibson, au-delĂ  de son intĂ©rĂȘt historiographique, permet Ă©galement de caractĂ©riser et de problĂ©matiser la question du rapport de Locke Ă  Descartes, question indĂ©cise et confuse, puisque leurs dĂ©marches peuvent Ă  la fois ĂȘtre caractĂ©risĂ©es comme similaires et opposĂ©es. En rĂ©alitĂ©, il s’agit lĂ  de la formulation d’un paradoxe, qui exprime parfaitement ce que signifie la complexitĂ© d’un hĂ©ritage, ou ce en quoi consiste le travail de la pensĂ©e, lorsqu’un philosophe en lit un autre. Pour Ă©tudier et Ă©claircir le rapport de Locke Ă  Descartes, il convient donc certainement d’élaborer ce que Pierre-François Moreau appelle « une Ă©pistĂ©mologie de la confrontation entre philosophies [12] ». C’est en un sens ce que propose l’ouvrage Locke and Cartesian philosophy, en renouvelant et diversifiant l’étude de la relation entre les auteurs, non seulement en traitant Ă  la fois de questions mĂ©taphysiques, physiques et religieuses, mais en Ă©vitant le face Ă  face de la confrontation : le dĂ©tour par Malebranche, Port-Royal ou Clauberg se rĂ©vĂšle ainsi fructueux. Par ailleurs, la confrontation entre deux auteurs implique la prise en compte d’élĂ©ments de nature distincte. Ainsi, des Ă©lĂ©ments liĂ©s au contexte, par exemple l’exil en Hollande, tout Ă  la fois rapprochent et sĂ©parent les deux auteurs, ou encore des Ă©lĂ©ments de doctrine, lĂ  encore semblent dĂ©finir Ă  la fois un point de contact et d’opposition : Locke ne considĂšre pas que l’ñme pense toujours, que nous avons des idĂ©es innĂ©es, ni que nous ayons une idĂ©e positive de l’infini. Sur bien des points, Locke s’oppose aux aspects les plus connus du cartĂ©sianisme. En contestant les Ă©lĂ©ments Ă  partir desquels on identifiait la position cartĂ©sienne, Locke affirme son opposition et constitue une nouvelle voie, induisant ainsi une certaine lecture de la modernitĂ©, Ă  partir de l’opposition entre rationalisme et empirisme, innĂ©isme et empirisme, libre-arbitre et dĂ©terminisme. Locke joua d’ailleurs un rĂŽle dans la construction de cet antagonisme, car ses jugements parfois injustes Ă  l’égard de Descartes contrastaient, comme le remarque Coste dans sa traduction de l’Essai, avec la modĂ©ration dont il faisait habituellement preuve, ainsi que le rappellent les auteurs de la prĂ©face. Que Locke ait Ă©tĂ© « unfair » envers Descartes, au point qu’il n’hĂ©sitera pas Ă  voir dans la distinction cartĂ©sienne de l’ñme et du corps une nouvelle forme de platonisme (p. 5), voilĂ  qui peut certes aussi s’interprĂ©ter comme une marque d’intĂ©rĂȘt, ou une nĂ©cessitĂ©, pour les besoins de la cause empiriste. Mais au-delĂ  des prĂ©jugĂ©s nationalistes et des caricatures, il importe d’ĂȘtre attentif aux Ă©lĂ©ments de philosophie cartĂ©sienne incorporĂ©s dans l’Ɠuvre de Locke, Ă  commencer par la maniĂšre de philosopher, et le rĂŽle attribuĂ© Ă  la philosophie dans le renouvellement du savoir et la clarification du langage et de la pensĂ©e, libĂ©rĂ©s du jargon scolastique et des considĂ©rations dialectiques. L’essentiel est de comprendre ce que Locke a empruntĂ© Ă  Descartes, c’est-Ă -dire, comme toujours, ce qui lui a Ă©tĂ© utile, en sĂ©lectionnant et laissant de cĂŽtĂ©. Descartes servit en somme de tool box (p. 7), d’une maniĂšre si frĂ©quente et si fĂ©conde que la liste de ces emprunts permet de rattacher l’Essai de Locke Ă  l’histoire du cartĂ©sianisme, mĂȘme si l’on peut juger que les deux auteurs appartiennent Ă  deux « écoles » diffĂ©rentes. PlutĂŽt que de chercher Ă  saisir l’influence de Descartes sur Locke, le fait de rattacher Locke Ă  l’histoire du cartĂ©sianisme permet sans aucun doute de jeter un nouvel Ă©clairage sur la philosophie de Locke, en mettant notamment en Ă©vidence l’importance des interlocuteurs cartĂ©siens (Port-Royal, Clauberg) – que Locke avait notamment eu le loisir de lire pendant son sĂ©jour Ă  Paris – pour la logique et la thĂ©orie du langage. PlutĂŽt que de voir l’histoire de la philosophie Ă  travers l’opposition entre empirisme et rationalisme, l’ouvrage nous incite Ă  saisir la complexitĂ© de l’Ɠuvre de Locke, dans laquelle l’importance accordĂ©e Ă  l’expĂ©rience va de pair avec une forme d’intellectualisme (p. 9).

L’ouvrage ne comporte pas de parties distinctes : les douze contributions constituent en quelque sorte les douze chapitres de l’ouvrage, et s’organisent selon une progression qui suit Ă  peu prĂšs le schĂ©ma suivant : prĂ©sentation (J. R. Milton, « Locke and Descartes : The Initial Exposure, 1658-1671), science (P. R. Anstey, « Locke and Cartesian Cosmology » ; James Hill, « The Cartesian Element in Locke’s Anti-Cartesian Conception of Body » ; Lisa Downing, « Are Body and Extension the Same Thing ? Locke versus Descartes (versus More) » ; Martha Brandt Bolton, « Modes and Composite Material Things According to Descartes and Locke »), thĂ©orie de la connaissance (Mathieu Haumesser, « Virtual Existence of Ideas and Real Existence : Locke’s Anti-Cartesian Ontology » ; Philippe Hamou, « Locke and Descartes on Selves and Thinking Substances »), morale et religion (Denis Kambouchner, « Locke and Descartes on Free Will : The Limits of an Antinomy ; Catherine Wilson, « Essential Religiosity in Descartes and Locke »), Locke et les cartĂ©siens (Laurent Jaffro, « Locke and Port-Royal on Affirmation, Negation and Others Postures of the Mind » ; Andreas Blank, « Cartesian Logic and Locke’s Critique of Maxims » ; Nicholas Jolley, « Locke and Malebranche : Intelligibilty and Empiricism »). Le lecteur pourrait s’interroger sur l’absence de plan explicite. Celle-ci peut se comprendre comme une invitation Ă  considĂ©rer chacune des contributions comme une nouvelle entrĂ©e et un regard original sur le cartĂ©sianisme de Locke. Il est vrai qu’une prĂ©sentation plus systĂ©matique pourrait sembler artificielle, et le lecteur n’aura pas de mal Ă  se repĂ©rer dans l’ouvrage, qui rĂ©unit d’éminents historiens de la philosophie moderne, en majoritĂ© des spĂ©cialistes de Locke, mais Ă©galement des cartĂ©siens. Le livre dĂ©bute par une mise au point biographique de la premiĂšre rencontre de Locke avec l’Ɠuvre de Descartes (J. R. Milton), pour Ă©tablir avec prĂ©cision quels sont les textes de Descartes lus par Locke avant qu’il ne commence Ă  rĂ©diger les drafts de l’Essay. La contribution, qui inclut une liste des rĂ©fĂ©rences aux Ɠuvres de Descartes dans les manuscrits de Locke, met en Ă©vidence l’intĂ©rĂȘt que celui-ci portait Ă  la physique cartĂ©sienne, plutĂŽt qu’à la thĂ©orie de la connaissance ou Ă  la mĂ©taphysique. Les diffĂ©rentes notes prises par Locke rĂ©vĂšlent qu’au dĂ©but des annĂ©es 1660, c’est bien la physique mĂ©caniste de Descartes et Boyle, plutĂŽt que la mĂ©taphysique, qui occupe son esprit et son temps. Cette interprĂ©tation, privilĂ©giĂ©e par l’auteur dans la conclusion du chapitre, se trouve alors corroborĂ©e par les indications de Locke Ă  la fin du § 3 de la prĂ©face de l’Essai, dont la sincĂ©ritĂ© se trouve confirmĂ©e : « Il me vint alors quelques pensĂ©es indigestes sur cette matiĂšre que je n’avais jamais examinĂ©e auparavant. Je les jetai sur le papier ; et ces pensĂ©es formĂ©es Ă  la hĂąte que j’écrivis pour les montrer Ă  mes amis Ă  notre prochaine entrevue, fournirent la premiĂšre occasion de ce traité ». L’enquĂȘte sur les pouvoirs et les limites de l’entendement humain, qui dĂ©finit l’entreprise philosophique de Locke, est donc bien, au moment oĂč Locke entreprend de rĂ©diger l’Essai, une dĂ©cision rĂ©cente, et non comme chez Hobbes l’aboutissement d’un projet systĂ©matique. Cette premiĂšre contribution ne constitue pas seulement une forme d’introduction : elle donne Ă©galement le ton gĂ©nĂ©ral de l’ouvrage, et procĂšde Ă  une premiĂšre rĂ©Ă©valuation de l’intĂ©rĂȘt de Locke pour la philosophie naturelle, en incitant le lecteur Ă  revenir sur la vision trop souvent mise en avant d’un Locke philosophe moral, ne s’engageant point, selon la formule de l’Essai, « à considĂ©rer en physicien la nature de l’ñme ». La contribution de Peter Anstey, Ă©minent spĂ©cialiste de la philosophie naturelle de Locke (cf. John Locke and Natural Philosophy, Oxford University Press, 2011), confirme l’intĂ©rĂȘt de Locke pour la philosophie naturelle de Descartes, et revient sur l’usage par Locke de l’expression cartĂ©sienne « our vortex ». Les contributions suivantes (James Hill, Lisa Downing) procĂšdent respectivement Ă  une rĂ©Ă©valuation de l’importance du cartĂ©sianisme pour nuancer l’adhĂ©sion de Locke Ă  un atomisme strict, et Ă  une clarification de la thĂ©orie lockĂ©enne de l’espace, de l’étendue et de la soliditĂ© Ă  partir de la correspondance de Descartes avec More. Chacun des douze chapitres, remarquablement informĂ© et souvent dense, constitue une contribution originale Ă  la connaissance de la philosophie de Locke. Outre les chapitres consacrĂ©s Ă  la physique et Ă  la mĂ©taphysique, mentionnons la contribution de Denis Kambouchner sur le problĂšme de la libertĂ© de la volontĂ©, qui fait prĂ©valoir les affinitĂ©s entre la pensĂ©e de Descartes et celle de Locke, malgrĂ© des points de dĂ©parts opposĂ©s : l’un et l’autre se retrouvent sur un mĂȘme terrain, Ă©loignĂ© Ă  la fois de l’exaltation de la libertĂ© humaine et des provocations du naturalisme. Ainsi, la distinction entre des degrĂ©s de plus ou moins grande libertĂ©, ou une attention aux conditions dans lesquelles nos volitions sont dĂ©terminĂ©es, permettent de voir chez Descartes et Locke des penseurs modĂ©rĂ©s et attentifs Ă  la complexitĂ© des situations. La contribution de Laurent Jaffro sur l’affirmation et la nĂ©gation (Locke et Port-Royal) permet d’éclairer des aspects essentiels de la philosophie lockĂ©enne du langage. La lecture que Locke fait de la Logique ou l’art de penser permet Ă  la fois de rendre compte des aspects gĂ©nĂ©raux concernant la relation des idĂ©es et des mots, et d’aspects plus prĂ©cis et plus techniques comme l’équivocitĂ© des termes syntagorĂ©matiques. La conclusion du chapitre souligne le paradoxe de la pensĂ©e de Locke : tout en mettant en Ă©vidence l’importance dĂ©cisive des particules dans l’expression de la diversitĂ© des opĂ©rations de l’esprit, Locke ne dĂ©veloppe pas de maniĂšre plus prĂ©cise de considĂ©rations sur les termes syncatĂ©gorĂ©matiques. En quel sens Locke Ă©tait-il ou n’était-il pas logicien et grammairien ? Dans quelle mesure les opĂ©rations mentales peuvent-elles ĂȘtre considĂ©rĂ©s indĂ©pendantes des propositions verbales ? La dette de Locke Ă  l’égard de Port-Royal fait apparaĂźtre la constance d’un problĂšme, qui est au cƓur de la philosophie moderne. L’ouvrage, par la variĂ©tĂ© des thĂšmes et des aspects abordĂ©s, permettra au lecteur de satisfaire sa curiositĂ© en fonction de l’intĂ©rĂȘt spĂ©cifique qui l’anime. De maniĂšre plus globale, la perspective ouverte par le livre permet de voir comment le rapport au cartĂ©sianisme dĂ©termine et renouvelle tout Ă  la fois la comprĂ©hension et l’interprĂ©tation de la philosophie de Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Philippe HAMOU, Martine PÉCHARMAN (eds.)Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 441-444

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Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de l’esprit. John Locke et l’invention du mind, Paris, les Éditions d’Ithaque, 2018, 448 p.

Le livre dĂ©bute par des considĂ©rations sur le sens du terme d’esprit, « dans l’usage qui est le nĂŽtre ». Il s’agit de comprendre ce Ă  quoi le terme d’esprit renvoie aujourd’hui. L’auteur propose une formule claire et simple en apparence : « esprit » […] « renvoie seulement Ă  cette chose, quoi qu’elle puisse ĂȘtre, qui pense en nous » (p. 15). La formule, cette chose qui pense en nous, constitue Ă©galement le titre de la deuxiĂšme partie de l’ouvrage, qui en proposera une forme d’explicitation dans son premier chapitre, intitulĂ© « Le Cogito de Locke et l’accidentalitĂ© de la pensĂ©e ». Mais avant de dĂ©velopper l’idĂ©e d’un cogito lockĂ©en, le propos de Philippe Hamou dans les premiĂšres lignes de l’introduction gĂ©nĂ©rale, est avant tout de comprendre comment le terme d’esprit s’est peu Ă  peu Ă©loignĂ© de ses anciennes acceptions, pour dĂ©signer « l’instance intĂ©rieure de la pensĂ©e, l’instance mentale, ce en quoi, ou ce Ă  partir de quoi, se dĂ©ploient nos perceptions, nos jugements, nos volontĂ©s, nos affections, les uns s’enchaĂźnant aux autres dans un flux de conscience et d’actes mentaux » (ibid.). Il est remarquable de voir que dans cette version dĂ©veloppĂ©e de la prĂ©cĂ©dente dĂ©finition, le terme d’« esprit » a une signification gĂ©nĂ©rale et actuelle, que tout lecteur pourrait comprendre et reconnaĂźtre, et Ă  laquelle il pourrait souscrire, en reconnaissant que, malgrĂ© une certaine difficultĂ© pour un lecteur non philosophe, il s’agit bien ici de ce que dĂ©signe pour nous le terme d’esprit. En mĂȘme temps, cette dĂ©finition gĂ©nĂ©rale, Ă  la fois suggestive et astucieuse, Ă©voque immanquablement la chose qui pense cartĂ©sienne, mais sur un mode en quelque sorte non cartĂ©sien, qui oriente sur la voie d’une pensĂ©e accidentelle plutĂŽt que substantielle. MalgrĂ© les critiques formulĂ©es Ă  l’encontre de la notion d’intĂ©rioritĂ© par la philosophie contemporaine de l’esprit, « cette signification s’est imposĂ©e Ă  notre langue […] Ă  notre “psychologie populaire”, au terme d’une histoire, une gĂ©nĂ©alogie philosophique », qui remonte essentiellement au dĂ©but des temps modernes, et dans laquelle Locke joua un rĂŽle dĂ©terminant : « Dans cette histoire philosophique assurĂ©ment complexe et longue, John Locke joua un rĂŽle dĂ©cisif quoique mĂ©connu » (p. 17).

L’objet de l’ouvrage, Ă©noncĂ© de maniĂšre claire et simple, est Ă  la fois modeste et ambitieux : prĂ©senter la « remarquable contribution » de l’auteur de l’Essay « à l’invention de l’esprit moderne, l’invention du mind » (p. 16). D’emblĂ©e, une interrogation peut ĂȘtre formulĂ©e. Locke est volontiers considĂ©rĂ© comme un inventeur et un philosophe ayant jouĂ© un rĂŽle important, tant au plan politique que thĂ©orique, dans l’invention de la modernitĂ© et la dĂ©finition des principaux concepts autour desquels elle s’est constituĂ©e. Ainsi, l’invention du mind, attribuĂ©e Ă  Locke, semble fait Ă©cho Ă  « l’invention europĂ©enne de la conscience » Ă©voquĂ©e par Étienne Balibar (John Locke, IdentitĂ© et diffĂ©rence. An Essay Concerning Human Understanding, II, xvii. L’invention de la conscience, Paris, Le Seuil). Mais « l’invention de la conscience » est liĂ©e Ă  l’apparition dans la langue philosophique du terme « consciousness », alors que le terme « mind », mĂȘme si son usage est relativement rĂ©cent dans la langue philosophique anglaise, n’est pas spĂ©cifique Ă  Locke. La question est donc de savoir ce qu’il faut entendre par « invention du mind ». Dans la gĂ©nĂ©alogie philosophique telle qu’elle est reconstruite par Ph. Hamou, le sens moderne et actuel du terme d’esprit/mind est en grande partie liĂ© Ă  son opposition ou son Ă©loignement par rapport Ă  l’ancienne signification, comme l’indique la premiĂšre phrase du livre : « Le terme d’esprit, dans l’usage qui est le nĂŽtre, ne dĂ©signe plus “l’ñme” de la psychologie ancienne » (p. 15). Le sens moderne du terme d’esprit/mind contraste avec la tradition platonicienne ou chrĂ©tienne, et l’idĂ©e d’un esprit immatĂ©riel, indĂ©pendant du corps, a laissĂ© la place Ă  l’idĂ©e selon laquelle l’esprit est nĂ©cessairement « en nous ». Mais mĂȘme dans les inventions les plus remarquables, les nouveaux termes ou les nouveaux usages se substituent Ă  d’anciens termes et d’anciens usages. Or s’il est incontestable que le terme de mens/esprit/mind correspond Ă  l’apparition d’un nouveau concept ou, si l’on prĂ©fĂšre, d’un nouvel usage, qui concurrence ou remplace la notion d’ñme, il faut aussi souligner une diffĂ©rence entre la langue française et la langue anglaise : si le terme « esprit » change de sens, le mot reste quant Ă  lui inchangĂ©, ce qui n’est pas tout Ă  fait le cas dans la langue anglaise. En effet, on peut tout en restant prudent avancer l’idĂ©e que le terme mind, pour faire son entrĂ©e et ĂȘtre fixĂ© dans la langue anglaise, doit se substituer peu Ă  peu, non seulement Ă  soul ou Ă  spirit, mais Ă©galement Ă  wit, qui correspond assez prĂ©cisĂ©ment au terme latin ingenium, que l’on traduit Ă©galement par esprit. Cette observation nous conduit Ă  considĂ©rer deux difficultĂ©s. La premiĂšre est liĂ©e Ă  la diffĂ©rence entre les termes esprit et mind. Faut-il supposer que l’invention du mind par Locke correspond Ă  l’invention de l’esprit, ou bien peut-on considĂ©rer que le terme d’esprit, c’est-Ă -dire ce qu’il dĂ©signe dans l’acception devenue courante aujourd’hui, Ă  la diffĂ©rence du terme de mind, porte encore la trace de son ancienne signification ? La seconde difficultĂ© porte sur l’importance accordĂ©e Ă  Locke dans l’invention du mind, ainsi que sur l’usage du terme et sa fixation dans la langue anglaise. L’usage que Hobbes fait de mind mĂ©rite certainement d’ĂȘtre pris en considĂ©ration : non seulement Hobbes rĂ©duit la signification de wit (en en faisant souvent un Ă©quivalent de fancy), mais on trouve sous sa plume, dans les Elements of Law aussi bien que dans le LĂ©viathan, de nombreuses occurrences de mind, selon un usage qui, chez un penseur matĂ©rialiste, produit nĂ©cessairement de nouveaux effets et de nouveaux usages par rapport Ă  la tradition, et s’oppose directement Ă  l’idĂ©e de l’esprit comme « entitĂ© immatĂ©rielle », mais Ă©galement Ă  l’idĂ©e d’une chose qui pense en nous, quelle qu’elle soit. Ces quelques remarques ou rĂ©flexions introductives, qui trouvent naturellement leur place dans un Bulletin largement consacrĂ© Ă  Hobbes, ne cherchent pas tant Ă  servir les intĂ©rĂȘts de la cause hobbesienne qu’à mettre en Ă©vidence la complexitĂ© des transformations opĂ©rĂ©es, dans la pensĂ©e et dans la langue, au dĂ©but des temps modernes. L’importance de la philosophie de Hobbes dans l’ouvrage est d’ailleurs largement soulignĂ©e, et si aucune analyse ne souligne la prĂ©sence chez Hobbes d’une conception de l’esprit dĂ©fini par ses opĂ©rations, on trouvera un chapitre Ă©clairant sur « l’idĂ©e comme phantasme », Ă  partir d’une lecture du De Corpore, qui examine notamment la question de savoir dans quelle mesure « la notion d’origine hobbesienne et gassendiste de l’idĂ©e-phantasme ou de l’idĂ©e-image constitue […] une source plausible pour les idĂ©es lockĂ©ennes » (p. 116). Le projet Ă©noncĂ© au dĂ©but de l’ouvrage est dĂ©veloppĂ© de maniĂšre claire, rĂ©flĂ©chie et rigoureuse. L’introduction consacrĂ©e Ă  « Locke et la “philosophie mentale” », Ă©tablit que Locke « identifie, peut-ĂȘtre pour la premiĂšre fois, quelque chose comme des Ă©tats mentaux », et cherche Ă  rĂ©Ă©valuer l’importance du legs de l’Essay pour penser la question de l’esprit aujourd’hui (p. 18). S’il a offert Ă  ses lecteurs des « perspectives thĂ©oriques inĂ©dites », Locke est Ă©galement tombĂ© sous le coup des critiques du « mentalisme » (p. 19). L’ouvrage entend revenir sur le sens prĂ©cis des thĂšses de Locke, en distinguant sa pensĂ©e rĂ©elle de ses copies ou ses raccourcis (p. 22). La seconde partie de l’introduction, intitulĂ©e « le triangle du mind » procĂšde Ă  une analyse conceptuelle et terminologique du terme esprit/mind et considĂšre sa grande polysĂ©mie dans l’Essay, si bien qu’il est difficile d’affirmer que Locke possĂšde un concept unifiĂ©, d’autant qu’il ne donne aucune dĂ©finition du terme (p. 23). Il est nĂ©anmoins possible de faire apparaĂźtre trois acceptions : la substance mentale (1), la facultĂ© pensante ou pouvoir actif de penser (2), et le cercle des idĂ©es (3), qui dĂ©signe « l’inclusion des idĂ©es ou des pensĂ©es dans un lieu ou un espace mental », ou si l’on prĂ©fĂšre « l’intĂ©rioritĂ© des idĂ©es » (p. 24). Ces trois acceptions, qui dĂ©finissent le triangle du mind, expriment Ă  la fois le fait que Locke n’a pas cherchĂ© Ă  unifier ces diffĂ©rentes significations et l’idĂ©e que ces diffĂ©rentes significations ne sont pas sans lien. Le premier chapitre, qui est aussi prĂ©sentĂ© comme le deuxiĂšme temps de l’introduction, et prĂ©cĂšde la premiĂšre partie, traite du rapport entre empirisme et thĂ©orie de l’esprit. Il fait le point sur la lecture strictement Ă©pistĂ©mologique de l’Essay, qui a dominĂ© au cours du XXe siĂšcle (p. 28), en particulier dans les commentaires anglo-saxons. Il aborde ensuite les interprĂ©tations qui ont vu dans le projet de Locke une « histoire naturelle de l’ñme » ou une « philosophie expĂ©rimentale de l’esprit humain » (p. 35) comme ce fut le cas par exemple de Voltaire, ou de Hume dans l’Introduction au TraitĂ© de la nature humaine. Enfin, il met en avant l’idĂ©e d’une « physique ou une mĂ©taphysique doxastique » (p. 45), pour rendre compte de la maniĂšre dont, sans s’en tenir Ă  une simple critique de la connaissance, la philosophie de Locke entend dĂ©velopper des perspectives thĂ©oriques sur la nature de l’esprit, tout en escomptant obtenir des rĂ©sultats « prĂ©caires, provisionnels, rĂ©visables ». Ce point est Ă©clairĂ© par un rappel de la distinction entre connaissance et jugement qui structure le livre IV de l’Essay. La premiĂšre partie traite du « cercle des idĂ©es », et examine les dĂ©finitions de l’idĂ©e. On soulignera l’intĂ©rĂȘt du chap. IV, qui Ă©claire le titre de l’ouvrage, puisqu’une analyse est consacrĂ©e Ă  « l’esprit comme chambre obscure » (p. 117). Contrairement Ă  Descartes ou Augustin, Locke considĂšre que « l’esprit […] ne possĂšde pas sa propre lumiĂšre naturelle, il est comme une chambre sombre qui ne reçoit sa lumiĂšre que de l’extĂ©rieur, par de petites fenĂȘtres Ă©troites et insignifiantes » (p. 118). La comparaison de l’entendement Ă  un cabinet obscur (Essay, II, xi, 17) doit se comprendre par rĂ©fĂ©rence Ă  la camera obscura des astronomes, des peintres et des amateurs de « magie naturelle ». Faut-il voir dans la camera obscura une mĂ©taphore, ou bien un modĂšle ? « L’image optique projetĂ©e au fond de la chambre obscure offre-t-elle vraiment un paradigme pour les idĂ©es ? » (p. 119). Pour comprendre cette thĂšse picturaliste, qui « identifie les idĂ©es Ă  des tableaux physiques naturellement produits en nous par l’action de causes naturelles, sur le modĂšle des peintures rĂ©tiniennes » (p. 121), il importe de la replacer dans le contexte spĂ©cifique de l’hĂ©ritage scientifique de la vision kĂ©plĂ©rienne. Le chapitre suivant est donc consacrĂ© Ă  « Kepler : la pictura au fond de l’Ɠil », puis Ă  l’hĂ©ritage cartĂ©sien (chap. 4), ainsi qu’aux analyses de la perception visuelle chez le jeune Newton (chap. 5), pour voir comment Locke s’inscrit dans cette « histoire optico-philosophique », Ă  partir du texte rĂ©digĂ© par Locke au dĂ©but des annĂ©es 1690, L’examen de la « vision en Dieu » de Malebranche, dans lequel « on peut trouver les considĂ©rations les plus explicites de Locke sur la thĂ©orie de la vision ». On comprend la maniĂšre dont Locke a reçu et interprĂ©tĂ© l’hĂ©ritage optique des modernes (p. 142). La « gĂ©nĂ©alogie optique des idĂ©es lockĂ©ennes » (p. 152) permet ainsi de rĂ©pondre Ă  un certain nombre de difficultĂ©s posĂ©es par l’usage lockĂ©en du terme « idĂ©es », et d’éclairer, grĂące Ă  la thĂšse picturaliste, l’acte de perception, ainsi que son « contenu qualitatif » (p. 151-152). Les chapitres suivants reviennent au texte de l’Essay, pour mettre Ă  l’épreuve les hypothĂšses interprĂ©tatives dĂ©gagĂ©es. Celles-ci nous Ă©loignent manifestement des interprĂ©tations habituelles concernant la thĂ©orie lockĂ©enne de la reprĂ©sentation : « l’interprĂ©tant picturaliste (…) conduit Ă  mettre l’accent sur les “opĂ©rations de l’esprit” et les actes de langage plutĂŽt que sur la ressemblance des idĂ©es et des choses » (p. 153). AprĂšs avoir examinĂ© la question du « voile des idĂ©es » (chap. VI, p. 201), l’auteur consacre le dernier chapitre de la premiĂšre partie au « train des idĂ©es », et procĂšde Ă  l’examen d’une nouvelle image, celle de la « lanterne animĂ©e », Ă©voquĂ©e par Locke dans l’Essay (II, xiv, 9), qui prolonge celle de la camera obscura, et offre une nouvelle figuration du phĂ©nomĂšne mental : « les idĂ©es vont en train, comme pourraient le faire des images qui se succĂšdent devant “l’écran” de la conscience. Ce ne sont pas des entitĂ©s statiques constamment disponibles Ă  l’inspection de l’esprit. Elles apparaissent, puis aussitĂŽt cĂšdent leur place sur la scĂšne mentale en une succession continuelle inexorable » (p. 234). La succession est ainsi la loi des idĂ©es. L’importance accordĂ©e au thĂšme de la succession des idĂ©es permet de comprendre les considĂ©rations de Locke sur la conduite de la pensĂ©e et le caractĂšre central de l’attention, qui « seule rend possible la conduite volontaire de la pensĂ©e » (p. 249). C’est finalement une nouvelle conception de l’esprit et de la pensĂ©e qui se dessine : « Notre pensĂ©e est toujours en chemin et toujours exposĂ©e au risque de l’errance » (p. 252). Pour justifier l’affirmation de la nouveautĂ© de la notion lockĂ©enne du « train des idĂ©es », et le caractĂšre fluent de la pensĂ©e, il importait de distinguer les thĂšses de Locke de celles de ses prĂ©dĂ©cesseurs, notamment Hobbes et Descartes ; on trouve ainsi une clarification intĂ©ressante Ă  propos de la diffĂ©rence entre la notion de « train of thought » telle qu’on la trouve chez Hobbes dans la premiĂšre partie des Elements of Law et dans le LĂ©viathan. Le « train des pensĂ©es » chez Hobbes est solidaire de son approche mĂ©caniste, et renvoie Ă  une « chaĂźne de raisons », mĂȘme dans les formes les plus dĂ©lirantes de succession, mais elle ne correspond pas Ă  une description de « la structure temporelle de la vie mentale » comme chez Locke. Quelle que soit la dette que Locke ait contractĂ© Ă  l’égard de Hobbes, on ne trouvera pas chez celui-ci l’idĂ©e d’une « succession uniforme d’idĂ©es » qui se produit dans l’esprit conscient dĂšs lors qu’il pense » (p. 255). De mĂȘme, on ne trouvera pas chez Descartes l’idĂ©e que la scĂšne des idĂ©es est constamment changeante. Chez Locke, en revanche, « la succession des idĂ©es [est] le trait le plus caractĂ©ristique de la vie mentale (p. 258). La deuxiĂšme partie de l’ouvrage traite de « cette chose qui pense en nous », Ă  partir des deux entitĂ©s qui dans l’Essay peuvent prĂ©tendre au titre de choses pensantes : « la substance mentale (l’ñme) d’une part, et le soi [self] ou la personne de l’autre » (p. 262), la notion de personne Ă©tant d’ailleurs liĂ©e chez Locke Ă  la description de la vie mentale comme train des idĂ©es, puisqu’elle dĂ©finit l’ĂȘtre pensant en tant qu’il est capable « de se rapporter Ă  soi-mĂȘme comme existant en diffĂ©rents temps » (ibid.). C’est d’ailleurs par des considĂ©rations Ă©clairantes sur la notion de personne que s’achĂšve l’ouvrage, pour dĂ©velopper l’idĂ©e de la personne comme « épisode historique » : parce qu’une personne s’identifie Ă  une succession d’états mentaux, les thĂšses de Locke nous libĂšrent de toute forme « d’essentialisme mĂ©taphysique », sans pour autant nous autoriser Ă  « dĂ©cider quelle personne nous sommes » (p. 400). La conclusion revient sur l’aspect kalĂ©idoscopique de l’Essay, qui dĂ©finit l’esprit Ă  partir d’une sĂ©rie d’images et de mĂ©taphores, ou de schĂšmes analogiques permettant de caractĂ©riser les idĂ©es. RĂ©ceptivitĂ©, animation et activitĂ©, clĂŽture et intĂ©rioritĂ©, lumiĂšres et ombres, apparaissent ainsi comme autant de dĂ©terminants conceptuels pointĂ©s par les diffĂ©rentes images prĂ©sentes dans l’Essay : feuille blanche, miroir, tableau en anamorphose, chambre obscure, lanterne animĂ©e. Au terme d’un parcours ample et exigeant, le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Philippe Hamou non seulement une lecture originale de la philosophie de Locke, mais Ă©galement une rĂ©ponse Ă©clairante Ă  des questions difficiles sur la nature de l’esprit et des idĂ©es. L’importance de la contribution de Locke Ă  l’invention de l’esprit moderne se trouve rĂ©Ă©valuĂ©e de maniĂšre significative, sans pour autant Ă©clipser ni laisser dans l’ombre les autres figures majeures de la philosophie moderne, puisque c’est bien dans un dialogue avec les Ɠuvres de ses prĂ©dĂ©cesseurs ou de ses contemporains que, de maniĂšre tacite ou explicite, Locke a Ă©laborĂ© une nouvelle conception de l’esprit, ou plutĂŽt une nouvelle description des phĂ©nomĂšnes mentaux.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de l’esprit. John Locke et l’invention du mind, Paris, les Éditions d’Ithaque, 2018 », in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 444-448

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Thomas HOBBES, De l’Homme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe BĂ©al, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline LagrĂ©e, JosĂ© Medina, Arnaud Milanese, Martine PĂ©charman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages.

Comme l’évoquent les auteurs dans leur introduction, SorbiĂšre, dans une lettre de dĂ©cembre 1656, incitait son ami Hobbes Ă  rĂ©aliser l’ambition systĂ©matique de son grand projet philosophique, en achevant et en publiant la deuxiĂšme section, mais derniĂšre dans l’ordre de publication, des Elementa philosophiae : le De Homine, qui paraĂźtra en 1658, peu de temps aprĂšs que Hobbes l’eut achevĂ©. D’une certaine maniĂšre, le De Corpore et le De Homine partagent un mĂȘme destin, en premier lieu pour ce qui est de leur traduction en français : alors que l’édition de 1647 du De Cive fut traduite par SorbiĂšre deux ans aprĂšs sa publication, le De Corpore et de De Homine ne connurent pas de traduction en français du vivant de Hobbes. Mais les deux premiĂšres sections des ÉlĂ©ments de philosophie sont aussi liĂ©es pour des raisons qui tiennent Ă  leurs frontiĂšres respectives, et Ă  la prĂ©sence, dans les deux ouvrages, de chapitres consacrĂ©s Ă  l’optique. L’optique relĂšve-t-elle de la physique ou de l’anthropologie ? Le De Homine est d’ailleurs lui-mĂȘme fait de deux parties hĂ©tĂ©rogĂšnes, et contient des « élĂ©ments de physique » et des « principes de politique ». MalgrĂ© les difficultĂ©s et les problĂšmes que rĂ©vĂšle l’examen dĂ©taillĂ© de l’ouvrage, « l’homme » du De Homine constitue nĂ©anmoins un objet dont l’unitĂ© se rĂ©vĂšle sous le double regard de la physique et de la psychologie. C’est ce que montre notamment la « physique des images visuelles » telle que Hobbes la conçoit. On sait que l’intĂ©rĂȘt de Hobbes pour l’optique est prĂ©coce, ainsi que son choix de placer l’optique dans le De Homine. Pour comprendre ce choix, il faut expliquer que, pour Hobbes comme pour Descartes, l’optique traite Ă  la fois du rayon lumineux et de la perception visuelle. Le traitĂ© de 1645-1646, A Minute or First Draught of the Optiques, fait d’ailleurs apparaĂźtre clairement la diversitĂ© interne Ă  la science optique, puisque la premiĂšre partie traite de la lumiĂšre (« illumination ») et la seconde de la vision (« of vision »). L’optique fait partie de la physique, mais ne s’y rĂ©duit pas. Pour cette raison, tous ses dĂ©veloppements ne pouvaient pas ĂȘtre compris dans la quatriĂšme partie du De Corpore. L’optique doit ainsi faire l’objet de deux types de discours : science des corps lumineux, de la lumiĂšre et de la couleur dans le De Corpore, l’optique est une science de la perception visuelle des objets dans le De Homine. Étude des « phantasmes Ă  l’intĂ©rieur du sentant », « rejetons de notre cerveau » et produits de notre imagination, l’optique apparaĂźt comme un moment de l’anthropologie et s’articule Ă  une thĂ©orie des passions. On comprend aussi qu’en tant qu’étude de la perception visuelle de l’homme, ou explication de la vision naturelle et artificielle, l’optique ne s’en tient pas au plan naturel commun Ă  l’homme et Ă  l’animal, mais Ă©tudie les moyens artificiels et les produits de l’industrie humaine (miroir, dioptre, tĂ©lescope et microscope) grĂące auxquels l’homme perçoit des images visuelles.

On l’aura compris : l’érudition dĂ©veloppĂ©e dans la longue introduction qui prĂ©cĂšde cette Ă©dition scientifique du De Homine renouvelle notre comprĂ©hension de la place de l’optique dans la constitution du systĂšme de Hobbes, ainsi que la place du De Homine au sein de l’Ɠuvre. Mais elle permet aussi de comprendre pourquoi selon Hobbes, renouant avec Aristote et la tradition optique mĂ©diĂ©vale, l’explication de la vision et du statut des images entre de plein droit dans le traitĂ© de la nature humaine, et apparaĂźt comme « un invariant de l’anthropologie hobbesienne » (p. 70).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, De l’Homme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe BĂ©al, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline LagrĂ©e, JosĂ© Medina, Arnaud Milanese, Martine PĂ©charman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (Ă©d.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages.

PrĂ©cĂ©demment publiĂ©e par Pearson Education (2008), cette Ă©dition des deux premiĂšres parties du Leviathan par Marshall Missner chez Routledge est prĂ©cĂ©dĂ©e d’une introduction de 34 pages, qui explique de maniĂšre claire les Ă©lĂ©ments du contexte de publication, propose une courte biographie et expose les principaux thĂšmes prĂ©sents dans l’ouvrage : science et prudence, nature humaine, Ă©tat de nature, souverainetĂ©. AprĂšs avoir rappelĂ© que l’anglais de Hobbes n’est pas le nĂŽtre, comprenons par lĂ  bien entendu celui d’un lecteur anglophone contemporain, il explique que le texte a fait l’objet de lĂ©gĂšres modifications ou rĂ©Ă©critures, du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, afin d’en simplifier et d’en moderniser la forme. Ces changements sont en gĂ©nĂ©ral mineurs (« seeks » au lieu de « seeketh »), et s’efforcent de conserver les termes originaux lorsque le sens ne s’en trouve pas obscurci pour un lecteur actuel. Le propos est suivi de remarques Ă©clairantes sur le style de Hobbes, par exemple son usage des comparaisons, ou encore le ton souvent mordant de ses Ɠuvres, qui furent souvent engagĂ©es dans des controverses intellectuelles et religieuses. C’est donc une Ă©dition utile et commode que rĂ©Ă©ditent les Ă©ditions Routledge, et qui devrait sans aucun doute intĂ©resser les Ă©tudiants francophones dĂ©sirant se familiariser avec la philosophie de Hobbes.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (Ă©d.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Thomas HOBBES, LĂ©viathan. Choix de chapitres et prĂ©sentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Édition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages.

L’ouvrage prĂ©sente de maniĂšre claire et solide l’ouvrage majeur de Hobbes, sa rĂ©ception et sa force d’attraction ambivalente, ainsi que son contexte et son architecture. De facture trĂšs classique, tout en prenant en compte les acquis de la recherche rĂ©cente, l’ouvrage inclut les chapitres 10-18 et 21 du LĂ©viathan, et un dossier (« Petit prĂ©cis de philosophie politique »). Le format ainsi que le contenu en font un guide trĂšs commode pour les Ă©tudiants. Elle a en outre le mĂ©rite de rendre accessible les textes les plus Ă©tudiĂ©s du LĂ©viathan, dans la traduction de François Tricaud.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, LĂ©viathan. Choix de chapitres et prĂ©sentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Édition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (Ă©d.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages.

Ce trĂšs beau volume, dirigĂ© par deux des meilleurs spĂ©cialistes de Hobbes, offre un panorama trĂšs complet de l’Ɠuvre. Il se compose de trente-six chapitres, rĂ©partis de la maniĂšre suivante : (1) Logique et philosophie naturelle ; (2) Nature humaine et philosophie morale ; (3) Philosophie politique ; (4) Religion ; (5) Histoire, poĂ©sie et paradoxe. L’introduction, rĂ©digĂ©e par A. P. Martinich, expose en une vingtaine de pages les principes qui ont orientĂ© la rĂ©daction du Oxford Handbook of Hobbes : sans ĂȘtre exhaustif, l’ouvrage propose une approche variĂ©e, dont chaque point de vue correspond Ă  un intĂ©rĂȘt spĂ©cifique de l’auteur de l’article, en se fondant sur une Ă©tude directe – de premiĂšre main – de la pensĂ©e de Hobbes. Ce parti pris a des effets bĂ©nĂ©fiques pour le lecteur, qui trouvera ainsi dans ce livre une prĂ©sentation claire et vivante de l’Ɠuvre du philosophe anglais, et de maniĂšre concise, en note, les rĂ©fĂ©rences utiles Ă  la littĂ©rature secondaire. AprĂšs avoir briĂšvement prĂ©sentĂ© la vie de Hobbes et les diffĂ©rents aspects de sa philosophie, A. P. Martinich explique en quelques mots Ă  la fin de son introduction (p. 16) que les chapitres de ce volume dĂ©montrent selon lui deux choses : la premiĂšre, c’est que certains aspects de la philosophie de Hobbes sont mĂ©connus ou qu’ils n’ont pas Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ©s Ă  leur juste valeur, depuis au moins un siĂšcle ; la seconde est que ces questions continueront Ă  ĂȘtre dĂ©battues par les historiens, les philosophes, les thĂ©oriciens politiques et autres. Cette formulation rend bien compte de la teneur gĂ©nĂ©rale de l’ouvrage, qui permet en effet d’apprĂ©cier la fĂ©conditĂ©, thĂ©orique et polĂ©mique, d’une Ɠuvre qui n’a cessĂ© d’alimenter les commentaires et les dĂ©bats, ou simplement des silences Ă©loquents, exprimant un rejet plutĂŽt qu’un dĂ©sintĂ©rĂȘt ou une forme d’indiffĂ©rence, et ce, bien au-delĂ  des cercles de la philosophie acadĂ©mique. Parmi les contributeurs, on trouvera les plus Ă©minents spĂ©cialistes anglo-saxons de la pensĂ©e de Hobbes ou de la philosophie moderne (Quentin Skinner, Daniel Garber, Johann Sommerville, Richard Tuck, pour n’en citer que quelques-uns), mais comme le souligne A. P. Martinich au tout dĂ©but de l’introduction, l’ouvrage rassemble non seulement des auteurs aux champs disciplinaires variĂ©s, mais aussi d’horizons gĂ©ographiques diffĂ©rents. On trouvera ainsi des articles de Franco Giudice, Agostino Lupoli ou TomaĆŸ Mastnak, ainsi qu’un article de Martine PĂ©charman, « Hobbes on Logic, or How to Deal with Aristotle’s Legacy » (p. 21-60), qui ouvre la premiĂšre partie consacrĂ©e Ă  la logique et la philosophie naturelle : cette remarquable contribution prĂ©sente Ă  la fois le contexte de l’enseignement de la logique Ă  Oxford Ă  la fin de l’ùre des Tudor, et des dĂ©veloppements plus techniques sur le rapport de Hobbes Ă  la logique traditionnelle. On soulignera l’intĂ©rĂȘt et l’originalitĂ© des analyses consacrĂ©es aux rapports entre logique et anthropologie, Ă  partir d’une Ă©tude comparĂ©e de la controverse Hobbes-Bramhall et du Leviathan. L’article permet notamment de comprendre l’ambiguĂŻtĂ© de la relation de Hobbes Ă  la logique aristotĂ©licienne, ainsi que le statut de la computatio sive logica du De Corpore. La premiĂšre partie de l’ouvrage, la plus longue, prĂ©sente de maniĂšre gĂ©nĂ©rale des dĂ©veloppements trĂšs instruits sur la logique, le langage (Stewart Duncan), la pensĂ©e mathĂ©matique (Katherine Dunlop), la philosophie naturelle (Daniel Garber, Douglas M. Jesseph) ou l’optique (Franco Giudice). La deuxiĂšme partie prĂ©sente les principaux concepts de la philosophie morale – libertĂ© et volontĂ© (Thomas Pink), raison, dĂ©libĂ©ration et passions (Adrian Blau), Ă©tat de nature (Ioannis D. Evrigenis), loi naturelle (S. A. Lloyd) – ainsi qu’un excellent article sur Hobbes et la famille (Nancy J. Hirschmann, p. 242-264), qui analyse le rapport entre « men consent » et « women consent », mettant ainsi en Ă©vidence l’intĂ©rĂȘt d’une relecture de Hobbes pour Ă©clairer des problĂšmes contemporains ou, si l’on prĂ©fĂšre, l’intĂ©rĂȘt d’une relecture de Hobbes Ă  la lumiĂšre de problĂ©matiques actuelles. La troisiĂšme partie analyse les concepts centraux de la philosophie politique de Hobbes : l’obligation politique (John Deigh), autorisation et reprĂ©sentation (A. P. Martinich), la loi comme commandement du souverain (Mark C. Murphy, David Runciman), Hobbes et l’absolutisme (Johann Sommerville). Cette partie s’achĂšve par deux trĂšs belles contributions : un article d’Arash Abizadeh (« Sovereign Juridiction, Territorial Rights, and Membership », p. 397-432), qui analyse avec beaucoup d’acuitĂ© le rapport entre souverainetĂ©, territoire, dĂ©mocratie et participation politique, et un article de Quentin Skinner (« Hobbes and the Social Control of Unsociability », p. 423-453), qui prĂ©sente une analyse originale et trĂšs convaincante de la question de l’insociabilitĂ© chez Hobbes Ă  partir de la notion de self-control, complĂ©tant ainsi l’argument selon lequel la paix dĂ©pend de la soumission au souverain : la maĂźtrise de soi, tout autant que la force coercitive de la loi, est la clĂ© de la paix (« Self-control, as much as the coercive force of law, is the key to peace », p. 448). La quatriĂšme partie consacrĂ©e Ă  la religion prĂ©sente des contributions d’Agostino Lupoli (« Hobbes and Religion Without Theology »), Richard Tuck (« Hobbes, Conscience, and Christianity »), Sarah Mortimer (« Christianity and Civil Religion in Hobbes’s Leviathan) et Jeffrey Collins (« Thomas Hobbes’s Ecclesiastical History »). La derniĂšre partie (History, Poetry, and Paradox) est certainement la plus originale : Kinch Hoekstra, TomaĆŸ Mastnak, Timothy Taylor et Jon Parkin analysent respectivement le rapport Ă  Thucydides, la politique dans le Behemoth, la nature de la poĂ©sie, Hobbes et le paradoxe. On dĂ©couvre ou redĂ©couvre dans cette derniĂšre partie un Hobbes Ă  la fois nouveau et familier, puisque les analyses portent sur des aspects moins Ă©tudiĂ©s de sa philosophie, ou les prĂ©sentent sous un nouvel angle. Cette derniĂšre partie met Ă©galement en valeur l’écart entre les diffĂ©rentes lectures et perspectives autorisĂ©es, ou favorisĂ©es par l’Ɠuvre de Hobbes, qui sont autant de signes de la richesse qu’elle contient. La variĂ©tĂ© et la qualitĂ© des contributions rendent difficile la prise en compte de chacune d’entre elles. Il faut souligner l’intĂ©rĂȘt des chapitres qui mettent en Ă©vidence l’actualitĂ© vivante de la philosophie de Hobbes, mais aussi la soliditĂ© de l’ensemble des articles, qui s’adressent non seulement aux spĂ©cialistes de Hobbes, mais Ă©galement Ă  tous ceux qui s’intĂ©ressent Ă  la philosophie moderne, et notamment au statut de la logique ou de la philosophie naturelle Ă  l’ñge classique. Ainsi, le chapitre rĂ©digĂ© par Daniel Garber envisage le rapport de Hobbes Ă  GalilĂ©e, Descartes, Spinoza et Leibniz. Au-delĂ  de l’intĂ©rĂȘt propre de l’article, on apprĂ©ciera la bibliographie proposĂ©e Ă  la fin du chapitre, puisque c’est le seul, ou presque, qui ne se rĂ©fĂšre pas exclusivement Ă  des ouvrages critiques publiĂ©s en langue anglaise.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (Ă©d.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages.

Les historiens de la philosophie italiens ont certainement fourni certaines des contributions les plus significatives sur la question des passions chez Hobbes : ainsi, l’étude classique d’Arrigo Pacchi, Hobbes and the Passions, le livre de Franco Ratto, Tra scienza della politica e teoria delle passioni, ou encore les dĂ©veloppements consacrĂ©s par Remo Bodei Ă  la « mission civilisatrice » de la peur chez Hobbes dans Geometria delle Passioni. Mais l’ouvrage de Giovanni Fiaschi est le premier Ă  proposer une Ă©tude systĂ©matique et dĂ©veloppĂ©e de l’anthropologie politique de Hobbes Ă  partir d’une analyse de la relation entre dĂ©sir, imagination et pouvoir. L’auteur part d’une rĂ©flexion sur la mĂ©taphore de l’État comme « monstre froid », suggĂ©rant, chez Nietzsche comme chez Foucault, l’idĂ©e d’une domination qui concerne tous les aspects de la vie des sujets ; Ă  moins que l’on ne voie dans cette image les prĂ©misses de la thĂšse de Max Weber sur la bureaucratisation de l’État. Si l’auteur ne peut que reconnaĂźtre la monstruositĂ© du LĂ©viathan, la mĂ©taphore doit cependant ĂȘtre corrigĂ©e et rejouĂ©e, pour faire apparaĂźtre l’État chez Hobbes plutĂŽt comme un « monstre chaud », c’est-Ă -dire le centre d’un flux de dĂ©sirs qui s’entrecroisent et entrent en collision (p. 11). Parce qu’il est « le produit de la volontĂ© individuelle », l’État-LĂ©viathan est « l’objet d’un dĂ©sir irrationnel et passionnĂ©, qui dĂ©termine sa naissance et rend possible sa vie ». C’est cette thĂšse que l’auteur dĂ©veloppe de maniĂšre claire et originale dans les cinq chapitres du livre : (1) Le dĂ©sir avant le LĂ©viathan. Politique et raison ; (2) L’ordre des dĂ©sirs. Passions, raison, pouvoir ; (3) L’ordre du dĂ©sir. Politique et temporalitĂ© ; (4) Le dĂ©sir et la parole ; (5) Le dĂ©sir de la majoritĂ©. Remarquablement instruit, le livre de G. Fiaschi propose une interprĂ©tation cherchant Ă  humaniser le LĂ©viathan, en fournissant tous les Ă©lĂ©ments et arguments permettant de justifier la thĂšse de dĂ©part. Il offre en outre une grande variĂ©tĂ© dans les rĂ©fĂ©rences. On ne trouvera pas de bibliographie Ă  la fin de l’ouvrage, mais on dĂ©couvrira, au fil de la lecture et dans les notes de bas de pages, des rĂ©fĂ©rences Ă  la littĂ©rature critique sur Hobbes, notamment aux thĂšses dĂ©veloppĂ©es par Dominique Weber sur le rapport entre dĂ©sir et temporalitĂ© (Hobbes et le dĂ©sir des fous. RationalitĂ©, prĂ©vision et politique, Paris, PUPS, 2007), mais Ă©galement Ă  L’homme devant la mort de Philippe AriĂšs, ou aux analyses d’Alexandre Matheron sur Spinoza, ainsi qu’une discussion des thĂšses de Carl Schmitt (p. 167-171), dans un chapitre consacrĂ© Ă  la « temporalisation du futur comme Histoire SacrĂ©e ». La pensĂ©e de Hobbes, au carrefour des interprĂ©tations, s’y trouve donc Ă©clairĂ©e et commentĂ©e de maniĂšre suggestive. La perspective met en lumiĂšre l’importance des dĂ©sirs irrationnels dans la politique de Hobbes. De ce fait, la question de la rationalitĂ© est quelque peu laissĂ©e dans l’ombre. Il est vrai que cet aspect a largement Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©, et la lecture proposĂ©e par G. Fiaschi constitue une sorte de contre-pied, une forme d’alternative Ă  l’interprĂ©tation consistant Ă  faire rĂ©sider la nouveautĂ© du projet de Hobbes dans la constitution d’un ordre politique fondĂ© sur la rationalitĂ© calculatrice de l’individu. La question du rapport entre raison et politique fait d’ailleurs l’objet du premier chapitre, qui s’achĂšve sur une rĂ©flexion Ă  propos de la raison politique moderne et de la prudence politique machiavĂ©lienne (« Le raisonnement du Centaure », p. 67-74), dĂ©finie comme « prudente Ă©conomie des passions » (p. 72), et elle se poursuit, au chapitre suivant, par une analyse du « dualisme anthropologique de Hobbes » (p. 76), selon lequel la possibilitĂ© de sortir de l’état de nature « rĂ©side partiellement dans les passions et partiellement dans sa raison » (LĂ©viathan, chapitre 13). Ce dualisme permet de dĂ©finir la politique comme pratique spĂ©cifiquement humaine, qui accorde toute sa place Ă  la dimension passionnelle comme convergence et conflit d’une pluralitĂ© de mouvements. C’est Ă  partir du caractĂšre irrĂ©ductible de la dimension passionnelle et de l’impossibilitĂ© d’un critĂšre d’ordre unitaire, que le « monstre froid » se trouve ainsi rĂ©interprĂ©tĂ©. La question de la pluralitĂ© rĂ©apparaĂźt avec force dans le dernier chapitre (« Le dĂ©sir de la majorité »), qui propose une confrontation originale avec Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Elsa DORLIN, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, 2017, 252 pages.

« L’autodĂ©fense est au centre de l’anthropologie philosophique de Thomas Hobbes » : cette formulation peut paraĂźtre surprenante pour qualifier un penseur volontiers considĂ©rĂ© comme le premier thĂ©oricien de l’État comme « monopole de la violence lĂ©gitime ». C’est pourtant une interprĂ©tation au plus prĂšs du texte de Hobbes et de son esprit qu’Elsa Dorlin dĂ©veloppe au dĂ©but d’un chapitre de son livre prĂ©cisĂ©ment intitulĂ© « L’État ou le non-monopole de la dĂ©fense lĂ©gitime » (p. 83-104), Ă  propos de ce qu’elle nomme les « philosophies de la dĂ©fense de soi », dont Hobbes et Locke constituent les meilleurs exemples ou les meilleures figures. C’est donc sous un nouveau jour que les deux philosophes politiques de la premiĂšre modernitĂ© se trouvent Ă  nouveau associĂ©s, dans leur diffĂ©rence et leur complĂ©mentaritĂ© : non plus comme des reprĂ©sentants de « l’individualisme possessif », dans une « sociĂ©tĂ© de marchĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e » comme dans l’ouvrage de Macpherson et la relecture marxiste de la tradition libĂ©rale, mais comme des penseurs du caractĂšre inaliĂ©nable de la vie et de la libertĂ©. La lecture d’Elsa Dorlin permet donc Ă  la fois de revenir au texte de Hobbes, pour comprendre que le concept de vie constitue une clĂ© de voĂ»te de sa philosophie politique, mais elle rend Ă©galement possible un nouvel usage, Ă  la fois historique, politique et philosophique, de la rĂ©fĂ©rence Ă  Hobbes, qui nuance sensiblement, voire contredit des interprĂ©tations comme celles de Foucault et Agamben. On se souvient que l’auteur du LĂ©viathan fait parfois figure de repoussoir sous la plume des penseurs de la biopolitique et de l’État d’exception, car il apparaĂźt comme un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif de l’histoire de la souverainetĂ© comme pouvoir sur la vie. Le rĂŽle que Foucault fait jouer Ă  l’inventeur de la science politique est peu hĂ©roĂŻque et, dans « Il faut dĂ©fendre la sociĂ©té », l’ironie foucaldienne atteint sa cible : « Lorsque le capitole de l’État a Ă©tĂ© menacĂ©, une oie a rĂ©veillĂ© les philosophes qui dormaient. C’est Hobbes ». De mĂȘme pour Agamben, si la souverainetĂ© se prĂ©sente chez Hobbes comme « une incorporation de l’état de nature dans la sociĂ©té », cette indistinction entre violence et loi « constitue la spĂ©cificitĂ© de la violence souveraine » (Homo sacer). Faut-il prĂ©fĂ©rer le Hobbes de Dorlin Ă  celui de Foucault et Agamben, et a fortiori au Hobbes de Schmitt, qui privilĂ©giait la conception de l’État comme « machine artificiellement construite par les hommes », pour en faire Ă  la fois un modĂšle et un contre-modĂšle ? L’historien de la philosophie pourra objecter aux penseurs contemporains du politique que le rĂŽle rĂ©servĂ© Ă  Hobbes, Ă  chaque nouvelle rĂ©interprĂ©tation de la modernitĂ©, est largement tributaire des intentions thĂ©oriques de l’interprĂšte, Ă  moins qu’il ne considĂšre tout simplement que l’amplitude du spectre des interprĂ©tations est liĂ©e aux paradoxes de celui que Arnold A. Rogow dĂ©signait comme « un radical au service de la rĂ©action ». Quoi qu’il en soit, l’intĂ©rĂȘt de la lecture d’Elsa Dorlin va au-delĂ  d’une simple rĂ©interprĂ©tation de l’Ɠuvre de Hobbes du point de vue de la « dĂ©fense de soi » plutĂŽt que du point de vue de la « violence de l’État ». En effet, c’est bien en se fondant sur l’analyse du dĂ©tail des formulations et des distinctions Ă©tablies par Hobbes que l’auteure met en Ă©vidence l’originalitĂ© de la conception du sujet dans le LĂ©viathan : le droit de nature n’est pas un « droit sur soi-mĂȘme originaire dont jouiraient certains hommes plutĂŽt que d’autres », mais plutĂŽt une « disposition qui s’exerce Ă©galement en chacun » (p. 86). Pour cette raison, ceux qui se soumettent par force et non par convention, tels les « esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté », selon la formule du LĂ©viathan, ne font rien contre les lois de nature s’ils Ă©gorgent leur maĂźtre. De cette lecture, on pourra tirer au moins deux Ă©lĂ©ments importants pour comprendre le sens du texte de Hobbes. En premier lieu, le discours sur l’état de nature joue un rĂŽle critique de l’institution et de l’autoritĂ© politique lorsqu’elles perpĂ©tuent la violence au lieu d’agir sur les antagonismes sociaux. En second lieu, l’égalitĂ© naturelle n’a pas seulement pour fonction nĂ©gative de justifier l’autoritĂ© Ă  partir de ses consĂ©quences nĂ©cessaires (la dĂ©fiance et la guerre de tous contre tous) ; elle fait Ă©galement de chacun un corps « digne d’ĂȘtre dĂ©fendu ». La place de Hobbes dans l’ouvrage est de ce point de vue doublement justifiĂ©e, puisqu’il y apparaĂźt non seulement comme un philosophe de l’élan vital, mais Ă©galement comme un excellent thĂ©oricien des paradoxes de la souverainetĂ© : la politique commence lĂ  oĂč cesse la violence, et pourtant, la violence n’est jamais hors du politique, puisqu’elle est intrinsĂšque aux rapports interindividuels.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Elsa DORLIN, Se dĂ©fendre. Une philosophie de la violence, Paris, La DĂ©couverte-Zones, 2017, 252 pages » in Bulletin d’Ă©tudes hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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