Auteur : Fosca Mariani Zini
Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Paris, Fayard, « Histoire », 2021, 367 p.
On pourrait être surpris par le fait qu’Épicure se trouve dans le sixième chant de l’Enfer de Dante (chant X). En effet, dans les Limbes, Dante place le matérialiste Démocrite, le cynique Diogène et Averroès, qui nie l’immortalité de l’âme individuelle. De surcroît, dans le Convivio (livre III), les épicuriens sont en bonne compagnie, avec les autres sectes philosophiques, stoïciens et péripatéticiens, concourant ensemble « à la recherche de la vérité éternelle ». Pour Aurélien Robert, c’est là le signe d’une tension qui caractérise la réception d’Épicure au Moyen Âge. Le philosophe est considéré, d’une part, comme un personnage hérétique, athée et hédoniste, et pour cette raison condamné dans le cadre de propos apologétiques ou pastoraux, et d’autre part il devient l’objet d’une estime relative à une forme de sagesse (p. 164-176). Une telle ambivalence, il faut le souligner, se trouve déjà chez Cicéron puis chez Sénèque.
Épicure aux enfers se propose justement d’analyser cette double interprétation de l’épicurisme au Moyen Âge. L’étude aboutit à une thèse historiographique forte : « le retour d’Épicure à la Renaissance est un mythe » (chap. 14, puis p. 311 sq.). Assurément, la redécouverte du De natura deorum de Lucrèce par Poggio Bracciolini en 1417 et la traduction des Vies et doctrines des philosophes de Diogène Laërce par Ambrogio Traversari en 1433 sont un moment significatif dans l’histoire de la transmission de la tradition épicurienne. Toutefois, selon A. Robert, elles n’ont pas fondamentalement modifié le double discours sur Épicure qui provient du Moyen Âge (p. 309). Par conséquent, pour lui, la réception de l’épicurisme est un objet d’étude qui montre la porosité historiographique des frontières entre le Moyen Âge et la Renaissance, ce qui reprend la thèse de Jacques Le Goff, préférant adopter l’idée d’un long Moyen Âge ou « d’une longue Renaissance » (p. 316).
Pour étayer cette thèse, l’essai s’ancre dans la longue durée (du IIe siècle de notre ère jusqu’au XIVe siècle) et procède en cinq moments : dans les trois premières parties « L’épicurien hérétique », « Figures de papier : le philosophe, le poète et le quidam » et « Le moment pastoral », il montre comment la figure de l’épicurien hérétique, athée et hédoniste s’est fixée entre le IIe et le IVe siècles, lorsque le christianisme était une secte en concurrence avec d’autres sectes sur les mêmes terres (Asie Mineure, Palestine, Égypte…). Les chrétiens avaient à affronter un double ennemi : les chrétiens hétérodoxes et les païens. La figure négative d’Épicure servit à contrecarrer ces deux menaces, en associant philosophes épicuriens et « hérétiques », car, comme le souligne l’auteur, la signification négative d’« hérétique » se trouve la première fois sous la plume de Paul de Tarse. Toutefois, lorsque la rivalité réelle entre les sectes n’eut plus lieu d’être, la figure d’un Épicure comme un pourceau à la peau bien soignée (Horace, Épître, I, IV, v. 14-16) cristallise la menace de la déchéance encourue par le chrétien intempérant ou porteur d’une foi hésitante. La peur, pour tout épicurien, de se retrouver en Enfer est ainsi agitée par les discours apologétiques et les pratiques pastorales, notamment lorsque les ordres mendiants s’installent dans les cités au XIIIe siècle. Une interprétation alternative s’était auparavant imposée, celle de l’épicurien hérétique, vu comme « non pas le philosophe de l’Antiquité, mais le poète de l’Ecclésiaste, l’hédoniste et l’athée du Livre de la Sagesse ou l’insensé des Psaumes » (p. 91). Les points communs entre ces représentations sont la négation de la transcendance et l’attention exclusive au plaisir superficiel de la chair. En définitive, l’analyse généalogique de l’auteur permet d’apprécier les moments de continuité et les déplacements de sens concernant l’épicurien dans une longue durée. Cette vision synoptique est enrichie par l’analyse du même phénomène de cristallisation dans les monothéismes juif et musulman, à travers la construction d’autres représentations négatives. En effet, A. Robert montre la manière dont la menace de l’hétérodoxie juive se construisit en partie autour du terme apikoros, calque du mot d’Épicure, en particulier d’abord dans l’« Ordre des dommages », partie essentiellement juridique de la Mishna, puis chez Maïmonide et Isaac Albalag, lequel cependant reproche à Maïmonide et au philosophe musulman al-Ghazali d’avoir contribué à rendre populaire Épicure, tout en le caricaturant (p. 101).
Dans la quatrième et la cinquième parties « Sauver Épicure » et « Le retour du plaisir », l’auteur montre la manière dont l’image d’un Épicure philosophe de la tempérance et de la sagesse s’est frayé un chemin entre le XIIe et le XIVe siècles. Dans un premier temps, tel ou tel aspect de la philosophie ou de la « vie » d’Épicure ont été mis en avant : la sobriété, la réflexion sur la mort ou le mépris pour la foule. Dans un second temps, est retracé l’itinéraire qui conduisit à construire (depuis Pierre Abélard) une image plus positive d’Épicure comme philosophe, en le distinguant de l’épicurien incrédule et débauché.
Au XIIe siècle, la réflexion sur Épicure se situe en effet dans le cadre de la question concernant la vertu des païens et de leur possible salut, en soulignant leurs vies exemplaires ou leur connaissance implicite de la Révélation. Les opinions divergent, mais Épicure « a gagné dans quelques textes une place nouvelle » (p. 188). L’argument topique fut d’abord celui « de la honte » reprochant aux chrétiens le fait que les païens (au moins certains d’entre eux) avaient été plus vertueux qu’eux. Particulièrement intéressante est la position de Jean de Salisbury, soulignant que la définition de plaisir épicurien signifie l’absence de souffrance physique et psychique, et non la débauche des plaisirs corporels. Dans ces textes, l’éthique est centrale pour l’image positive d’Épicure. Dans le sillage de Sénèque, notamment de ses premières Epistulae, la philosophie et la personne d’Épicure offrent un exemple de sagesse caractérisée par la tempérance, la sobriété et la tranquillité d’âme. Ceci conduit à l’intégrer dans les nombreuses Vies des hommes et des philosophes illustres entre le XIIe et le XIVe siècles. On peut donc suivre les discussions sur la mortalité de l’âme, le calcul des plaisirs, la vie solitaire. Ainsi, ce n’est pas seulement la personne d’Épicure qui est digne d’estime, mais aussi des aspects significatifs de sa philosophie.
Au côté d’un Épicure comme philosophe moral, A. Robert consacre une analyse conséquente au rapport qu’entretient avec lui la médecine, en particulier dans les universités italiennes entre le XIIIe et le XIVe siècles. La question centrale est cette fois la fonction que le plaisir sexuel joue dans la santé physique, voire mentale de l’homme. À cet égard, une lecture concordante entre Aristote et Épicure s’est établie : la vertu ne pouvant pas s’exercer sans en retirer du plaisir ou de la joie. Mais si le plaisir sexuel est une nécessité physiologique, voire psychique, car il soulage et évacue les tensions, l’amour passionnel, qui trouble l’âme et le corps, doit être évité dans la mesure où il engendre la mélancolie pathologique.
L’essai se termine donc par la critique du mythe du retour d’Épicure à la Renaissance, tout en examinant les conceptions comme celles de Matteo Garimberti et de Cosimo Raimondi qui rédige la première Défense d’Épicure au XVe siècle. Il s’agit ici de s’interroger sur la place du plaisir dans la vertu et sur les conséquences de cette « inclusion ». Si dans nos actions vertueuses, la vertu est plaisante, « ferions-nous ces choix si la vertu apportait plus de douleur que de plaisir ? » (p. 300).
Cet essai cohérent et érudit s’appuie sur une écriture très claire et alerte. Il apporte une contribution significative dans les études sur la réception de l’épicurisme et pourra être lu avec profit (et plaisir !) par les historiens de la philosophie médiévale et humaniste, ainsi que par les spécialistes de littérature. Une seule objection à apporter : même si je partage l’idée d’un long Moyen Âge, Aurélien Robert me semble quelque peu négliger les véritables moments d’originalité apportés par la lecture humaniste de Lucrèce, bien qu’ils ne soient peut-être pas ceux que l’historiographie traditionnelle a repérés.
Fosca Mariani Zini
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Paris, Fayard, « Histoire », 2021, 367 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.