Auteur : Éric Marquer

 

 

Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothèses, systèmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p.

Gianni Paganini, historien de la philosophie moderne aux études notoires sur le scepticisme et la littérature clandestine des XVIe et XVIIe siècles, revient sur le tout premier auteur auquel il s’est intéressé et dont il reste un des plus fins connaisseurs : Pierre Bayle 6. On aurait pu craindre que le philosophe de Rotterdam ne soit qu’un point de départ, assez vite éclipsé, par l’Écossais, Hume, qui apparaît dans le titre. Il n’en est rien et c’est même l’inverse qui se produit : « Le présent volume a donc pour objet central Pierre Bayle et sa présence continue et influente jusqu’à Hume » (p. 24). Pour le dire autrement, c’est le majeur qui se trouve mis au service du mineur, même si une telle catégorisation est historiquement relative, puisque Bayle a été une référence incontournable à son époque. Pas plus qu’il n’entend présenter un Bayle humien ou un Hume baylien, l’auteur n’entreprend de faire ici une histoire intellectuelle qui retracerait avec soin toutes les étapes entre Bayle et Hume. En l’occurrence, il s’agit de soumettre Bayle à son propre geste d’un « philosophe analytique ante litteram » (p. 15) : l’analyse, prise au sens littéral du démontage des arguments qui permet d’en clarifier les prémisses et les incidences, est une opération critique, c’est-à-dire une pratique du jugement qui, dans cette mesure, est qualifiable de « sceptique ». En effet, Bayle convoque et discute des arguments qui sont empruntés à différents paradigmes conceptuels et disciplinaires, pouvant entrer en contradiction les uns avec les autres – ce qui opacifie la position définitive qu’il tient sur un sujet, comme le débat exégétique autour de son athéisme/fidéisme ou encore de son rationalisme/scepticisme. Là où Hubert Bost a pu récemment situer la pensée de Bayle dans le cadre de son « calvinisme de la vieille roche 7 », G. Paganini contextualise à son tour celle-ci par rapport à l’histoire de la philosophie moderne (Bodin, Hobbes, Grotius, Spinoza, Locke, Malebranche, Descartes, Leibniz, Newton, et évidemment Hume).

Les deux premières parties de l’ouvrage sont focalisées sur Bayle : théodicée et rapport entre foi et raison (I.1, 4, 5), tolérance et théologico-politique (I.2, 3, annexes 1-2), puis de manière plus hétéroclite et ponctuelle l’hétérodoxie juive (II.1), Machiavel (II.2) et l’athéisme sceptique (II.3). Dans la troisième partie, l’auteur met en perspective Bayle et Hume : le scepticisme d’un point de vue épistémologique (III.9, 10), des questions d’ordre physique sur l’âme, la matière, la cosmogonie (III.11, 13), et de nouveau la théodicée avec les attributs moraux de Dieu (III.12).

À la toute fin, une brève annexe est consacrée au métier d’historien de la philosophie. L’ouvrage quoiqu’assez composite, puisque constitué d’articles repris et de textes inédits, n’en présente pas moins une certaine unité d’investigation : ce que l’auteur s’attache à étudier pour en affiner la compréhension, c’est avant tout le scepticisme propre à Bayle, dont il met en exergue la notion opératoire de l’hypothèse par différence et opposition au(x) système(s). Bien qu’Ernst Cassirer ne soit pas mentionné, il y aurait là un point de convergence avec celui-ci : Bayle préfigure le refus du système qui est si typique de la philosophie des Lumières.

D’une « philosophie » à une « théologie » de la tolérance chez Bayle

Dans un tiers de l’ouvrage, G. Paganini examine en détail quelle a été l’influence du rationalisme malebranchiste, en particulier du Traité de morale, sur les trois premières parties du Commentaire philosophique. L’oratorien, rappelle-t-il, n’a pas défendu comme tel le pluralisme religieux et ce n’est donc qu’au prix d’un certain déplacement que Bayle a pu en faire une ressource conceptuelle pour sa propre doctrine de la tolérance. D’une part, lorsqu’il se réfère à la « lumière naturelle » et à la « vision en Dieu », ou encore quand il confère aux principes moraux l’évidence des axiomes de la logique et de la métaphysique, Bayle ne cherche pas à élaborer une théologie rationnelle, mais traite d’un problème « métamoral » (p. 59) : en s’interrogeant sur ce qui fait qu’une action est morale ou non et sur la source de l’obligation, il s’agit de fonder une morale universelle. L’intérêt argumentatif de Bayle pour Malebranche réside alors dans la garantie épistémologique que cela donne à la morale, du fait que les raisons humaine et divine sont univoques. D’autre part, Bayle opère une radicalisation de la politique malebranchiste (p. 85), en élargissant la doctrine de l’Ordre vers une application concrète dans la tolérance. Mais surtout, l’étude souligne que Bayle développe, à partir de là, une théorie de la « justice comme équité », entendue comme traitement égal des individus indépendamment de leurs confessions religieuses. L’équité chez lui repose sur une double exigence de réciprocité et d’impartialité, c’est-à-dire aussi bien de justification réciproque contre la pétition de principe qui consiste à invoquer la vérité de sa religion, que d’abstraction de soi pour gagner une réflexivité critique sur ses propres croyances.

Et l’auteur d’objecter à juste titre contre l’interprétation rawlsienne de Bayle que ce dernier avait certes parfaitement saisi que la réciprocité est structurelle à la tolérance, mais que Rainer Forst 8 ne prend pas assez en considération le rationalisme malebranchiste sur lequel s’appuie Bayle et qui n’est pas moins une conception compréhensive du bien (p. 99 sq.) – ne satisfaisant donc pas la condition du voile d’ignorance dans la position originelle. Il vaudrait ainsi mieux interpréter Bayle à la lumière de Libéralisme politique que de Théorie de la justice puisque le « consensus par recoupement » a l’avantage de laisser leurs conceptions compréhensives du bien aux individus qui, étant par ailleurs « raisonnables », sont en mesure d’accepter le pluralisme moral et religieux en vue de leur coopération équitable. Pour défendre R. Forst, rappelons que celui-ci se propose de modéliser une tolérance qui n’est pas encore une domination, parce que soumise au bon gré du Prince (comme pour l’édit de Nantes), mais un véritable respect pour autrui, fondé sur une idée de réciprocité mise en valeur par Bayle.

Néanmoins, Bayle se heurte à une difficulté circulaire qui, selon l’étude, le mène à changer de stratégie philosophique dans le Supplément au Commentaire philosophique et le Dictionnaire historique et critique : les arguments en faveur de la tolérance ne convainquent que ceux qui le sont déjà, tandis qu’un vrai croyant y est rétif puisqu’il ne peut évidemment pas laisser se propager des erreurs qui mettent en péril le salut d’autrui, et – comble du paradoxe – c’est alors l’intolérance qui devient charitable. L’extrait célèbre de la Réponse aux questions d’un Provincial où Bayle exprime tout son pessimisme quant au fait que les hommes et les religions deviennent tolérants (p. 124) n’ouvre pas seulement, et nécessairement comme l’affirme Gianluca Mori 9, une voie « athéo-politique » au roi spinoziste, mais aussi une autre voie « théologico-politique » qui ne consiste toutefois pas, comme chez Hobbes, Spinoza et Locke, à réinterpréter philosophiquement les Écritures pour rendre le christianisme moins dogmatique, exclusiviste et donc intolérant. Autrement, ce serait de nouveau conditionner la tolérance à une philosophie particulière, à un système philosophique 10 qui n’est justement pas acceptable par tout le monde (p. 131-132). Pour éviter le retour de la difficulté circulaire, Bayle emprunte une « autre voie » (p. 136-137) qui est de réduire les croyances religieuses et théologiques au statut épistémique de l’hypothèse puisque Dieu, par son infinité, reste toujours au-delà de la finitude de l’esprit humain. Les hypothèses théologiques n’étant pas vérifiables ni falsifiables comme peuvent l’être les hypothèses scientifiques, il faut un autre critère pour évaluer leur recevabilité et probabilité : la conformité de l’esprit humain à l’idée qu’il se fait de la dignité de Dieu. En d’autres termes, il s’agit d’un critère moral de sincérité, lequel peut excuser les hypothèses théologiques erronées de bonne foi.

G. Paganini montre alors de quelle manière Bayle fonde cette requalification des dogmes en hypothèses sur une théologie volontariste en nette rupture avec le rationalisme malebranchiste qui était celui des trois premières parties du Commentaire philosophique : les dogmes ne sont qu’hypothétiques du fait qu’ils dépendent d’un libre décret de la volonté divine ; celle-ci aurait pu être tout autre. Or ce caractère hypothétique, explique G. Paganini, rend possible une « tolérance interne à la théologie » (p. 140), alors que les coreligionnaires de Bayle, notamment les pasteurs huguenots Pierre Jurieu et Élie Saurin, y décelèrent un « pyrrhonisme théologique » inacceptable (p. 161). Est-ce à dire que, contrairement à ce qu’avait prétendu Élisabeth Labrousse 11, Bayle a bien été un penseur de la tolérance ecclésiastique ? L’ouvrage, certes, n’use pas ici de ce syntagme, mais c’est bien ce vers quoi Bayle se serait acheminé, puisque la « théologie de la tolérance » n’apparaît pas comme un simple recours à la théologie pour suppléer à l’échec ou l’inefficacité d’une « philosophie de la tolérance », mais plus subversivement, comme un moyen pour introduire « le pluralisme […] au cœur du savoir théologique en soi » (p. 140).

La troisième partie, consacrée à « Bayle et Hume », commence par envisager la question de savoir si le scepticisme constitue une maladie ou un remède, à partir d’un examen de la réhabilitation du scepticisme moral chez Bayle, mais aussi par des analyses éclairantes sur des auteurs moins connus comme Jean-Pierre Crousaz qui, dans le cadre d’une « moralisation marquée du débat sur le scepticisme » (p. 425) à laquelle on assiste au début du XVIIIe siècle, publie en 1773 l’Examen du Pyrrhonisme ancien et moderne : « un texte exemplaire, ainsi qu’un épisode capital de toute [la] discussion » autour des « dommages provoqués par le doute en particulier dans le domaine de la morale et de la pratique » (p. 436). On trouvera également dans ce chapitre d’utiles développements sur l’Apologie de Monsieur Bayle, qui répondent à l’attaque antisceptique de J.-P. Crousaz : l’ouvrage, réédité anonymement « l’année même de la publication des deux premiers livres du Treatise de Hume » (p. 443) serait l’œuvre de Jean-Baptiste de Monier. Les mises au point sur le contexte moral de discussion du scepticisme permettent d’introduire d’une manière habile et claire l’analyse du thème du « scepticisme vivable et invivable dans le Treatise de Hume » (p. 447). L’image du scepticisme comme « pathologie de l’esprit » subsiste, dans un contexte pourtant antisceptique, et a, ainsi que l’avait remarqué Popkin (comme le rappelle l’auteur) eu une influence sur la manière dont Hume lui-même élabore sa propre réponse au pyrrhonisme. L’examen de la question du scepticisme comme maladie, et des possibles thérapies – remèdes pratiques plutôt qu’argumentations théoriques – permet ainsi une reprise éclairante du célèbre passage où Hume, écrivant à la première personne et « décrivant une sorte d’expérience personnelle » (p. 450), formule son célèbre et précieux témoignage, que tous les sceptiques et mélancoliques se sont efforcés un jour de suivre avec plus ou moins de succès : « Je déjeune, je joue au tric-trac, je discute, je m’amuse avec mes amis. » Ce chapitre érudit se termine par une conclusion synthétique et éclairante sur le rapport entre « scepticisme et nature humaine : de Bayle à Hume » (p. 457), dans laquelle sont mises en valeur la nouveauté de la philosophie de Hume et la place centrale accordée à la nature humaine. Abandonnant l’ancien et le nouveau pyrrhonisme (celui de Bayle), « l’empirisme de Hume se caractérise par son choix décidément humaniste et optimiste, centré sur l’idée d’une “science de l’homme” fermement ancrée dans l’“expérience” et dans l’“observation” » (p. 459). Les autres chapitres (X à XIII) traitent successivement de « Hume lecteur de Bayle », de la question du rapport entre mind et body, des « dialogues de Hume et Bayle : sur les attributs moraux de la divinité » et enfin de la « nouvelle hypothèse de cosmogonie » selon Bayle et Hume.

Tout au long des chapitres, l’importance de la lecture de Bayle par Hume permet à la fois de réévaluer l’effet du texte de Bayle et de proposer une interprétation plus fine, plus complexe, des thèses de Hume. Le dernier chapitre (XIV) est un appendice qui propose des « réflexions sur l’activité de l’historien de la philosophie, entre Bayle, Kant et Musil ». Bien que l’ouvrage, qui constitue une véritable somme, se situe dans la parfaite continuité des précédents de Gianni Paganini, et présente les mêmes qualités – érudition et clarté – c’est ici un travail d’une nouvelle veine et en un sens inédit que nous propose l’auteur. Appartenant sans aucun doute au genre de l’histoire de la philosophie, cette étude présente des développements à la fois très libres et rigoureux, dans lesquels la philosophie contemporaine – l’usage de Rawls, les considérations méthodologiques et critiques développées dans l’appendice – vient servir et souligner la puissance et la finesse conceptuelle des auteurs classiques, ainsi que la richesse spéculative du scepticisme. Abordée du point de vue érudit de l’histoire du scepticisme, et du point de vue plus général d’une histoire de la modernité, cette vaste enquête, truffée de microanalyses, est à la fois solide et originale. L’ouvrage pourra sans aucun doute intéresser, à des degrés divers, ou plutôt sous différents angles, tous les historiens de la philosophie moderne, mais aussi ceux qui cherchent à étendre leur connaissance ou à transformer leur regard. Il suscitera, à l’image de l’objet qu’il étudie – le scepticisme – des débats et des controverses, en particulier en France, puisque l’auteur nous accorde depuis de longues années le privilège de pouvoir lire, dans notre langue, les analyses d’un érudit italien sur la philosophie française, anglaise ou écossaise.

Andy Serin et Éric Marquer

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Pour citer cet article : Gianni Paganini, De Bayle à Hume. Tolérance, hypothèses, systèmes, Paris, Honoré Champion, « Vie des Huguenots », 2023, 670 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Hortense de Villaine, Science ou métaphysique. La philosophie de l’esprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p.

L’originalité du travail d’Hortense de Villaine est d’avoir abordé une question classique en philosophie, celle des rapports entre l’esprit et le corps, chez des auteurs peu connus, ayant écrit à une période – la fin du XIXe siècle britannique – relativement peu étudiée, du moins sous cet angle. L’ouvrage est ainsi le premier en langue française analysant la pensée de Thomas Huxley, William Clifford, Henry Maudsley, Benjamin Carpenter, Alexander Bain, George Henry Lewes, John Tyndall, dont les œuvres ont contribué de manière décisive à l’élaboration de la psychologie comme science.

Après une introduction exposant « le problème esprit-corps dans le Royaume-Uni victorien », l’autrice traite de questions de méthode et présente les éléments permettant de qualifier le courant intellectuel étudié. Sont ainsi définis « le “naturalisme scientifique” comme catégorie historiographique » et la « psychologie comme courant proprement philosophique », avant de dresser un très utile « tableau de la philosophie psychophysiologique », permettant non seulement une mise au point à propos des différents courants en présence (les épiphénoménistes, les thèses issues du réflexe cérébral, les auteurs monistes), mais également l’analyse d’une question décisive : les « naissance et revendication d’une science indépendante de la philosophie et de la physiologie : la psychologie ». Cette approche, à la fois pédagogique, historique et conceptuelle, produit de précieuses clarifications sur le contexte intellectuel britannique, tout en apportant quelques éléments de comparaison avec « la querelle du matérialisme en Allemagne » ou le parallélisme de Fechner. L’ouvrage propose ensuite « une immersion dans la philosophie psychophysiologique victorienne », à partir de l’examen des différents topoï de la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle britannique consacrée à la constitution d’une science expérimentale de l’esprit : critique de la métaphysique et refus de tout traitement métaphysique de la question de l’esprit, scientisme et défense d’une épistémologie empiriste apparaissent ainsi comme les grands principes autour desquels se sont élaborées notamment les œuvres de John Tyndall, de William Clifford ou encore de Thomas Henry Huxley.

Le terme d’« immersion » choisi par H. de Villaine pour présenter l’étude de la période est parfaitement justifié, puisque le lecteur peut prendre connaissance, dans cette première partie de l’ouvrage, du détail des positions soutenues par des philosophes « engagés dans le débat », ainsi que de leurs points de divergence. Tous s’accordent de manière générale sur la revendication d’une « véritable science de l’esprit », c’est-à-dire d’une « science expérimentale de l’esprit », et manifestent de manière frappante « la volonté d’arracher la question de l’esprit et de ses relations au corps des mains des philosophes métaphysiciens pour lui apporter une réponse expérimentale fondée sur la physiologie cérébrale » (p. 81). Cette science nouvelle, que constitue « l’étude scientifique des phénomènes mentaux via le cerveau », a une dimension théorique évidente, mais elle se présente aussi comme une nécessité « thérapeutique et sociale, afin d’améliorer le traitement des maladies mentales par exemple » (p. 82). Rejetant le dualisme et « la différence de nature et de fonctionnement entre le corps et l’esprit » comme « contraire à l’expérience », les défenseurs de la psychophysiologie établissent également la nécessité d’une « séparation radicale de l’étude de l’esprit et de celle du cerveau », qui sont deux objets différents, comme le montre en particulier Carpenter dans son ouvrage Principes de la physiologie mentale (1896). L’esprit est l’objet des métaphysiciens, le cerveau celui des anatomistes et des chimistes. C’est encore ce que souligne le neurophysiologiste Thomas Laycock, qui affirme dans son ouvrage de 1860, Mind and Brain, que contrairement à la métaphysique, qui étudie la pensée, « la physiologie se limite à l’étude des phénomènes de la vie ».

Il faut bien comprendre ici que « la distinction de nature qui sépare le corps et l’esprit » ne prend pas la forme d’un dualisme, mais correspond plutôt à une différence d’objet – celui de la métaphysique, celui de la psychophysiologie. Aussi est-ce avant tout la question de l’« union intime, mise au jour par l’expérience et par les études médicales » (p. 83) et manifestant « le lien étroit qui unit l’esprit à son substrat matériel » qui intéresse un auteur comme William Carpenter. L’auteur des Principles of mental physiology (1896) met en évidence la dépendance de l’esprit vis-à-vis du corps à travers l’exemple de la fièvre et du poison, tandis qu’Alexander Bain s’intéresse à celui de la fatigue pour montrer l’alliance de notre organisme avec la pensée et la sensation.

La manière dont les tenants de la psychologie comme science expérimentale rejettent la métaphysique fait également l’objet dans la suite de l’ouvrage d’une interprétation et d’une discussion argumentées. S’il apparaît clairement que les phénomènes mentaux peuvent être compris à partir d’une étude du cerveau, le statut de la métaphysique et la relation des partisans de cette nouvelle science à la tradition philosophique ne sont pas toujours précis ni explicites.

Ainsi, dans « l’interprétation de ce rejet unanime » (p. 131) de la métaphysique, l’étude décèle quelques faiblesses, comme l’absence relative de noms cités, le niveau de généralité des accusations, ou encore le fait qu’un auteur comme Maudsley « n’explicite pas les métaphysiciens qu’il condamne, bien qu’il propose des critiques passagères de Descartes ». Si bien que cette critique de la métaphysique semble parfois prendre la forme d’une « lutte idéologique », par laquelle les auteurs cherchent à constituer la science comme « champ d’études indépendant et autonome ».

Au terme de la première partie, trois topoï du courant de la philosophie psychophysiologique ont été mis en évidence : « la revendication d’une science de l’esprit », « le rejet d’un traitement exclusivement métaphysique et introspectif des débats concernant les rapports de l’esprit au corps », « la constitution d’une épistémologie résolument empiriste » (p. 177). Toutefois, ces trois points communs aux auteurs étudiés n’impliquent pas « une position commune, claire et unifiée sur le problème des rapports qu’entretiennent l’esprit et le corps » (p. 178).

La deuxième partie (« La conception mécaniste de l’univers et l’épiphénoménisme ») est ainsi consacrée à l’étude des « pommes de discorde », et notamment à « la question de l’efficacité causale de l’esprit ». Elle a en particulier pour objet de présenter et d’examiner la thèse épiphénoméniste, la plus répandue, à partir d’un commentaire suivi du texte de Huxley de 1874, et de montrer les différences existant entre les défenseurs de l’épiphénoménisme (Huxley, Tyndall, Clifford), « malgré l’adhésion commune à la thèse d’un automatisme humain » (p. 182). Avant l’examen de la thèse épiphénoméniste elle-même, l’auteure procède à une étude des trois éléments dont cette thèse découle logiquement : la conception déterministe de l’univers, la négation de la spécificité de la vie, la réinsertion de l’être humain au sein de cet univers-système.

On soulignera l’intérêt des développements consacrés à « l’efficacité de la prière et [la] possibilité théorique des miracles », qui constituent « deux débats majeurs autour de la conception mécaniste du monde » (p. 205-243), dans le cadre d’une problématique dont les enjeux étaient clairement sociopolitiques. L’analyse proposée ici permet, à partir d’exemples précis, de comprendre la nature et l’importance du débat. Ainsi, à la suite d’une polémique autour du rôle des prières dans la guérison du prince de Galles, qui avait contracté la typhoïde en 1871 – polémique suscitée notamment par la proclamation d’un jour d’action de grâce, annoncé par le gouvernement le 27 février 1872, pour remercier Dieu d’avoir guéri l’héritier de la couronne (p. 207) – s’engagea une « guerre intellectuelle et politique » entre une partie du corps médical et le clergé. Un article rédigé par le chirurgien Henry Thompson, et publié anonymement dans le journal sous le titre « La “prière pour les maladies” – pistes pour une tentative sérieuse d’estimer sa valeur », proposa de mettre à l’épreuve des faits la thèse d’une efficacité pratique des prières en comparant, sur une période de 3 à 5 ans, le taux de mortalité des malades d’un hôpital pour lesquels toute la communauté des chrétiens aurait prié, et celui des autres hôpitaux. L’enjeu était d’importance : « à qui devait être confié le soin de veiller au bien-être de la population ? Aux hommes de sciences ou aux hommes d’Église ? » (p. 208). La suite de la deuxième partie est consacrée à l’analyse de l’épiphénoménisme en tant que tel (p. 257-335), à son histoire et à sa genèse, ainsi qu’à la relation entre épiphénoménisme et matérialisme, à partir d’une étude de Huxley, Clifford et Maudsley.

La troisième partie présente « les solutions alternatives et critiques de l’épiphénoménisme » (p. 335-495) : Alexander Bain et l’étude psychologique de l’esprit humain, William Benjamin Carpenter et la notion de sens commun, George Henry Lewes et la redéfinition de la conscience, George Romanes et l’agnosticisme. Ces solutions correspondent à « quatre thèses sur le problème corps-esprit, qui se présentent comme des alternatives à l’épiphénoménisme, et sont formulées au sein même du courant de la philosophie psycho-physiologique » (p. 494). L’ouvrage s’achève par un épilogue consacré aux « critiques de l’automatisme dans le monde scientifique victorien : Le cas de L’Univers invisible » (p. 495-523), qui propose la lecture suivie d’un ouvrage dans lequel deux physiciens (Balfour Stewart et Peter Tait) présentent une réfutation de l’épiphénoménisme. L’analyse de l’ouvrage, et des débats qu’il a suscités, est l’occasion d’approfondir « le problème des rapports entre science et religion dans le Royaume-Uni victorien », et de mettre en lumière les enjeux rattachés à la question de savoir « qui parle au nom de la science ? » (p. 495). Les deux auteurs « militent pour une complémentarité de la recherche scientifique avec les données de la religion », et l’ouvrage manifeste « leur volonté commune de lutter pour une réconciliation de la religion et de la science sur la base de leurs recherches physiques conjointes » (p. 496).

Au terme des 558 pages de l’ouvrage, pendant lesquelles il s’est trouvé immergé dans « un continent englouti de l’histoire de la philosophie » (p. 523), le lecteur aura non seulement découvert un grand nombre de textes dont il ignorait très certainement l’existence et l’importance, mais il aura également acquis une meilleure connaissance des grands débats historiques qui ont structuré la vie politique et scientifique du Royaume-Uni à la fin du XIXe siècle. Qu’il choisisse de les situer par rapport à l’héritage des Lumières, ou qu’il cherche à évaluer leur intérêt pour la compréhension des enjeux et des débats contemporains, il aura été formidablement éclairé par la lecture attentive et scrupuleuse, par les explications claires et rigoureuses qu’Hortense de Villaine a fournies tout au long de cette étude historique magistrale, dont les enjeux philosophiques sont parfaitement exposés. Le souci de l’ordre et de la clarté dans la présentation se manifeste aussi bien dans l’introduction et la conclusion de chaque chapitre, que dans la bibliographie, qui prend soin de distinguer les textes généraux et sources intellectuelles, les textes des défenseurs de la philosophie psychophysiologique, les opposants à l’épiphénoménisme, ainsi que les éléments de littérature secondaire.

 

Éric Marquer

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Pour citer cet article : Hortense de Villaine, Science ou métaphysique. La philosophie de l’esprit au Royaume-Uni (1850-1900), Paris, Classiques Garnier, collection « Histoire et philosophie des sciences », 2023, 558 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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Aloysius P. MARTINICH, Hobbes’s Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p.

Aloysius P. Martinich est connu pour The Two Gods of Leviathan (1992) et bien d’autres ouvrages sur Hobbes ou la philosophie du langage. Son dernier livre constitue à la fois une synthèse et une réflexion sur la philosophie politique de Hobbes : il a pour objet la science politique du philosophe et ses principaux concepts (lois de nature, autorisation et représentation, souveraineté par acquisition), présentés comme des vérités intemporelles fondées sur des définitions. Mais l’ouvrage montre qu’il avait également deux projets circonscrits dans le temps : le premier était de dépasser le conflit entre la nouvelle science de Copernic et Galilée et la doctrine chrétienne, en distinguant science et religion, et en comprenant le christianisme comme une croyance au sens littéral de la Bible. Le second était de montrer que le christianisme n’était pas un élément de déstabilisation du pouvoir. L’ouvrage propose aussi une mise à l’épreuve des arguments de Hobbes, en cherchant à retrouver la force des thèses à partir de l’examen des résistances qu’elles ont suscitées et suscitent encore aujourd’hui. Ainsi l’argument selon lequel l’autorité du gouvernement doit être illimitée se heurte à la conviction moderne qu’une telle limitation est nécessaire, grâce à un système de contrepouvoirs ou d’équilibre des pouvoirs, afin de prévenir la tyrannie.

Bien que la plupart des chapitres qui composent le volume aient été publiés antérieurement sous une autre forme, l’ouvrage ne constitue pas une simple suite de chapitres, mais présente une réelle cohérence, même si les intentions et les objectifs énoncés au début de l’ouvrage ne se retrouvent pas toujours de manière claire dans le corps du livre. Dans son introduction, l’auteur commence par écarter l’interprétation qui fait de Hobbes un libéral ou un protolibéral. L’égalité est pour lui une égale capacité à tuer un autre homme et la liberté n’est que le pouvoir de faire ce que l’on veut, quel que soit le dommage que l’on cause à autrui. Ces éléments, conjugués à l’affirmation de l’autopréservation comme désir dominant chez les êtres humains, le conduisent à affirmer que les hommes doivent créer leur souverain et s’engager à lui obéir. Mais Hobbes est également un homme de son temps et, tout comme Pierre Gassendi, Kenelm Digby, Thomas White ou Marin Mersenne, il s’interroge sur la compatibilité de la nouvelle science avec la doctrine chrétienne et la défend. Mais il se distingue de ses amis philosophiques, car il est un calviniste anglais, il connaît mieux la Bible qu’eux et il est un meilleur philosophe. On peut sourire devant tant d’assurance – celle de l’auteur et non celle de Hobbes – mais accordons qu’elle contribue au charme de la présentation. Pour ce qui est du calvinisme de Hobbes, son étude fait l’objet du chapitre 11 : « The Author of Sin and Demoniacs : Two Calvinist Issues in Thomas Hobbes and Some Contemporaries ». Comme le rappelle l’auteur dans sa préface, cette contribution fut d’abord publiée en français, dans l’ouvrage édité par O. Abel, P. F. Moreau et D. Weber (Jean Calvin et Thomas Hobbes. Naissance de la modernité politique, Labor et Fides, 2013). On observe d’ailleurs – sans qu’il y ait cette fois matière à sourire – que l’ouvrage en français n’est jamais cité correctement, mais toujours de manière incomplète ou erronée, aussi bien dans la bibliographie que dans la liste des publications originales donnée p. 285, même si ce ne sont pas les mêmes erreurs qui sont commises dans l’une et l’autre des deux occurrences. Il est regrettable que le seul ouvrage cité en langue française ne le soit pas correctement. C’était d’ailleurs déjà le cas dans The Oxford Handbook of Hobbes, édité par A. P. Martinich et K. Hoekstra (Oxford University Press, 2016), à propos du même ouvrage (voir mon compte rendu dans le « Bulletin d’études hobbesiennes », I (XXIX), Archives de philosophie, tome 81-2, 2018, p. 405-448).

L’ouvrage propose par ailleurs une réflexion de méthode, sur l’interprétation « textuelle et contextuelle ». Philosophe du langage, Martinich s’interroge sur ce qu’est le sens d’un texte et sur la manière de le découvrir. Le chapitre 1 offre ainsi une présentation synthétique, doublée d’une évaluation critique, de chacune des deux méthodes : le problème du textualisme est que le sens des mots ne prend pas suffisamment en compte le « communicative meaning » qui intéresse le public. Le contextualisme permet en revanche de prendre en compte de multiples facteurs, afin de saisir l’intention de l’auteur (« communicative intention »). Mais il ne permet pas toujours de parvenir à un accord, ainsi, dans le cas de Hobbes, à propos de la relation entre religion et politique, puisque les contextualistes ne sont pas d’accord à propos de ses opinions politiques et croyances religieuses (p. 16). Ces questions amèneront logiquement l’auteur à discuter les positions de Quentin Skinner, au chapitre 5 (« Four Senses of “Meaning” in the History of Ideas : Quentin Skinner’s Theory of Historical Interpretation »). L’originalité de l’analyse de Martinich est certainement de conjuguer des réflexions d’ordre méthodologique à l’examen des problèmes posés par certains concepts présents dans l’œuvre de Hobbes. Le terme d’interprétation, présent dans presque tous les chapitres du livre, constitue de ce point de vue un concept clé. Ainsi, au chapitre 12 (« Hobbes’s Erastianism and Interpretation »), Martinich discute l’interprétation de Jeffrey Collins (The Allegiance of Thomas Hobbes, Oxford University Press, 2005), affirmant l’érastianisme de Hobbes, en commentant un extrait du chapitre 47 du Léviathan à propos de l’indépendance des premiers chrétiens (p. 233) : quel sens et quelle valeur Hobbes donne-t-il à ce terme d’indépendance ? Seule une analyse du texte et du contexte permet de répondre à cette question. Martinich propose alors une interprétation à partir d’éléments biographiques sur la vie de Hobbes, sa pratique religieuse et son propre témoignage, en soulignant la nécessité de mettre en relation les différents faits et de comparer les témoignages (en l’occurrence celui de Hobbes, celui de White Kennett, qui avait émis des doutes sur la sincérité de la pratique religieuse de Hobbes et celui de John Aubrey). Dans la suite du chapitre, Martinich poursuit ce mouvement de va-et-vient entre la théorie et la pratique de l’interprétation, et propose une définition : « interpretation is a kind of inference to the best explanation » (p. 236).

Sans élaborer d’interprétation nouvelle de la philosophie de Hobbes, l’ouvrage propose une synthèse intéressante des recherches d’un éminent spécialiste, à travers une pratique réfléchie ou réflexive. Si le propos semble manquer parfois d’homogénéité, puisqu’il associe considérations théoriques, analyse de textes et discussion des commentateurs, il n’en demeure pas moins que les études proposées sont d’une grande richesse et érudition. L’ouvrage ne se contente pas de proposer une théorie et une pratique de l’interprétation, mais également une interprétation de l’œuvre de Hobbes à partir de concepts majeurs, analysés dans le texte et situés dans le contexte. Les développements consacrés à la question du « covenant » dans le Léviathan (chapitre 4) et dans le De Cive (chapitre 13, « Sovereign-Making and Biblical Covenants in On the Citizen ») contribuent à produire cette interprétation, qui permet de rendre compte des intentions de l’auteur et de l’originalité de sa philosophie. Le contraste entre les chapitres est parfois surprenant : ainsi, la discussion des thèses de Quentin Skinner au chapitre 5 emprunte des éléments à Willard V. Quine et Paul Grice, pour parvenir à établir, en fin de compte, que la théorie de Skinner est à la fois « misleading and mistaken ». Les raisons qui conduisent à une telle conclusion restent cependant, à première vue, plus difficiles à saisir que les analyses lumineuses de Quentin Skinner sur le sujet.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Aloysius P. MARTINICH, Hobbes’s Political Philosophy. Interpretation and interpretations, Oxford, Oxford University Press, 2021, 292 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p.

Écrit dans une langue élégante et limpide, le livre de Stewart Duncan se propose de répondre à une question simple, du moins dans sa formulation : « Are human beings purely material creatures ? » Les êtres humains sont-ils des créatures purement matérielles, ou bien leur pensée est-elle constituée d’une part immatérielle, susceptible de survivre après la mort du corps ? Pour répondre à cette question, l’auteur convoque une série de philosophes du XVIIe siècle : Hobbes et Descartes, en premier lieu, mais aussi Henry More et Ralph Cudworth, Margaret Cavendish et John Locke.

La méthode choisie et la question posée permettent de saisir les enjeux théoriques d’une question à laquelle l’effort philosophique développé par les penseurs de la période moderne cherchait à répondre, avec sincérité et exigence. L’horizon théorique – scientifique, métaphysique et religieux – est ainsi présent à chacune des pages du livre. Mais les différents chapitres présentent également, selon une méthode dont on ne peut que saluer la fécondité, les relations d’opposition qui permettent de comprendre la manière dont ces enjeux sont mis en œuvre par les auteurs. C’est l’antagonisme opposant les philosophes qui sert d’unité de mesure : à un.e contre un (successivement, « Hobbes against Descartes » ; « Locke against Descartes » ; « Cavendish’s Anti-Hobbesian Materialism »), ou à deux contre un (simultanément, « More and Cudworth against Hobbes »). Hobbes et Locke, auxquels les chapitres 2 et 6-7-8 sont respectivement et exclusivement consacrés, sont cependant les deux centres autour duquel gravite l’ouvrage. La question du rapport de Locke à Hobbes se trouve bien entendu en toile de fond, mais aucun chapitre n’est explicitement consacré à leur relation. Peut-être est-ce une façon de suggérer leur proximité relative, du moins dans la manière dont ces deux auteurs organisent le débat, par les oppositions qu’ils suscitent, au cours de la période moderne, dans ce que l’on pourrait appeler « l’après-Descartes ».

On appréciera également la manière de rendre compte de la période moderne à partir de ses figures majeures (« canonical philosophers »), mais également de celles moins connues, en montrant comment ces dernières participent à la configuration des débats. La clarté de l’écriture, que nous avons évoquée plus haut, va de pair avec les qualités d’exposition des problèmes et de la pensée des auteurs, qui font de Stewart Duncan un remarquable pédagogue : ainsi, à propos de Hobbes, il rappelle, dès les premières lignes de son introduction, que l’auteur du Léviathan, bien connu comme philosophe politique, a aussi élaboré une théorie de la psychologie humaine, incluant l’imagination, la raison, la passion, la connaissance et les causes de la croyance religieuse, qui considère l’homme comme un être purement matériel (p. 1). Cette introduction générale permet de présenter ce qui constitue le point de départ de débats philosophiques dont les « détails techniques » seront envisagés plus loin dans l’ouvrage, au fur et à mesure que se complexifie et se précise le propos.

Même clarté à propos de ce qu’il faut entendre par matérialisme : celui-ci peut désigner ou concerner plusieurs objets, comme l’esprit humain (human mind), mais aussi l’esprit des animaux (animal minds) ou Dieu. La question reste cependant de savoir ce que signifie être matériel (« what is to be material », p. 2). Par ailleurs, la question du matérialisme implique aussi d’autres questions philosophiques, comme celle du statut des idées (sont-elles des images mentales, y a-t-il des idées innées, avons-nous une idée de Dieu ?). La question du matérialisme apparaît ainsi, de manière évidente, comme l’élément premier à partir duquel se pose un ensemble de questions essentielles, dont on comprend qu’elles ne doivent pas être traitées séparément. La nature de la substance et de l’essence constitue un autre exemple évident, permettant d’illustrer les enjeux métaphysiques de la question du matérialisme. L’auteur remarque également, à juste titre, que les philosophes dont il est question n’usent pas en général du terme de « matérialisme », terme que l’on trouve sous la plume de More dans ses Divine Dialogues, à un moment où l’usage du mot se répand. Mais il est possible de l’appliquer aux philosophes qui, comme Hobbes, pourraient être à l’origine de la volonté de More d’utiliser le terme pour la première fois (p. 3).

Enfin, il faut remarquer une différence de vocabulaire : Hobbes fait en général une distinction entre le corporel et l’incorporel, alors que Locke évoque une distinction entre le matériel et l’immatériel, même si les deux terminologies sont parfois interchangeables. L’ouvrage porte donc en un premier temps sur les réactions suscitées par le matérialisme de Hobbes, chez More, Cudworth et Cavendish. La deuxième moitié de l’ouvrage est consacrée à la manière dont la discussion de Locke à propos du matérialisme est elle-même en partie issue d’une réception ou « réaction » à l’œuvre de Hobbes et à ses critiques. Cette manière de procéder permet ainsi à l’auteur d’examiner une partie importante et tout à fait significative des débats sur la nature de l’esprit au XVIIe siècle (p. 4).

Mais l’œuvre de Hobbes est elle-même envisagée comme une réaction à l’œuvre de Descartes. L’opposition de Hobbes à Descartes apparaît en premier lieu dans l’affirmation selon laquelle nous n’avons pas d’idée de Dieu ni d’idée de la substance. C’est ainsi par un examen des objections de Hobbes à Descartes que commence l’ouvrage (chapitre 1) avant d’examiner plus précisément les positions matérialistes de Hobbes (chapitre 2) et les critiques formulées à son encontre (chapitre 3 et 4).

L’un des temps forts de l’analyse porte sur la critique de Hobbes par Cudworth dans son True Intellectual System, à propos de l’idée selon laquelle la « substance incorporelle » est un non-sens (« insignificant ») ou bien à propos de l’analyse hobbesienne des fantômes (« Hobbes’s deflationary account of ghosts », p. 5). Hobbes est ainsi ressaisi selon le point de vue de More comme le premier auteur qui défend l’athéisme, à partir du principe que nous n’avons pas d’idée de Dieu.

Le point de vue de Cavendish, examiné au chapitre 4, est différent : moins critique que More et Cudworth, puisqu’elle a comme Hobbes une conception matérialiste du monde, elle s’oppose cependant à l’idée que la pensée humaine puisse s’expliquer mécaniquement (p. 6). De ce point de vue, Cavendish représente une autre manière d’être matérialiste, mais partage avec More et Cudworth le sentiment que l’ontologie de Hobbes ne permet d’expliquer le fonctionnement du monde matériel, sans pour autant penser qu’il soit nécessaire d’avoir recours aux notions supposées par More et Cudworth (« plastic nature », « spirit of nature », « finite immaterial things »).

Les chapitres suivants se concentrent sur la discussion du matérialisme de l’Essai de Locke ; le chapitre 5 reprend les termes classiques du débat avec Descartes : tout en reconnaissant qu’une certaine version du dualisme peut être vraie, Locke critique la conception cartésienne, et soutient que nous n’avons pas d’idées innées et en particulier pas d’idée innée de Dieu. Les chapitres 6 et 7 proposent un commentaire précis de deux chapitres de l’Essai, importants pour la question du matérialisme (2.23 sur les idées de Dieu ; 4.10 sur la connaissance que nous avons de Dieu), et revient sur le célèbre argument développé par Locke en 4.3.6 (la supposition selon laquelle Dieu aurait surajouté – superadded – une pensée à notre corps), permettant d’envisager un certain type de matérialisme, distinct de celui de Hobbes. Le dernier chapitre propose une analyse des différentes interprétations du matérialisme de Locke chez les commentateurs récents : quelle fut la position de Locke sur le matérialisme et le dualisme ? S’est-il prononcé sur les raisons qui pouvaient nous conduire vers l’un ou l’autre ? Les commentateurs ont suggéré l’une et l’autre des deux possibilités : la préférence de Locke pour le matérialisme, ou pour le dualisme (p. 7). Sans pouvoir conclure à la préférence de Locke pour le matérialisme, l’auteur montre qu’il apparaissait aux yeux de Locke comme une véritable possibilité, qui allait bien au-delà de la simple suggestion selon laquelle Dieu aurait fait penser la matière en nous (p. 8).

Si Hobbes constitue le point de départ de l’ouvrage, Locke en constitue assurément le point d’aboutissement : face au dualisme cartésien et au matérialisme de Hobbes, Locke trouve un « terrain d’entente » (« middle ground », p. 158). Non seulement parce qu’il occupe une sorte de voie moyenne entre matérialisme et dualisme, mais aussi parce qu’il laisse ouverte la double possibilité d’un esprit immatériel et d’un Dieu qui fait penser la matière en nous. Nous ne savons ni laquelle de ces deux possibilités est vraie ni laquelle est fausse : Locke est agnostique quant à la nature de l’esprit humain. Ses arguments et suppositions invitent donc à la prudence dans l’interprétation. Le chapitre 8 évoque ainsi ses « inclinations ». Inclination au dualisme, inclination au matérialisme, notamment à propos des esprits des animaux (« animal minds »). La question de la hiérarchie des êtres pensants conduit naturellement à envisager les développements que Locke consacre aux anges (Essai 2.23.13 et 4.16.12), être immatériels pouvant avoir un corps (p. 169). Il est possible de penser aux êtres humains par analogie avec les anges. Cependant, nous n’avons pas la même certitude à propos de l’existence des anges qu’à propos de celle des animaux : on pourrait ainsi en déduire que l’analogie avec les esprits des animaux a plus de sens et plus de force pour considérer l’esprit humain. Cependant, Locke donnant peu d’éléments sur ce point, il n’est pas certain qu’il soit plus convaincu de l’existence de l’esprit matériel des animaux que celle de l’esprit immatériel des anges (p. 170).

La fin du chapitre discute les arguments de Lisa Downing et Nicholas Jolley et conclut par une réponse prudente à propos du point de vue de Locke concernant la hiérarchie des perfections : il y a peut-être une distinction ontologique entre les humains et les animaux, ou bien entre les humains et les anges, mais l’argument de Locke en faveur de la continuité des êtres ne nous renseigne pas sur sa préférence (p. 171).

L’ouvrage souligne en conclusion que, sans affirmer que Locke croit à la vérité du matérialisme, il développe une conception de l’esprit compatible avec une vision matérialiste des êtres humains. Après avoir établi que ce dernier laisse ouverte la possibilité du matérialisme, l’auteur présente dans un épilogue des penseurs pouvant être appelés « Lockean materialists » (p. 177), en examinant l’œuvre de John Toland et Anthony Collins. Leurs conceptions matérialistes viennent-elles de leur lecture de Locke ? Les remarques formulées à propos de Toland, puis à partir de l’examen de la correspondance entre Samuel Clarke et Collins, conduisent l’auteur à reprendre l’hypothèse qui guide la seconde partie de l’ouvrage : Locke propose un terrain d’entente entre matérialisme et dualisme. Ce qui explique le mot de la fin : Toland semble être lockéen et matérialiste, plutôt que le représentant d’un matérialisme qui serait lui-même lockéen (p. 179). Collins, quant à lui, est peut-être moins matérialiste que Toland, mais, de ce point de vue, certainement plus lockéen (p. 182).

Dans sa grande clarté et sa remarquable concision, l’ouvrage part de considérations apparemment simples à propos de questions à la fois classiques et familières, et aboutit à des questions relativement complexes et subtiles. Cette subtilité et cette prudence sont certainement à l’image de la pensée de Locke elle-même. L’expression concise et prudente pourra certainement produire de temps à autre chez le lecteur avide de certitudes un sentiment d’insatisfaction. Pourtant, menée à son terme, la lecture de l’ouvrage permet d’avoir une vision à la fois claire, articulée et nuancée des différentes questions philosophiques posées par l’alternative entre matérialisme et dualisme, alternative qui joue ici un rôle structurant dans la construction des arguments développés par les auteurs.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Stewart DUNCAN, Materialism from Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 2022, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p.

Le livre de Ruth Boeker offre une nouvelle perspective sur la théorie lockéenne de la personne et de l’identité personnelle. L’auteure s’appuie sur une analyse précise du corpus lockéen, en particulier dans l’Essai sur l’entendement humain, mais elle envisage également la question dans le contexte plus large du projet philosophique de Locke et des débats de son époque. De ce point de vue, elle s’appuie en effet sur un plus large éventail de textes du corpus philosophique de Locke que toute autre étude antérieure sur le sujet. Cette approche lui permet d’affirmer que la conception lockéenne de l’identité personnelle n’est pas « psychologique en soi », mais que ses croyances morales, religieuses, métaphysiques et épistémiques particulières expliquent pourquoi il associe une conception morale de la personne à une conception psychologique de l’identité personnelle. L’auteur conclut sa préface en soulignant que son approche permet à la fois de montrer comment Locke fait avancer les débats de ses prédécesseurs et d’expliquer pourquoi ses premiers critiques ont remis en question ou rejeté son point de vue (p. XVI).

Le travail met également en lumière la manière dont Locke « fait avancer les débats de ses prédécesseurs, en associant les débats moraux sur la personne aux débats métaphysiques et religieux sur la vie après la mort et la résurrection, d’une manière unique et inédite » (p. 3). L’auteure cherche ainsi à faire apparaître la nouveauté et l’originalité de Locke, tout en reconnaissant qu’il n’est pas le premier philosophe à considérer les personnes (en latin, personae) comme des êtres moraux et juridiques, puisqu’il s’inscrit en partie dans la tradition du droit naturel, qui les considère comme porteuses de droits et de devoirs. Comme le souligne l’auteure, cette conception morale et juridique remonte au droit romain : à l’origine, le terme latin « persona » désignait un masque, un rôle ou une apparence, puis il a acquis une signification morale et juridique et a commencé à désigner les titulaires de droits et de devoirs. Ce point avait déjà attiré l’attention d’un des disciples de Locke au XVIIIe siècle, Edmund Law, dans son ouvrage A Defence of Mr Locke’s Opinion Concerning Personal Identity (1769) : celui-ci insistait sur l’affirmation de Locke selon laquelle la personne est un terme juridique, et défendait l’idée que les personnes sont des modes plutôt que des substances. À l’appui de cette dernière thèse, il cite Cicéron, qui considère la personne comme un rôle ou une apparence imposée à un être humain. Cela signifie que Law suppose que le sens latin original de persona comme « représentant une certaine apparence, un certain caractère ou une certaine qualité » est toujours présent chez Locke. Pour l’auteure, nous ne pouvons pas supposer que Locke adopte tout à fait la conception de la personne telle qu’elle est défendue par les auteurs romains ou les partisans de la théorie du droit naturel, mais plutôt qu’il la révise de manière qu’elle puisse être intégrée à l’ensemble de son projet philosophique. Il n’y aurait là rien de surprenant, puisque Locke, contrairement à nombre de ses prédécesseurs, est plus prudent lorsqu’il s’agit d’approuver des affirmations métaphysiques qui dépassent les limites de l’entendement humain et reste agnostique quant à de nombreuses vérités métaphysiques que nous ne pouvons pas connaître avec certitude. Il faut comprendre par-là que la réduction de la notion de personne à son sens juridique peut sembler contradictoire ou problématique, au regard des intentions de Locke concernant l’identité personnelle. En effet, Locke cherche à proposer une théorie qui donne un sens à la possibilité d’une vie après la mort, d’une résurrection et d’un jugement dernier. Soucieux de montrer que les personnes, plutôt que les êtres humains ou les substances, continueront d’exister dans l’au-delà, Locke serait réticent à accepter le sens cicéronien de la persona comme un rôle ou une qualité imposée à un être humain. Ses conceptions religieuses peuvent expliquer cette réticence. Pour Locke, une personne « est dépendante » d’un être humain. Cependant, selon Locke, nous devons distinguer les idées de personne et d’homme, et l’identité (sameness) de l’homme (ou de l’être humain) n’est ni nécessaire ni suffisante pour penser l’identité personnelle. Nous ne pouvons ainsi pas supposer, sans arguments convaincants, que les personnes, pour Locke, sont des modes. L’auteure propose une interprétation qui prend au sérieux l’affirmation de Locke selon laquelle « personne » est un terme juridique et se demande comment Locke l’associe à sa croyance religieuse et à ses attitudes agnostiques à l’égard de la métaphysique. Pour illustrer et mettre en valeur l’intérêt de la théorie de Locke et son « ingéniosité » (« ingenuity »), l’auteure élabore une comparaison relativement éclairante entre l’approche de Locke et celle de Thomas Hobbes, à propos des personnes et de l’identité personnelle. Après avoir rappelé que Hobbes introduit une distinction entre les personnes naturelles et les personnes artificielles dans le Léviathan, elle souligne que Hobbes a besoin de la notion de personne artificielle en plus de celle de personne naturelle pour établir son projet politique. Locke, quant à lui, n’aborde pas les questions de représentation politique dans le cadre de sa discussion sur les personnes et l’identité personnelle dans l’Essai, ce qui explique pourquoi il ne considère pas les personnes artificielles telles que Hobbes les introduit, mais plutôt que la notion de personne de Locke se rapproche de la conception de la personne naturelle chez Hobbes. Sans aborder le détail de la position de Hobbes – ce qui a d’ailleurs certainement pour effet de limiter l’apport de Hobbes dans le débat sur la conception de la personne – elle souligne l’intérêt de la réflexion proposée par Hobbes sur le sens du terme : en effet, Hobbes, montre que ce terme peut être défini de différentes manières et que nous ne pouvons et nous ne devons pas considérer que les termes de personne et d’être humain peuvent être utilisés de manière interchangeable. Locke est tout à fait conscient de la nécessité de préciser avec soin la manière dont nous comprenons l’idée de personne avant de pouvoir aborder les questions d’identité personnelle au fil du temps – c’est-à-dire la façon dont l’identité se maintient ou se transforme à travers le temps. C’est ce qui conduit l’auteure à estimer que Locke ne prend pas seulement ses distances par rapport aux points de vue qui assimilent les personnes aux êtres humains, mais aussi par rapport à d’autres définitions du terme de « personne » à son époque. Elle note également que les questions relatives à l’identité personnelle dans le temps sont absentes de la discussion de Hobbes sur les personnes dans le Léviathan, alors que Hobbes aborde les questions de l’individuation et de l’identité dans le temps dans son ouvrage De Corpore. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Hobbes consacre comme on sait à cette notion un chapitre intitulé « De l’identité et de la différence ». Hobbes s’y demande ce qui fait qu’un individu est à un moment donné le même qu’à un autre moment. Comme le remarque l’auteure, ce sont exactement les mêmes questions que Locke aborde dans le chapitre 27 du livre 2 de l’Essai, « De l’identité et de la diversité ». Les parallèles entre Hobbes et Locke dans leur approche générale de la question de l’identité vont même plus loin, comme le montre un passage du texte de Hobbes extrait du De Corpore et cité par l’auteure, à propos de la distinction entre être « le même homme » et être « le même corps ». Locke reconnaît qu’il faut préciser sous quel nom (sortal name ou « nom d’espèce ») nous considérons une chose si nous voulons répondre à la question de savoir ce qui rend cette chose identique dans le temps. Comme Hobbes, Locke soutient qu’un homme peut continuer à exister, malgré les changements de particules matérielles. La comparaison avec Hobbes révèle que Locke apporte des avancées philosophiques significatives. Selon l’auteure, Hobbes n’intègre pas son analyse de l’identité à ses considérations sur les personnes et il s’agit là pour elle d’une lacune dans le corpus de Hobbes. Le chapitre de Locke intitulé « De l’identité et de la diversité » peut être considéré comme comblant cette lacune en appliquant l’approche générale de Locke sur l’identité dans le temps aux personnes et à l’identité personnelle.

Après avoir restitué brièvement les arguments de Ruth Boeker dans sa présentation des objectifs du livre, faisons quelques observations : il faut souligner tout d’abord la clarté des enjeux et la manière originale dont la théorie lockéenne de l’identité est convoquée. Il est cependant un peu surprenant, en particulier dans la référence à Edmund Law et à l’usage qu’il fait de Cicéron, que le rôle joué par Hobbes dans l’élaboration du concept de personne ne soit pas davantage pris en compte. En effet, dans sa définition de la personne comme « persona », comme masque ou comme rôle que l’on tient, Hobbes, qui cite précisément Cicéron sur ce point au chapitre XVI du Léviathan, a aussi parfaitement conscience des enjeux ontologiques et théologiques d’une telle définition. Il est d’ailleurs dommage que l’auteure ne fasse pas apparaître plus clairement que ces enjeux sont certainement au cœur même des intentions de Hobbes lorsqu’il rappelle ou feint de rappeler que le terme de personacorrespond au grec prosopon. Une telle interprétation du concept de personne, associée de manière très consciente chez Hobbes à la question du rôle, au théâtre ou au tribunal, va bien entendu à l’encontre d’une conception ontologique ou théologique de la personne, conçue comme substance ou hypostasis, dans le cadre d’une réflexion critique sur le sens de la Trinité, et qui fera l’objet de la fin du Léviathan. Remarquons par ailleurs que les rapports entre personne et identité personnelle avaient fait l’objet d’une étude de Luc Foisneau (« Identité personnelle et mortalité humaine. Hobbes, Locke, Leibniz », Archives de philosophie, 2004, 67-1), qui montrait précisément le lien, chez Hobbes, entre sa conception de l’identité et de la personne, et son refus de toute « métaphysique de l’immortalité ». Quoi qu’il en soit, il nous semble que les enjeux autour de la notion de personne apparaîtraient plus clairement s’il était fait référence, non seulement au débat de « Locke à son époque », mais également aux sources classiques et à la célèbre définition de la personne comme « substance individuelle de nature rationnelle » donnée par Boèce.

Il s’agit là certainement d’une question de méthode, qui conduit l’auteure à confronter Locke aux philosophes de son temps. Bien que les enjeux religieux soient soulignés, les arguments sont souvent exposés dans un cadre qui reste relativement interne aux systèmes et aux doctrines philosophiques, ce qui, en un sens, en limite la portée. L’auteur situe bien sûr Locke dans une tradition, et montre qu’il est redevable, premièrement, à celle du droit naturel et aux conceptions morales de la personne, deuxièmement, aux débats métaphysiques sur l’individuation et l’identité et, troisièmement, aux débats métaphysiques et religieux sur l’état d’une personne ou d’une âme entre la mort et la résurrection et dans l’au-delà. Locke s’appuie non seulement sur les débats de ses prédécesseurs, mais il les combine également d’une manière nouvelle et systématique en distinguant soigneusement les idées de personne des idées d’homme et de substance.

Après un premier chapitre qui expose de manière claire et dense les enjeux de l’ouvrage, le chapitre 2 propose une analyse approfondie de l’approche de Locke concernant la question de l’individuation et de l’identité au fil du temps. L’auteur explique que celui-ci, dans son chapitre « De l’identité et de la diversité », s’intéresse principalement aux questions d’identité dans le temps dans un sens métaphysique : sa tâche principale consiste à spécifier les conditions de « persistance ». L’auteure examine comment il distingue l’individuation de l’identité, et suggère que son approche sur l’identité se comprend mieux si on la considère comme dépendante du genre, au sens d’espèce ou de « sorte » (« kind-dependent »). Plus précisément, lorsque nous considérons la personne comme relevant du genre/espèce (kind), il apparaît que nous devons distinguer la conception de l’identité personnelle de Locke et sa conception de la personnalité (« personhood »).

Le chapitre 3 explique pourquoi l’approche de Locke sur les questions d’identité doit être interprétée comme kind-dependent, et examine les débats qui ont dominé la littérature secondaire sur la question de l’identité chez lui. L’auteure montre que les interprétations alternatives sont souvent fondées sur des hypothèses métaphysiques que Locke serait réticent à approuver, et accorde une attention particulière aux différends entre les défenseurs de ses interprétations fondées sur la coïncidence et sur l’identité relative. Ces différends sont généralement liés à un désaccord sur la question de savoir combien de choses existent à un endroit spatio-temporel donné. Ils peuvent être expliqués à partir d’un exemple, que l’auteure expose de la manière suivante : prenons l’exemple d’un chat et des particules matérielles qui le composent. Deux choses distinctes – l’une étant un chat et l’autre un ensemble de particules matérielles – existent-elles au même endroit dans l’espace et dans le temps, comme le suggèrent les défenseurs des interprétations par coïncidence ? Ou bien y a-t-il une seule chose qui peut être considérée à la fois comme un chat et comme un ensemble de particules matérielles, comme le proposent les défenseurs de l’interprétation de l’identité relative ? Plutôt que de prendre parti pour une position, l’auteure montre comment l’interprétation kind-dependent les évite.

Le chapitre 4 applique aux personnes la théorie de l’identité de Locke. Le chapitre commence par s’intéresser à la notion de personne chez Locke et montre que les personnes, selon lui, appartiennent à un type d’être moral et juridique : elles sont soumises à l’obligation de rendre des comptes (« accountability »). Les considérations développées dans le chapitre fournissent des ressources pour une compréhension fine de la relation entre la moralité et la métaphysique dans l’analyse de Locke sur l’identité personnelle. L’auteure soutient que les considérations morales ont une priorité explicative, mais que l’identité de conscience (sameness of consciousness) est ontologiquement antérieure aux attributions de responsabilité morale dans les cas particuliers où l’on a l’intention de décider si une personne est responsable d’une action. La fin du chapitre 4 établit que l’identité de conscience est nécessaire à l’identité personnelle.

La question de savoir si elle est également suffisante sera abordée au chapitre 6, après un examen attentif, au chapitre 5, de la façon dont Locke conçoit l’identité de conscience. Le chapitre 6 aborde les problèmes soulevés à l’encontre de la conception de l’identité personnelle de Locke fondée sur cette identité de conscience. Le chapitre 7 situe la conception de Locke sur l’identité personnelle dans le contexte des débats métaphysiques et religieux de son époque, en particulier les débats concernant la possibilité d’une vie après la mort et d’une résurrection.

Dans le chapitre 8, l’auteure propose un nouveau regard sur le problème de la transitivité en s’appuyant sur l’idée selon laquelle il est très important pour Locke de prendre au sérieux la possibilité d’une vie après la mort et d’un jugement dernier. Après avoir souligné l’intérêt des interprétations de Galen Strawson et de Mathew Stuart, qui considèrent tous deux que la conception lockéenne de l’identité personnelle concerne fondamentalement des questions de responsabilité morale, l’auteure en montre les lacunes, tente de les surmonter, à partir de sa propre interprétation, et soutient que la question de la transitivité ou de l’identité transitive est prise au sérieux par Locke dans le contexte de la vie après la mort ou du jugement dernier. Elle montre, en outre, en se fondant sur les écrits de Locke, que son interprétation laisse une place au repentir.

Le chapitre 9 rassemble les résultats des chapitres précédents et montre le rôle que jouent les croyances morales, religieuses, métaphysiques et épistémiques de Locke dans sa réflexion sur les personnes et l’identité personnelle. Bon nombre des premiers critiques de Locke rejettent la théorie de Locke pour des raisons métaphysiques et/ou religieuses. Le chapitre 10 se concentre sur une sélection de ces objections et révèle ainsi les différences métaphysiques, religieuses et épistémiques entre le point de vue de Locke et celui de ses premiers critiques et défenseurs. Le chapitre 11 concerne les réponses de Shaftesbury et de Hume. Les deux philosophes partagent généralement les vues métaphysiques agnostiques de Locke, mais sont en désaccord avec lui sur le plan moral et religieux.

L’ouvrage de Ruth Boeker présente une discussion très solide et très originale des thèses de Locke, ainsi qu’une réévaluation du débat qu’elles ont suscité. Il constituera très certainement une référence majeure, aussi bien pour les études sur Locke que pour la question de l’identité personnelle. L’orientation analytique de l’ouvrage, guère surprenante pour un tel sujet, permet une clarification des thèses et des débats, selon une perspective rigoureuse, sans être pour autant ni trop aride ni trop ardue. L’ancrage historique doit certes s’entendre en un sens minimal, mais l’actualité des thèses et la prise en compte de leur réception contribue à présenter un portrait vivant de la philosophie de Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Ruth BOEKER, Locke on Persons and Personal Identity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 336 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p

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Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in Lumières, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p.

On a pu relever au cours de ces dernières années l’intérêt croissant de la part des chercheurs pour la réception contemporaine de Spinoza ou de Leibniz. Il pourrait d’ailleurs sembler, en considérant les choses de loin, que du point de vue de la réception contemporaine ou de la fécondité de l’œuvre, Spinoza l’emporte sur Leibniz ; ou disons plutôt que du point de vue de la réception, la comparaison tourne à l’avantage du premier. Pour ne prendre qu’un exemple, Giorgio Agamben préfère manifestement Spinoza à Leibniz : dans La communauté qui vient(Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990 [La comunità que viene, Turin, Giuli Einaudi Editore, 1990]), il trouve chez Spinoza des éléments pour développer ce qu’il nomme la « théorie de la singularité quelconque », dix ans après la publication de L’Anomalie sauvage par Antonio Negri, qui proposait d’extraire le spinozisme de l’idéologie bourgeoise dans laquelle on l’avait trop souvent cantonné. Negri opérait ainsi une sorte de renversement de la « tradition spinoziste », ou voulait du moins la nuancer, pour cesser d’y voir une « composante constitutive de l’idéologie capitaliste ». En réalité, plutôt que d’une simple nuance, il s’agissait d’inscrire Spinoza dans une perspective révolutionnaire, perspective reprise, complétée et affinée par d’autres, comme Saverio Ansaldi dans Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude ( Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. François Matheron, Préfaces de Gilles Deleuze, Pierre Macherey et Alexandre Matheron, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 1982 [L’anomalia selvaggia. Saggio su potere e potenza in Baruch Spinoza, Milan, Giangiacomo Feltrinelli Editore, 1981] ; Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris, Kimé, 2005). On peut dire que le renversement de tendances s’est confirmé, puisque la radicalité de Spinoza est apparue dans toute sa force et sa splendeur grâce au travail des historiens de métier comme Jonathan Israël. Il n’est pas difficile de situer le Spinoza de Giorgio Agamben dans cette tradition ou cette constellation spinoziste, à la fois ancienne et nouvelle, qui voit dans l’auteur de l’Éthique et du Traité théologico-politique le penseur « athée et maudit » exilé, excommunié, scandaleux, réprouvé en son temps, mais élu aux XXe et au XXIe siècles comme penseur de la puissance de l’infini et philosophe de tous les possibles, ou plus simplement penseur de la transformation sociale ou du devenir actif – dans les lectures, non nécessairement convergentes d’ailleurs, de Frédéric Lordon, Chantal Jaquet ou Pascal Séverac, sans parler des précédentes lectures d’Étienne Balibar et de Pierre Macherey, qui ont permis au spectre de Spinoza et au spectre de Marx de nourrir un dialogue fécond. Pour Leibniz, en revanche, le destin est moins glorieux, du moins si on le compare sous cet angle – celui d’une certaine radicalité – avec la fortune de Spinoza. Ainsi, Agamben dans son essai Bartleby ou la création, formule-t-il une critique de Leibniz, précisément sur la question du possible : commentant le célèbre passage de la Théodicée sur « le palais des destinées », Agamben oppose la figure de Bartleby comme « puissance de ne pas être », à la figure leibnizienne comme justification du « droit de ce qui a été contre ce qui pouvait être et n’a pas été » (Giorgio Agamben, Bartleby ou la création, trad. Carole Walter, Paris, Circé, 2014, p. 72). Bartleby ou Leibniz, en somme. Cette alternative nous rappelle que, si l’on excepte le livre de Deleuze, qui nous propose dans Le pli (Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988), un Leibniz baroque, un peu comme Saverio Ansaldi nous propose un Spinoza baroque, ou dans une autre perspective Michel Serres qui voit dans l’invention leibnizienne d’une langue universelle une anticipation de la société moderne ( Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 2015 [1968]), il semble que l’auteur de la Théodicée soit depuis le siècle des Lumières quelque peu victime des mêmes accusations : la justification de ce qui est ou a été, limitant ainsi l’horizon des possibles, ainsi que toute utopie véritable (Quentin Landenne, « De la nécessité du possible en politique. Critique de l’utopie et politique des modalités chez Spinoza et Leibniz », in Augustin Dumont, Repenser le possible. L’imagination, l’histoire, l’utopie, Paris, Kimé, 2019). Ce qui, pour un penseur optimiste, semble pour le moins paradoxal, tout comme il peut sembler paradoxal d’aborder le nécessitarisme de Spinoza sous l’angle de l’« anomalie sauvage » et de la « mise en révolution du monde » ou de la « métaphysique des luttes» (Frédéric Lordon, « Métaphysique des luttes », dans F. Lordon (dir.), Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Presses de Sciences Po, 2008, p. 23-54). Pour corriger cette vision quelque peu biaisée ou partielle de l’héritage de Spinoza et de Leibniz, il fallait certainement une étude systématique de leur réception croisée. C’est ce que se sont proposé de faire Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne dans cet ouvrage. L’originalité de ce très riche volume ne consiste d’ailleurs pas seulement dans la manière de rendre compte d’une double lecture, celle qu’ont faite des auteurs comme Deleuze, Borges ou Hegel. Elle constitue une histoire de leur réception, depuis le siècle des Lumières, jusqu’à l’époque contemporaine. Le premier chapitre est ainsi consacré à la lecture faite des deux philosophes par Diderot et Maupertuis (François Duchesneau) et à leur « réception contrastée » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Claire Fauvergue). Qu’il s’agisse de « schèmes en conflit », dans la perspective présentée par François Duchesneau, ou du « contraste » dont l’Encyclopédie porte la trace, l’étude de la réception de Spinoza et Leibniz apparaît comme une manière d’éclairer les tensions entre deux systèmes irréconciliables. Mais l’étude de la réception de Leibniz à l’époque des Lumières est aussi l’occasion d’un renversement de point de vue : celui qu’opère Guillaume Coissard en posant la question d’une « radicalité leibnizienne », à partir d’une étude passionnante des « cas de réceptions matérialistes de Leibniz ». Le deuxième chapitre étudie les réceptions de Leibniz et Spinoza au XIXe siècle : Hegel (Lucas Petuaud-Lang), Foucher de Careil (Arnaud Lalanne), mais aussi « Spinoza et Leibniz dans la psychopathologie » (Romain Hacques) ou encore Cantor et la notion d’infini (Mattia Brancato). C’est ainsi l’accueil de Spinoza et Leibniz dans les sciences qui est étudiée. Dans le troisième chapitre, élégamment intitulé « Nouveaux usages contemporains : prisme deleuzien et approche esthétique », Thomas Detcheverry propose une étude sur « Deleuze lecteur de Spinoza et Leibniz : éthique, puissance et limite » et Mattia Geretto consacre un nouveau développement à la lecture néoleibnizienne de Deleuze. Enfin, pour conclure le chapitre, Fernando Bahr et Griselda Gaiada rendent compte des échos de la philosophie de Spinoza et Leibniz dans l’œuvre de Borges : « de la métaphysique aux belles lettres ». C’est certainement chez Borges, peut-être parce que les pensées de Spinoza et de Leibniz n’agissent pas à la manière de « schèmes conceptuels », que la tension entre les deux auteurs est moins affirmée et que leur affinité, réinventée par Borges, y est la plus grande.

L’ouvrage dirigé par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne présente ainsi un parcours historique très instructif sur la réception des deux auteurs, mais aussi une réflexion sur l’inventivité à l’œuvre dans la lecture et les usages philosophiques que leurs pensées continuent de susciter. Il comporte deux articles en anglais (Mattia Brancato et Matthia Geretto), qui confirment la dimension internationale de l’ouvrage. Une présentation conséquente, rédigée par Thomas Detcheverry et Arnaud Lalanne, expose de manière claire et convaincante l’objet et la méthode suivie, ainsi que la nouveauté de l’approche. Cette histoire d’une réception croisée permet de saisir toute la complexité des rapports entre l’œuvre de Spinoza et celle de Leibniz, « ainsi que la variabilité historique des usages de ces philosophies, et des controverses au sein desquels ils inscrivent » (p. 9). De ce point de vue, elle constitue un complément indispensable du travail de Mogens Laerke publié en 2008, Leibniz lecteur de Spinoza. La genèse d’une opposition complexe (H. Champion).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Thomas DETCHEVERRY et Arnaud LALANNE (dir.), Spinoza et Leibniz : réception et usages croisés dans la pensée moderne et contemporaine, in Lumières, n° 37-38, 1er et 2nd semestres 2021, 204 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.</p

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Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur à l’âge du baroque, Paris, Honoré Champion, 2021, 580 p.

L’ouvrage se présente comme une monographie de Kenelm Digby, dont il constitue la première étude approfondie en langue française, et pour laquelle il n’existe à proprement parler pas d’équivalent non plus en langue anglaise. C’est aussi l’intérêt de l’homme et de l’œuvre qui justifie pleinement l’étude magistrale et érudite qui lui est consacrée. Esprit universel, courtisan actif, correspondant ou ami de Descartes, Hobbes, Mersenne mais aussi de Selden, Coke et Wallis, Digby fut estimé de ses grands contemporains. C’est d’abord l’éclectisme qui semble marquer son œuvre : philosophie de la nature, théologie, autobiographie et analyse littéraire, voyage, poésie, recettes de cuisine et alchimie. Mais la nature éclectique de ses travaux ne doit pas en masquer l’unité et l’ouvrage d’A.-L. de Meyer « veut déplier le système de Digby » (p. 18). Digby fut un homme connu en son temps, et un homme de science dont on prisait l’avis, à tel point que, comme le rapporte Aubrey, son ancien professeur et ami Thomas Allen l’appelait le Mirandole de son temps : « Dibgy est indéniablement un savant, un virtuoso, et un érudit, et son rôle central dans le réseau de la jeune République des Lettres qui sera mis en valeur au fil de ce travail est loin d’être négligeable » (p. 19). La question de savoir comment inscrire Digby au sein des différents courants de l’époque n’est pas simple : « Le chevalier s’apparente aussi au courant des libertins érudits, sans pour autant en faire partie dans la mesure où il revendique sa foi tandis que les libertins sont généralement associés à l’athéisme ». Les premières pages ne laissent pas d’emblée apparaître l’originalité de la pensée de Digby, sinon parce que celle-ci serait liée au caractère inclassable de l’homme, et on se demande ce que l’érudit, dont l’autrice nous dit qu’il « ne fournit pas nécessairement une réflexion originale », pourrait bien lui envier. Mais la suite de l’ouvrage nous le montre. L’œuvre de Digby a aussi une dimension pratique et « opératoire dans sa réflexion » : par ses expérimentations alchimiques et ses innombrables recettes, Digby considère que la « dimension plastique » est essentielle dans l’élaboration des savoirs et en bon virtuoso, il aborde la connaissance par l’expérimentation, ce qui ne doit pas masquer la « systématicité » de sa pensée ni sa profondeur (p. 20). Comme l’indique le titre de l’ouvrage, les considérations sur la systématicité de l’œuvre ne sauraient conduire à considérer l’auteur comme un homme isolé. La formule de John Donne, « No man is an Iland », qu’A.-L. de Meyer utilise avec élégance au début de ses remerciements, pourrait aussi illustrer la méthode suivie : déplier le système de Digby, c’est aussi l’inscrire dans son époque. « Un âge du baroque ? » La réponse à la question implique de revenir sur l’histoire de ce concept ou de cette dénomination controversée. L’autrice se propose de suivre plutôt la conception de Claude Gilbert-Dubois, qui voit dans le baroque non pas « un antonyme, mais plutôt […] la variation d’une sensibilité classique, obéissant à une logique différente » (p. 21). Contre l’avis d’Eugenio d’Ors ou Henri Focillon, qui y voyaient une notion intemporelle, le baroque est profondément enraciné dans une situation historique marquée par les ravages de la guerre et des crises de subsistance, les épidémies et l’inflation (p. 22). En s’inspirant par ailleurs de l’ouvrage de Pierre Cahnet (Un autre Descartes : le philosophe et son langage, Vrin, 1980), qui s’attache au choix des images, ou encore des travaux de Jean-Pierre Cavaillé (Descartes, La fable du monde, Vrin, 1991), elle souhaite faire de l’étude du style un des outils employés pour l’analyse, afin d’éclairer la vision générale de sa réflexion, et la constellation culturelle à laquelle l’auteur appartient. Ce qui nous reconduit à l’idée du baroque comme « symptôme palpable d’une crise, comme une sensibilité où l’imagination et la fantaisie figurent en premier lieu en réponse à un certain scepticisme, où la fugacité est mise en valeur par rapport à la permanence dans le contexte de la philosophie de la nature, où le mouvement est toujours premier, où la métamorphose est érigée en principe explicatif, où le paradoxe n’empêche pas l’intelligibilité et où les apparences sont célébrées » (p. 31). Le concept de sensibilité baroque servira ainsi de « passerelle entre le travail de Digby et son temps » (p. 39). Le double objectif de l’ouvrage est parfaitement défini : « élaborer une synthèse générale de la pensée philosophique du chevalier » et en évaluer la teneur « en résonance avec le concept de baroque » (p. 32). L’étude du corpus épistolaire, qui comprend plus de 275 lettres, et de ses productions littéraires, trouve sa place dans ce travail, qui met en valeur leur intérêt esthétique, comme celui de l’autobiographie fictionnelle, Loose Fantasies, qui sert également à illustrer l’opinion de Digby sur l’imagination, développée dans Deux traités ainsi que dans certaines lettres (p. 32-33). L’étude de la philosophie de la nature et de la logique permet également de mettre en évidence une thèse originale : « les processus cognitifs sont une réflexion spéculaire, par leur fonctionnement, du mouvement des atomes décrit pour le monde physique » (p. 39). Le troisième temps de l’étude est consacré à la métaphysique de Digby à travers les thèmes de l’eucharistie, l’immortalité, la résurrection, la liberté et la grâce, mais aussi la nature de l’homme et sa composition, l’importance de la bonne vie et du bonheur, l’influence des astres sur la destinée humaine. À la faveur de l’analyse de ces questions, « le paradoxe et l’oxymore » apparaissent « comme principes explicatifs systématiques » (p. 39). Les analyses consacrées au roman d’inspiration autobiographique Loose Fantasies sont tout à fait passionnantes. Après avoir précisé que ce texte fournit de bonnes indications et constitue aussi un obstacle, l’autrice se fonde sur le concept de self-fashioning ou « mise-en-scène de soi », théorisé par Stephen Jay Greenblatt, pour évoquer « cet effort de l’individu qui modèle son identité grâce à l’artifice et à la manipulation », et analyse les procédés mis en œuvre par Digby dans ce qui n’est pas une simple « représentation de soi pour se mettre en valeur et se faire connaître d’une façon choisie, mais implique un rapport aux pouvoirs et à l’autorité qui a un sens particulier en cette première modernité » marquée par les troubles politiques. L’autre élément majeur du contexte est bien entendu la « révolution scientifique », par laquelle on vient à définir la matière comme extension, tout en réintroduisant la nécessité divine pour expliquer la vie et les choses de l’esprit. Dans la perspective de Digby, qui « semble s’engager dans la controverse pour des raisons religieuses », « l’immortalité de l’âme dépend de la réussite opérationnelle du mécanisme ». Sensible à la dimension religieuse de la quête, Digby « légitime l’étude des choses matérielles par l’accès qu’elles donnent au divin », comme le montre ses écrits dévotionnels, en particulier les « 5 méditations en retraite », dont un extrait est cité : « Le ciel et la terre les elements et tou ce que tu as crée me peuvent servir fournir (sic) de moyen pour me conduire a toy pourvueu que je ne m’y arreste en eux. L’univers est le livre ou je pourray lire ta grandeur. Mais il faut donc que je passe outre. Il faut que j’adore et que j’ayme toi en eux, non eux en eux mesmes » (p. 75). Dans le chapitre 1, intitulé « Une philosophie pétrie de lumière du mouvement », la philosophie de la nature commence par une « dissection du réel » dans laquelle sont étudiés les premiers éléments constitutifs du monde physique et leur interaction. Parce qu’ils justifient les phénomènes physiques et fournissent aussi une explication des mystères de la nature, Digby leur consacre une large partie de son Traité des corps (p. 83). La science semble porter les traces de l’inquiétude de l’époque et de l’omniprésence de la guerre : lorsque Digby publie Deux traités, entre 1643 et 1644, les batailles rangées se multiplient et les craintes d’invasion et de massacres sont fréquentes. Digby use ainsi de la bataille navale et de la guerre civile pour décrire le dessèchement qu’opèrent le froid et la désagrégation des éléments, ou encore « le siège et la bataille rangée qui évoquent les atomes agrégeant un nouveau corps » : « Ces images de combat parfois très expressives dépeignent le monde brisé, fragmenté, morcelé qui sert de toile de fond à l’inquiétude de l’ère baroque et que l’atomisme digbéen ne fait que renforcer ». Lutteurs, guerriers, combattants, les atomes « déchirent et lacèrent le monde matériel avec une violence inouïe et insoupçonnée » (p. 95). « Mouvement permanent du monde, déchiquetage désordonné, mais systématique », l’atomisme sert à décrire un monde caractérisé par sa violence perpétuelle, dans lequel la guerre est présentée non comme une simple comparaison, mais « réellement comme mode de fonctionnement » (p. 97). Pas de monde matériel sans combat. Les recherches menées dans le cercle de Mersenne fréquenté par Hobbes ou dans les cabinets des frères Dupuy auxquels était lié Gassendi montrent que les phénomènes d’attraction et la chute des corps auxquels s’intéresse Digby s’inscrivent pleinement dans les controverses qui agitent les esprits jusqu’à la mort de Mersenne en 1648 (p. 138-139). Il faut souligner les analyses passionnantes consacrées au rôle central de l’imagination et à la question des « envies », dont on trouvait déjà des éléments dans la Dioptrique de Descartes, mais auxquels Digby accorde une importance aussi grande que le fera Malebranche quelques années plus tard, avec la même fascination pour les cas singuliers (p. 176), ainsi que l’étude consacrée à la fantaisie (p. 280) ; ou encore les développements particulièrement éclairants sur la perspective métaphysique et baroque de Digby, la tension entre l’âme et le corps, « qui ne s’achèvera qu’à la Résurrection », la cohabitation des contraires et l’homme double qui ne surmontera jamais ses tensions, qui donnent toute la mesure de l’œuvre de Digby, « penseur de sensibilité baroque » (p. 546). L’ouvrage remarquable d’A.-L. de Meyer est ainsi une formidable incitation à lire Digby. Il est aussi une nouvelle manière d’aborder « l’époque baroque », sur lequel ce livre clair et érudit apporte un nouveau jour. Cultiver le bonheur terrestre, parce qu’il est un avant-goût de l’éternel, dans un monde où pourtant les atomes se déchirent : la sagesse baroque du chevalier Digby est sans aucun doute paradoxale. Qu’elle puisse être exposée sous la forme d’un système n’est certainement pas le moindre des paradoxes. C’est néanmoins ce à quoi est parvenu cet excellent livre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Anne-Laure DE MEYER, Sir Kenelm Digby (1603-1665). Un penseur à l’âge du baroque, Paris, Honoré Champion, 2021, 580 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p.

« Le Léviathan en laisse ». Il faut bien entendu, pour commencer, souligner que le titre de l’ouvrage est une trouvaille, qui ne manque pas d’attiser la curiosité du lecteur, tout en rendant hommage de manière plaisante aux multiples tentatives de ceux qui, depuis sa publication, tentèrent de capturer le Léviathan, comme ce fut le cas de John Bramhall dans son célèbre ouvrage. La controverse entre Hobbes et Bramhall, et la réponse à La Capture de Léviathan fut d’ailleurs l’occasion de décocher, de part et d’autre, quelques traits d’esprits, ceux de Hobbes étant plutôt mieux aiguisés, reconnaissons-le, que ceux de Bramhall, au risque de dépasser les limites de la bienséance. Il suffira de rappeler qu’à J. D., alias Bramhall, plein de confiance dans la capacité du lecteur à distinguer, à leur pestilence, les plantes saines des écrits de Hobbes, T. H., notre habile auteur, n’hésitait pas à répondre : « Quant au bouquet qui suit, rien ne manque pour qu’il embaume, que d’en essuyer le venin que l’haleine de Monseigneur a projeté sur certaines des fleurs qui le composent » (De la liberté et de la nécessité, trad. F. Lessay, Vrin, p. 252). De ce point de vue, on peut considérer que l’ouvrage de Sean Fleming est avant tout un hommage à Hobbes, plutôt qu’une nouvelle tentative pour faire du formidable monstre un animal domestique. Au-delà du trait d’humour, le titre de l’ouvrage, Leviathan on a Leash, exprime de manière parfaitement claire son objet, une fois du moins qu’il est éclairé par le sous-titre et les premières pages : une théorie de la responsabilité de l’État. Cette étude parfaitement bien conduite et argumentée porte donc sur un aspect tout à fait central de l’œuvre de Hobbes, et permet d’en examiner la solidité et la fécondité dans le domaine de la philosophie du droit, mais aussi au regard des problèmes posés par l’histoire contemporaine. Pour cela, il fait intervenir le concept de « personne », dont on connaît l’importance dans le Léviathan. La question examinée par l’auteur est clairement posée : que signifie détenir une responsabilité d’État par opposition à un gouvernement, une nation ou un dirigeant individuel ? Dans quelles circonstances attribuer la responsabilité aux États plutôt qu’aux individus ? L’ouvrage entend démystifier le phénomène de la responsabilité de l’État et expliquer pourquoi il s’agit d’un élément difficile mais indispensable de la politique moderne. Le livre, qui ne s’adresse pas seulement à des philosophes, mais aussi aux politistes et aux théoriciens des relations internationales, comporte cinq chapitres principaux. Le premier reconstruit et critique « les théories agentielles et fonctionnelles de la responsabilité de l’État », et montre que ni les unes ni les autres ne donnent véritablement de réponses adéquates aux questions fondamentales. Au mieux, ces modèles fournissent un ensemble incomplet de réponses. Au pire, ils nous aveuglent sur des aspects importants de la responsabilité de l’État. Le deuxième jette les bases de la théorie hobbesienne de la responsabilité de l’État. Il s’agit d’abord de déterminer ce que veut dire exactement Hobbes lorsqu’il dit que l’État est une personne. Les experts de la responsabilité de l’État, et même de nombreux spécialistes de Hobbes, n’ont pas réussi à apprécier la nouveauté de l’idée de Hobbes sur la personnalité de l’État parce qu’ils ont projeté l’idée de corporate agency – le cœur de la théorie de l’agentivité – sur Hobbes. Sean Fleming montre qu’il est possible de proposer une nouvelle compréhension de la personnalité de l’État de Hobbes si nous résistons à cette envie de le lire à travers la littérature contemporaine sur la corporate agency. Les trois chapitres suivants développent des réponses hobbesiennes à trois questions fondamentales. Le troisième aborde les questions d’ownership, telles que celle de savoir si les actions des dictateurs et des fonctionnaires scélérats (rogue officials) doivent être attribuées aux États et si les États peuvent commettre des crimes. Il montre que, avec quelques modifications, la version hobbesienne de l’attribution fournit une réponse intuitive et convaincante à la question de l’ ownership : une action compte comme un acte d’État si et seulement si l’agent qui l’a accomplie était un représentant autorisé de l’État. Une grande partie du chapitre porte sur les conditions de l’autorisation et de la représentation. Le quatrième chapitre aborde les questions d’identité, telles que celle de savoir si les changements dans la population, le territoire, le gouvernement ou la constitution d’un État modifient sa personnalité et donc annulent ses responsabilités. Selon Hobbes, l’identité corporative de l’État est créée et soutenue par la représentation. L’État a une personnalité morale parce qu’il a un représentant autorisé qui parle et agit en son nom. Cette identité persiste aussi longtemps que l’État comme une « chaîne de succession » continue, ou une série ininterrompue de représentants. L’étude montre que cette explication hobbesienne de l’identité corporative résout bon nombre des problèmes d’identité qui se posent dans les cas de révolution, d’annexion, de sécession, d’absorption, d’unification et de dissolution. Le cinquième chapitre aborde les questions de fulfilment (accomplissement ou exécution), et examine notamment la raison pour laquelle les sujets doivent supporter les coûts des dettes et des obligations de réparation de leur État. Sean Fleming se concentre sur les répartitions intergénérationnelles de la responsabilité, dans lesquelles les sujets qui supportent les coûts n’étaient pas encore nés lorsque leur État en a engagé la responsabilité. Il utilise l’idée de representation by fiction (représentation par la fiction ou représentation fictive) de Hobbes pour expliquer comment les sujets peuvent être impliqués dans des actes d’État qui se sont produits avant leur naissance. La conclusion résume les implications de la théorie hobbesienne de la responsabilité de l’État et se tourne ensuite vers l’avenir. Trois tendances en cours sont susceptibles de modifier à la fois la nature et la portée de la responsabilité des États : le développement du droit pénal international, la prolifération des traités et le remplacement des représentants humains par des machines et des algorithmes. Bien que la pratique consistant à tenir les individus responsables des actes de l’État puisse sembler rendre la responsabilité de l’État redondante, l’étude soutient que la montée de la responsabilité internationale est complémentaire plutôt que concurrente. Au contraire, le domaine de la responsabilité des États continuera de s’étendre dans les décennies à venir en raison de la prolifération des traités. Alors que les États continuent de signer des traités bilatéraux et multilatéraux dans tous les domaines, de la protection des investisseurs à la protection de l’environnement, les décisions politiques seront de plus en plus circonscrites par des accords internationaux. Une réaction souverainiste est déjà en cours. Les nouvelles technologies posent le plus grand défi à la compréhension actuelle de la responsabilité de l’État. Nos théories de la responsabilité des États sont conçues pour un monde dans lequel les « membres » ou « organes » des États sont des êtres humains de chair et de sang. Mais les États deviennent des cyborgs car ils s’appuient de plus en plus sur des algorithmes pour prendre des décisions et sur des machines pour les exécuter. La théorie de l’État de Hobbes, mécaniste au départ, est bien adaptée aux mondes émergents des États mécanisés. Sean Fleming nous conduit en fin de compte à admettre à la fois la « flexibilité » du concept de représentation chez Hobbes, qui convient pour penser différents types de régimes, mais aussi pour les robots et les êtres humains, le lien entre le mécanisme de Hobbes et la conception de l’État comme machine, s’éclairant autant que possible dans les derniers chapitres de l’ouvrage. Plutôt qu’une étude précise de la question de la personne et de la représentation chez Hobbes, l’ouvrage est avant tout une mise en perspective permettant de montrer l’importance du concept de personne et la manière dont la théorie hobbesienne de l’État a défini les contours d’une politique représentative, dont il est possible qu’elle devienne obsolète, mais qui a été en vigueur pendant des siècles et reste pour l’instant notre « meilleur pari ». Comme l’auteur s’en explique lui-même, il s’agit davantage d’un ouvrage de théorie politique contemporaine que d’histoire de la philosophie politique. On soulignera l’intérêt des références à Hobbes pour éclairer différents exemples historiques empruntés non seulement à l’histoire ancienne mais également à la période contemporaine, et les réflexions sur la « dette » (celle que les États doivent à leurs sujets) de la Tchécoslovaquie, de l’Union soviétique ou du Zaïre. En mettant à profit l’intérêt de la notion de « fiction » dans le droit, et l’inventivité de Hobbes dans la manière dont il use du concept, ce livre fournit une analyse à la fois intéressante et éclairante des thèses de Hobbes, dont il souligne la force, tout en restant modéré dans ses développements et ses conclusions.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Sean FLEMING, Leviathan on a Leash. A Theory of State Responsibility, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2020, 224 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Gallimard, 2021, 328 p.

Cette étude de la guerre civile, qui s’insère dans le cadre d’une réflexion plus générale et audacieuse, inscrite dans notre présent, cherche le « fil secret qui relie et pourrait expliquer des conflits éloignés de plusieurs siècles » (p. 8). Mais elle s’intéresse aussi à l’apparition d’un phénomène nouveau dans l’histoire de l’Occident, celui des « guerres religieuses » et des « révolutions religieuses », qu’il importe d’analyser, à la fois dans leur relation aux révolutions modernes et à « l’avènement du Christianisme, religion mondiale » (p. 16). Il est impossible de rendre compte, dans un espace aussi bref, de l’ensemble de l’ouvrage de Guillaume Barrera, dont le champ s’étend de la période antique à l’époque contemporaine, et traite de questions à la fois amples et difficiles, mobilisant la connaissance des historiens grecs et romains aussi bien que des compétences, plus rares chez les philosophes, sur la guerre d’Espagne ou les mondes arabes. Histoire, politique, religion, et bien entendu, philosophie : c’est une réflexion d’ensemble qui se déploie, avec simplicité et majesté, tout au long des quatorze chapitres de ce bel ouvrage, qui nous conduit d’une réflexion sur « les deux cités » et « les deux Romes » aux chapitres 1 et 2, à une analyse de l’avènement de la démocratie et de son « violent triomphe » dans la guerre de Sécession (1861-1865) aux chapitres 7 et 8, puis à Tocqueville et à Marx aux chapitres 10 et 11, pour s’achever par des considérations sur « la guerre civile totale : Espagne, juillet 1936 – avril 1939 », « la guerre civile mondiale ? », et « L’Islam : une autre religion universelle » dans le dernier chapitre. Remarquons que le livre ne comporte pas de conclusion générale, mais n’invite pas pour autant à donner au dernier chapitre une valeur conclusive : l’ambition de l’ouvrage est certainement d’ouvrir, plutôt que de clore, et c’est aussi dans le sens d’un élargissement de la perspective – ou si l’on préfère d’un agrandissement de l’échelle – qu’il faut interpréter le choix de l’ampleur. Mais comme dans tous les grands livres ou les grandes œuvres, l’analyse d’un aspect ou d’un chapitre permet de rendre compte du style et des qualités de l’ensemble. Pour justifier ce choix d’une manière moins contingente que celle de l’espace réservé à un ouvrage dans un compte rendu, il faut souligner que le livre de G. Barrera a déjà fait l’objet de discussions et de commentaires, qui sont autant d’indices de son intérêt et de son importance. C’est donc sur l’aspect anglais, ou son versant outre-Manche, que portera le présent compte rendu, pour des raisons évidentes liées à la nature de ce bulletin et aux compétences de l’auteur de cette contribution. Le premier élément frappant à la lecture de l’ouvrage, dès l’introduction, est sa qualité d’écriture, qualité qui ne désigne pas ici seulement une forme d’excellence, mais aussi et surtout une qualité particulière, faite de simplicité, de mesure et d’érudition invisible à l’œil nu. Le second élément est l’ampleur et la maîtrise des connaissances historiques. À l’image des auteurs qu’il connaît et apprécie, G. Barrera se fait historien pour être meilleur philosophe, à moins qu’il ne se rêvât historien avant de devenir philosophe. Quoi qu’il en soit, Montesquieu constitue peut-être ici un modèle, ou certainement une source d’inspiration, y compris pour le style et la méthode et pas simplement pour l’objet. L’auteur lui a d’ailleurs consacré un ouvrage dans la même collection (Les lois du monde. Enquête sur le dessein politique de Montesquieu, 2009). Dans un livre qui part du constat que « les hommes se sont toujours fait la guerre », et qui examine la puissance révolutionnaire des religions, il n’est pas surprenant de trouver un chapitre sur Hobbes qui, pour des raisons chronologiques – mais aussi, en un sens, plus conceptuelles – se trouve au chapitre 5, c’est-à-dire dans les premiers chapitres : Hobbes constitue un moment clé, mais rien de plus, car d’autres époques et d’autres considérations suivront. En outre, l’exposé de sa doctrine sera suivi d’une critique de Hobbes (« Contre Hobbes », p. 114-123), brève mais efficace, comme l’ensemble des développements qui composent le livre. Le titre général du chapitre « Hobbes au secours de la souveraineté » (p. 99-124) n’est pas sans rappeler la formule de Foucault qui s’employait à démystifier le monstre de Malmesbury en y voyant « l’oie du Capitole », volant au secours de l’État en péril. Loin de considérer le Léviathan comme un simple volatile, l’auteur s’attache à décrire et à comprendre toute la puissance théorique de ce monstre marin, mais celui-ci n’est cependant pas « infaillible » (p. 114), si l’on identifie, on l’aura compris, le Léviathan à la philosophie de Hobbes. La qualité de l’étude de l’œuvre de Hobbes présentée dans le chapitre qui lui est consacré s’explique par la très bonne connaissance des textes, mais aussi par une méthode qui nous conduit de la philosophie à l’histoire, puis de l’histoire à la philosophie, sans jamais faire précisément de l’histoire de la philosophie entendue comme simple présentation des doctrines ou des systèmes. Les œuvres reflètent les problèmes de leur époque et leur répondent. Le chapitre sur Hobbes est donc précédé par un chapitre plus historique – si l’on maintient une distinction qui, dans cet ouvrage, n’a en réalité plus lieu d’être – sur « Les royaumes désunis : France et Angleterre », permettant de comprendre la nature des problèmes posés (« Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ») ainsi que le rôle précis des guerres civiles anglaises (1642-1651) dans la redéfinition de ces problèmes. La référence aux levellers et aux diggers apporte des éléments tout à fait éclairants, et permet de manière plus générale de comprendre le contexte – une « République militaire » – dans lequel est publié le Léviathan. L’intérêt des analyses consacrées à Hobbes est également lié à la manière d’identifier les cibles à partir desquelles se construit son œuvre : les juristes, les amateurs d’antiquités républicaines, les « inspirés » (p. 99), ou dans la formulation éclairante qui en est donnée quelques pages plus loin : « Hobbes a livré bataille autour de ces trois sources : la tradition anglaise, les humanités, la Bible » (p. 111). Cette présentation fournit une interprétation synthétique des intentions de Hobbes, ainsi que la possibilité d’une compréhension fine et précise des textes, qui donne la mesure de l’importance de la question religieuse dans l’élaboration du Léviathan. Le sous-chapitre intitulé « Pour une Bible politique » est de ce point de vue tout à fait remarquable. Certes, il est bien difficile de résister à la tentation de vouloir prendre la défense de Hobbes, ou du moins de montrer que certains aspects de son œuvre résistent aux critiques qui lui sont adressées, et qui pointent déjà dans les conclusions de l’exposé de sa doctrine : « en somme, pour Thomas Hobbes, fidèle anglican, c’est-à-dire fidèle sujet du roi d’Angleterre, c’est-à-dire citoyen fidèle à la souveraineté qui, seule, pourrait ramener la paix dans le royaume, l’Écriture sainte elle-même n’aurait rien visé d’autre que la défense de la souveraineté politique » (p. 110-111). C’est en effet une conclusion qu’il n’est pas impossible de tirer. Mais il n’est pas certain que ce soit ce que Hobbes ait voulu montrer, dans la mesure où il s’est essentiellement contenté d’affirmer, contre les interprétations « révolutionnaires », et en prenant soin de distinguer la foi et l’obéissance, que l’Écriture n’impliquait pas une remise en cause de la souveraineté politique, et non qu’elle eût pour objet de la défendre, ce qui n’invalide certes pas le fait que c’est bien l’intention de Hobbes quand il commente l’Écriture. Quant à la partie explicitement critique des thèses de Hobbes, qui ne manque pas de mentionner les célèbres critiques antérieures (Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Kant), elle repose, il convient de le souligner, sur une argumentation fine et nuancée. Trop zélé dans sa défense de l’idée selon laquelle « la guerre civile est le pire des maux », Hobbes aurait été contraint « à placer l’obéissance au cœur de sa pensée politique », et à « chercher dans une perspective minimale – ne pas mourir – la clef d’une vie politique que les Anciens ordonnaient, non pas à la survie, ni même au confort et aux agréments, mais à la “vie bonne” » (p. 123). La question qui se pose alors est la suivante : « La politique a-t-elle atteint sa fin lorsqu’elle a prévenu la guerre civile ? ». L’auteur esquisse une réponse : « Hobbes nous en convaincrait », avant de laisser à Platon le dernier mot. Mais Hobbes aurait certainement pu répondre lui-même, et bien qu’il soit toujours difficile de répondre à la place d’un autre ou en son nom – piètre définition de la personne et de la représentation ? – nous nous risquons à proposer quelques suggestions. Prévention de la guerre civile et peur de la mort ne sont-elles pas pour Hobbes des conditions ou des commencements de la politique, plutôt qu’à proprement parler le point où la politique atteint sa fin ? Bien que la sagesse de Hobbes, on l’a souvent souligné, puisse paraître peu héroïque et tournée vers le confort, cette sagesse du corps, qui a en vue le « salut des corps » dont il est précisément question dans un passage remarquable du chapitre (p. 122), n’est pas pour autant tournée vers la vie sensible, laquelle est le propre de l’existence en dehors de la politique, lorsque le salut n’est pas assuré. Définitivement mis à l’abri et sauvé du malheur (« Être sauvé, c’est être mis en sûreté », écrit Hobbes au chapitre XXXVIII du Léviathan), l’homme peut se tourner vers la science, diminuer sa crainte de l’avenir et construire une existence sociale et politique dans laquelle sont assurées les conditions de la confiance. On peut certes discuter la possibilité que le Dieu mortel soit en mesure d’aider l’homme à parvenir à cette fin, mais si elle ne devait en rester qu’au commencement, l’institution ne jouerait en effet qu’un piètre rôle. Il ne s’agit pas ici de discuter en spécialiste le rôle dévolu à Hobbes dans un ouvrage, nous l’avons dit, de grande ampleur, mais plutôt de confronter les interprétations, et de réfléchir aux différentes inscriptions possibles de Hobbes dans l’histoire de la modernité. Le point de vue à la fois historique et philosophique proposé par l’auteur, en prenant position par la critique, est aussi une manière de considérer la force des thèses de Hobbes, ainsi que la puissance ou la vivacité de leurs effets. L’ouvrage mériterait que chacun des chapitres fasse l’objet d’une lecture attentive et argumentée, et il ne fait aucun doute qu’il suscitera de la part de tout lecteur désirant s’instruire et réfléchir, un questionnement nouveau, lié à l’originalité de la méthode, à l’engagement philosophique dans la position des problèmes et à la redéfinition de leur contour. Il est rare qu’un ouvrage soit à la mesure de ses ambitions. Le livre de G. Barrera y parvient, en raison de la grande qualité des analyses et de la finesse de l’écriture, mais aussi parce qu’il s’efforce de comprendre et expliquer, en construisant les arguments de façon ferme et engagée, sans jamais faire preuve de dogmatisme. Un livre ayant l’universel pour objet, et qui parvient à produire de manière claire et toujours synthétique une lecture de l’histoire et un développement philosophique cohérent : c’est un mérite suffisamment rare pour être souligné.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Guillaume BARRERA, La guerre civile. Histoire Philosophie Politique, Paris, coll. « L’esprit de la cité », Paris, Gallimard, 202, 328 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p

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Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, Tópicos. Revista de filosofía de Santa Fe, 39, 2020, 210 p.

Les différentes contributions réunies dans ce volume cherchent à offrir une perspective à la fois large et variée sur l’état actuel des recherches sur Leibniz. Si un tel projet peut sembler ambitieux pour un volume relativement synthétique, il n’en demeure pas moins justifié si l’on tient compte du fait, ainsi que l’expose Griselda Gaiada dans sa présentation, que la figure de Leibniz reste relativement mal connue en comparaison d’autres philosophes modernes. Ce fait peut s’expliquer par l’histoire de la réception de Leibniz, aussi bien dans la philosophie française des Lumières, marquée par une certaine tendance antimétaphysique et antireligieuse, que dans l’Aufklärung allemande, qui reçut la métaphysique de Leibniz à travers ce miroir déformant que fut la pensée de Wolff. C’est ainsi la « diffusion-confusion » qui caractérisa la réception de Leibniz pendant le siècle qui suivit sa mort, jusqu’au début du XXe siècle, qui permit enfin une mise à disposition de l’œuvre de Leibniz, grâce à l’édition de la Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenchaften et de l’Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, ainsi que grâce aux travaux d’édition comme ceux de Heinrich Schepers (1925-2020), directeur de la Leibniz-Forschungstelle jusqu’en 1996, et auquel Gaiada rend hommage (p. 5-11). Le volume, qui commence par traiter de questions de métaphysique leibnizienne, s’ouvre d’ailleurs par un article de Heinrich Schepers (traduction par l’éditrice du volume d’une conférence donnée par Schepers en 2017 et publiée dans les Studia Leibnitia) : « Iter rationis. Viaje de la razón en el mundo de la mónadas de Leibniz », dans lequel l’auteur propose une analyse des principes fondamentaux de la métaphysique leibnizienne et de son « rationalisme radical ». Le second article, de Gaiada (« Entre el actualismo y la teoría estándar de los mundos posibles en Leibniz »), propose une interprétation de l’origine du monde chez Leibniz à partir d’une discussion des notions d’actualisme et de possibilisme, et présente l’évolution de la pensée de Leibniz sur ce point. C’est également de métaphysique leibnizienne que traite la troisième contribution : Arnaud Lalanne s’interroge sur la possibilité de parler d’un principe d’harmonie en général chez Leibniz et il en étudie les principales formulations, qui conduisent Leibniz à élaborer, dans l’œuvre de la maturité, un véritable principe de l’harmonie générale ou universelle. Rodolfo Fazio traite des rapports entre métaphysique et philosophie naturelle, à partir d’un examen de la dynamique et de la métaphysique dans la correspondance de Leibniz avec De Volder. Federico Raffo aborde quant à lui le problème de la quadrature du cercle à la lumière des approches arithmétiques de Wallis et de Leibniz pour calculer le nombre π. Andreas Blank étudie la conception leibnizienne de la présomption, à la jonction du droit et de la métaphysique : à partir de l’œuvre juridique de Nicolas Éverard et de Andrea Alciato, il montre que l’on peut établir une filiation entre cette tradition et la manière dont Leibniz aborde la question de la présomption, en soulignant notamment le rôle des considérations ontologiques. Enfin, Diana María Lopez propose une interprétation de la monade leibnizienne à la lumière des réappropriations opérées par Kant et Hegel : bien que, chez Leibniz, la perception de la monade ne constitue pas une Vorstellung mit Bewusstsein, ou une « conscience réflexive », qui la limite à la subjectivité humaine, la réduction kantienne permet d’orienter l’approche monadologique vers l’idéalisme critique, et l’idéalité de la monade constitue un antécédent nécessaire à la compréhension logico-ontologique de l’être-pour-soi. Le volume s’achève par un compte rendu du livre de Federico Raffo, Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud (Grenade, 2019) par Oscar Esquisabel.

L’ensemble des contributions témoigne de la vivacité des recherches sur Leibniz en langue espagnole. En traitant de métaphysique aussi bien que de questions dynamiques ou juridiques, en passant par le problème de l’infini en mathématiques, l’ouvrage propose un examen à la fois riche et cohérent, conceptuellement rigoureux, de la pensée leibnizienne. Comme en témoigne la présentation, ainsi que le dernier article, l’examen des questions théoriques est indissociable d’une réflexion sur les conditions et les enjeux de la diffusion de l’œuvre de Leibniz, de ses éditions et de ses traductions, ainsi que de sa réception. En d’autres termes, cette présentation des recherches actuelles sur la pensée de Leibniz est en même temps une réflexion sur le sens de l’héritage leibnizien.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, G. W. Leibniz. Vigencia de un pensador universal, Tópicos. Revista de filosofía de Santa Fe, 39, 2020, 210 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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Laure PÉDRONO, Métaphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019, 466 p.

Dans cet ouvrage d’une remarquable clarté, Laure Pédrono étudie « la manière dont la métaphysique et la religion s’entremêlent dans les systèmes de pensée de Leibniz et Berkeley, afin de savoir si l’on peut croire en raison ». L’ouvrage est donc animé par une double exigence : la première est relative à l’histoire de la philosophie, dont les principes méthodologiques, rigoureux et clairs, sont exposés dans l’introduction. La seconde est directement liée à la portée théorique de l’ouvrage qui, par le biais d’une étude des systèmes de pensée, fait la lumière sur les grandes questions qui ont traversé la métaphysique moderne. Dans une introduction à la fois magistrale et modeste, l’auteure inscrit l’entreprise philosophique de Leibniz et Berkeley dans un mouvement historique : les deux auteurs « prennent la plume pour défendre la cause d’un Créateur attaqué de toutes parts ». Le rappel du contexte historique commence par évoquer le rôle décisif de la Réforme qui, « plus qu’une simple rupture, a fait éclater le monde chrétien », tout en proposant une distinction éclairante entre les courants de cette diversité religieuse : (1) les sectes qui naissent d’un désaccord théologique ; (2) les courants qui ont des revendications politiques ou sociales ; (3) ceux que l’on appelle les enthousiastes, et qui cherchent une foi intime et plus personnelle (p. 14). Est ensuite examiné le rôle joué par Descartes, « le père de la philosophie moderne », qui a libéré « la philosophie du joug de la théologie », mettant ainsi en danger la foi et le dogme établi. Promotion de la certitude mathématique et exclusion, du domaine de la science, de « la probabilité, qui régit les vérités révélées », réduction de l’univers à un habile mécanisme : la philosophie de Descartes ouvre la voie à une génération de penseurs s’appuyant sur « les pouvoirs critiques de l’intellect plutôt que sur la tradition et l’autorité », ainsi que, plus indirectement, aux libertins, à Spinoza ou à l’athéisme de Bayle. Un développement utile et pertinent est consacré aux conséquences paradoxales de la « méthode purement historique et rationnelle » de Richard Simon dans son Histoire critique du Vieux Testament (1685) qui, voulant servir la cause de l’Église romaine, finit par « donne[r] des armes à ceux qui soutiennent la naturalité des textes sacrés ». L’exemple de Richard Simon, dont on connaît l’importance historique, dans le prolongement de l’esprit de Spinoza dans le Traité théologico-politique, permet ainsi de mesurer le rôle et les conséquences de la méthode critique, ainsi que les inquiétudes qu’elle suscite chez ses détracteurs, conscients que si la raison s’immisçait dans les matières de la foi, elle risquait, comme ce fut le cas pour Richard Simon, de « fai[re] éclater aux yeux de tous leur invraisemblance ». Enfin, est souligné le rôle joué par les journaux savants et les gazettes de Hollande dans la diffusion du déisme, de l’athéisme ou du fidéisme et des « voix de l’hétérodoxie ».

Leibniz et Berkeley sont ainsi situés dans un contexte, et présentés comme deux représentants majeurs de savants qui, tout en étant eux aussi des héritiers du cartésianisme, prennent la plume, face à la prolifération des esprits dissidents pour « défendre la cause de Dieu », comme tous ceux qui, catholiques ou protestants, « choisissent le camp de l’orthodoxie pour répondre aux attaques des libres-penseurs ». Le grand mérite d’une telle présentation est qu’elle situe les entreprises apologétiques de Leibniz et de Berkeley dans un « rapport de forces qui traverse la République des Lettres entre les garants de l’orthodoxie et ceux qui se réclament du déisme et de la libre-pensée » (p. 20). Défenseurs du christianisme contre deux extrêmes, les rationaux et les enthousiastes, « entre la réduction de la religion à la raison et l’assimilation complète de la foi à un acte inaccessible à l’entendement humain », Leibniz et Berkeley entendent montrer que « la religion véritable est fondée en raison […] sans pouvoir totalement s’y soumettre » (p. 20).

Le second temps de l’introduction montre comment les systèmes de Leibniz et Berkeley, qui semblent à première vue « aussi opposés que sont le rationalisme et l’empirisme […] partagent le même dessein de défendre le Dieu des Chrétiens ». Après une justification des principes qui orientent la comparaison de deux systèmes, ainsi qu’une mise au point sur la connaissance que les auteurs avaient l’un de l’autre, la méthode est explicitée : celle-ci ne consiste pas à « retracer une éventuelle influence réciproque des deux philosophes », mais plutôt à « mettre au jour les analogies de structure et les divergences de vues » entre des auteurs qui « par des chemins distincts […] poursuivent un but commun » (p. 23), ainsi qu’une même conception de la divinité « qui dépasse celle du simple horloger ou du Dieu calculateur ». La comparaison entre Leibniz et Berkeley, l’étude de l’entrecroisement de la métaphysique et de la religion au sein de leurs systèmes, apparaissent ainsi comme « une méthode très certaine […] pour éclairer les liens qu’entretiennent foi et raison à l’aube des Lumières » (p. 25). L’introduction s’achève par une mise au point concise et éclairante sur la définition de la métaphysique (p. 25), identifiée chez Leibniz à la logique, à l’art d’inventer et à la théologie naturelle, et qui prend chez Berkeley différentes formes (une doctrine des principes de la connaissance, une conception de l’être et une science architectonique). Le lien de la métaphysique « entendue comme science de l’être suprême » avec la religion est ensuite souligné : le philosophe doit se faire apologète, pour prouver par des arguments rationnels l’authenticité des Évangiles et la perfection du Dieu des Chrétiens (p. 28). L’apologétique, apologie doublée d’une « tentative de preuve méthodique de la vérité et de la religion […] se trouve en équilibre entre la philosophie et la théologie ». Elle se situe donc au cœur des tensions entre la raison et la foi. Au-delà du contexte historique et polémique, restitué ici de manière claire et vivante, l’enquête menée brillamment par l’auteure doit aussi permettre de « comprendre la ligne de démarcation entre raison et foi », et de répondre à des questions qui sont au cœur de l’identité des modernes : « peut-on croire sans raison ou croire contre la raison ? Suffit-il d’avoir des raisons pour croire ? ». C’est en démontrant que le Dieu des philosophes doit s’identifier au Dieu d’amour des chrétiens que l’on pourra « croire en raison » (p. 30).

La première partie débute par une analyse de la démonstration de la vérité de la religion, en s’appuyant sur l’absolue dépendance de toutes choses à l’égard de Dieu et sur les preuves que le christianisme est vrai, avant d’aborder le second volet de l’apologétique, qui est de montrer la nécessité d’embrasser la religion, en mettant « en évidence la perfection d’un Dieu qui ne saurait être tenu pour responsable du mal » (p. 30). Montrer la vérité de la religion, c’est tout d’abord comprendre la dépendance ontologique à l’égard du créateur, création attribuée à la bonté divine chez Leibniz (p. 33) : en choisissant de créer le monde, « Dieu poursuit sa propre gloire et la félicité des esprits ». La dépendance ontologique de toute chose à l’égard de Dieu n’est pas moins grande dans la pensée de Berkeley (p. 35), puisqu’en supprimant la matière, « cette chimère inventée par les philosophes matérialistes pour propager l’athéisme », Berkeley attribue à un esprit tout puissant la possibilité de percevoir l’ensemble des existants. « Les idées créées ont, tout comme les vérités éternelles dans le système leibnizien, une existence éternelle dans l’esprit de Dieu ». Pour Leibniz comme pour Berkeley, « le monde est le fruit de la volonté divine » (p. 35). Suit une analyse de la création continuée, de la perception divine, de la critique de la vision en Dieu, et un très beau chapitre sur le monde comme langage de Dieu et grammaire de la nature chez Berkeley, et sur l’harmonie universelle chez Leibniz, assimilable à un langage divin fondé sur la nature des choses ; ou encore sur le rapport Leibniz-Locke à propos du problème de Molyneux (p. 44-48). Puis est abordée la question de l’existence des corps, du monde extérieur, de la manière dont Dieu assure la réalité du monde en-dehors de nous, avec un examen de la critique de l’occasionnalisme (p. 65-73), pour montrer que « dans l’occasionnalisme strict les âmes sont, comme les corps, dépossédées de toute efficience causale » (p. 76-81). Ainsi, « en réalité, dans l’immatérialisme comme dans l’univers leibnizien, tout se passe comme s’il n’y avait que mon âme et Dieu au monde ». La première partie s’achève par une étude des preuves de l’existence de Dieu (p. 88-103) et des preuves de l’Écriture, des miracles et des prophéties (p. 109), des preuves probables et des mystères (p. 114), de l’Incarnation (p. 127) et de l’Eucharistie (p. 130). Après avoir montré la vérité du christianisme, il convient, puisque « la raison sans le cœur est impuissante », de montrer que « Dieu est aimable ». Le second volet de l’apologétique se confrontera ainsi au problème de l’existence du mal.

La deuxième partie, « Rendre la religion aimable », aborde le problème du mal et la solution théologique au péché originel, à partir d’un réexamen de la question leibnizienne (« Dieu a-t-il voulu que ses créatures soient peccables ? ») en prenant en compte l’évolution de la position leibnizienne, de ses textes de jeunesse aux Essais de Théodicée (p. 168), et présente l’argument de la Confessio philosophi de 1673, où Leibniz montre que « si Dieu est la raison du péché, il n’est en pas pourtant l’auteur » (p. 169). La différence avec Leibniz sur la question décisive du « scandale du mal » apparaît dans le fait que Berkeley est conscient, plus que Leibniz, des limites de toute entreprise de justification de la conduite divine face à l’objection du scandale du mal (p. 224). Pour Berkeley, « la religion doit demeurer mystérieuse ». La deuxième partie se poursuit par l’analyse des bienfaits de la religion, et l’étude de la question des fondements de la morale. La réponse de Leibniz à Bayle à la question de l’athée vertueux (p. 237) fournit l’occasion d’une interrogation sur la définition de ce que signifie « être vertueux » (p. 246) : agir selon la volonté divine, aimer Dieu sur toutes choses (p. 250). Une série de questions et de notions essentielles sont ensuite abordées : le devoir envers Dieu (« qu’est-ce qu’être moral ? », p. 255), l’élection et l’immortalité de l’âme (p. 261), plan divin, prédestination et damnation (p. 277), le rapport entre élection et damnation (p. 281). L’ensemble s’achève pas une comparaison entre les points de vue de Leibniz et de Berkeley (« Immatérialisme et salut », p. 285) pour établir une différence entre Leibniz et le philosophe du sens commun, « intéressé par les bienfaits pratiques du christianisme […] qui démontrent à ses yeux sa vérité » (p. 291).

La troisième partie, « Philosophie ou théologie ? », part de la distinction pascalienne entre le Dieu d’Abraham et le Dieu des philosophes, pour envisager le point de vue de Leibniz et Berkeley qui, contre cette opposition, pensent que « le Dieu des philosophes, accessible par la raison naturelle, mène à celui de la Révélation ». Parce que « le cœur peut-être préparé par des raisons et que la philosophie peut légitimement démontrer la vérité de la religion », il importe de comprendre les rapports entre raison et religion ; entre religion naturelle et religion révélée. Si Leibniz s’attache surtout à la question de la conformité de la raison et de la foi, Berkeley considère que « la foi est au-dessus de la raison sans être contre » (p. 300). La conclusion du chapitre établit la différence entre Leibniz qui « pense que la raison est non seulement une préparation du cœur, mais la garantie d’une foi solide », et Berkeley, qui « éprouve douloureusement cette incapacité à atteindre le Dieu de la foi » (p. 344). Si les deux auteurs considèrent l’apologétique comme une propédeutique à la foi, le grand combat de Leibniz est celui de la possibilité de l’union des Églises, plutôt que celui de la tolérance religieuse comme pour Berkeley. L’ouvrage s’achève par une réflexion sur « les conclusions que tirera la postérité des limites épistémologiques de la démonstration de Leibniz et Berkeley », à partir d’une judicieuse référence à la dissertation de Kant Sur l’insuccès de tous les essais philosophiques de théodicée de 1791, et sur les limites de la théologie spéculative.

L’ouvrage de Laure Pédrono est remarquable, tant par la clarté des analyses et des énoncés que par l’unité d’ensemble qui gouverne l’organisation et la progression des chapitres. On pourra également souligner la perfection formelle du livre et le soin apporté à l’équilibre des parties, la précision des transitions et les synthèses lumineuses exposées dans l’introduction et les différentes conclusions qui ponctuent l’écriture des chapitres. Le lecteur ne pourra donc qu’être instruit et admiratif de ce travail exemplaire, ainsi que du talent qu’il exprime, dans le style et dans l’analyse des concepts. À tel point qu’on en oublie l’érudition, pourtant bien présente, du début à la fin du livre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Laure PÉDRONO, Métaphysique et religion chez Leibniz et Berkeley, Paris, Classiques Garnier, collection « Les Anciens et les Modernes », 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca “B. Segre” dell’Accademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018, 400 p.

L’ouvrage rassemble les actes d’un colloque organisé à Rome par Gianni Paganini (Accademia dei Lincei, 7-8 octobre 2015). Les contributions, toutes rédigées par d’éminents spécialistes, portent sur différents auteurs de l’âge classique, de Montaigne à Bayle. Hobbes y tient néanmoins une place particulière : il apparaît comme le « philosophe de la curiosité », comme l’indique Gianni Paganini dans son introduction (« Hobbes, philosopher of curiosity », p. 7-37). À la différence de Descartes et Spinoza, Hobbes voit dans la curiosité un trait caractéristique de la nature humaine (p. 18), relié à la science, à la culture et aux arts, et il en fait ainsi la base de la méthode et du langage et par conséquent de la philosophie. Le rôle joué par la curiosité comme passion spécifiquement humaine dans le Léviathan est tout d’abord analysé à travers l’opposition entre Hobbes et Descartes, puis à partir de la controverse avec Bramhall. La question qui est alors posée (p. 23) est de savoir quelle est l’origine de la supériorité humaine, qui ne peut être expliquée ni par un esprit immatériel comme chez Descartes, ni par un appétit rationnel comme chez Bramhall. Comment expliquer la particularité humaine qui permet à l’homme de jouir des bienfaits qui manquent aux animaux (sciences, arts, techniques, contrat, politique, philosophie, religion, etc.) ?

La présentation de Gianni Paganini permet de caractériser la curiosité humaine selon Hobbes à partir d’un certain nombre d’éléments significatifs, qui concernent essentiellement son rapport à l’avenir et sa capacité à orienter et prévoir une action à long terme. En réévaluant le rôle de la curiosité, et en se différenciant d’une longue tradition qui oppose les émotions à la raison et à la pensée rationnelle, Hobbes occupe une place spécifique au sein de la philosophie moderne, et entretient un rapport particulier à l’humanisme. Il semble que Hobbes soit bien, en effet, le philosophe de la curiosité, puisqu’on trouvera dans l’ouvrage plusieurs chapitres qui lui sont consacrés : Patricia Springborg, « Curiosity, Anxiety and Religion in Thomas Hobbes » (p. 287‑315), Franco Giudice, « Conoscenza e curiosità nella teoria ottica di Thomas Hobbes » (p. 315-335), Dan Garber, « Curiosity, Novelty and the Politics of Opinion in Hobbes » (p. 335-353), Sharon A. Lloyd, « The Moral Assessment of Human Curiosity in Hobbes’s Leviathan » (p. 353-375), Pierre-François Moreau, « La curiosité chez Hobbes et Spinoza » (p. 375-391). Hobbes est ainsi le philosophe de la curiosité, et la curiosité l’élément clé qui permet de rendre compte des différents aspects de la philosophie de Hobbes. En-dehors de la qualité et de la variété des articles présentés, on notera l’originalité de l’ouvrage, dans sa démarche comme dans ses effets, puisqu’il conduit non seulement à accorder à Hobbes une place importante dans la première modernité, mais également à aborder la modernité à partir d’une notion dont Hobbes apparaît comme le principal théoricien. L’étude de la curiosité nous conduit à penser la modernité à partir de Hobbes, ou autour de lui.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gianni PAGANINI (ed.), Curiosity and the Passions of Knowledge from Montaigne to Hobbes, Accademia Nazionale dei Lincei, Centro di ricerca “B. Segre” dell’Accademia dei Lincei, Rome, Bardi Edizioni, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Gianni PAGANINI, « Hobbes, the “Natural Seeds” of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158.

Dans cet article particulièrement clair, Gianni Paganini s’intéresse à la question de l’influence des libertins érudits sur la pensée de Hobbes et sa conception de la religion, en particulier dans le Léviathan. L’originalité de la démarche tient à ce que l’enquête combine différents éléments « objectifs » pour construire l’argumentation : la prise en compte de l’importance du séjour parisien de Hobbes constitue un point de départ pour interroger les textes et l’évolution de Hobbes, du De Cive au Léviathan. Le fait historique vient ainsi éclairer un fait textuel. La démonstration est construite de manière très convaincante, et elle permet de montrer que la dimension anthropologique de la religion telle qu’elle apparaît dans le Léviathan (ch. 11) et la manière dont Hobbes traite de la « religion naturelle » peuvent être éclairées par une confrontation avec les thèses développées par Gabriel Naudé ou La Mothe Le Vayer dans leurs ouvrages. Ainsi, après avoir rappelé les éléments contextuels concernant la fréquentation et la proximité de Hobbes avec les libertins érudits, c’est en suivant avec précision le texte du Léviathan, et en présentant une comparaison textuelle avec les dialogues de La Mothe Le Vayer (« De la divinité ») ou les Considérations politiques sur les coups d’État de Naudé, que Gianni Paganini parvient à démontrer l’hypothèse de départ : la relation entre Hobbes et les libertins doit se comprendre en deux sens, positif et négatif, « réceptif » et « réactif » (p. 131). Il ne s’agit donc pas d’une « pure et simple réception », mais d’une forme de « stimulation » (p. 132).

L’étude du rôle accordé aux passions dans la religion, ainsi que l’analyse conjointe de la religion et de la superstition dans le cadre d’une « histoire naturelle de la religion » permettent d’affirmer la proximité de Hobbes avec la théorie libertine de l’usage politique des religions. L’évolution de Hobbes, du De Cive au Leviathan, permet d’identifier, selon les termes de l’auteur, l’émergence de trois objets philosophiques (p. 145) : a) une description philosophique de la religion, incluant la dimension passionnelle de la nature humaine ; b) une explication philosophique détaillée du paganisme, non prise en compte dans les ouvrages précédents ; c) une théorie générale du théologico-politique, incluant l’instrumentalisation de la religion. L’hypothèse d’une influence de Machiavel, loin d’infirmer la thèse, la conforte, puisque c’est encore une même lecture du Florentin qui rapproche Hobbes et les libertins : ni Hobbes, ni Naudé et La Mothe Le Vayer n’accordaient beaucoup d’importance aux vertus « civiques » et « républicaines » favorisées par la religion selon les Romains (p. 151), et ils accusaient plutôt la religion de constituer un prétexte pour favoriser la rébellion contre l’autorité.

La dernière partie de l’article (« Hobbes’s Contractarianism and French Libertinism », p. 153) propose une fine analyse de la réaction de Hobbes aux thèses libertines, qui ont servi de matériau à l’élaboration d’une conception plus ample et plus complète de la religion, et l’ont également conduit à s’opposer à l’assimilation entre Moïse et les anciens législateurs. Moïse apparaît comme un « sovereign prophet » plutôt que comme un vrai législateur, et le Léviathan accentue son caractère spirituel (p. 155). Aux raisons religieuses (« religious reasons ») de la différence entre le point de vue de Hobbes et celui des libertins, il faut ajouter des raisons politiques (« political reasons ») : comme en témoigne le jugement négatif de Naudé à propos du De Cive, le contractualisme de Hobbes met fin aux arcana imperiorum, puisqu’il en révèle en quelque sorte le secret. Il convient également de souligner, comme le fait l’auteur, que le contractualisme de Hobbes s’applique aussi à la théocratie (p. 157), qui repose également sur un pacte. La conclusion apporte toute la lumière sur le sens de la comparaison avec les thèses libertines : si la pensée de Hobbes se caractérise par un nouvel « idéalisme politique », fondé sur le modèle contractualiste, il conserve une forme de « réalisme politique », héritée de l’analyse des libertins et des sceptiques concernant les origines et l’exercice du pouvoir, comme le montrent son analyse des miracles, sa description de la crédulité des hommes ou encore le démantèlement de la « Confederacy of Deceivers », sur laquelle repose le « royaume des ténèbres ». L’article de Gianni Paganini constitue une contribution tout à fait éclairante, qui allie l’érudition et la clarté dans la démonstration.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gianni PAGANINI, « Hobbes, the “Natural Seeds” of Religion and French Libertine Discourse », Hobbes Studies, 32 (2019), p. 125-158 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Gregorio BALDIN, La croisée des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020, 354 p.

L’ouvrage présente de manière informée et réfléchie « les rapports entre Mersenne et Hobbes, en soulignant les différents aspects de cette importante relation intellectuelle » (p. 22). Tout en évoquant, dans la perspective d’une histoire des milieux, les différents acteurs qui, comme Gassendi, ont joué un rôle significatif dans le contexte commun à Mersenne et Hobbes, une importance toute particulière est accordée à la figure de Descartes et au rôle déterminant qu’il joua dans le développement de la pensée hobbesienne. Ainsi, la lecture hobbesienne de la Dioptrique ou le débat à propos des Méditations sont ici examinés, en prenant en compte de manière précise et concise l’histoire des interprétations, tout en soulignant la spécificité de la perspective, « qui vise plutôt à souligner le rôle des échanges intellectuels qui eurent lieu dans le milieu culturel animé par Mersenne, lequel voit Descartes comme l’un des principaux protagonistes ».

Après une première partie consacrée à l’étude de Hobbes et le cercle de Mersenne (1634-1636), l’A. étudie « l’influence cachée du Minime sur la pensée hobbesienne », puis il examine, dans une troisième partie, l’influence de Hobbes sur la pensée de Mersenne. L’ouvrage s’intéresse en particulier aux aspects scientifiques de la pensée des auteurs, mais il propose également d’intéressants développements sur « l’attitude de Mersenne, de Gassendi et de Hobbes face à la métaphysique cartésienne », ainsi que des remarques fort intéressantes sur l’intérêt de Mersenne pour la pensée politique de Hobbes et le De Cive, dont on sait qu’il eut en France des lecteurs attentifs. L’auteur indique lui-même que le travail ne traite pas directement la question des sources françaises du Léviathan. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’ouvrage de Gregorio Baldin apporte des éléments particulièrement éclairants pour comprendre le rôle joué par les relations intellectuelles de Hobbes au cours de son séjour en France. Tant par les synthèses informées qu’il présente que par les analyses plus novatrices qu’il développe, le livre de Gregorio Baldin atteint parfaitement l’objectif qu’il s’est fixé : « identifier les éléments saillants de la relation intellectuelle qui se matérialise entre trois des protagonistes du débat philosophique à l’aube de la science moderne » (p. 24). Comme nous l’apprend le liminaire, ce livre est issu des recherches doctorales et post-doctorales de l’auteur, à l’Université du Piémont Oriental, à l’École Normale Supérieure de Lyon et à l’Université de Genève. Il est le fruit d’un travail de grande ampleur, accompli par un jeune chercheur particulièrement dynamique, qui avait déjà publié en 2017 Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, « Biblioteca di Galilaeana », Firenze, Olschki (voir le compte rendu de José Medina dans le Bulletin d’Études Hobbésiennes I).

Ce précédent ouvrage s’était attaché à montrer l’influence décisive de Galilée sur la philosophie naturelle de Hobbes, mais il comportait également un chapitre sur l’influence exercée par Mersenne sur Hobbes. Tant du point de vue de la méthode que de l’objet, le nouvel ouvrage apparaît donc comme la suite du précédent. L’un des mérites de la méthode de Gregorio Baldin est de combiner une approche érudite, en citant de manière précise la correspondance ainsi que la littérature critique, et une présentation claire des problèmes qui occupaient les savants. Ainsi, le traitement par Mersenne de l’explication du phénomène de retour de l’arc proposée par Descartes est présentée en contexte, puis mise en relation avec l’importance des réflexions de Hobbes sur « la réflexion de l’arc » et l’apparition de la notion de conatus dans la physique de Hobbes (« le problème de l’arc et le conatus », p. 53 sq.), concept que Hobbes aurait exprimé en opposition à Descartes (p. 56) pour expliquer le phénomène de la résistance des corps. L’importance du séjour parisien de Hobbes à l’occasion de son troisième Grand Tour est ainsi soulignée à partir d’une présentation du débat, encouragé par Mersenne dans les années 1630, sur « le retour de l’arc », puisqu’il eut pour le développement de la physique de Hobbes une importance significative. C’est ce que montre également l’examen du « problème de Poysson », qui concerne la nature ontologique du point mathématique (p. 64 sq.). On trouvera ainsi dans le chapitre « Points, atomes et rayons de lumière », une présentation éclairante de l’examen de la nature du point dans La vérité des Sciences (1625) de Mersenne, ainsi que des remarques intéressantes sur la présence de thèmes concernant la nature de la lumière chez Hobbes qui avaient déjà été traités par Mersenne dans l’Harmonie universelle. La deuxième partie, consacrée à Hobbes lecteur de Mersenne, porte notamment sur « la conversion de Hobbes à une nouvelle théorie optique », sous l’influence du cercle de Mersenne. Par une confrontation des textes de Mersenne et de Hobbes, l’auteur, se fondant notamment sur les travaux de Gianni Paganini, cherche à repérer « les éléments communs remarquables pouvant justifier d’une influence réciproque » (p. 102).

Mais la confrontation prend une forme plus systématique lorsqu’il est question (p. 123) d’envisager le lien entre la pensée de Mersenne et celle de Hobbes à partir de leur réflexion épistémologique sur le statut des sciences. C’est ici la figure de Mersenne qui, dans le prolongement des travaux de Robert Lenoble, se trouve éclairée, dans son versant épistémique, lorsqu’il est question de la recherche entreprise par le Minime dans L’usage de la raison (1623), à propos des fondement solides et irréfutables pour le savoir humain, mais également dans son versant moral. Ainsi, les réflexions menées par Mersenne sur la différence entre une thèse fausse et une thèse hérétique, ou encore l’idée selon laquelle l’hypothèse copernicienne n’est pas nécessairement contraire à l’Écriture sainte (p. 126) sont prises en considération pour éclairer le rapport entre les œuvres scientifiques et les arguments développés dans L’impiété des déistes, athées et libertins (1623), ainsi que le dialogue de Mersenne avec le scepticisme (La vérité des sciences, 1625). Si Mersenne considère qu’il faut conjoindre la raison et l’expérience (p. 131) – ce qui permet à l’auteur une comparaison avec Bacon –, il considère que les mathématiques sont le modèle de la science. Ainsi le chapitre intitulé « L’épistémologie de Hobbes et le dialogue avec Mersenne » contient-il une analyse remarquable de l’importance comparée du syllogisme chez Mersenne et Hobbes (p. 163). La définition de la philosophie comme « vraie, correcte et soigneuse nomenclature des choses », donnée par Hobbes au chapitre XVI du De Motu, se distingue de la conception de Mersenne, mais les deux auteurs coïncident dans le lien établi entre la conception syllogistique de la philosophie et une méthode rigoureusement géométrique pouvant être appliquée dans chaque branche du savoir (p. 163). Enfin, la présence d’un héritage de Hobbes « oublié ou caché » dans les œuvres de Mersenne (p. 187) conduit logiquement à l’examen de la lecture du De Cive faite par Mersenne (« Géométrie, religion et politique : Mersenne et le De Cive », p. 191). On trouvera dans ce chapitre des éléments instructifs sur les conditions et les formes de diffusion du savoir. La fréquentation par Hobbes du couvent des Minimes de la Place Royale, l’intérêt de Mersenne pour le De Cive achevé en novembre 1641, la lettre de 1646 de Mersenne à Sorbière louant la philosophie de Hobbes comme un antidote au scepticisme ou encore la visite de Mersenne à Hobbes au cours de l’été 1647 alors qu’il était malade : tous ces éléments montrent la proximité des deux hommes, même si la prudence conseillait à Mersenne de ne pas toujours faire état de ses liens d’amitié avec l’auteur d’un livre considéré par ses détracteurs comme une « rhapsodie d’hérésies » (p. 211). Mais la question à laquelle tente de répondre l’A. est la suivante : comment « comprendre la raison de ce lien entre Hobbes et Mersenne (…), le moine pieux et catholique et le très détesté monstre de Malmesbury » (p. 198). Comment l’auteur de L’impiété des Deistes, Athées et Libertins pouvait-il apprécier Hobbes ? L’A. évoque alors la nouvelle attitude de Mersenne concernant la tolérance religieuse, déjà soulignée par Lenoble, et met en évidence sa préoccupation pour le bien de l’État en période de guerre religieuse (p. 205). L’idée d’un « culte vertueux et rationnel » constitue alors un nouvel élément de rapprochement entre les deux hommes. Des développements sur l’adhésion de Mersenne à la philosophie de Hobbes et au De Cive sont repris à la fin de l’ouvrage (p. 280). Le livre de Gregorio Baldin est donc d’une grande richesse. Le lecteur français ne peut que se réjouir de trouver dans la langue de Mersenne et Descartes – qui est aussi à certains égards celle de Hobbes – des recherches prenant en compte le contexte et la correspondance, selon une méthode encore assez rarement prise en compte en France. Le livre consacre également des développement éclairants sur « le rôle de l’imagination chez Descartes et Hobbes » (p. 239 sq.) ou les expériences sur le vide (« Torricelli à Paris ? Mersenne, Hobbes et les expériences sur le vide), et il se termine par un chapitre intitulé « Un philosophe mystérieux dans L’optique et la catoptrique », proposant une enquête historico-philosophique pleine de suspense, avant de s’achever par des considérations concluantes sur l’épistémologie hobbesienne. Il ne reste plus qu’à souhaiter que Gregorio Baldin poursuive son travail, pour continuer à éclairer le lecteur sur la place de Hobbes dans l’histoire de la philosophie française et européenne.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Gregorio BALDIN, La croisée des savoirs. Hobbes, Mersenne, Descartes, Paris, Mimesis, 2020 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018.

Ce livre cherche à situer la philosophie politique de Hobbes dans le contexte de ses différentes interprétations, et il développe une idée originale, exprimée par une sorte de métaphore : l’auteur montre comment les différents interprètes de Hobbes ont vu leur propre image reflétée en lui ou comment il se sont définis contrairement à lui. S’approprier Hobbes (« Appropriating Hobbes ») signifie que Hobbes n’est pas indépendant des interprétations qui découlent de son appropriation dans ces différents contextes, qui ont servi à le « présenter au monde ». Cela signifie également que l’on ne peut isoler un seul contexte parfait qui nous permettrait de comprendre ce que Hobbes a vraiment voulu dire : en d’autres termes, il est presque impossible de distinguer Hobbes du contexte dans lequel il est lu. Cette affirmation se fonde sur un certain usage de l’herméneutique – et en particulier des théories de Gadamer, Koselleck et Ricœur – qui affirme que grâce à un processus de « distanciation », les écrits de Hobbes ont fait l’objet d’une appropriation et on été réquisitionnés, afin de « rendre service », dans des contextes divergents tels que l’idéalisme philosophique, les débats opposant la compréhension philosophique et la compréhension historique des textes ainsi que dans les controverses idéologiques ou les caractérisations emblématiques de Hobbes par différentes disciplines comme le droit, la politique et les relations internationales. Selon l’auteur, ce volume illustre donc la capacité d’un texte à prendre la coloration de son environnement en explorant et en expliquant l’importance des contextes pour lire et comprendre pourquoi ont émergé des interprétations particulières, comme celles de Carl Schmitt et Michael Oakeshott, ou celles des juristes internationaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles.

Après une étude du contexte de l’idéalisme philosophique contre lequel Hobbes a été lu (chap. 1), l’auteur s’intéresse à l’idée selon laquelle toutes les philosophies politiques doivent être comprises comme des interventions idéologiques dans des controverses particulières (chap. 2). C’est Oakeshott contre Skinner qui est ici étudié : la différence entre les deux auteurs est que Michael Oakeshott pense qu’à la différence d’une œuvre idéologique ou de théorie politique, une œuvre philosophique doit être comprise dans un contexte qui n’est pas enraciné dans les batailles idéologiques de l’époque. On peut ainsi affirmer que le philosophe ne s’intéresse pas au sens d’un texte dans son contexte idéologique en tant que tel, mais à la vérité de ce qui est argumenté. Oakeshott néanmoins n’est pas opposé à l’appropriation de Hobbes à ses propres fins idéologiques, comme le montre le chap. 3, qui examine la critique de la démocratie libérale et la place complexe que l’on attribue à Hobbes dans le processus de ce que Schmitt appelle la « dépolitisation ». Pour Schmitt comme pour Strauss, les concessions de Hobbes à l’individualisme, au droit naturel ou à la conscience, constituent autant de lignes de fracture qui ont conduit au voyage désastreux vers la démocratie parlementaire libérale. En revanche, c’est l’accent mis par Hobbes sur l’individualité que Oakeshott valorise, parce que celui-ci agit comme une défense contre l’État tout-puissant. L’analyse prend une nouvelle orientation dans les chap. 4 à 7, qui explorent les contextes dans lesquels Hobbes a fait l’objet d’une appropriation et a été considéré comme un contributeur important au développement du droit international et des relations internationales. Il s’agit de montrer un Hobbes différent de celui que nous avons souvent tendance à considérer uniquement comme un théoricien de la souveraineté, exclusivement concerné par la sécurité intérieure de l’État et ses institutions. Dans de nombreuses traditions d’interprétations, Hobbes est vu comme un théoricien de l’égoïsme. Dans un certain nombre d’analyses produites par des juristes internationaux pourtant, Hobbes apparaît sous un jour différent, pour ceux qui considèrent qu’il identifie le droit naturel et le droit des nations, ainsi que pour sa représentation de l’État comme un homme artificiel, sujet du droit des nations. Dans le chap. 5 sont examinés les débats entourant le common law, le droit positif et le droit international, dans lesquels Hobbes est situé, notamment à partir de l’affirmation selon laquelle l’autorité du common law découle de la volonté du souverain. L’auteur prête une attention particulière au fait que les questions d’équité et de raison, intrinsèques à la loi naturelle, agissent comme des contraintes sur le souverain. Le chap. 6 constitue une sorte d’aboutissement ou de dénouement : Hobbes y est abordé du point de vue de la théorie contemporaine des relations internationales, dans un contexte où l’auteur lui-même devient l’un des interprétants, et situe pour ainsi dire Hobbes dans le contexte de sa propre interprétation. Il s’agit avant tout de remettre en cause l’idée selon laquelle Hobbes n’avait pas grand chose à dire sur les relations internationales, pour montrer au contraire que Hobbes considérait que les souverains, quelle que soit leur autorité, avaient des obligations morales les uns envers les autres dans leurs relations mutuelles, en particulier dans le respect des accords, et qu’il a également énuméré une série de contraintes prudentielles liées à l’honneur et au bon jugement.

Remarquablement écrit, même s’il est parfois d’un abord un peu difficile, le livre de David Boucher propose un éclairage original et novateur sur la pensée politique de Hobbes. Il semble que la méthode, qui ne cherche pas à situer l’auteur dans un contexte particulier, mais plutôt à saisir le jeu des interprétations dans leur complexité et leur historicité, constitue une forme particulièrement réfléchie de contextualisme, lequel n’est pas toujours conscient, en effet, de sa propre historicité. Il s’avère également que cette méthode est particulièrement adaptée à la figure singulière de Hobbes, et qu’elle constitue un guide utile pour s’orienter dans le spectre des interprétations, tout en défendant une lecture particulière et en choisissant finalement de mettre l’accent sur l’apport de Hobbes du point de vue du droit international. Les considérations méthodologiques, en particulier dans la longue introduction (« Appropriating Hobbes in contexts »), ont parfois tendance à retarder le passage à l’analyse des textes et des thèses, mais une lecture patiente du livre instruira le lecteur aussi bien sur l’œuvre de Hobbes que sur ses interprétations et sur la quasi-impossibilité de les distinguer. L’ouvrage s’achève par des remarques lucides et rassurantes : « chaque génération redécouvre à nouveau Hobbes, et parce que le contexte dans lequel il est lu change, notre compréhension changera également » (p. 228). L’œuvre suppose donc des interprètes, qui rendent possible le travail infini de l’interprétation. Il est vrai que ce sont paradoxalement ceux qui, comme Quentin Skinner, ont voulu rendre compte des intentions de l’auteur plutôt que de sa réception, qui ont le plus fortement marqué l’histoire des interprétations, inscrivant ainsi les plus fidèles commentaires dans l’histoire de l’œuvre.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « David BOUCHER, Appropriating Hobbes. Legacies in Political, Legal & International Thought, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018, 288 p.

Comme nous l’indiquions dans notre liminaire, l’ouvrage a fait l’objet d’une présentation par l’auteur lors de la première séance du « Séminaire Hobbes @ Paris ». Dans ce livre remarquable à bien des égards, Arash Abizadeh propose de lire Hobbes à la lumière de « l’histoire de l’éthique » et de « l’appareil conceptuel développé dans les travaux récents sur la normativité ». Comme son objet, le livre semble donc avoir deux versants ou porter un double regard sur l’auteur qu’il étudie. Mais les deux faces ou les deux visages de l’éthique ne renvoient pas au double regard porté sur elle, mais à « la distinction fondamentale qui sous-tend l’éthique de Hobbes ». Comme le suggère la magnifique illustration en couverture, une gravure de Hendrick Goltzius, représentant la prudence et la justice s’embrassant (Rijksmuseum), les deux visages de l’éthique sont à la fois opposés et intimement liés. L’illustration convient parfaitement à l’ouvrage d’Arash Abizadeh, et joue si bien le rôle de frontispice, qu’on pourrait penser qu’elle a été réalisée spécialement pour lui. Il n’en est rien bien sûr, puisque le néerlandais Hendrick Goltz est à peu près le contemporain de Hobbes. On peut ainsi imaginer que l’auteur du Léviathan aura apprécié la gravure s’il la connaissait. Quoi qu’il en soit, le choix d’Arash Abizadeh concernant l’illustration, tout comme le long cheminement qui l’a conduit à écrire le livre, fut certainement aussi patient et réfléchi que celui de Hobbes lorsqu’il collabora avec Wenzel Hollar ou Abraham Boss. Rappelons à ce point la magnifique étude de Horst Bredekamp, Stratégies visuelles de Thomas Hobbes (éd. de la MSH, 2003). Un dernier doute subsiste : Arash Abizadeh, professeur à l’université McGill, fut-il lui-même inspiré par une autre gravure de Goltzius, « Le dragon dévorant les Compagnons de Cadmos » (Musée des Beaux Arts de Montréal), qui date de 1588, l’année même de la naissance de Hobbes ? Quoi qu’il en soit, Arash Abizadeh partage avec Hobbes l’amour des images : « Job rides the Leviathan in front of a grotesque procession of demons and tormentors », une gravure représentant Job chevauchant une tortue géante (d’après M. van Heemskerck, 1559) est de toute évidence l’une de ses gravures favorites, puisqu’elle se trouve sur la page d’accueil de son site personnel. Certes, ces remarques préliminaires font apparaître une série de troublantes coïncidences, mais elles ne prétendent pas nous révéler la face cachée d’Arash Abizadeh, et ne nous éclairent pas directement sur l’objet même du livre. Cependant, elles nous permettent de mieux comprendre l’intérêt de l’ouvrage qui conjugue, dans son style et sa méthode, l’étude historique, précise et érudite, et la démarche analytique, rigoureuse et parfois ardue, qui met à l’épreuve les thèses de Hobbes, en les éclairant par les débats contemporains en méta-éthique. Le livre examine donc une « distinction fondamentale », qui est à la fois l’objet du livre et en commande la structure : d’un côté, les « raisons prudentielles du bien, énoncées dans la loi de nature prescrivant les moyens de conservation de soi », de l’autre, les « raisons du juste [« right and justice »], comprenant des obligations contractuelles pour lesquelles nous sommes responsables ». Cette distinction, l’auteur le montre, « marque un tournant décisif dans la transition de la conception grecque à la conception moderne de l’éthique, et démontre la pertinence de Hobbes dans les débats actuels sur la normativité, les raisons et la responsabilité ». L’introduction, extrêmement riche, s’ouvre par une référence au Carnéade de Grotius, et explique en quoi le XVIIe siècle représente « un tournant dans l’histoire de l’éthique européenne », car il correspond au moment où le modèle eudémoniste hérité de la Grèce antique a commencé à céder la place à un modèle de moralité moderne et juridique. Le point de vue eudémoniste, centré sur la question de la vie bonne et la manière de la réaliser, considérait les raisons affectives du désir et ou de la passion comme enracinées dans le bien propre (« one’s own good », p. 1). Pour cette raison, l’eudémonisme est finalement une éthique égoïste. La conception moderne de l’éthique s’écarte de l’éthique grecque, en prenant « la forme d’un code juridique, c’est-à-dire de lois morales et d’obligations ». Les stoïciens, Cicéron ou Thomas d’Aquin ont certes posé les bases de ce changement en introduisant la notion de « loi naturelle », mais c’est bien au XVIIe siècle qu’intervient la « rupture décisive » : malgré le cadre légaliste qui fut élaboré au cours des siècles précédents, « l’éthique du XVIIe siècle se distingue par l’émergence, à travers les œuvres de Francisco Suarez, Hugo Grotius et Thomas Hobbes, d’une notion juridique de l’obligation ». Le nouveau rapport entre loi naturelle et loi civile établi par Hobbes permet de comprendre la différence entre sa conception de l’obligation juridique et celle de Grotius : les deux auteurs ont développé une conception de l’obligation juridique « intrinsèquement normative et juridique », mais Hobbes opère une séparation radicale entre l’obligation juridique et la loi naturelle, et ne fonde pas l’obligation sur la sociabilité naturelle. Contrairement à Grotius, l’obligation dépend de conventions et d’un contrat par lequel « une personne exprime son intention de se lier aux autres ». C’est ainsi l’obligation au sens propre du terme que Hobbes a théorisée : celle-ci ne repose ni sur la volonté de Dieu comme chez Suarez, ni sur la sociabilité naturelle comme chez Grotius, mais « sur le sens interpersonnel des actes volontaires ». Les lois naturelles, en revanche, n’imposent des obligations qu’au sens large (« loose sense ») du terme, c’est-à-dire le sens eudémoniste tel qu’on le trouve chez Thomas d’Aquin. On sait que la loi naturelle n’est pas pour Hobbes une loi au sens propre, comme le rappelle l’auteur, mais il faut également comprendre que l’obligation naturelle n’est pas non plus une obligation au sens propre, c’est-à-dire au sens juridique du terme, du moins tant qu’elle n’est pas reconnue de manière conventionnelle comme un commandement faisant autorité. Dans cette première phase de l’analyse, l’auteur commence donc par revenir sur des aspects souvent commentés de la distinction hobbesienne, en général considérée du point de vue de la différence entre conseil et commandement, et il en propose une nouvelle explication en mettant en évidence les deux sens de l’obligation. Mais l’originalité de la perspective apparaît surtout dans la suite du propos, qui fait apparaître dans l’éthique de Hobbes « deux dimensions distinctes de la normativité ». La première comprend les reasons of the good, c’est-à-dire les raisons que nous pouvons prendre en compte lorsque nous raisonnons à la première personne (« from a first-personal perspective »), mais pour lesquelles nous ne sommes responsables devant personne (« for which we are not accountable to anyone »). Ces raisons normatives du premier type font que nous sommes responsables (responsible) au sens où les passions et les actions nous sont imputables ; elles supposent une capacité rationnelle et nous permettent d’être guidés ou conseillés, et de justifier du mieux possible nos passions ou nos actions. La deuxième dimension comprend les reasons of the right, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles nous sommes responsables vis-à-vis des autres (« second-personnally accountable to others »). Ces raisons, pour lesquelles nous pouvons être tenus pour responsables de nos actes, se fondent sur les signes de notre volonté, reconnus de manière interpersonnelle (« interpersonnaly recognized signs of our will »). À ces deux types de raisons, correspondent deux types de blame : « criticism or critical blame » d’un côté, « vindicatory or reactive blame » de l’autre. Les two faces de l’éthique sont donc éclairées par les « Two faces of Responsability », étudiées par Gary Watson dans un article de 1996 cité par l’auteur. Entre la dimension de l’éthique relative à l’attribution et la dimension relative à la responsabilité (attributability and accountability), il existe selon l’auteur un « fossé » (« chasm »), car les raisons du juste (reasons of the right) ne sont ni réductibles ni entièrement dérivables des raisons du bien (reasons of the good). Cette distinction peut être éclairée et attestée par une référence au tableau des sciences donné par Hobbes dans le Léviathan anglais, dans lequel il distingue l’Éthique (« Ethics »), qui traite des « conséquences des passions des hommes » et « La science du juste et de l’injuste » (« The Science of Just and Unjust »), qui concerne « Les conséquences de la parole ». Alors que l’Éthique ou Science du bien correspond à la dimension traditionnelle – eudémoniste – de la normativité, fondée sur le bien de l’agent, la « Philosophie Morale » (« Moral Philosophy ») est la partie de l’éthique qui traite spécifiquement des relations sociales. La science du bien concerne les lois naturelles ; la science de la justice concerne les lois artificielles et les obligations juridiques. La notion d’attributabilité renvoie aux préceptes rationnels de la loi naturelle, principalement ceux qui prescrivent à chacun de chercher les moyens de se conserver (« social means of self-preservation »), alors que la notion d’accountability comprend essentiellement les obligations découlant du contrat, en vertu desquelles chacun est responsable envers les autres. Le fossé existant entre les deux types de respect des obligations n’implique pas qu’ils soient sans rapport, puisque la loi naturelle prévoit le respect des obligations contractuelles et que, comme l’explique Hobbes, la prudence nous fournit des raisons de tenir compte des « raisons du juste », même si celles-ci ne trouvent pas pour autant leur fondement dans la loi naturelle (« not because natural law furnishes or grounds reasons of the right », p. 6). La densité du propos et l’originalité des perspectives ne peuvent qu’inviter le lecteur à suivre patiemment le cheminement de la démonstration et, comme pour le Léviathan, à ne pas s’en tenir au frontispice, pour comprendre la déduction rigoureuse des raisons d’obéir et le sens de l’obligation. La relation entre prudence et justice est examinée tout au long de l’ouvrage. Après un retour sur l’argument du « Fool » (« l’Insensé »), qui fait écho à l’objection du Carnéade de Grotius, l’introduction revient sur le rôle du XVIIe siècle dans l’histoire de l’éthique normative et de la méta-éthique, en s’interrogeant sur le rapport entre le nouveau modèle de l’éthique inspiré par le développement du mécanisme (Galilée, Descartes, Gassendi, Mersenne) et le vocabulaire normatif largement présent à l’époque, en particulier dans la philosophie de Hobbes. C’est donc la question de la conciliation entre natural philosophy et normative philosophy qui doit être examinée. Ce point sera repris dans la conclusion générale (« Naturalism and normativity », p. 263-276). On lira également avec profit les considérations méthodologiques, présentées comme des préliminaires, dans l’un des chapitres de l’introduction, à propos de la pertinence et des difficultés de l’usage du vocabulaire contemporain (new conceptual apparatus) pour rendre compte des textes classiques. Si le risque de « distorsion anachronique » existe, l’usage d’outils contemporains permet néanmoins de rendre compte de la nouveauté du projet philosophique de Hobbes et de la manière dont il a contribué à forger et fixer la langue philosophique anglaise, mais également les nouveaux concepts de l’éthique et de la philosophie morale. Si le XVIIe siècle constitue un tournant, Hobbes joue assurément dans ces transformations un rôle décisif. L’introduction se poursuit par une présentation extrêmement éclairante et précise des différents sens du terme de reason (« Normativity and reason », p. 13-17), dans une étude qui conjugue une analyse philologique précise et une méthode d’inspiration analytique. On ne pourra que suivre Arash Abizadeh dans sa défense de la conjonction et de la compatibilité des méthodes. L’ouvrage se compose de sept chapitres, répartie de manière équilibrée dans trois parties bien distinctes : I. The metaethics of reason. II. Reasons of the good. III. Reasons of the right. La bibliographie, très fournie, comporte de nombreuses références à la littérature critique sur Hobbes, ainsi qu’à la philosophie normative contemporaine. On trouvera ainsi, à la seule lettre « P » des auteurs aussi différents que Gianni Paganini, Derek Parfit, Guy Patin, Martine Pécharman ou Philip Pettit. Il ne fait aucun doute que cet excellent ouvrage, qui marque une nouvelle étape dans les études hobbesiennes, trouvera de nombreux lecteurs et suscitera donc de nouvelles controverses.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Arash ABIZADEH, Hobbes and the Two Faces of Ethics, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 424-427

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Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari éditeur [Pan-Africaine Revue de l’Innovation (PAARI)], 2018, 218 p.

L’objet du livre est clairement défini au début de l’introduction, puisque l’auteur propose une lecture inédite de Hobbes en cherchant à « explorer la dimension calculatoire du langage et analyser la théorie de la science et de la raison qu’elle implique en dégageant sa spécificité et son originalité dans le paysage du XVIIe siècle » (p. 13). L’intention n’est donc pas tant de soutenir une thèse à propos de la philosophie politique de Hobbes que d’en montrer la force et l’originalité à partir de trois notions clés : le langage, la science et la politique. Le langage est non seulement la première notion, mais il est aussi le pivot autour duquel s’organise l’ouvrage et le concept à partir duquel l’auteur entend saisir l’unité de la philosophie de Hobbes. De ce point de vue, le livre présente une organisation tout à fait cohérente. La méthode d’exposition est constamment animée par un souci de clarté, une volonté pédagogique d’expliquer et de clarifier. La lecture proposée a tout d’abord le mérite d’éloigner encore un peu plus le spectre d’un Hobbes théoricien du pouvoir autoritaire, et à la différence de tous ceux qui l’ont condamné sans le lire, l’auteur dresse un portrait de Hobbes rassurant plutôt qu’inquiétant. L’ouvrage intéressera tous ceux qui considèrent la manière dont le langage et la science peuvent corriger nos représentations et améliorer nos conditions d’existence. La lecture éclaire la pensée de Hobbes en présentant une vision ordonnée des différents aspects de sa théorie du langage : entendons par-là, la manière dont l’étude du langage chez Hobbes traverse les différents champs de sa philosophie. Ce qui nous mène d’une analyse de la certitude des dénominations à une réflexion sur les rapports entre langage et contrat dans la première partie, à une présentation des éléments de sa théorie de la science (la méthode, les mathématiques) dans la deuxième partie, puis, à partir d’une présentation de l’articulation entre mathématiques et science civile, à un développement, en troisième partie, sur le langage et la science civile, qui prend en compte les rapports de la théorie politique avec la logique, les mathématiques et la physique. La méthode cherche à aborder Hobbes sans parti pris, et elle permet de montrer l’ampleur et la cohérence de son système, ainsi que la constance générale de ses préoccupations. L’auteur met en évidence la solidarité des différents éléments de la doctrine, et montre que les considérations sur la rhétorique accompagnent la réflexion de Hobbes sur la science. En affirmant que la rhétorique est une dimension essentielle et indépassable de toute philosophie ayant une visée pédagogique et politique, l’auteur permet de mieux saisir l’unité de l’œuvre de Hobbes, et surtout il montre que la réflexion et la prise en compte de la rhétorique enrichissent constamment, chez Hobbes et peut-être au-delà de Hobbes, la réflexion sur la science et l’analyse des conditions de la politique : le langage joue un rôle à la fois dans la constitution du politique (le contrat) et dans la science du gouvernement, la pédagogie venant se substituer dans une certaine mesure aux réflexions classiques sur l’art de gouverner. Dans son introduction, l’auteur commence par analyser les conséquences du « système linguistique » de Hobbes, en examinant le discours mental comme élément d’une « sémiologie empirique », et le rôle du langage comme « condition de possibilité de la raison ». Puis l’auteur aborde la question des rapports entre science et rhétorique, le statut des mathématiques et la définition de la raison comme acte de calculer. On trouve ensuite, de manière relativement ponctuelle, et presque à la manière d’une incise ou d’une remarque, un bref développement sur les aspects politiques, à partir d’une réflexion sur les rapports entre raison, calcul et intérêt. La méthodologie consiste à saisir le procédé déductif à partir duquel la science civile constitue une science sui generis au même titre que la logique, les mathématiques et la physique. Le rôle du langage dans la constitution de la raison, du calcul et de la science est clairement mis en évidence (la capacité du langage de dénombrer les choses ; la connaissance de l’ordre des noms de nombres et la fonction mnésique et calculatoire des mots). L’importance accordée par Hobbes au langage, à la fois du point de vue cognitif et politique, explique que certains développements prennent la forme d’une véritable célébration du langage, mais si le langage est au cœur de la philosophie de Hobbes, c’est aussi en tant que problème, et en particulier du point de vue politique. La raison contribue à perpétuer la guerre de tous contre tous, puisqu’elle est liée au calcul égoïste, mais il faut aussi souligner la dimension négative du langage, et la conception critique que Hobbes formule à son égard, et qui apparaît presque toujours comme une sorte de revers de la médaille, pas simplement à travers les mauvais usages, les abus, l’absurdité ou le mensonge, ou la critique de la rhétorique, mais aussi en lui-même. La parole distingue l’homme de l’animal d’une manière qui n’est pas tout à fait celle de Descartes puisque le langage permet de mentir, de déformer, qu’il est à la fois l’expression de sa sociabilité et de son insociabilité. Ce sont ainsi ses différents aspects qui sont examinés : langage et folie, langage et mensonge, langage et introspection. On saluera la référence aux textes latins et la présence de traductions originales. Enfin, on pourra situer cette contribution à Hobbes dans l’histoire de ses réceptions contemporaines. Si l’ouvrage ne cherche pas à proposer une interprétation politique de la philosophie de Hobbes, l’intention théorique qui l’anime a été suscitée par la nécessité d’une prise de distance face à une situation historique tragique ou conflictuelle. Comme l’écrit Chantal Jaquet au début de sa préface : « Pour Charles Lebon Nkourissa, qui a été le témoin d’une histoire meurtrière, le problème des fondements d’une science politique permettant aux hommes de vivre en paix n’est pas une pure question d’école, elle s’enracine dans la nécessité de comprendre comment une science civile est possible afin d’endiguer les effets dévastateurs des passions humaines » (p. 9). De ce point de vue, la perspective choisie rend parfaitement compte de l’articulation entre langage, science et politique dans l’œuvre de Hobbes, qui fut comme on sait élaborée comme une réponse aux crises de son temps. Est ainsi proposée une nouvelle interprétation des rapports entre « hobbisme et démocratie », pour reprendre une expression de Justine Bindedou-Yoman (auteure de Hobbisme et féminisme, vers une fluctuation de l’identité féminine, PAF, 2015 et du Procès de la démocratie en Afrique (ed.), L’Harmattan Côte d’Ivoire, 2016). Dans l’histoire des démocraties occidentales, le spectre du Léviathan a souvent été interprété comme une figure menaçante, limitant les libertés individuelles, en particulier chez les adversaires de l’État. Il est frappant de voir que l’idée d’un pouvoir absolu comme condition de l’expression publique de la parole trouve, dans un contexte de crise, des échos favorables, et en un sens bien plus proches du texte de Hobbes que dans les réactions inquiètes de ceux qui l’ont condamné au nom des libertés individuelles. Il ne s’agit pas de considérer la sécurité comme le premier des biens, mais de voir dans l’État les conditions même de l’existence politique. Dans sa conclusion, l’auteur propose une synthèse claire des « trois dimensions [qui] concourent à la science civile : la logique par la rigueur et la cohérence des propositions, les mathématiques dans leur critère de définitions des termes et la physique en référence aux phénomènes à partir desquels se construit le calcul de la raison » (p. 181).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Charles LE BON HERBERT NKOURISSA, Langage, science et politique chez Thomas Hobbes, Paris, Paari éditeur, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 427-429

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Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de l’État. Matière et dialectique de la souveraineté politique, Paris, Éditions Delga, 2018, 213 p.

L’introduction propose de « repenser le matérialisme hobbésien dans sa cohérence ». Après être revenu « sur quelques idées reçues sur […] Hobbes », en rappelant notamment la distinction existant entre un philosophe « prôn[ant] l’absolutisme politique » et « un idéologue de la monarchie absolue », l’auteur nous invite à considérer Hobbes comme « un précurseur de la modernité politique, comme le montre sa définition du peuple ». Parce qu’il a montré qu’« un peuple est souverain ou il n’est rien », Hobbes « annonce en quelque sorte la séquence historique de la Révolution française et des Constituantes de 1789 et 1792 » (p. 5). Dans un ouvrage d’introduction à la philosophie de Hobbes, il faut reconnaître que cette présentation a quelque mérite, et saura certainement aiguiser l’intérêt du lecteur, dont l’attention aura d’ailleurs déjà été attirée par la citation de Marx mise en exergue. Il ne faut d’ailleurs pas s’y tromper : bien qu’il s’agisse d’un ouvrage destiné au grand public, l’auteur n’entend pas remplacer les idées reçues par d’autres idées reçues, et c’est bien la pensée de Hobbes dans sa complexité et ses contradictions apparentes qui est présentée dans la suite de l’introduction. « Hobbes n’était pas un penseur du changement social » (p. 6), comme nous le confirme une citation, donnée en note, de l’ouvrage de Patrick Tort, Physique de l’État (Vrin, 1978), ouvrage dont un compte rendu historique par Yveline Leroy est reproduit en annexe (p. 194-195). Le ton est donné : les recherches sur le matérialisme de Hobbes et sa théorie de l’État se trouvent d’emblée encadrées par Marx et Darwin, ce qui n’est guère surprenant puisque Lilian Truchon est par ailleurs l’auteur d’une thèse sur « Le Darwinisme dans la culture politique chinoise » (2017). Mais là encore, le lecteur qui craindrait de voir dans le livre de Lilian Truchon un nouvel épisode de « Hobbes chez les darwiniens » sera vite rassuré en constatant que les analyses développées dans l’ouvrage se fondent sur une lecture précise des recherches récentes sur le matérialisme de Hobbes (en particulier Jean Terrel, Arnaud Milanèse et Jauffrey Berthier). Si l’ombre de Darwin et de ses commentateurs plane parfois dans l’ouvrage, c’est pour mieux rappeler en quoi, malgré l’identité de leur logique dialectique, il se distingue de Hobbes, à tel point que toute hypothèse concernant une éventuelle réminiscence de l’état de nature dans sa version hobbesienne chez le penseur de la sélection naturelle est à proscrire (p. 96), tout comme, par ailleurs, les interprétations non matérialistes de Hobbes. Mais reprenons le fil de l’introduction. Si Hobbes n’était donc pas un penseur du changement social, il reconnaissait néanmoins un droit de résistance aux esclaves. Il fut matérialiste, mais non athée et « passablement théologien », tout en étant « ennemi déclaré de toutes les formes d’intégrismes religieux » (p. 6), adversaire du puritanisme religieux plutôt que de l’idéal républicain de liberté : restituer avec rigueur la pensée de Hobbes exige en effet de se défaire des idées reçues, et d’en rappeler certaines pour mieux les critiquer, comme celle qui consiste à réduire son anthropologie à l’état de nature et à la vision d’une humanité naturellement méchante, vision dont on apprend qu’elle fut paradoxalement perpétuée au XIXe siècle par un auteur comme Pierre Kropotkine, qui désigna l’état de guerre généralisée sous l’expression de « loi de Hobbes » (p. 9). L’introduction est dans l’ensemble éclairante et stimulante. L’idée d’une sortie de l’état de nature sur le mode dialectique, reprise à Patrick Tort, de nouveau cité, convaincra-t-il les spécialistes de Hobbes ? Certainement, puisque l’idée d’une Aufhebung de la nature, abolie et conservée dans la politique, est « parfois » attestée par des commentateurs de Hobbes : François Tricaud, Pierre-François Moreau et Dominique Weber sont cités pour éclairer les relations complexes de la nature et de l’anti-nature. Au terme de cette présentation dynamique et salutaire, qui rappelle les « fondements matérialistes de la philosophie naturelle de Hobbes », le propos de l’ouvrage est énoncé : « réinstaurer la logique dialectique du système politique hobbésien dont “les lois de nature” constituent le pivot » (p. 13). Contrairement à ce qu’affirmait Ernst Bloch, cité par l’auteur, il y a donc bien une dialectique dans la tradition empiriste anglaise.

L’ouvrage se compose de trois chapitres : I. Imaginer « l’anéantissement du monde ». II. L’état de nature : une réalité anthropologique. III. Continuité et effet de rupture dans le passage à l’état civil. La conclusion porte également un titre : « La nature de l’État de Hobbes à Marx ». La justification de l’ordre choisi pour l’exposition n’est pas toujours explicite. Les remarques et explications sur l’histoire du concept de matérialisme et son usage pour rendre compte de la philosophie de Hobbes sont en général éclairantes et informées. Mais le rappel récurrent de l’hypothèse dialectique pour rendre compte des rapports entre nature et artifice, ainsi que les développements sur « l’efficience logique de la continuité réversive » (p. 153) risquent de décourager certains lecteurs. On trouvera néanmoins vers la fin de l’ouvrage un chapitre intéressant sur la question de savoir s’il faut considérer la philosophie de Hobbes comme « une géométrie politique ou une physique de l’État ? » (p. 160), éclairée par une référence aux analyses de José Médina sur les rapports entre mathématiques et philosophie, ainsi qu’un développement suggestif sur le sens de la critique du « matérialisme mécaniste » (p. 167), à partir de références à Marx et Engels, qui nous conduisent naturellement vers la conclusion. L’idée d’un matérialisme politique de Hobbes semblait jusque-là affirmée de manière quelque peu dogmatique, et essentiellement garantie par la référence insistante à la figure tutélaire de Patrick Tort. La conclusion, qui présente « la nature de l’État de Hobbes à Marx », éclaire les bénéfices de la lecture matérialiste, à la fois pour la théorie de l’État et pour la compréhension de la théorie politique de Hobbes. En effet, le matérialisme bien compris permet de défendre Hobbes contre d’éventuelles critiques d’inspiration marxiste, qui verraient chez Hobbes un représentant du formalisme juridique : « Selon cette orientation critique marxiste, la pensée politique de Hobbes peut être considérée comme tributaire d’une illusion juridico-politique aveugle au fait que l’État ne naît pas soudainement d’une “volonté souveraine”, comme un champignon qui sortirait de terre à l’annonce de l’automne. Au contraire, c’est parce que l’institution étatique est née d’un mode d’existence matériel particulier des individus qu’elle prend ensuite la figure d’une volonté souveraine » (p. 187). L’ouvrage mérite donc d’être lu jusqu’à la fin. On pouvait regretter de temps à autre un excès d’informations et de références à la littérature critique, qui semblait prendre le pas sur une référence directe au texte de Hobbes. Mais la conclusion éclaire à la fois l’objet et la méthode, puisque le livre de Lilian Truchon cherche aussi à interpréter les interprétations, pour finalement mieux ressaisir la nature de l’entreprise hobbesienne. Le livre n’en conserve pas moins un caractère quelque peu singulier, puisqu’il est à la fois une introduction à la philosophie de Hobbes, souvent pédagogique, et un travail assez libre, souvent audacieux, dont l’ambition n’est certainement pas de convaincre tous les experts (on regrettera d’ailleurs la quasi-absence de références à la littérature critique anglo-saxonne). Quelle que soit l’intention qui a animé son auteur, il constitue une contribution intéressante, qui éclaire les rapports entre Hobbes et Marx. On comprend, un peu mieux encore, pourquoi Karl Marx pouvait être, selon l’expression fameuse de Julien Freund, « un admirateur discret de Thomas Hobbes ».

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Lilian TRUCHON, Hobbes et la nature de l’État. Matière et dialectique de la souveraineté politique, Paris, Éditions Delga, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 429-431

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Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, coll. Les Anciens et les Modernes, 2018, 328 p.

En quoi consiste la « Vision politique » de Malebranche ? Suivons sur ce point les explications de l’auteur : « nous avons cru pouvoir dénicher au sein du malebranchisme un “occasionnalisme politique” selon lequel le lien politique qui s’instaure entre les hommes peut être compris à la lueur de la conception de Dieu comme seule véritable puissance causale et de la théorie occasionnaliste des rapports entre l’âme et le corps » (p. 15). L’ouvrage de Raffaele Carbone présente au moins un double intérêt. En premier lieu, il fait apparaître la philosophie de Malebranche sous un nouveau jour : en traitant de la « vision politique de Malebranche », il montre que l’oratorien « a toujours été intéressé par les rapports de pouvoir qui s’instaurent entre les hommes, au point d’être presque hantés par les relations asymétriques et les relations hiérarchiques qui se créent entre rois et sujets » (p. 13). La question du pouvoir n’est pas seulement visible « dans l’écart qui existe entre ceux qui détiennent un pouvoir (social, économique, politique) et ceux qui le subissent » (ibid.). Elle apparaît également dans les relations entre les corps, au niveau physiologique de la contagion des imaginations, dans « la quotidienneté des rapports humains et des conversations ordinaires », ou encore des « toutes premières expériences de sociabilité » (p. 118). L’imagination est ainsi un objet d’étude pour qui entend comprendre les rapports entre les hommes tels qu’ils sont : « L’imagination acquiert […] la dimension d’une fonction globale et concrète de l’homme : une fonction dont on peut dire qu’elle institue sur un plan factuel la sphère de l’être-avec-les-autres » (ibid.). En second lieu, l’ouvrage permet de « situer la doctrine politique malebranchienne dans le cadre des débats qui se développaient à son époque sur le statut de la science politique et sur l’origine et le fondement de la société civile » (p. 15). De ce point de vue, l’étude des relations entre Hobbes et Malebranche apparaît comme un préalable nécessaire à la compréhension des thèses de l’oratorien. Le rôle joué par le De Cive doit ainsi être souligné : Malebranche possédait l’ouvrage dans sa bibliothèque. L’auteur rappelle, en se référant à Noël Malcolm (« Hobbes and the European Republic of Letters », Aspects of Hobbes, Oxford University Press, 2002), que c’est essentiellement par Le citoyen que le public européen connaissait Hobbes. On trouvera également, dans le chapitre consacré aux relations entre Hobbes et Malebranche, d’utiles éléments bibliographiques concernant la diffusion de la pensée hobbesienne en France et l’influence de sa philosophie sur les lecteurs francophones (Geneviève Rodis-Lewis, « La presenza di Hobbes nella scuola cartesiana e malebranchista », Annali dell’Istituto di Filosofia dell’Università di Urbino, 1, 1986, p. 437-448 ; Robin Douglass, Rousseau and Hobbes : Nature, Free Will, and the Passions, Oxford University Press, 2015, chap. 1, « The French Reception of Thomas Hobbes », p. 21-60). On trouvera également quelques développements particulièrement intéressants sur les échos de la pensée de Hobbes chez Pierre-Sylvain Régis qui, dans la dernière partie de son Système de philosophie (1690), énumère les lois de nature en suivant les thèses de Hobbes dans Le Citoyen et met en valeur le rôle de la crainte dans l’observation des lois naturelles (p. 47). On lira également que le hobbisme de Régis a retenu l’attention de Bernard Lamy dans la Démonstration ou Preuves évidentes de la vérité et de la sainteté de la morale chrétienne (Paris, 1709, chap. XIV, p. 169). Citons l’extrait de Bernard Lamy donné par R. Carbone : « Il y a en France des philosophes qui veulent passer pour les défenseurs de notre religion, qui n’ont point eu de honte de renouveler en ce point l’ancien Épicurianisme, et la mauvaise doctrine de Hobbes. L’état naturel de l’homme, dit M. Regis, est un état de guerre dans lequel chacun a droit d’user légitimement de ses forces comme il veut contre les autres… un état de guerre de tous contre tous ». Comme le rappelle également R. Carbone, « Dans cet ouvrage, Bernard Lamy multiplie les attaques contre Hobbes, Spinoza, Régis et les différentes formes d’épicurisme parce que ces auteurs établissent le fondement de la justice sur son utilité, tandis que la justice, c’est l’amour de l’ordre ». C’est ainsi dans le cadre de la réception française de Hobbes que l’on peut interpréter la lecture qu’en fait Malebranche. Même si les références à Hobbes dans son œuvre sont peu nombreuses et très rarement explicites, une étude comparée de la place de l’anthropologie et de la politique dans leur système permet de comprendre le rôle non anodin joué par la lecture de Hobbes dans l’élaboration des thèses politiques malebranchiennes. On peut d’emblée faire apparaître un point commun entre les deux auteurs : ce que R. Carbone appelle « l’horizon socio-anthropologique de la réflexion politique ». Mais à l’intérieur de ce cadre commun, on peut lire Malebranche comme un anti-Hobbes : « Lorsque Malebranche parle du corps social et politique […], il s’inscrit en faux envers les thèses hobbesiennes ». En effet, c’est contre la théorie hobbesienne du contrat social que l’oratorien « fait valoir les fondements métaphysiques de la nature politique des hommes et la prégnance universelle des valeurs morales » (p. 46). L’une des principales différences entre Hobbes et Malebranche réside également dans leur conception respective des rapports entre l’anthropologie et la politique : « Malebranche, à la différence de Hobbes, soutient que c’est l’anthropologie – et non la politique – qui est à la fois la science la plus digne et la plus nécessaire à l’homme ». Considérant que la politique est « l’une des sciences pratiques » (p. 53) qui repose sur la connaissance de l’homme », Malebranche met en outre « l’accent sur le fait que l’homme n’est pas seulement une âme unie à un corps mais aussi un esprit uni à Dieu ». On comprend alors que Malebranche ne pouvait de toute évidence pas souscrire à la définition de la nature humaine comme « somme de ses facultés et puissances naturelles » proposée par Hobbes dans les Elements of Law. Un autre point de confrontation permet également d’éclairer la lecture malebranchienne de Hobbes : en effet, Malebranche fait allusion à la conservation de son être propre et évoque la trame des relations familiales, sociales et politiques dans laquelle chaque individu est inséré. Dieu a établi des liens invisibles qui nous obligent nécessairement à aimer tout particulièrement les hommes avec lesquels nous vivons, « à veiller à leur conservation comme à la nôtre ; et à les regarder comme des parties nécessaires au tout que nous composons avec eux, et sans lequel nous ne saurions subsister » (p. 55). Comme le remarque R. Carbone, « l’idée de la préservation collective apparaît aussi chez Régis et de manière générale semble probablement mobilisée dans les contextes cartésiens pour contrer les thèses hobbesiennes ». Même si Malebranche renoue en un sens avec la tradition, « l’insistance sur l’idée d’une conservation mutuelle des êtres humains peut constituer une réponse aux philosophes qui élaborent une anthropologie pessimiste ». La perspective anti-hobbesienne de Malebranche apparaît dans la conception des liens qui unissent les hommes entre eux : ces liens sont pour lui les effets d’une union naturelle et n’ont pas été institués par les hommes. Même si le lien qui compose la société civile repose sur la volonté humaine, il se greffe « dans un immense réseau de liens qui définissent l’esprit de la vie et de l’action des hommes » (p. 57). Rappelons à ce propos que le rapport de Malebranche à Hobbes sur la question du lien civil avait déjà retenu l’attention de Giambattista Gori, dans une remarquable contribution, publiée dans un volume dirigé par R. Carbone [Giambattista Gori, « “Pour vivre comme des hommes qui doivent former entr’eux une société raisonnable”. Présence du corps social, absence de corps politique dans De la recherche de la vérité », Imagination, coutume, pouvoir (XVIe-XVIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 117-125]. Après une première partie sur « l’horizon socio-anthropologique de la réflexion politique », dans laquelle on trouvera les principaux éléments de la confrontation entre Hobbes et Malebranche, R. Carbone traite, dans une deuxième partie, « Les sociétés humaines. Hiérarchie et rapports de force », de « la structure imaginaire des hiérarchies sociopolitiques » et développe de belles analyses sur « le désir d’indépendance, l’estime et le mépris », avant d’envisager la question de « [la] morale, [des] mœurs et [des] rapports de pouvoir ». On y trouvera, de manière plus discrète et plus ponctuelle, des éléments de confrontation entre Hobbes et Malebranche, par exemple sur l’amour de grandeur et le penchant pour la puissance (p. 148). Mais c’est dans la troisième partie (« Société civile, pouvoir politique ») que se trouve, après une confrontation entre Spinoza et Malebranche sur la question des « relations interindividuelles et [de la] société civile », une nouvelle analyse des rapports entre Hobbes et Malebranche (notamment sur la question du juste et de l’injuste, à partir d’une analyse des Entretiens sur la métaphysique et sur la religion). Dans le chapitre « Puissances souveraines et limites du pouvoir politique », l’auteur revient sur la question de la préservation, et remarque que « Malebranche semble employer le concept de “pouvoir” dans l’acception hobbesienne de pouvoir : soit liberté d’user des moyens pour atteindre une fin ». Malebranche « reconnaît le droit individuel de se préserver, mais il parle plutôt aussi d’un devoir de se préserver ». (p. 227). Même si les conceptions de Malebranche s’éloignent souvent de celles de Hobbes, ou s’opposent à elles, on peut remarquer l’analogie des problèmes et les éléments d’une même lexique politique. Ainsi, à propos de la relation entre la puissance en tant qu’attribut royal essentiel et la finalité du pouvoir souverain comme « conservation de la paix et de l’harmonie politique » (p. 230). On peut certes insérer les réflexions de Hobbes et de Malebranche dans un cadre historique et politique commun, mais une lecture attentive du texte de Malebranche autorise à former l’hypothèse selon laquelle les concepts politiques de Hobbes eurent, de manière implicite mais profonde, une véritable incidence sur la philosophie française du XVIIe siècle. Cette incidence politique de Hobbes est sensible dans les réflexions de Malebranche sur la désobéissance. Comme le souligne l’auteur, sur la désobéissance, Malebranche se rapproche de Hobbes lorsqu’il affirme que l’intérêt des individus ne peut être sauvegardé que par l’État, mais il « prend néanmoins le contrepied de tout transfert de pouvoir à partir d’un état de guerre de tous contre tous ». Sur la question de l’obéissance et de la désobéissance (p. 239-241), les rapports de Hobbes et Malebranche sont en réalité assez complexes, puisque d’un côté, pour Hobbes l’individu peut refuser l’obéissance lorsqu’elle contredit ses intérêt vitaux, tandis que pour Malebranche, l’intérêt ne peut constituer un motif pour désobéir aux puissances souveraines. Mais d’un autre côté, « le souverain pour Malebranche ne fixe pas à son gré la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. S’il ordonne quelque chose qui va à l’encontre de la loi divine, le citoyen a le droit de refuser d’obéir : il peut et il doit le faire » (p. 241). Enfin, Malebranche met en cause la position hobbesienne sur la justice, et vise à fonder métaphysiquement les lois que personne ne devrait enfreindre (p. 268). En fin de compte, on trouvera dans cet ouvrage remarquablement clair et instruit sur Malebranche, de nombreuses références à Hobbes : soit parce que l’explication des thèses de Hobbes éclaire, par comparaison et par confrontation, les thèses d’un Malebranche anti-Hobbes, soit parce que le détour par Hobbes est nécessaire pour comprendre le texte d’un Malebranche lecteur de Hobbes. De manière générale, la méthode suivie par R. Carbone, qui consiste à éclairer un auteur en le situant dans le cadre des débats de son époque, apparaît particulièrement féconde : le texte de Malebranche s’en trouve éclairé, mais la connaissance de l’époque l’est également. Ainsi, par exemple, sur la question des raisons de l’obéissance ou du pouvoir de l’imagination, la confrontation des auteurs et la mise en évidence de la communauté des problèmes permet de restituer de manière vivante et précise la manière dont les contemporains, par-delà la diversité de leur options métaphysiques, se trouvent en quelque sorte unis par leur désaccord.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Raffaele CARBONE, La Vision politique de Malebranche, Paris, Classiques Garnier, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 437-441

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Philippe HAMOU, Martine PÉCHARMAN (eds.), Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018, 240 p.

Ce beau volume rassemble douze études sur le rapport de Locke au cartésianisme : à la pensée de Descartes essentiellement, mais également à celle de Port-Royal, à Malebranche et Clauberg. Les contributions portent aussi bien sur la philosophie naturelle, la métaphysique et l’épistémologie, que sur la religion ou la question des rapports de l’esprit et du corps. Malgré l’ampleur du champ et la variété des sujets, une perspective commune se dégage : mettre en évidence la complexité de la relation de Locke au cartésianisme, relation caractérisée à la fois par des oppositions marquées et des « airs de famille » qui, dans l’opposition comme dans la filiation, atteste de l’étroitesse du lien de parenté. Le premier mérite de l’ouvrage est de ne pas limiter la comparaison à la théorie de la connaissance, comme cela fut longtemps le cas, mais de proposer une comparaison systématique (« full comparison »), à partir d’une analyse des convergences et divergences des auteurs sur des questions aussi variées que l’organisation du monde, les qualités et la nature des corps, la substance de l’âme et le gouvernement de Dieu sur le monde. C’est ainsi non seulement la relation complexe entre les deux auteurs qui est éclairée, mais également leur héritage philosophique, et leur rôle dans la constitution de la modernité. L’introduction, rédigée par Philippe Hamou et Martine Pécharman, commence par une mise au point historiographique et rappelle la manière dont Descartes et Locke furent souvent considérés. Si la question de la relation de Locke à Descartes a longtemps constitué un thème majeur des études lockéennes, en mettant principalement l’accent sur des questions liées à la théorie de la connaissance, c’était en général pour insister sur leur ressemblance et la proximité de leur démarche. Ainsi, James Gibson, dans son ouvrage Locke’s Theory of Knowledge and Its Historical Relations (1917) considère que les deux auteurs recherchent les sources de la connaissance, afin de déterminer ce qui peut être connu avec certitude. Leurs méthodes, qui se fondent sur la conscience que nous avons de nos propres idées, et sur la perception intuitive de leur relation, présentent d’évidentes similitudes (p. 1.), même si, selon Gibson, Locke est allé plus loin que Descartes et proposa un traitement plus rigoureux du problème de la connaissance. C’est ainsi un Descartes jugé trop métaphysicien qui semble perdre la partie, dans un débat centré sur la science et l’expérience. Ce qui n’empêche pas Gibson d’insister sur la dette de Locke à l’égard de Descartes, ou sur l’influence cartésienne, en particulier à propos de la notion de conscience (ou de self-consciousness) : sans Descartes, l’Essay de Locke n’aurait jamais été écrit. Quoi qu’il en soit, Locke a à ce point transformé librement les principes du cartésianisme qu’on ne saurait le suspecter de manquer d’originalité, et cette transformation explique que l’on a souvent considéré les deux philosophies comme deux systèmes opposés, au point de voir dans l’œuvre de Locke l’antithèse du cartésianisme. Le rappel de la thèse de Gibson, au-delà de son intérêt historiographique, permet également de caractériser et de problématiser la question du rapport de Locke à Descartes, question indécise et confuse, puisque leurs démarches peuvent à la fois être caractérisées comme similaires et opposées. En réalité, il s’agit là de la formulation d’un paradoxe, qui exprime parfaitement ce que signifie la complexité d’un héritage, ou ce en quoi consiste le travail de la pensée, lorsqu’un philosophe en lit un autre. Pour étudier et éclaircir le rapport de Locke à Descartes, il convient donc certainement d’élaborer ce que Pierre-François Moreau appelle « une épistémologie de la confrontation entre philosophies [12] ». C’est en un sens ce que propose l’ouvrage Locke and Cartesian philosophy, en renouvelant et diversifiant l’étude de la relation entre les auteurs, non seulement en traitant à la fois de questions métaphysiques, physiques et religieuses, mais en évitant le face à face de la confrontation : le détour par Malebranche, Port-Royal ou Clauberg se révèle ainsi fructueux. Par ailleurs, la confrontation entre deux auteurs implique la prise en compte d’éléments de nature distincte. Ainsi, des éléments liés au contexte, par exemple l’exil en Hollande, tout à la fois rapprochent et séparent les deux auteurs, ou encore des éléments de doctrine, là encore semblent définir à la fois un point de contact et d’opposition : Locke ne considère pas que l’âme pense toujours, que nous avons des idées innées, ni que nous ayons une idée positive de l’infini. Sur bien des points, Locke s’oppose aux aspects les plus connus du cartésianisme. En contestant les éléments à partir desquels on identifiait la position cartésienne, Locke affirme son opposition et constitue une nouvelle voie, induisant ainsi une certaine lecture de la modernité, à partir de l’opposition entre rationalisme et empirisme, innéisme et empirisme, libre-arbitre et déterminisme. Locke joua d’ailleurs un rôle dans la construction de cet antagonisme, car ses jugements parfois injustes à l’égard de Descartes contrastaient, comme le remarque Coste dans sa traduction de l’Essai, avec la modération dont il faisait habituellement preuve, ainsi que le rappellent les auteurs de la préface. Que Locke ait été « unfair » envers Descartes, au point qu’il n’hésitera pas à voir dans la distinction cartésienne de l’âme et du corps une nouvelle forme de platonisme (p. 5), voilà qui peut certes aussi s’interpréter comme une marque d’intérêt, ou une nécessité, pour les besoins de la cause empiriste. Mais au-delà des préjugés nationalistes et des caricatures, il importe d’être attentif aux éléments de philosophie cartésienne incorporés dans l’œuvre de Locke, à commencer par la manière de philosopher, et le rôle attribué à la philosophie dans le renouvellement du savoir et la clarification du langage et de la pensée, libérés du jargon scolastique et des considérations dialectiques. L’essentiel est de comprendre ce que Locke a emprunté à Descartes, c’est-à-dire, comme toujours, ce qui lui a été utile, en sélectionnant et laissant de côté. Descartes servit en somme de tool box (p. 7), d’une manière si fréquente et si féconde que la liste de ces emprunts permet de rattacher l’Essai de Locke à l’histoire du cartésianisme, même si l’on peut juger que les deux auteurs appartiennent à deux « écoles » différentes. Plutôt que de chercher à saisir l’influence de Descartes sur Locke, le fait de rattacher Locke à l’histoire du cartésianisme permet sans aucun doute de jeter un nouvel éclairage sur la philosophie de Locke, en mettant notamment en évidence l’importance des interlocuteurs cartésiens (Port-Royal, Clauberg) – que Locke avait notamment eu le loisir de lire pendant son séjour à Paris – pour la logique et la théorie du langage. Plutôt que de voir l’histoire de la philosophie à travers l’opposition entre empirisme et rationalisme, l’ouvrage nous incite à saisir la complexité de l’œuvre de Locke, dans laquelle l’importance accordée à l’expérience va de pair avec une forme d’intellectualisme (p. 9).

L’ouvrage ne comporte pas de parties distinctes : les douze contributions constituent en quelque sorte les douze chapitres de l’ouvrage, et s’organisent selon une progression qui suit à peu près le schéma suivant : présentation (J. R. Milton, « Locke and Descartes : The Initial Exposure, 1658-1671), science (P. R. Anstey, « Locke and Cartesian Cosmology » ; James Hill, « The Cartesian Element in Locke’s Anti-Cartesian Conception of Body » ; Lisa Downing, « Are Body and Extension the Same Thing ? Locke versus Descartes (versus More) » ; Martha Brandt Bolton, « Modes and Composite Material Things According to Descartes and Locke »), théorie de la connaissance (Mathieu Haumesser, « Virtual Existence of Ideas and Real Existence : Locke’s Anti-Cartesian Ontology » ; Philippe Hamou, « Locke and Descartes on Selves and Thinking Substances »), morale et religion (Denis Kambouchner, « Locke and Descartes on Free Will : The Limits of an Antinomy ; Catherine Wilson, « Essential Religiosity in Descartes and Locke »), Locke et les cartésiens (Laurent Jaffro, « Locke and Port-Royal on Affirmation, Negation and Others Postures of the Mind » ; Andreas Blank, « Cartesian Logic and Locke’s Critique of Maxims » ; Nicholas Jolley, « Locke and Malebranche : Intelligibilty and Empiricism »). Le lecteur pourrait s’interroger sur l’absence de plan explicite. Celle-ci peut se comprendre comme une invitation à considérer chacune des contributions comme une nouvelle entrée et un regard original sur le cartésianisme de Locke. Il est vrai qu’une présentation plus systématique pourrait sembler artificielle, et le lecteur n’aura pas de mal à se repérer dans l’ouvrage, qui réunit d’éminents historiens de la philosophie moderne, en majorité des spécialistes de Locke, mais également des cartésiens. Le livre débute par une mise au point biographique de la première rencontre de Locke avec l’œuvre de Descartes (J. R. Milton), pour établir avec précision quels sont les textes de Descartes lus par Locke avant qu’il ne commence à rédiger les drafts de l’Essay. La contribution, qui inclut une liste des références aux œuvres de Descartes dans les manuscrits de Locke, met en évidence l’intérêt que celui-ci portait à la physique cartésienne, plutôt qu’à la théorie de la connaissance ou à la métaphysique. Les différentes notes prises par Locke révèlent qu’au début des années 1660, c’est bien la physique mécaniste de Descartes et Boyle, plutôt que la métaphysique, qui occupe son esprit et son temps. Cette interprétation, privilégiée par l’auteur dans la conclusion du chapitre, se trouve alors corroborée par les indications de Locke à la fin du § 3 de la préface de l’Essai, dont la sincérité se trouve confirmée : « Il me vint alors quelques pensées indigestes sur cette matière que je n’avais jamais examinée auparavant. Je les jetai sur le papier ; et ces pensées formées à la hâte que j’écrivis pour les montrer à mes amis à notre prochaine entrevue, fournirent la première occasion de ce traité ». L’enquête sur les pouvoirs et les limites de l’entendement humain, qui définit l’entreprise philosophique de Locke, est donc bien, au moment où Locke entreprend de rédiger l’Essai, une décision récente, et non comme chez Hobbes l’aboutissement d’un projet systématique. Cette première contribution ne constitue pas seulement une forme d’introduction : elle donne également le ton général de l’ouvrage, et procède à une première réévaluation de l’intérêt de Locke pour la philosophie naturelle, en incitant le lecteur à revenir sur la vision trop souvent mise en avant d’un Locke philosophe moral, ne s’engageant point, selon la formule de l’Essai, « à considérer en physicien la nature de l’âme ». La contribution de Peter Anstey, éminent spécialiste de la philosophie naturelle de Locke (cf. John Locke and Natural Philosophy, Oxford University Press, 2011), confirme l’intérêt de Locke pour la philosophie naturelle de Descartes, et revient sur l’usage par Locke de l’expression cartésienne « our vortex ». Les contributions suivantes (James Hill, Lisa Downing) procèdent respectivement à une réévaluation de l’importance du cartésianisme pour nuancer l’adhésion de Locke à un atomisme strict, et à une clarification de la théorie lockéenne de l’espace, de l’étendue et de la solidité à partir de la correspondance de Descartes avec More. Chacun des douze chapitres, remarquablement informé et souvent dense, constitue une contribution originale à la connaissance de la philosophie de Locke. Outre les chapitres consacrés à la physique et à la métaphysique, mentionnons la contribution de Denis Kambouchner sur le problème de la liberté de la volonté, qui fait prévaloir les affinités entre la pensée de Descartes et celle de Locke, malgré des points de départs opposés : l’un et l’autre se retrouvent sur un même terrain, éloigné à la fois de l’exaltation de la liberté humaine et des provocations du naturalisme. Ainsi, la distinction entre des degrés de plus ou moins grande liberté, ou une attention aux conditions dans lesquelles nos volitions sont déterminées, permettent de voir chez Descartes et Locke des penseurs modérés et attentifs à la complexité des situations. La contribution de Laurent Jaffro sur l’affirmation et la négation (Locke et Port-Royal) permet d’éclairer des aspects essentiels de la philosophie lockéenne du langage. La lecture que Locke fait de la Logique ou l’art de penser permet à la fois de rendre compte des aspects généraux concernant la relation des idées et des mots, et d’aspects plus précis et plus techniques comme l’équivocité des termes syntagorématiques. La conclusion du chapitre souligne le paradoxe de la pensée de Locke : tout en mettant en évidence l’importance décisive des particules dans l’expression de la diversité des opérations de l’esprit, Locke ne développe pas de manière plus précise de considérations sur les termes syncatégorématiques. En quel sens Locke était-il ou n’était-il pas logicien et grammairien ? Dans quelle mesure les opérations mentales peuvent-elles être considérés indépendantes des propositions verbales ? La dette de Locke à l’égard de Port-Royal fait apparaître la constance d’un problème, qui est au cœur de la philosophie moderne. L’ouvrage, par la variété des thèmes et des aspects abordés, permettra au lecteur de satisfaire sa curiosité en fonction de l’intérêt spécifique qui l’anime. De manière plus globale, la perspective ouverte par le livre permet de voir comment le rapport au cartésianisme détermine et renouvelle tout à la fois la compréhension et l’interprétation de la philosophie de Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Philippe HAMOU, Martine PÉCHARMAN (eds.)Locke and Cartesian Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 441-444

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Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de l’esprit. John Locke et l’invention du mind, Paris, les Éditions d’Ithaque, 2018, 448 p.

Le livre débute par des considérations sur le sens du terme d’esprit, « dans l’usage qui est le nôtre ». Il s’agit de comprendre ce à quoi le terme d’esprit renvoie aujourd’hui. L’auteur propose une formule claire et simple en apparence : « esprit » […] « renvoie seulement à cette chose, quoi qu’elle puisse être, qui pense en nous » (p. 15). La formule, cette chose qui pense en nous, constitue également le titre de la deuxième partie de l’ouvrage, qui en proposera une forme d’explicitation dans son premier chapitre, intitulé « Le Cogito de Locke et l’accidentalité de la pensée ». Mais avant de développer l’idée d’un cogito lockéen, le propos de Philippe Hamou dans les premières lignes de l’introduction générale, est avant tout de comprendre comment le terme d’esprit s’est peu à peu éloigné de ses anciennes acceptions, pour désigner « l’instance intérieure de la pensée, l’instance mentale, ce en quoi, ou ce à partir de quoi, se déploient nos perceptions, nos jugements, nos volontés, nos affections, les uns s’enchaînant aux autres dans un flux de conscience et d’actes mentaux » (ibid.). Il est remarquable de voir que dans cette version développée de la précédente définition, le terme d’« esprit » a une signification générale et actuelle, que tout lecteur pourrait comprendre et reconnaître, et à laquelle il pourrait souscrire, en reconnaissant que, malgré une certaine difficulté pour un lecteur non philosophe, il s’agit bien ici de ce que désigne pour nous le terme d’esprit. En même temps, cette définition générale, à la fois suggestive et astucieuse, évoque immanquablement la chose qui pense cartésienne, mais sur un mode en quelque sorte non cartésien, qui oriente sur la voie d’une pensée accidentelle plutôt que substantielle. Malgré les critiques formulées à l’encontre de la notion d’intériorité par la philosophie contemporaine de l’esprit, « cette signification s’est imposée à notre langue […] à notre “psychologie populaire”, au terme d’une histoire, une généalogie philosophique », qui remonte essentiellement au début des temps modernes, et dans laquelle Locke joua un rôle déterminant : « Dans cette histoire philosophique assurément complexe et longue, John Locke joua un rôle décisif quoique méconnu » (p. 17).

L’objet de l’ouvrage, énoncé de manière claire et simple, est à la fois modeste et ambitieux : présenter la « remarquable contribution » de l’auteur de l’Essay « à l’invention de l’esprit moderne, l’invention du mind » (p. 16). D’emblée, une interrogation peut être formulée. Locke est volontiers considéré comme un inventeur et un philosophe ayant joué un rôle important, tant au plan politique que théorique, dans l’invention de la modernité et la définition des principaux concepts autour desquels elle s’est constituée. Ainsi, l’invention du mind, attribuée à Locke, semble fait écho à « l’invention européenne de la conscience » évoquée par Étienne Balibar (John Locke, Identité et différence. An Essay Concerning Human Understanding, II, xvii. L’invention de la conscience, Paris, Le Seuil). Mais « l’invention de la conscience » est liée à l’apparition dans la langue philosophique du terme « consciousness », alors que le terme « mind », même si son usage est relativement récent dans la langue philosophique anglaise, n’est pas spécifique à Locke. La question est donc de savoir ce qu’il faut entendre par « invention du mind ». Dans la généalogie philosophique telle qu’elle est reconstruite par Ph. Hamou, le sens moderne et actuel du terme d’esprit/mind est en grande partie lié à son opposition ou son éloignement par rapport à l’ancienne signification, comme l’indique la première phrase du livre : « Le terme d’esprit, dans l’usage qui est le nôtre, ne désigne plus “l’âme” de la psychologie ancienne » (p. 15). Le sens moderne du terme d’esprit/mind contraste avec la tradition platonicienne ou chrétienne, et l’idée d’un esprit immatériel, indépendant du corps, a laissé la place à l’idée selon laquelle l’esprit est nécessairement « en nous ». Mais même dans les inventions les plus remarquables, les nouveaux termes ou les nouveaux usages se substituent à d’anciens termes et d’anciens usages. Or s’il est incontestable que le terme de mens/esprit/mind correspond à l’apparition d’un nouveau concept ou, si l’on préfère, d’un nouvel usage, qui concurrence ou remplace la notion d’âme, il faut aussi souligner une différence entre la langue française et la langue anglaise : si le terme « esprit » change de sens, le mot reste quant à lui inchangé, ce qui n’est pas tout à fait le cas dans la langue anglaise. En effet, on peut tout en restant prudent avancer l’idée que le terme mind, pour faire son entrée et être fixé dans la langue anglaise, doit se substituer peu à peu, non seulement à soul ou à spirit, mais également à wit, qui correspond assez précisément au terme latin ingenium, que l’on traduit également par esprit. Cette observation nous conduit à considérer deux difficultés. La première est liée à la différence entre les termes esprit et mind. Faut-il supposer que l’invention du mind par Locke correspond à l’invention de l’esprit, ou bien peut-on considérer que le terme d’esprit, c’est-à-dire ce qu’il désigne dans l’acception devenue courante aujourd’hui, à la différence du terme de mind, porte encore la trace de son ancienne signification ? La seconde difficulté porte sur l’importance accordée à Locke dans l’invention du mind, ainsi que sur l’usage du terme et sa fixation dans la langue anglaise. L’usage que Hobbes fait de mind mérite certainement d’être pris en considération : non seulement Hobbes réduit la signification de wit (en en faisant souvent un équivalent de fancy), mais on trouve sous sa plume, dans les Elements of Law aussi bien que dans le Léviathan, de nombreuses occurrences de mind, selon un usage qui, chez un penseur matérialiste, produit nécessairement de nouveaux effets et de nouveaux usages par rapport à la tradition, et s’oppose directement à l’idée de l’esprit comme « entité immatérielle », mais également à l’idée d’une chose qui pense en nous, quelle qu’elle soit. Ces quelques remarques ou réflexions introductives, qui trouvent naturellement leur place dans un Bulletin largement consacré à Hobbes, ne cherchent pas tant à servir les intérêts de la cause hobbesienne qu’à mettre en évidence la complexité des transformations opérées, dans la pensée et dans la langue, au début des temps modernes. L’importance de la philosophie de Hobbes dans l’ouvrage est d’ailleurs largement soulignée, et si aucune analyse ne souligne la présence chez Hobbes d’une conception de l’esprit défini par ses opérations, on trouvera un chapitre éclairant sur « l’idée comme phantasme », à partir d’une lecture du De Corpore, qui examine notamment la question de savoir dans quelle mesure « la notion d’origine hobbesienne et gassendiste de l’idée-phantasme ou de l’idée-image constitue […] une source plausible pour les idées lockéennes » (p. 116). Le projet énoncé au début de l’ouvrage est développé de manière claire, réfléchie et rigoureuse. L’introduction consacrée à « Locke et la “philosophie mentale” », établit que Locke « identifie, peut-être pour la première fois, quelque chose comme des états mentaux », et cherche à réévaluer l’importance du legs de l’Essay pour penser la question de l’esprit aujourd’hui (p. 18). S’il a offert à ses lecteurs des « perspectives théoriques inédites », Locke est également tombé sous le coup des critiques du « mentalisme » (p. 19). L’ouvrage entend revenir sur le sens précis des thèses de Locke, en distinguant sa pensée réelle de ses copies ou ses raccourcis (p. 22). La seconde partie de l’introduction, intitulée « le triangle du mind » procède à une analyse conceptuelle et terminologique du terme esprit/mind et considère sa grande polysémie dans l’Essay, si bien qu’il est difficile d’affirmer que Locke possède un concept unifié, d’autant qu’il ne donne aucune définition du terme (p. 23). Il est néanmoins possible de faire apparaître trois acceptions : la substance mentale (1), la faculté pensante ou pouvoir actif de penser (2), et le cercle des idées (3), qui désigne « l’inclusion des idées ou des pensées dans un lieu ou un espace mental », ou si l’on préfère « l’intériorité des idées » (p. 24). Ces trois acceptions, qui définissent le triangle du mind, expriment à la fois le fait que Locke n’a pas cherché à unifier ces différentes significations et l’idée que ces différentes significations ne sont pas sans lien. Le premier chapitre, qui est aussi présenté comme le deuxième temps de l’introduction, et précède la première partie, traite du rapport entre empirisme et théorie de l’esprit. Il fait le point sur la lecture strictement épistémologique de l’Essay, qui a dominé au cours du XXe siècle (p. 28), en particulier dans les commentaires anglo-saxons. Il aborde ensuite les interprétations qui ont vu dans le projet de Locke une « histoire naturelle de l’âme » ou une « philosophie expérimentale de l’esprit humain » (p. 35) comme ce fut le cas par exemple de Voltaire, ou de Hume dans l’Introduction au Traité de la nature humaine. Enfin, il met en avant l’idée d’une « physique ou une métaphysique doxastique » (p. 45), pour rendre compte de la manière dont, sans s’en tenir à une simple critique de la connaissance, la philosophie de Locke entend développer des perspectives théoriques sur la nature de l’esprit, tout en escomptant obtenir des résultats « précaires, provisionnels, révisables ». Ce point est éclairé par un rappel de la distinction entre connaissance et jugement qui structure le livre IV de l’Essay. La première partie traite du « cercle des idées », et examine les définitions de l’idée. On soulignera l’intérêt du chap. IV, qui éclaire le titre de l’ouvrage, puisqu’une analyse est consacrée à « l’esprit comme chambre obscure » (p. 117). Contrairement à Descartes ou Augustin, Locke considère que « l’esprit […] ne possède pas sa propre lumière naturelle, il est comme une chambre sombre qui ne reçoit sa lumière que de l’extérieur, par de petites fenêtres étroites et insignifiantes » (p. 118). La comparaison de l’entendement à un cabinet obscur (Essay, II, xi, 17) doit se comprendre par référence à la camera obscura des astronomes, des peintres et des amateurs de « magie naturelle ». Faut-il voir dans la camera obscura une métaphore, ou bien un modèle ? « L’image optique projetée au fond de la chambre obscure offre-t-elle vraiment un paradigme pour les idées ? » (p. 119). Pour comprendre cette thèse picturaliste, qui « identifie les idées à des tableaux physiques naturellement produits en nous par l’action de causes naturelles, sur le modèle des peintures rétiniennes » (p. 121), il importe de la replacer dans le contexte spécifique de l’héritage scientifique de la vision képlérienne. Le chapitre suivant est donc consacré à « Kepler : la pictura au fond de l’œil », puis à l’héritage cartésien (chap. 4), ainsi qu’aux analyses de la perception visuelle chez le jeune Newton (chap. 5), pour voir comment Locke s’inscrit dans cette « histoire optico-philosophique », à partir du texte rédigé par Locke au début des années 1690, L’examen de la « vision en Dieu » de Malebranche, dans lequel « on peut trouver les considérations les plus explicites de Locke sur la théorie de la vision ». On comprend la manière dont Locke a reçu et interprété l’héritage optique des modernes (p. 142). La « généalogie optique des idées lockéennes » (p. 152) permet ainsi de répondre à un certain nombre de difficultés posées par l’usage lockéen du terme « idées », et d’éclairer, grâce à la thèse picturaliste, l’acte de perception, ainsi que son « contenu qualitatif » (p. 151-152). Les chapitres suivants reviennent au texte de l’Essay, pour mettre à l’épreuve les hypothèses interprétatives dégagées. Celles-ci nous éloignent manifestement des interprétations habituelles concernant la théorie lockéenne de la représentation : « l’interprétant picturaliste (…) conduit à mettre l’accent sur les “opérations de l’esprit” et les actes de langage plutôt que sur la ressemblance des idées et des choses » (p. 153). Après avoir examiné la question du « voile des idées » (chap. VI, p. 201), l’auteur consacre le dernier chapitre de la première partie au « train des idées », et procède à l’examen d’une nouvelle image, celle de la « lanterne animée », évoquée par Locke dans l’Essay (II, xiv, 9), qui prolonge celle de la camera obscura, et offre une nouvelle figuration du phénomène mental : « les idées vont en train, comme pourraient le faire des images qui se succèdent devant “l’écran” de la conscience. Ce ne sont pas des entités statiques constamment disponibles à l’inspection de l’esprit. Elles apparaissent, puis aussitôt cèdent leur place sur la scène mentale en une succession continuelle inexorable » (p. 234). La succession est ainsi la loi des idées. L’importance accordée au thème de la succession des idées permet de comprendre les considérations de Locke sur la conduite de la pensée et le caractère central de l’attention, qui « seule rend possible la conduite volontaire de la pensée » (p. 249). C’est finalement une nouvelle conception de l’esprit et de la pensée qui se dessine : « Notre pensée est toujours en chemin et toujours exposée au risque de l’errance » (p. 252). Pour justifier l’affirmation de la nouveauté de la notion lockéenne du « train des idées », et le caractère fluent de la pensée, il importait de distinguer les thèses de Locke de celles de ses prédécesseurs, notamment Hobbes et Descartes ; on trouve ainsi une clarification intéressante à propos de la différence entre la notion de « train of thought » telle qu’on la trouve chez Hobbes dans la première partie des Elements of Law et dans le Léviathan. Le « train des pensées » chez Hobbes est solidaire de son approche mécaniste, et renvoie à une « chaîne de raisons », même dans les formes les plus délirantes de succession, mais elle ne correspond pas à une description de « la structure temporelle de la vie mentale » comme chez Locke. Quelle que soit la dette que Locke ait contracté à l’égard de Hobbes, on ne trouvera pas chez celui-ci l’idée d’une « succession uniforme d’idées » qui se produit dans l’esprit conscient dès lors qu’il pense » (p. 255). De même, on ne trouvera pas chez Descartes l’idée que la scène des idées est constamment changeante. Chez Locke, en revanche, « la succession des idées [est] le trait le plus caractéristique de la vie mentale (p. 258). La deuxième partie de l’ouvrage traite de « cette chose qui pense en nous », à partir des deux entités qui dans l’Essay peuvent prétendre au titre de choses pensantes : « la substance mentale (l’âme) d’une part, et le soi [self] ou la personne de l’autre » (p. 262), la notion de personne étant d’ailleurs liée chez Locke à la description de la vie mentale comme train des idées, puisqu’elle définit l’être pensant en tant qu’il est capable « de se rapporter à soi-même comme existant en différents temps » (ibid.). C’est d’ailleurs par des considérations éclairantes sur la notion de personne que s’achève l’ouvrage, pour développer l’idée de la personne comme « épisode historique » : parce qu’une personne s’identifie à une succession d’états mentaux, les thèses de Locke nous libèrent de toute forme « d’essentialisme métaphysique », sans pour autant nous autoriser à « décider quelle personne nous sommes » (p. 400). La conclusion revient sur l’aspect kaléidoscopique de l’Essay, qui définit l’esprit à partir d’une série d’images et de métaphores, ou de schèmes analogiques permettant de caractériser les idées. Réceptivité, animation et activité, clôture et intériorité, lumières et ombres, apparaissent ainsi comme autant de déterminants conceptuels pointés par les différentes images présentes dans l’Essay : feuille blanche, miroir, tableau en anamorphose, chambre obscure, lanterne animée. Au terme d’un parcours ample et exigeant, le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Philippe Hamou non seulement une lecture originale de la philosophie de Locke, mais également une réponse éclairante à des questions difficiles sur la nature de l’esprit et des idées. L’importance de la contribution de Locke à l’invention de l’esprit moderne se trouve réévaluée de manière significative, sans pour autant éclipser ni laisser dans l’ombre les autres figures majeures de la philosophie moderne, puisque c’est bien dans un dialogue avec les œuvres de ses prédécesseurs ou de ses contemporains que, de manière tacite ou explicite, Locke a élaboré une nouvelle conception de l’esprit, ou plutôt une nouvelle description des phénomènes mentaux.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Philippe HAMOU, Dans la chambre obscure de l’esprit. John Locke et l’invention du mind, Paris, les Éditions d’Ithaque, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 444-448

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Thomas HOBBES, De l’Homme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe Béal, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline Lagrée, José Medina, Arnaud Milanese, Martine Pécharman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages.

Comme l’évoquent les auteurs dans leur introduction, Sorbière, dans une lettre de décembre 1656, incitait son ami Hobbes à réaliser l’ambition systématique de son grand projet philosophique, en achevant et en publiant la deuxième section, mais dernière dans l’ordre de publication, des Elementa philosophiae : le De Homine, qui paraîtra en 1658, peu de temps après que Hobbes l’eut achevé. D’une certaine manière, le De Corpore et le De Homine partagent un même destin, en premier lieu pour ce qui est de leur traduction en français : alors que l’édition de 1647 du De Cive fut traduite par Sorbière deux ans après sa publication, le De Corpore et de De Homine ne connurent pas de traduction en français du vivant de Hobbes. Mais les deux premières sections des Éléments de philosophie sont aussi liées pour des raisons qui tiennent à leurs frontières respectives, et à la présence, dans les deux ouvrages, de chapitres consacrés à l’optique. L’optique relève-t-elle de la physique ou de l’anthropologie ? Le De Homine est d’ailleurs lui-même fait de deux parties hétérogènes, et contient des « éléments de physique » et des « principes de politique ». Malgré les difficultés et les problèmes que révèle l’examen détaillé de l’ouvrage, « l’homme » du De Homine constitue néanmoins un objet dont l’unité se révèle sous le double regard de la physique et de la psychologie. C’est ce que montre notamment la « physique des images visuelles » telle que Hobbes la conçoit. On sait que l’intérêt de Hobbes pour l’optique est précoce, ainsi que son choix de placer l’optique dans le De Homine. Pour comprendre ce choix, il faut expliquer que, pour Hobbes comme pour Descartes, l’optique traite à la fois du rayon lumineux et de la perception visuelle. Le traité de 1645-1646, A Minute or First Draught of the Optiques, fait d’ailleurs apparaître clairement la diversité interne à la science optique, puisque la première partie traite de la lumière (« illumination ») et la seconde de la vision (« of vision »). L’optique fait partie de la physique, mais ne s’y réduit pas. Pour cette raison, tous ses développements ne pouvaient pas être compris dans la quatrième partie du De Corpore. L’optique doit ainsi faire l’objet de deux types de discours : science des corps lumineux, de la lumière et de la couleur dans le De Corpore, l’optique est une science de la perception visuelle des objets dans le De Homine. Étude des « phantasmes à l’intérieur du sentant », « rejetons de notre cerveau » et produits de notre imagination, l’optique apparaît comme un moment de l’anthropologie et s’articule à une théorie des passions. On comprend aussi qu’en tant qu’étude de la perception visuelle de l’homme, ou explication de la vision naturelle et artificielle, l’optique ne s’en tient pas au plan naturel commun à l’homme et à l’animal, mais étudie les moyens artificiels et les produits de l’industrie humaine (miroir, dioptre, télescope et microscope) grâce auxquels l’homme perçoit des images visuelles.

On l’aura compris : l’érudition développée dans la longue introduction qui précède cette édition scientifique du De Homine renouvelle notre compréhension de la place de l’optique dans la constitution du système de Hobbes, ainsi que la place du De Homine au sein de l’œuvre. Mais elle permet aussi de comprendre pourquoi selon Hobbes, renouant avec Aristote et la tradition optique médiévale, l’explication de la vision et du statut des images entre de plein droit dans le traité de la nature humaine, et apparaît comme « un invariant de l’anthropologie hobbesienne » (p. 70).

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, De l’Homme / De Homine. Texte latin, introduction, traduction et notes par Christophe Béal, Philippe Crignon, Bernard Gracianette, Jacqueline Lagrée, José Medina, Arnaud Milanese, Martine Pécharman et Jean Terrel, sous la direction de Jean Terrel. Paris, Vrin, 2015, 558 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (éd.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages.

Précédemment publiée par Pearson Education (2008), cette édition des deux premières parties du Leviathan par Marshall Missner chez Routledge est précédée d’une introduction de 34 pages, qui explique de manière claire les éléments du contexte de publication, propose une courte biographie et expose les principaux thèmes présents dans l’ouvrage : science et prudence, nature humaine, état de nature, souveraineté. Après avoir rappelé que l’anglais de Hobbes n’est pas le nôtre, comprenons par là bien entendu celui d’un lecteur anglophone contemporain, il explique que le texte a fait l’objet de légères modifications ou réécritures, du point de vue de la syntaxe et du vocabulaire, afin d’en simplifier et d’en moderniser la forme. Ces changements sont en général mineurs (« seeks » au lieu de « seeketh »), et s’efforcent de conserver les termes originaux lorsque le sens ne s’en trouve pas obscurci pour un lecteur actuel. Le propos est suivi de remarques éclairantes sur le style de Hobbes, par exemple son usage des comparaisons, ou encore le ton souvent mordant de ses œuvres, qui furent souvent engagées dans des controverses intellectuelles et religieuses. C’est donc une édition utile et commode que rééditent les éditions Routledge, et qui devrait sans aucun doute intéresser les étudiants francophones désirant se familiariser avec la philosophie de Hobbes.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, Leviathan, Marshall Missner (éd.), Londres, Routledge, 2016, xxxiv-264 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Thomas HOBBES, Léviathan. Choix de chapitres et présentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Édition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages.

L’ouvrage présente de manière claire et solide l’ouvrage majeur de Hobbes, sa réception et sa force d’attraction ambivalente, ainsi que son contexte et son architecture. De facture très classique, tout en prenant en compte les acquis de la recherche récente, l’ouvrage inclut les chapitres 10-18 et 21 du Léviathan, et un dossier (« Petit précis de philosophie politique »). Le format ainsi que le contenu en font un guide très commode pour les étudiants. Elle a en outre le mérite de rendre accessible les textes les plus étudiés du Léviathan, dans la traduction de François Tricaud.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Thomas HOBBES, Léviathan. Choix de chapitres et présentation par Philippe Crignon. Traduction François Tricaud. Édition avec dossier. Paris, GF-Flammarion, 2017, 240 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (éd.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages.

Ce très beau volume, dirigé par deux des meilleurs spécialistes de Hobbes, offre un panorama très complet de l’œuvre. Il se compose de trente-six chapitres, répartis de la manière suivante : (1) Logique et philosophie naturelle ; (2) Nature humaine et philosophie morale ; (3) Philosophie politique ; (4) Religion ; (5) Histoire, poésie et paradoxe. L’introduction, rédigée par A. P. Martinich, expose en une vingtaine de pages les principes qui ont orienté la rédaction du Oxford Handbook of Hobbes : sans être exhaustif, l’ouvrage propose une approche variée, dont chaque point de vue correspond à un intérêt spécifique de l’auteur de l’article, en se fondant sur une étude directe – de première main – de la pensée de Hobbes. Ce parti pris a des effets bénéfiques pour le lecteur, qui trouvera ainsi dans ce livre une présentation claire et vivante de l’œuvre du philosophe anglais, et de manière concise, en note, les références utiles à la littérature secondaire. Après avoir brièvement présenté la vie de Hobbes et les différents aspects de sa philosophie, A. P. Martinich explique en quelques mots à la fin de son introduction (p. 16) que les chapitres de ce volume démontrent selon lui deux choses : la première, c’est que certains aspects de la philosophie de Hobbes sont méconnus ou qu’ils n’ont pas été appréciés à leur juste valeur, depuis au moins un siècle ; la seconde est que ces questions continueront à être débattues par les historiens, les philosophes, les théoriciens politiques et autres. Cette formulation rend bien compte de la teneur générale de l’ouvrage, qui permet en effet d’apprécier la fécondité, théorique et polémique, d’une œuvre qui n’a cessé d’alimenter les commentaires et les débats, ou simplement des silences éloquents, exprimant un rejet plutôt qu’un désintérêt ou une forme d’indifférence, et ce, bien au-delà des cercles de la philosophie académique. Parmi les contributeurs, on trouvera les plus éminents spécialistes anglo-saxons de la pensée de Hobbes ou de la philosophie moderne (Quentin Skinner, Daniel Garber, Johann Sommerville, Richard Tuck, pour n’en citer que quelques-uns), mais comme le souligne A. P. Martinich au tout début de l’introduction, l’ouvrage rassemble non seulement des auteurs aux champs disciplinaires variés, mais aussi d’horizons géographiques différents. On trouvera ainsi des articles de Franco Giudice, Agostino Lupoli ou Tomaž Mastnak, ainsi qu’un article de Martine Pécharman, « Hobbes on Logic, or How to Deal with Aristotle’s Legacy » (p. 21-60), qui ouvre la première partie consacrée à la logique et la philosophie naturelle : cette remarquable contribution présente à la fois le contexte de l’enseignement de la logique à Oxford à la fin de l’ère des Tudor, et des développements plus techniques sur le rapport de Hobbes à la logique traditionnelle. On soulignera l’intérêt et l’originalité des analyses consacrées aux rapports entre logique et anthropologie, à partir d’une étude comparée de la controverse Hobbes-Bramhall et du Leviathan. L’article permet notamment de comprendre l’ambiguïté de la relation de Hobbes à la logique aristotélicienne, ainsi que le statut de la computatio sive logica du De Corpore. La première partie de l’ouvrage, la plus longue, présente de manière générale des développements très instruits sur la logique, le langage (Stewart Duncan), la pensée mathématique (Katherine Dunlop), la philosophie naturelle (Daniel Garber, Douglas M. Jesseph) ou l’optique (Franco Giudice). La deuxième partie présente les principaux concepts de la philosophie morale – liberté et volonté (Thomas Pink), raison, délibération et passions (Adrian Blau), état de nature (Ioannis D. Evrigenis), loi naturelle (S. A. Lloyd) – ainsi qu’un excellent article sur Hobbes et la famille (Nancy J. Hirschmann, p. 242-264), qui analyse le rapport entre « men consent » et « women consent », mettant ainsi en évidence l’intérêt d’une relecture de Hobbes pour éclairer des problèmes contemporains ou, si l’on préfère, l’intérêt d’une relecture de Hobbes à la lumière de problématiques actuelles. La troisième partie analyse les concepts centraux de la philosophie politique de Hobbes : l’obligation politique (John Deigh), autorisation et représentation (A. P. Martinich), la loi comme commandement du souverain (Mark C. Murphy, David Runciman), Hobbes et l’absolutisme (Johann Sommerville). Cette partie s’achève par deux très belles contributions : un article d’Arash Abizadeh (« Sovereign Juridiction, Territorial Rights, and Membership », p. 397-432), qui analyse avec beaucoup d’acuité le rapport entre souveraineté, territoire, démocratie et participation politique, et un article de Quentin Skinner (« Hobbes and the Social Control of Unsociability », p. 423-453), qui présente une analyse originale et très convaincante de la question de l’insociabilité chez Hobbes à partir de la notion de self-control, complétant ainsi l’argument selon lequel la paix dépend de la soumission au souverain : la maîtrise de soi, tout autant que la force coercitive de la loi, est la clé de la paix (« Self-control, as much as the coercive force of law, is the key to peace », p. 448). La quatrième partie consacrée à la religion présente des contributions d’Agostino Lupoli (« Hobbes and Religion Without Theology »), Richard Tuck (« Hobbes, Conscience, and Christianity »), Sarah Mortimer (« Christianity and Civil Religion in Hobbes’s Leviathan) et Jeffrey Collins (« Thomas Hobbes’s Ecclesiastical History »). La dernière partie (History, Poetry, and Paradox) est certainement la plus originale : Kinch Hoekstra, Tomaž Mastnak, Timothy Taylor et Jon Parkin analysent respectivement le rapport à Thucydides, la politique dans le Behemoth, la nature de la poésie, Hobbes et le paradoxe. On découvre ou redécouvre dans cette dernière partie un Hobbes à la fois nouveau et familier, puisque les analyses portent sur des aspects moins étudiés de sa philosophie, ou les présentent sous un nouvel angle. Cette dernière partie met également en valeur l’écart entre les différentes lectures et perspectives autorisées, ou favorisées par l’œuvre de Hobbes, qui sont autant de signes de la richesse qu’elle contient. La variété et la qualité des contributions rendent difficile la prise en compte de chacune d’entre elles. Il faut souligner l’intérêt des chapitres qui mettent en évidence l’actualité vivante de la philosophie de Hobbes, mais aussi la solidité de l’ensemble des articles, qui s’adressent non seulement aux spécialistes de Hobbes, mais également à tous ceux qui s’intéressent à la philosophie moderne, et notamment au statut de la logique ou de la philosophie naturelle à l’âge classique. Ainsi, le chapitre rédigé par Daniel Garber envisage le rapport de Hobbes à Galilée, Descartes, Spinoza et Leibniz. Au-delà de l’intérêt propre de l’article, on appréciera la bibliographie proposée à la fin du chapitre, puisque c’est le seul, ou presque, qui ne se réfère pas exclusivement à des ouvrages critiques publiés en langue anglaise.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Aloysius P. MARTINICH et Kinch HOEKSTRA (éd.), The Oxford Handbook of Hobbes, New York, Oxford University Press, 2016, 649 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages.

Les historiens de la philosophie italiens ont certainement fourni certaines des contributions les plus significatives sur la question des passions chez Hobbes : ainsi, l’étude classique d’Arrigo Pacchi, Hobbes and the Passions, le livre de Franco Ratto, Tra scienza della politica e teoria delle passioni, ou encore les développements consacrés par Remo Bodei à la « mission civilisatrice » de la peur chez Hobbes dans Geometria delle Passioni. Mais l’ouvrage de Giovanni Fiaschi est le premier à proposer une étude systématique et développée de l’anthropologie politique de Hobbes à partir d’une analyse de la relation entre désir, imagination et pouvoir. L’auteur part d’une réflexion sur la métaphore de l’État comme « monstre froid », suggérant, chez Nietzsche comme chez Foucault, l’idée d’une domination qui concerne tous les aspects de la vie des sujets ; à moins que l’on ne voie dans cette image les prémisses de la thèse de Max Weber sur la bureaucratisation de l’État. Si l’auteur ne peut que reconnaître la monstruosité du Léviathan, la métaphore doit cependant être corrigée et rejouée, pour faire apparaître l’État chez Hobbes plutôt comme un « monstre chaud », c’est-à-dire le centre d’un flux de désirs qui s’entrecroisent et entrent en collision (p. 11). Parce qu’il est « le produit de la volonté individuelle », l’État-Léviathan est « l’objet d’un désir irrationnel et passionné, qui détermine sa naissance et rend possible sa vie ». C’est cette thèse que l’auteur développe de manière claire et originale dans les cinq chapitres du livre : (1) Le désir avant le Léviathan. Politique et raison ; (2) L’ordre des désirs. Passions, raison, pouvoir ; (3) L’ordre du désir. Politique et temporalité ; (4) Le désir et la parole ; (5) Le désir de la majorité. Remarquablement instruit, le livre de G. Fiaschi propose une interprétation cherchant à humaniser le Léviathan, en fournissant tous les éléments et arguments permettant de justifier la thèse de départ. Il offre en outre une grande variété dans les références. On ne trouvera pas de bibliographie à la fin de l’ouvrage, mais on découvrira, au fil de la lecture et dans les notes de bas de pages, des références à la littérature critique sur Hobbes, notamment aux thèses développées par Dominique Weber sur le rapport entre désir et temporalité (Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévision et politique, Paris, PUPS, 2007), mais également à L’homme devant la mort de Philippe Ariès, ou aux analyses d’Alexandre Matheron sur Spinoza, ainsi qu’une discussion des thèses de Carl Schmitt (p. 167-171), dans un chapitre consacré à la « temporalisation du futur comme Histoire Sacrée ». La pensée de Hobbes, au carrefour des interprétations, s’y trouve donc éclairée et commentée de manière suggestive. La perspective met en lumière l’importance des désirs irrationnels dans la politique de Hobbes. De ce fait, la question de la rationalité est quelque peu laissée dans l’ombre. Il est vrai que cet aspect a largement été étudié, et la lecture proposée par G. Fiaschi constitue une sorte de contre-pied, une forme d’alternative à l’interprétation consistant à faire résider la nouveauté du projet de Hobbes dans la constitution d’un ordre politique fondé sur la rationalité calculatrice de l’individu. La question du rapport entre raison et politique fait d’ailleurs l’objet du premier chapitre, qui s’achève sur une réflexion à propos de la raison politique moderne et de la prudence politique machiavélienne (« Le raisonnement du Centaure », p. 67-74), définie comme « prudente économie des passions » (p. 72), et elle se poursuit, au chapitre suivant, par une analyse du « dualisme anthropologique de Hobbes » (p. 76), selon lequel la possibilité de sortir de l’état de nature « réside partiellement dans les passions et partiellement dans sa raison » (Léviathan, chapitre 13). Ce dualisme permet de définir la politique comme pratique spécifiquement humaine, qui accorde toute sa place à la dimension passionnelle comme convergence et conflit d’une pluralité de mouvements. C’est à partir du caractère irréductible de la dimension passionnelle et de l’impossibilité d’un critère d’ordre unitaire, que le « monstre froid » se trouve ainsi réinterprété. La question de la pluralité réapparaît avec force dans le dernier chapitre (« Le désir de la majorité »), qui propose une confrontation originale avec Locke.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Giovanni FIASCHI, Il desiderio de Leviatano. Immaginazione e potere in Thomas Hobbes, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2014, 282 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Elsa DORLIN, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, 2017, 252 pages.

« L’autodéfense est au centre de l’anthropologie philosophique de Thomas Hobbes » : cette formulation peut paraître surprenante pour qualifier un penseur volontiers considéré comme le premier théoricien de l’État comme « monopole de la violence légitime ». C’est pourtant une interprétation au plus près du texte de Hobbes et de son esprit qu’Elsa Dorlin développe au début d’un chapitre de son livre précisément intitulé « L’État ou le non-monopole de la défense légitime » (p. 83-104), à propos de ce qu’elle nomme les « philosophies de la défense de soi », dont Hobbes et Locke constituent les meilleurs exemples ou les meilleures figures. C’est donc sous un nouveau jour que les deux philosophes politiques de la première modernité se trouvent à nouveau associés, dans leur différence et leur complémentarité : non plus comme des représentants de « l’individualisme possessif », dans une « société de marché généralisée » comme dans l’ouvrage de Macpherson et la relecture marxiste de la tradition libérale, mais comme des penseurs du caractère inaliénable de la vie et de la liberté. La lecture d’Elsa Dorlin permet donc à la fois de revenir au texte de Hobbes, pour comprendre que le concept de vie constitue une clé de voûte de sa philosophie politique, mais elle rend également possible un nouvel usage, à la fois historique, politique et philosophique, de la référence à Hobbes, qui nuance sensiblement, voire contredit des interprétations comme celles de Foucault et Agamben. On se souvient que l’auteur du Léviathan fait parfois figure de repoussoir sous la plume des penseurs de la biopolitique et de l’État d’exception, car il apparaît comme un élément décisif de l’histoire de la souveraineté comme pouvoir sur la vie. Le rôle que Foucault fait jouer à l’inventeur de la science politique est peu héroïque et, dans « Il faut défendre la société », l’ironie foucaldienne atteint sa cible : « Lorsque le capitole de l’État a été menacé, une oie a réveillé les philosophes qui dormaient. C’est Hobbes ». De même pour Agamben, si la souveraineté se présente chez Hobbes comme « une incorporation de l’état de nature dans la société », cette indistinction entre violence et loi « constitue la spécificité de la violence souveraine » (Homo sacer). Faut-il préférer le Hobbes de Dorlin à celui de Foucault et Agamben, et a fortiori au Hobbes de Schmitt, qui privilégiait la conception de l’État comme « machine artificiellement construite par les hommes », pour en faire à la fois un modèle et un contre-modèle ? L’historien de la philosophie pourra objecter aux penseurs contemporains du politique que le rôle réservé à Hobbes, à chaque nouvelle réinterprétation de la modernité, est largement tributaire des intentions théoriques de l’interprète, à moins qu’il ne considère tout simplement que l’amplitude du spectre des interprétations est liée aux paradoxes de celui que Arnold A. Rogow désignait comme « un radical au service de la réaction ». Quoi qu’il en soit, l’intérêt de la lecture d’Elsa Dorlin va au-delà d’une simple réinterprétation de l’œuvre de Hobbes du point de vue de la « défense de soi » plutôt que du point de vue de la « violence de l’État ». En effet, c’est bien en se fondant sur l’analyse du détail des formulations et des distinctions établies par Hobbes que l’auteure met en évidence l’originalité de la conception du sujet dans le Léviathan : le droit de nature n’est pas un « droit sur soi-même originaire dont jouiraient certains hommes plutôt que d’autres », mais plutôt une « disposition qui s’exerce également en chacun » (p. 86). Pour cette raison, ceux qui se soumettent par force et non par convention, tels les « esclaves qui souffrent cette dure servitude qui les prive de toute liberté », selon la formule du Léviathan, ne font rien contre les lois de nature s’ils égorgent leur maître. De cette lecture, on pourra tirer au moins deux éléments importants pour comprendre le sens du texte de Hobbes. En premier lieu, le discours sur l’état de nature joue un rôle critique de l’institution et de l’autorité politique lorsqu’elles perpétuent la violence au lieu d’agir sur les antagonismes sociaux. En second lieu, l’égalité naturelle n’a pas seulement pour fonction négative de justifier l’autorité à partir de ses conséquences nécessaires (la défiance et la guerre de tous contre tous) ; elle fait également de chacun un corps « digne d’être défendu ». La place de Hobbes dans l’ouvrage est de ce point de vue doublement justifiée, puisqu’il y apparaît non seulement comme un philosophe de l’élan vital, mais également comme un excellent théoricien des paradoxes de la souveraineté : la politique commence là où cesse la violence, et pourtant, la violence n’est jamais hors du politique, puisqu’elle est intrinsèque aux rapports interindividuels.

Éric MARQUER

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Pour citer cet article : Éric MARQUER, « Elsa DORLIN, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte-Zones, 2017, 252 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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