Auteur : Florian Rada

 

Claudia WIRSING, Die Begründung des Realen. Hegels « Logik » im Kontext der Realität-Debatte um 1800, Berlin, De Gruyter, 2021, VI-262 p.

La révolution kantienne induit une reformulation profonde du concept de réalité. L’opposition entre réalisme et idéalisme permet certes de donner un cadre à sa compréhension, mais produit également un angle mort : au-delà de cette opposition, est-il possible de donner un contenu véritable au concept de « réel » ? Claudia Wirsing cherche, dans cet ouvrage, à proposer et à analyser un tel « concept minimal de réalité en général », à partir d’une étude minutieuse des textes de Kant, Jacobi, Fichte d’une part et de Hegel d’autre part.

Le premier groupe fournit une contextualisation du débat sur la réalité. Celle-ci occupe la première moitié de l’ouvrage, sur laquelle sera assise la seconde moitié consacrée à Hegel. L’analyse de Kant (p. 11-84) met en lumière une double distinction : d’abord celle entre la réalité de la chose en soi et la réalité phénoménale, puis celle entre la réalité, catégorie de la qualité, et l’existence (Dasein), catégorie de la modalité. Derrière cette apparente dispersion du concept, l’autrice montre la « transgressivité » (Transgressivität) du concept de réalité (p. 76-84). Celui-ci, qui formerait l’ébauche du concept minimal recherché, sous-tendrait non seulement les distinctions catégorielles, mais également celle de la chose en soi et de la phénoménalité. Au sein de la discussion de la première distinction, on retiendra notamment l’analyse particulièrement fine et patiente des deux concepts limites que sont la chose en soi et l’unité transcendantale du « je » (p. 35-52, avec une intéressante discussion de l’analyse de Gerhard Schönrich, p. 42-43 et plus loin p. 59-60). Après une discussion de la transgressivité « réelle » chez Jacobi (p. 85-99) où elle montre que le concept de réel ne peut coïncider avec celui du concept en général (p. 98-99), l’autrice se penche un peu plus longuement sur Fichte (p. 100-132), pour montrer comment, à travers les trois fonctions de l’autodétermination du « je » (moi, non-moi, Anstoß), le concept de réalité peut se comprendre comme autodétermination, c’est-à-dire comme autodifférenciation. La transgressivité se retrouve ici traitée à partir d’une compréhension des limites qui se tracent au sein de ce concept comme un effet de l’autodétermination. L’intérêt de ce passage par Fichte est donc d’introduire le concept de réflexivité dans la discussion du concept de réalité.

Une telle introduction prépare l’analyse de Hegel, qui occupe la seconde partie de l’ouvrage (p. 133-245). La difficulté est que le concept de réalité semble d’emblée pluralisé chez Hegel : entre l’être, l’être-là, l’existence et l’effectivité (pour reprendre les catégories de la Logique objective qui peuvent apparaître comme des candidates pour le concept de réalité), il semble délicat de dégager une unité conceptuelle, d’autant que ces diverses catégories ne peuvent être articulées les unes aux autres par la continuité d’une déduction (p. 134-136). Ce problème est résolu par la démonstration que le « réel » n’est en aucun cas une catégorie particulière de la Logique, pas plus qu’une récapitulation du mouvement. Il doit plutôt être compris comme une potentialité méta-catégorielle (p. 152-153). Il devient dès lors possible, en croisant l’analyse fichtéenne du rôle de la réflexivité dans la construction du concept de réalité et le statut du réel comme « potentialité », de se pencher spécifiquement sur la réflexion absolue, comprise comme « matrice dynamique » d’un tel concept minimal. La singularité du passage dans la Logique est d’ailleurs rappelée (notamment avec la confrontation entre les interprétations de J. M. E. McTaggart, Dieter Henrich ou Christian Iber, p. 156). L’analyse pointue du premier chapitre permet ainsi de faire apparaître les deux premières formes de la réflexion, la réflexion posante et la réflexion extérieure, respectivement comme des formulations d’un « idéalisme minimal » et d’un « réalisme minimal ». La réflexion déterminante permet dès lors de dégager le concept minimal de l’« être-réel » (Realsein) dans la mesure où elle présente une position d’un second ordre, c’est-à-dire celle de la position elle-même, comme la matrice dynamique et conceptuelle dans laquelle le réel prend sa position de réalité (voir ici le résumé de cette analyse p. 234, et la riche analyse de la réflexion déterminante proposée p. 227-231).

Florian RADA (Lycée Hector-Berlioz, Vincennes)

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Pour citer cet article : Claudia WIRSING, Die Begründung des Realen. Hegels « Logik » im Kontext der Realität-Debatte um 1800, Berlin, De Gruyter, 2021, VI-262 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Stephen HOULGATE, Hegel on Being, London-New York, Bloomsbury Academic, 2021, 884 p. en 2 vol.

Cet ouvrage complète un essai antérieur du même auteur (The Opening of Hegel’s Logic. From Being to Infinity, Purdue University Press, 2006) pour constituer un commentaire intégral de la Doctrine de l’être de 1832.

La première partie du premier volume présente les principaux enjeux de la logique hégélienne ainsi que sa méthode. Stephen Houlgate y défend l’idée que la Logique constitue une profonde critique de la métaphysique et un renouvellement de l’ontologie, remettant ainsi en question l’opposition parfois jugée indépassable de ces deux démarches (ch. 2 et 5). Ces chapitres mettent également en évidence le caractère non-présupposant (et par conséquent essentiellement immanent) de la déduction dialectique des catégories qui s’opère dans la logique (ch. 1, 3 et 4). L’apport original de cette discussion réside surtout dans un examen de l’« Idée absolue » visant à expliquer que la progression linéaire de la Logique ne contredit pas, mais est au contraire exigée par sa circularité (p. 95). En conclusion de cette partie, l’auteur se penche sur la lecture de Robert Pippin et corrige certains de ses jugements antérieurs à son égard tout en faisant nettement apparaître ce qui en distingue sa propre interprétation (p. 127). Notons d’emblée que la dernière partie du premier volume est principalement consacrée à une discussion équitable et lucide de la critique de la seconde antinomie (ch. 15 et 16) : si l’auteur n’escamote pas davantage ici qu’au début du volume les simplifications de plus ou moins bonne foi auxquelles se livre Hegel en s’attaquant à Kant, l’analyse ne renonce jamais à la hauteur de vue qu’exige l’appréciation d’un tel débat, et montre que la pertinence des critiques formulées par Hegel ne saurait être réduite à leur rigueur philologique parfois contestable. Mais l’essentiel de ce volume réside bien plutôt dans sa partie centrale qui, loin de la gigantomachie des éternelles questions du commentaire hégélien, s’efforce de comprendre Hegel avant tout par lui-même, à la faveur d’une « méthode » qui s’astreint à suivre le plus rigoureusement possible le « chemin se construisant lui-même » que constitue la Logique (ici, la doctrine de la qualité et son passage dans la quantité), allant parfois jusqu’à corriger l’exposé hégélien quand il procède à des anticipations jugées illégitimes (p. 175). Loin des caricatures, une inlassable attention à la subtilité et au détail du texte de la Logique y révèle l’œuvre d’un « miniaturiste » (p. 165). En une langue limpide qui ne le cède en rien à la rigueur argumentative, il fait ainsi éclater au grand jour la richesse et la radicalité de la pensée hégélienne non moins que sa rare finesse.

Le second volume de l’ouvrage aborde les deux autres parties de la Logique de l’être, la quantité et la mesure. La lecture patiente, particulièrement claire et pédagogique de ces passages réputés difficiles offrira aux lecteurs un guide précieux. On retiendra tout particulièrement le commentaire de l’infinité quantitative (ch. 7), la clarification de la discussion hégélienne de la première antinomie de Kant (p. 171-179) et surtout l’analyse des remarques sur le calcul différentiel conduite dans le ch. 10. Ce chapitre présente à la fois un exposé très accessible des principes du calcul différentiel et une analyse de la réhabilitation que Hegel entend en proposer sur une base conceptuelle (notamment par la critique de l’inexactitude introduite par la conception de dx et de dy comme grandeurs, voir ici p. 217). La méthode du commentaire linéaire du texte est appliquée de manière tout à fait judicieuse puisqu’elle est l’occasion d’une mise en perspective constante du propos de Hegel, que ce soit dans l’histoire de la philosophie, dans celle des sciences et dans celle de la logique. Ainsi, l’analyse du nombre est l’occasion d’une discussion avec les théories platonicienne et aristotélicienne (et avec les mathématiques grecques en général, ch. 1-2). Le ch. 3 discute de manière très fine la distinction entre le synthétique et l’analytique à partir du « 7 + 5 = 12 » de Kant. À l’autre extrémité du volume, le ch. 14 analyse l’indifférence, et présente ainsi une discussion informée avec Schelling et Spinoza, où l’auteur démontre que les limites de la lecture hégélienne peuvent toutefois produire des effets particulièrement intéressants. Du côté de l’histoire des sciences, la compréhension hégélienne est toujours présentée en discussion avec les théories de son temps, que ce soit dans le champ des mathématiques (ch. 10, avec Newton, Euler, Lagrange et Cauchy), de la physique (ch. 11, avec Galilée et Kepler) ou de la chimie (ch. 12, avec Berthollet). La restitution de ces analyses présente l’avantage de ne jamais être isolée de la continuité de l’argumentation. En supplément d’une telle lecture, l’auteur propose, dans le cadre de l’analyse hégélienne du nombre, une longue discussion entre Hegel et Frege (ch. 3 à 5, environ un quart du volume), particulièrement riche et fructueuse. L’originalité de cette analyse ne réside pas simplement dans un relevé des différences et des similitudes (cela avait déjà été aperçu par Pirmin Stekeler-Weithofer, Robert Brandom, Stephan Käufer ou Elena Ficara), qui occupe le ch. 3, mais dans une discussion de Frege à partir d’une logique qui serait sans présuppositions. On assiste ainsi à une authentique critique des présupposés frégéens à partir de Hegel, notamment dans la conception du nombre (ch. 5). La confrontation avec la question de la logique formelle ou avec le contextualisme frégéen (ch. 4) peut ainsi donner lieu à une utilisation judicieuse de la logique hégélienne comme capacité à éclairer, et donc à relativiser, d’autres logiques et d’autres ontologies.

Simon GISSINGER (Université Bordeaux Montaigne) & Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Stephen HOULGATE, Hegel on Being, London-New York, Bloomsbury Academic, 2021, 884 p. en 2 vol., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Elena FICARA, The Form of Truth. Hegel’s Philosophical Logic, Berlin, De Gruyter, 2021, IX-226 p.

L’ouvrage propose une réflexion et un examen concernant les principaux enjeux de la conception hégélienne de la logique. Il est particulièrement clair et la lecture en est facilitée par des introductions qui présentent, en début de chapitre, le propos qui va suivre, et par des récapitulations. Plutôt que de se pencher sur la seule Logique, il s’agit ici de clarifier la manière dont Hegel pense la logique, et ainsi de le situer dans une histoire dont les échos se retrouvent dans les discussions contemporaines. Loin de s’apparenter à une sorte de parenthèse, ou à un mélange étrange de métaphysique et d’épistémologie (pour reprendre les termes de William et Martha Kneale), l’intervention de Hegel en logique se traduit par la construction d’une authentique « logique philosophique ». Cette réévaluation de la place de Hegel dans l’histoire de la logique permet de faire ressortir des points particulièrement déterminants dans la compréhension des concepts de forme, de vérité et de dialectique. L’originalité de l’approche de l’autrice tient au croisement de textes issus de l’ensemble du corpus (avec un intérêt particulier pour les Leçons sur l’histoire de la philosophie) et de perspectives tirées notamment de l’histoire de la logique, qu’elle soit antérieure à Hegel (Platon, Aristote, Zénon, les mégariques, les sceptiques, Leibniz, Kant), postérieure (Trendelenbrug, Frege, Russell) et même contemporaine (avec les logiques dialéthiques et paracohérentes de Graham Priest et Richard Routley). La bibliographie, assez ample, témoigne de la volonté de faire discuter les interprétations de Hegel avec l’histoire conceptuelle de la logique.

La première partie (p. 11-42) se concentre sur la définition de ce que Hegel entend par logique, notamment à partir de la distinction entre le logique (das Logische) et la logique (die Logik) ainsi que sur la question de la coïncidence entre logique et métaphysique, en discutant notamment l’arrière-plan historique de cette thèse, avec Kant et Aristote. Elle se conclut par une discussion du rapport entre la logique hégélienne et la logique philosophique de Russell, afin de parvenir à une situation de la logique hégélienne.

La seconde partie (p. 43-77) détaille de façon très claire le rapport de Hegel à la logique dite « formelle » pour montrer, après un aperçu historique, que, derrière l’hostilité souvent relevée, se trouve surtout une redéfinition particulièrement technique de la forme comme « forme absolue » (sur la critique du formalisme, voir notamment p. 66-67). Le problème de la logique formelle se trouverait davantage dans une présupposition métaphysique concernant le statut de la forme qui l’empêcherait de tenir compte de son propre développement logique. De ce point de vue, la logique philosophique aurait pour tâche de rendre la conception métaphysique de la forme adéquate à son explicitation logique. L’autrice discute ensuite la possibilité de formaliser la logique de Hegel.

La troisième partie (p. 79-118) se consacre à l’étude du concept de vérité chez Hegel, en se penchant sur la question du porteur de vérité, et donc sur la définition du concept, sur la différence entre proposition (Satz) et jugement (Urteil) et sur celle entre rectitude (Richtigkeit) et vérité (Wahrheit). Dans un second temps, il s’agit de proposer une étude du sens du mot « vrai » en examinant les définitions cohérentiste et pragmatiste avant de soutenir la thèse d’un « correspondantisme » hégélien, qui serait à comprendre non pas comme une adéquation entre la pensée et la réalité, mais comme une adéquation à soi du contenu (la proposition exprimant cette adéquation portant sur des objets spécifiques, où le concept même est exprimé). Cette compréhension est l’occasion d’un commentaire du Doppelsatz de la Philosophie du droit (p. 101-106) qui permet de revenir, mais peut-être de manière trop rapide (par le biais de Pirmin Stekeler-Weithofer et Dina Emundts), sur le sens à donner à wirklich et sur l’interprétation « réaliste » de l’idéalisme hégélien.

La quatrième partie (p. 119-168) porte sur la question de la validité, sur le statut de la démonstration et de la dialectique. Il s’agit de passer d’une compréhension que l’on pourrait définir comme « extérieure » de la dialectique (c’est-à-dire d’une compréhension sophistique) à une dialectique interne qui serait une dialectique du contenu. Là où la question de la dialectique est souvent traitée par des spécialistes des Leçons sur l’histoire de la philosophie, sans faire le lien avec la question de la logique, ou bien par des logiciens qui ne passent pas par les Leçons, l’autrice propose une lecture patiente de l’analyse que propose Hegel du concept, de Zénon jusqu’à Kant. Elle poursuit par une investigation très renseignée sur les définitions et les interprétations de la dialectique hégélienne (voir notamment les p. 148-150 et les notes).

La discussion sur la consequentia mirabilis, particulièrement originale, permet d’aborder la transition vers la question de la contradiction, qui fait l’objet de la cinquième et dernière partie (p. 169-201). La spécificité de la contradiction hégélienne est comprise dans le cadre d’une réinterprétation de la conjonction des opposés (A¬A) comme relation biconditionnelle (A¬A). Cette reformulation permettrait de mieux comprendre l’unification (Vereinigung) des opposés dans la contradiction, et fournirait un critère efficace, dans le cadre d’une interprétation de la logique hégélienne comme « paracohérente », pour distinguer une contradiction qui déboucherait sur l’annulation du sens (avec une discussion du ex contradictione sequitur quodlibet) d’une contradiction qui fonctionnerait comme moteur de la dialectique. Curieusement, l’interprétation du rapport des opposés et celle de la contradiction mentionnent les passages qui y sont consacrés dans la Logique de l’essence sans pour autant les étudier, ce qui aurait pourtant permis une compréhension plus précise du rapport d’opposition et la difficulté de présenter les opposés comme « unis » (vereinigt) dans la contradiction. Cette partie est également l’occasion d’un examen des « principes » de la logique habituelle (principe d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu) qui manque de souligner que le défaut principal, du point de vue hégélien, de ces principes, est précisément leur caractère désarticulé.

Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Elena FICARA, The Form of Truth. Hegel’s Philosophical Logic, Berlin, De Gruyter, 2021, IX-226 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Leçons sur la logique et la métaphysique. Heidelberg, 1817. Cahier de Franz Anton Good, trad. par Tatjana Barazon, Jean-Marie Lardic, Alain Patrick Olivier et Henri Simhon, Paris, Vrin, 2017, 193 p.

Il s’agit ici de la première traduction française du cahier de Franz Anton Good (1793-1866), étudiant en droit d’origine suisse. Ce cahier contient les notes des leçons sur la logique et la métaphysique données par Hegel à Heidelberg pendant le semestre d’été 1817. L’intérêt d’avoir désormais accès à ce cahier en particulier nous semble double. Premièrement, il s’agit du plus long des cinq cahiers que nous possédons portant sur la Logique de l’Encyclopédie de 1817, et de l’un des deux seuls à être complet, c’est-à-dire à porter sur l’ensemble de la Logique. Le second (celui de J. Correvon, daté de 1824) comporte certes un développement très ample du « Concept préliminaire », mais demeure, dans son ensemble, matériellement moins long et parfois très condensé (cf. la fin du Concept). Parfois, le cahier Good peut également survoler certains développements (ainsi la scansion contingent – possible – nécessaire à la fin de l’Essence ou la téléologie dans le Concept), mais n’omet aucune grande section de la Logique. Ajoutons qu’ici également, les leçons sur le « Concept préliminaire », particulièrement riches (nous avons des remarques concernant 20 paragraphes sur les 26 qui composent le Vorbegriff de 1817), permettent de nourrir des interprétations fructueuses concernant le statut de la Logique (cf. Ad. § 12, p. 23-28), le rapport du dialectique au scepticisme (Ad. § 15, en particulier p. 33) ou encore la critique de Kant (notamment p. 65-71). Deuxièmement, du point de vue historique, ces leçons se situent entre la « Grande logique », achevée en 1816, et l’Encyclopédie de 1817 (elles sont prononcées en même temps que l’Encyclopédie paraît). On constate donc d’abord la maturité acquise après la première élaboration de la Logique (un exemple discret peut se trouver dans la formulation des scansions de la logique de la qualité en utilisant la triade propre au concept : universel-particulier-singulier, p. 82). Mais cette maîtrise ne doit pas nous faire considérer ces leçons comme une simple répétition, éventuellement clarifiée, du propos encyclopédique : elles sont un lieu d’élaboration conceptuelle. Ainsi, le moi, Dieu, ou encore le savoir immédiat font l’objet de développements qui vont au-delà du simple commentaire de la Logique de 1817. Dans sa présentation qui, bien que brève, reste aussi précise que précieuse, J.-M. Lardic propose avec une grande justesse quelques exemples de cette élaboration en cours. Il fait ainsi ressortir toute la vitalité de la Logique. On trouvera ainsi p. 17 une analyse très intéressante de la première approche de la critique du savoir immédiat dans le « Concept préliminaire ». On sait que cette critique ne se trouve pas encore dans l’Encyclopédie de Heidelberg, mais qu’elle occupera l’examen de la « troisième position de la pensée vis-à-vis de l’objectivité ». Un tel exemple montre donc que, dès les Leçons de 1817, des arguments qui trouveront leur place dans les éditions ultérieures de l’Encyclopédie sont en construction. Dans le détail, la traduction n’hésite pas à proposer certaines corrections à l’édition allemande qui semblent tout à fait bienvenues. Ainsi, la correction de Ahndung (« châtiment ») en Anhung (« intuition »), dans un contexte où il est question du « savoir immédiat de l’absolu » (p. 63), est parfaitement justifiée, même si l’édition de K. Gloy (1992, qui sert de base à cette traduction) et celle, plus récente d’A. Sell (2013, dans le tome 23,1 des Gesammelte Werke) conservent Ahndung. La correction de la p. 142 (« es muß bewiesen werden, was er ist » au lieu de « er muß bewiesen werden, was er ist ») est également recevable, et l’est d’ailleurs dans l’édition d’A. Sell (cf. GW 23,1, p. 113, l. 6). On pourrait justement émettre un léger regret, concernant le fait que l’édition plus récente n’ait pas été consultée. Mais les variantes entre les deux éditions ne sont pas trop nombreuses (on retiendra toutefois, en suivant Sell, l’expression « région de la pensée » à la place de « religion de la pensée », p. 42), et il reste possible de retrouver aisément le texte allemand de GW 23,1 grâce à la numérotation des paragraphes. Certains choix de traductions, s’ils peuvent se comprendre, demeurent parfois peu clairs. Ainsi, pour la différence entre Nicht et Nichts, la solution proposée est de distinguer entre « [le] non » et « [le] néant ». Mais pourquoi écrire parfois « le Non » avec une majuscule (p. 36) et une autre fois sans (p. 73) ? L’édition de K. Gloy écrit deux fois avec une majuscule, et l’édition d’A. Sell écrit la première fois sans majuscule, et la seconde fois avec, ce qui est l’inverse de la traduction que nous avons. Autre exemple : Beschaffenheit est traduite par « constitution » (p. 156 et p. 161). Entre ces deux occurrences, le même terme est traduit deux fois par « disposition » à la p. 157, sans que l’on explique exactement pourquoi. Enfin, quelques notes de clarification auraient pu être ponctuellement bénéfiques. Donnons comme exemple la p. 76, où l’essence (Wesen), qui consiste en la totalité de la logique objective et de la logique subjective, ne peut être exactement comprise au même sens que l’essence de la Logique. Dans l’autre sens, la traduction du terme Boden (certes signalé en note) par « fondement » (p. 177) peut entraîner une légère confusion à l’apparition de la traduction classique du terme technique Grund. Ces quelques remarques, toutes ponctuelles, ne peuvent bien entendu faire de l’ombre à l’excellente nouvelle que constitue, pour l’étudiant comme pour le chercheur, cette traduction. Le premier y trouvera une élucidation exhaustive et maniable de la Logique, et donc un point d’entrée tout à fait appréciable dans celle-ci, le second un matériau de choix pour étudier la vivacité conceptuelle à l’œuvre dans son élaboration.

Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Florian RADA, « Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Leçons sur la logique et la métaphysique. Heidelberg, 1817. Cahier de Franz Anton Good, trad. par Tatjana Barazon, Jean-Marie Lardic, Alain Patrick Olivier et Henri Simhon, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre troisième – Le concept, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 329 p.

Cette nouvelle traduction, fruit d’un travail de plusieurs années, et dont le premier volume était paru en 2015, vient compléter celles de l’Encyclopédie des sciences philosophiques et de la Phénoménologie de l’esprit. Son grand mérite est d’offrir au lecteur français une version complète, cohérente et maniable d’un texte dont la difficulté n’est plus à prouver. Tout en présentant les mêmes qualités que la traduction de la première partie de la Science de la logique, ces deuxième et troisième volumes, qui n’ont pas besoin de juxtaposer deux versions du texte, sont d’une lecture plus aisée. Les quelques variantes des éditions allemandes signalées en note facilitent à la fois le travail ponctuel du chercheur et la lecture continue de l’ouvrage. Le résultat du travail considérable de B. Bourgeois s’avère particulièrement lisible, même si le traducteur se donne une marge de manœuvre assez restreinte en voulant respecter rigoureusement la lettre du texte, et par exemple l’ordre des mots du texte allemand.

Peut-être pourra-t-on simplement, avec l’humilité qui s’impose face à un travail d’une telle ampleur, discuter certains choix de traduction. Concernant L’essence, outre le concept de Beschaffenheit dont le dernier Bulletin avait déjà fait état, nous pourrions relever que la volonté maintenue de traduire le terme éminemment problématique de Dasein par « être-là », si elle s’avère justifiée et compréhensible dans un grand nombre de cas où le terme a un sens technique, reste plus difficilement compréhensible lorsqu’il s’agit de traduire une expression figée comme Beweis von Gottes Dasein (ainsi p. 118). Bien que justifié par la présence dans le texte hégélien de deux termes distincts (Dasein et Existenz), une légère entorse à la rigueur lexicologique aurait permis de resituer le propos dans le cadre classique du problème de l’existence de Dieu. Dans le sens inverse, ce que l’auteur reconnaît comme un pis-aller pour distinguer Ding et Sache au moyen d’une majuscule peut être source de confusion dans la traduction de l’expression particulièrement délicate Sache an sich, ce que la note de la p. 77 ne vient pas complètement dissiper.

Concernant Le concept, nous pourrions mentionner la question de la finalité. Le terme de Zweck est rendu par « but », et non par « fin », alors même que « finalité » traduit Zweckmäßigkeit (ainsi p. 202) et que « relation de finalité » traduit Zweckbeziehung (p. 203). B. Bourgeois tranche ainsi l’alternative encore présente dans sa traduction de la Logique de l’Encyclopédie, entre l’usage quasi généralisé du terme de « but », et la présence occasionnelle du terme de « fin » (voir notamment la Rem. du § 50 du « Concept préliminaire » de l’Encyclopédie), alors qu’il était là aussi question de la finalité organique. Le choix du terme français de fin aurait sans doute renforcé la cohérence lexicale de la traduction, et rendu plus clair le contexte philosophique de certains passages, en particulier lorsque Hegel discute, dans le chapitre de la logique du concept consacré à la téléologie, les conceptions aristotélicienne et kantienne de la finalité. Quant au terme de « but », il aurait alors pu être utilement conservé pour traduire l’allemand Ziel, que B. Bourgeois rend par « terme visé » (par exemple p. 299).

De façon plus subsidiaire, nous pourrions regretter l’absence de référence aux éditions allemandes les plus utilisées dans les travaux scientifiques, l’auteur préférant indiquer systématiquement la pagination de l’édition originale. Remarquons par ailleurs que les avant-propos, qui ne constituent pas des introductions, contrairement aux autres traductions publiées par B. Bourgeois, laissent le lecteur entrer directement dans l’œuvre, bien qu’ils fassent référence, sur le mode de l’allusion, à un certain nombre de débats concernant l’interprétation de la Science de la logique. Cette brièveté relative est toutefois agréablement compensée par un important travail d’interprétation fourni dans les notes de bas de page, qui permettent régulièrement au lecteur de se retrouver dans la progression spéculative. Ajoutons que ces notes présentent l’avantage supplémentaire de recontextualiser fréquemment le propos de la « grande logique » dans l’édifice du système hégélien que constitue l’Encyclopédie. On ne pourrait conclure autrement qu’en soulignant l’intérêt scientifique et philosophique considérable de ces volumes, qui devraient désormais faire référence, pour la recherche hégélienne et l’histoire de la philosophie en général.

Raphaël AUTHIER (Université Paris IV Sorbonne) et Florian RADA (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER & Florian RADA, « Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre troisième – Le concept, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

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