Auteur : Francisco Piro

Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, La Profession de foi du philosophe et autres textes sur le mal et la liberté (1671-1677), introduction, traduction et notes par Paul Rateau, Paris, Vrin 2019.

Ce volume propose la traduction française du dialogue latin composé par Leibniz à Paris en 1672-1673 et intitulé par lui Confessio Philosophi. La version précédente du texte, réalisée par Yvon Belaval en 1961, reproduisait les erreurs présentes dans la première édition de l’original latin, celle qu’avait publiée Ivan Jagodinski en 1915 à Kazan. La nouvelle traduction suit le texte établi par l’Akademie-Ausgabe et rapporte, comme le fait cette édition, les annotations qu’ont apposées, en marge de l’un des manuscrits, Niels Stensen (Nicolas Sténon) en 1677 et Leibniz lui-même, en réponse aux critiques de Stensen.

Outre ces aspects philologiques, la nouvelle édition se signale par le choix judicieux des textes qui introduisent et suivent le dialogue de 1672-1673. Le lecteur rencontre d’abord (p. 53-75) un opuscule allemand inachevé de 1670-1671 (à l’origine Von der Allmacht und Allwissenheit Gottes und der Freiheit des Menschen), ainsi qu’une lettre très discutée parmi les interprètes, adressée par Leibniz à Magnus Wedderkopf en mai 1671 (p. 77-81). Le dialogue (p. 83-166) est suivi d’un court texte de la période parisienne, rédigé en français, L’auteur du péché, qui conteste qu’il soit suffisant de considérer le mal comme une « privation » pour exonérer Dieu d’en être responsable (p. 167-170). Enfin, l’ensemble se termine par le compte rendu que Leibniz a rédigé d’une conversation tenue avec Stensen, le 27 novembre 1677. Le célèbre naturaliste qui s’était converti au catholicisme était alors à Hanovre en qualité de « vicaire apostolique pour les missions du Nord » et Leibniz eut plusieurs conversations avec lui avant de lui confier cette copie manuscrite du dialogue de 1672-1673, que Stensen a parsemée de notes si dures que Leibniz en est venu à estimer que ce bon savant était « un théologien médiocre » (p. 39).

Le choix de ces textes d’accompagnement permet au lecteur de mieux comprendre le fait paradoxal que Rateau – se référant notamment à son ouvrage La Question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée (Paris, H. Champion 2008) – souligne en introduction. Souvent présentée comme une proto-théodicée, La Profession de foi du philosophe contient néanmoins une justification du mal totalement différente de celle que Leibniz expose dans les Essais de théodicée en 1710.

Dans les Essais de théodicée, la solution du problème de la présence du mal dans le monde implique une métaphysique très sophistiquée, basée sur l’hypothèse que les possibles tendent à exister ou ont une « prétention » à exister. Par conséquent, tout en donnant à Dieu la capacité de réaliser le meilleur de tous les mondes possibles, cette métaphysique souligne que Dieu lui-même ne peut empêcher que l’imperfection originelle des possibles ait des effets sur le monde créé, telle la masse qui résiste au mouvement. Dieu pourrait certes empêcher ces effets par miracle, mais au point de dénier action et responsabilité aux créatures.

Or, aucun des éléments de cette solution n’est présent lorsque Leibniz écrit le dialogue, en 1672-1673. La justification de Dieu est construite sur la base d’autres hypothèses. La première est que chaque événement trouve sa propre raison suffisante dans le décret divin et que ce dernier trouve sa propre raison suffisante dans l’essence même de Dieu. Il s’ensuit qu’en l’essence divine est aussi nécessairement donnée la raison des maux du monde : « Je ne peux pas nier que Dieu soit la raison dernière des choses et, par conséquent, qu’il le soit aussi de l’acte qui est le péché » (p. 97). Plus exactement, puisque l’essence divine contient l’harmonie et que l’harmonie est une relation entre contraires (« […] il n’y a pas d’harmonie qui ne vienne des contraires », p. 81), Dieu n’a pas pu réaliser l’harmonie maximale sinon au prix de « dissonances » ou de désordres. Il s’agit là d’une thèse classique – les exemples relatifs aux jeux d’ombres et de lumières en peinture et à la présence de dissonances dans les compositions musicales sont déjà présents dans la tradition pré-leibnizienne – mais le jeune Leibniz donne à cette thèse une extrême importance : l’agrément d’un tout ne peut naître que lorsque des phénomènes « désordonnés en apparence sont ramenés, d’une manière admirable et d’une façon inattendue, au plus grand accord » (p. 101). Dieu doit donc réaliser les dissonances, les désordres ; il ne les apprécie pas toutefois en tant que tels, mais seulement en tant que conditions nécessaires de l’harmonie supérieure qu’ils génèrent. C’est pourquoi, bien qu’étant cause et raison du péché, Dieu n’en est pas « l’auteur ».

Pour comprendre en quoi ce modèle diffère de celui de la maturité, il suffit de penser à ce qui y manque. Le thème de la « limitation » et de « l’imperfection originelle » des créatures y manque complètement. L’opuscule allemand de 1670-1671 et, plus clairement encore, la courte méditation personnelle L’auteur du péché montrent qu’en ces années-là, Leibniz n’accepte pas la définition traditionnelle du mal en termes de « manque de bien » ou de « privation ». Si cette définition était également valable, écrit Leibniz polémiquant avec les scolastiques et avec Descartes, il n’en résulterait pas du tout que Dieu n’en serait pas l’auteur : « […] le privatif n’est rien qu’un simple résultat ou conséquence du positif, sans avoir besoin d’un auteur à part » (p. 169). Ce n’est que plus tard, dans les années 1680, que Leibniz a pu redonner sens à la doctrine augustinienne du mal en la réinterprétant à la lumière de la notion métaphysique de « limitation » évoquée ci-dessus.

Un autre point de divergence importante entre les « deux » Leibniz est la théorie du possible. Le Leibniz de 1672-1673 arrive à une telle théorie, non sans éprouver de doute sur l’utilité d’introduire les modalités dans des contextes métaphysiques (voir p. 107-110). La notion épistémique de « possible » à laquelle Leibniz adhère finalement – possible est ce qui est « distinctement imaginable » – nous permet d’établir que l’existence de notre monde est contingente, du moment que de nombreuses entités qui sont distinctement imaginables n’existent pas. Cependant, cette doctrine de la contingence du monde fondée sur la notion des possibilia per se, comme l’a appelée Robert M. Adams, reste faible et incapable de faire comprendre comment, d’un Dieu tendant nécessairement vers le meilleur et de vérités éternelles qui définissent avec nécessité ce qui le meilleur, un monde contingent puisse émerger (voir notamment p. 111-112).

Faut-il donc en conclure qu’il s’agit de textes à lire uniquement d’un point de vue documentaire, comme traces du chemin suivi par Leibniz pour arriver à sa vraie philosophie ? Au contraire, selon moi, ce qui intrigue dans cette histoire réside dans le fait que La Profession de foi du philosophe est un beau texte, non seulement par sa construction littéraire, mais encore par la lucidité de son argumentation, capable de proposer des hypothèses brillantes sur des problèmes théologiques que le Leibniz de la maturité traitera avec plus de circonspection (par exemple, la condition des damnés : voir p. 147-149), et par la cohérence de ses buts. Leibniz semble être ici au seuil d’une métaphysique différente de celle qu’il développera réellement : celle d’un Dieu qui réalise le monde non pas sur la base de la nécessité géométrique de Spinoza, mais sur la base d’une nécessité que l’on pourrait qualifier d’auto-explicative ou de dialectico-dramaturgique, anticipant des idées que l’on trouvera dans l’idéalisme de Hegel ou de Schelling. Si Leibniz a choisi une voie différente, c’est parce que – comme Rateau le voit bien – le problème de savoir pourquoi Dieu n’est pas l’auteur du mal est pour lui un problème central, un problème qui définit sa façon de se situer dans le grand conflit trans-confessionnel entre les adeptes de la causalité exclusive de Dieu et ceux du concours simultané de Dieu et de la créature. Leibniz comprendra bientôt les limites et les risques métaphysiques liés à la première position et changera de direction. Son tour de force sera de le faire tout en conservant la valeur universelle du principe de raison suffisante et donc sans donner aucun rôle au libre arbitre, du moins s’il est compris dans le sens moliniste d’indifférence de la volonté.

Il vaut donc la peine de relire ce petit chef-d’œuvre de la jeunesse leibnizienne : la traduction, l’introduction, les notes rédigées par Paul Rateau sont exemplaires pour nous y aider. S’il faut signaler un point de débat possible, on peut concevoir un doute sur le choix de lire la Conversatio cum Domino Episcopo Stenonio en attribuant certains passages à Stensen [S], d’autres à Leibniz [L]. Cette façon de faire rend le texte plus lisible, mais dans certains cas – Rateau le signale lui-même à la p. 37 – des doutes subsistent. Par exemple, l’analyse de l’idée divine de Judas aux p. 176-177 me semble plus de Leibniz que de Stensen, puisque la déclaration « Ce n’est pas Judas qui a été dans l’entendement divin, mais l’idée de Judas […] » (p. ١٧٧) semble faire allusion à l’opposition entre la conception moliniste de la prescience divine des futurs contingents et celle de Leibniz (désormais basée sur la doctrine des concepts complets) que l’on trouve également dans des écrits contemporains comme Scientia media (A VI 4 B, 1373-1374). Mais ce sont des questions de détail au regard d’un travail éditorial qui contribue fortement à clarifier nos idées sur l’évolution de la pensée de Leibniz.

Francisco PIRO

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Pour citer cet article : Francisco PIRO, « Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, La Profession de foi du philosophe et autres textes sur le mal et la liberté (1671-1677), introduction, traduction et notes par Paul Rateau, Paris, Vrin, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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