Auteur : Francesco Paolo Gallotta

PERRIN, Christophe, Entendre la métaphysique. Les significations de la pensée de Descartes dans l’œuvre de Heidegger, Louvain/Paris, Éditions Peeters, 2013, 561 p.

Ce livre, qui constitue la version corrigée d’une thèse de doctorat dirigée par J.-L. Marion et soutenue en 2012, a pour but l’analyse de l’Auseinandersetzung de Heidegger avec la pensée de D. à travers l’étude du corpus heideggérien dans sa quasi intégralité. En appendice du volume sont donnés les relevés des occurrences dans la HGA du nom Descartes et de ses dérivés, de ses textes et des concepts les plus importants pour la confrontation avec la philosophie cartésienne. Cet index vient s’ajouter à la plus large entreprise d’indexation menée par l’A. avec F. Jaran (The Heidegger Concordance, Londres/New York, 2013).

La thèse centrale de l’A. est que « la pensée de Descartes est, de l’œuvre de Heidegger, une, sinon la clavis hermeneutica » (p. 42), car le cogito est, pour Heidegger, comme déjà pour Hegel, « l’idée-clé, sinon la clef herméneutique de toute une métaphysique » (p. 369), à savoir de la métaphysique moderne. Grâce à l’étude chronologique des lectures de D., l’A. parvient à établir des phases du Denkweg heideggérien. Le principe pour la détermination de ces phases est la question, posée par J.-L. Marion, de la dualité de l’onto-théologie cartésienne, à savoir la coexistence de deux fondements, la cogitatio et la causa : en fonction de la façon dont Heidegger se rapport à cette dualité, l’A. peut articuler le chemin heideggérien en trois périodes. (1) Une première phase (1919-1927) est marquée par « une lecture des Méditations selon l’ordre de la causalité, celui qui va de Dieu à l’ego et qui fait triompher la causa sur la cogitatio » (p. 37). Il s’agit ici de « refonder la métaphysique » à travers « la destruction de la philosophie cartésienne ». Selon le célèbre reproche formulé dans Sein und Zeit, à l’absence de détermination de la mode d’être du sum du cogito, correspond l’adoption du concept scolastique de la substance et de l’ego comme ens creatum. (2) Une deuxième période (1927-1936) est consacré à « situer Descartes » dans l’horizon de la compréhension historiale de la métaphysique. L’A. s’efforce de mettre en lumière que c’est d’abord un changement de sens de la mathématique pour Heidegger, changement qui le conduit à parler de D. non plus seulement comme héritier de l’ontologie scolastique mais comme fondateur d’un moderne « projet mathématique de la nature », dont le cogito est fondement. Heidegger souligne ici les deux moments de la métaphysique moderne « chrétienne dans son contenu et mathématique dans sa forme » (p. 313), qui témoignent donc d’une « juxtaposition » (p. 330) du cogitatio et causa. (3) La troisième phase (1936-1962) donne à voir une polarisation de l’interprétation heideggérienne établissant maintenant la primauté de la cogitatio : D. devient aussi le fondateur d’une métaphysique qui a ses moments principaux dans la mutation de la vérité en certitude et la détermination de l’étantité comme « représentéité ».

L’A. parvient ainsi à montrer une évolution sinon un changement dans la lecture heideggérienne de D. : de la philosophie cartésienne comme un « néant d’ontologie » on passe à l’interprétation du cogitare en tant que « représenter » lequel « véhicule, bon gré mal gré, une thèse déterminée sur l’être » (p. 426). Le point le plus stimulant de cet ouvrage est la problématisation, à travers les analyses de J.-L. Marion, du schème heideggérien de l’onto-théologie. On notera notamment dans la dernière phase du chemin heideggérien la méconnaissance du rôle de la Meditatio III et donc de la « présence et l’importance de Dieu dans la prima philosophia cartésienne » (p. 404), à partir de laquelle une relecture « plus originale » de la théorie de la substance chez D. est possible. Il s’agit d’envisager, avec J.-L. Marion, le problème de l’équivocité du concept de substance : « réservé au domaine du créé », puisque « ce n’est qu’à partir de mon propre fond que se peut déduire la notion de substance », c’est-à-dire a partir de l’ego comme sujet. L’application de cet concept « égologique » à Dieu constitue donc une exception : en soulignant la primauté de l’infinité sur la substantialité, J.-L. Marion avance la thèse d’un Dieu « moins substance qu’infini » (p. 327). Ce traitement de la question de la substance dans D. se complète avec la discussion, toujours sous le signe de J.-L. Marion, de la célèbre formule non cartésienne « cogito me cogitare » que Heidegger utilise pour expliciter le cogito. Au lieu de la récuser comme inauthentique, cette formulation peut être utilisée, contre Heidegger et contre Gueroult, pour refuser « une interprétation représentative » (p. 418) du cogito, et pour montrer le caractère intentionnel de l’ego.

L’apport de cet étude réside non seulement dans la reconstruction précise et détaillée du parcours cartésien de Heidegger (il faut noter qu’au stade actuel de la publication de la Gesamtausgabe il faudrait ajouter l’examen des premiers volumes des Schwarze Hefte, HGA 94-97, récemment parus), mais aussi dans l’application à D. du modèle herméneutique de l’onto-théologie, application que Heidegger a seulement esquissée. Cette remarque nous semble toutefois contredire, ou du moins atténuer la thèse très audacieuse d’un Descartes-clef herméneutique de Heidegger : que D. soit pour Heidegger « celui qui incarne le mieux la métaphysique » (p. 502) nous semble en fait une idée sans doute excessive : dans l’histoire de l’Être le changement de l’essence métaphysique de la subjectivité est tout aussi important que – pour donner deux exemples – le passage de l’ἀλήθεια sous le joug de l’ἰδέα, ou la mutation de l’ἐνέργεια en actualitas.

Francesco Paolo GALLOTTA

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Pour citer cet article : Francesco Paolo GALLOTTA, « PERRIN, Christophe, Entendre la métaphysique. Les significations de la pensée de Descartes dans l’œuvre de Heidegger, Louvain/Paris, Éditions Peeters, 2013 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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