Auteur : François Ottmann

Werner FLACH & Christian KRIJNEN (dir.), Kant und Hegel über Freiheit, Leiden-Boston, Brill, 2022, 237 p.

Le présent ouvrage se présente sous la forme d’un recueil de huit contributions (sept en allemand, une en anglais) organisé en diptyque autour du problème de la notion de liberté chez Kant et Hegel. La première partie regroupant les contributions de Werner Flach et Christian Krijnen entend interroger à nouveaux frais la pertinence de la célèbre critique hégélienne du formalisme kantien en matière de morale, tandis que la seconde partie recueille une série de réactions au débat ainsi initié. L’ouvrage s’attaque donc hardiment à un monument de la réception de l’idéalisme allemand qui n’a cessé de faire couler de l’encre depuis la fameuse remarque au § 135 des Principes de la philosophie du droit de Hegel, tantôt pour liquider la morale kantienne et faire vaciller ainsi l’architectonique kantienne au profit du système hégélien, tantôt pour dénoncer une mécompréhension par Hegel (réelle ou feinte) de la portée kantienne de la doctrine de la moralité et de la doctrine de l’impératif catégorique. Kant ou Hegel ?

La contribution de W. Flach entreprend une reconstruction de la théorie kantienne de la liberté qui rendrait caduque la critique hégélienne du formalisme. Selon l’auteur, si l’on prend soin de bien situer le problème de la liberté dans la problématique transcendantale de la validité et de la législation de la raison, on peut progressivement développer une théorie positive des principes de la liberté comme ce qui dépasse dans l’expérience humaine le strict cadre du schème causal de l’expérience de la nature. La liberté apparaît alors comme détermination principielle de l’action humaine, ce qui prescrit une explication de l’historicité de l’homme (en tant que la liberté apparaît alors comme la fonctionnalité selon laquelle est fondée la validité de la réalité humaine, à savoir son historicité fondamentale, p. 12). L’auteur suggère ensuite qu’une lecture emphatique de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique comme partie éminente du système critique attesterait l’intérêt que Kant porterait au large spectre des manifestations phénoménales de cette historicité paradoxale de l’action humaine. On peut sur cette base réévaluer la portée de la facticité dans la doctrine kantienne de la liberté. La facticité manifesterait en général la conscience de la nécessité d’une transition de l’homme vers sa condition libre, conscience qui ne constituerait rien de moins que l’essence phénoménale de l’homme, tandis que la critique de l’intérêt pratique se contenterait de décrire son horizon de validité conformément au programme transcendantal d’une déduction des critères de validité des intérêts de la raison. Cette tension entre les deux perspectives (de la facticité et de la validité) devrait en fait être considérée comme motrice au sein du système (systembildend).

C. Krijnen reprend quant à lui la critique du formalisme et en produit une lecture intransigeante, interprétant d’ailleurs cette critique comme cas particulier d’un programme général de critique de la philosophie transcendantale par Hegel. Il s’agit donc d’un problème logique plus général opposant les deux systèmes. L’auteur analyse successivement le problème de la réalisation de la liberté, le formalisme qui découlerait de son impensé chez Kant, et la critique hégélienne de ce formalisme. Le fil conducteur est la description de la conceptualité du concept de liberté plutôt que l’analyse plus traditionnelle des motifs de la moralité et de l’éthicité chez les deux auteurs, puisque l’essentiel du propos de Krijnen découle de sa lecture, dans la logique hégélienne, du concept comme détermination de la liberté. La réforme du concept de concept produirait le passage du modèle causal de la liberté (Kausalitätsmodell) au modèle de la manifestation (Manifestationsmodell) de la liberté en repensant radicalement le rapport, décisif dans le procès en formalisme, entre contenu et forme du concept. On comprend alors la thèse provocatrice de l’auteur, selon laquelle la doctrine de la moralité kantienne doit présupposer la doctrine hégélienne de l’éthicité, dans la mesure où seule la perspective hégélienne de la liberté permet de rendre compte de l’effectivité de la moralité kantienne. Cette façon de poser le problème conduirait à deux résultats : montrer que toute tentative d’invalider la critique du formalisme est vouée à la confirmer (les cas de Hans Wagner, Bernward Grünewald, Georg Geismann et Manfred Baum sont examinés p. 119-127), et à imposer une certaine compréhension de la difficile inscription de la philosophie pratique dans le système hégélien (épilogue, p. 127-134). Les thèses défendues par l’auteur prescrivent finalement d’envisager la théorie de l’éducation comme lieu propre de toute métaphysique des mœurs chez Hegel. La deuxième partie de l’ouvrage revient ensuite sous des perspectives variées sur cette réactualisation du débat exégétique et systématique.

Martin Bunte congédie la critique hégélienne en exhibant (p. 137-154) de manière précise la logique kantienne du concept clé de liberté. Il faudrait lire la critique du sujet proposée par la Critique de la raison pratique comme théorie de l’automédiation (Selbstvermittlung) de la raison dans laquelle les concepts de loi, autonomie et liberté, loin d’être équivalents, organisent l’autofondation (Selbstbegründung) de la raison pratique. Ainsi lue, la doctrine kantienne de la liberté ne serait pas exempte de tout problème, mais en tout cas de celui pris en vue par Hegel.

Jakub Kloc-Konkołowicz essaie quant à lui d’expliciter les résultats de la discussion en montrant comment la description par Krijnen du passage d’un modèle de la causalité (Kant) à un modèle de la manifestation (Hegel) permettrait une vision moins frontale du rapport des doctrines de la liberté qu’on ne pourrait le supposer à la lecture du débat de la première partie : le modèle de la manifestation envisage certes la moralité comme une manifestation parmi d’autres de la liberté, mais comme une manifestation qui lui est, en un sens, irréductible et constitue son noyau nécessaire, infléchissant ainsi la thèse de Krijnen en un sens plus concordiste.

Hernán Pringe propose un recours à la théorie néo-kantienne du concept de Cassirer pour dépasser l’opposition manifestée dans le débat, qu’il identifie comme une opposition fondamentale sur le concept de concept, explicite chez Krijnen, plus diffuse chez Flach. Pour cela, il concentre davantage son propos sur la question théorétique de la définition fonctionnelle du concept au sein de l’idéalisme cassirerien que sur le problème de la liberté en tant que tel.

Jacco Verburgt propose de référer le débat au problème systématique que révèle l’idée exprimée par Flach d’une tension du concept de liberté constitutive du système philosophique. Le concept de liberté serait certes l’indice d’une divergence entre l’idéal de systématicité et la méthode du système au sein de l’architectonique kantienne, mais il ne serait pas certain pour autant que la critique déployée par Krijnen parvienne à lever cette difficulté, tant son herméneutique est tiraillée entre résolution et évacuation du problème du formalisme.

Kenneth R. Westphal fait valoir que, dans le débat sans cesse reconduit du formalisme, plusieurs éléments interprétatifs devraient être pris en compte. Il élabore la différence kantienne entre analyse des concepts (Begriffsanalyse) et explication des concepts (Begriffsexplikation) qui exprime l’attention constante du système kantien aux conditions d’applicabilité de tel ou tel concept, ce qui constitue selon lui la principale leçon retenue par Hegel dans sa propre philosophie (p. 206-207). Westphal fait ensuite valoir la valeur de canon (et non d’organon) de l’impératif et produit une lecture de la remarque du § 135 des Principes de la philosophie du droit, deux arguments qui relativisent (et surtout précisent) la teneur de la critique hégélienne du formalisme kantien.

Manfred Wetzel (p. 217-231) réfère la discussion à deux problèmes systématiques, celui de l’articulation entre point de vue pratique et théorétique sur la liberté (localisant l’expression textuelle de cette tension dans l’Idée d’une histoire générale d’un point de vue cosmopolitique plutôt que dans la troisième Critique ou dans l’Anthropologie) d’une part, celui de l’ancrage systématique de la philosophie de l’esprit objectif dans le système hégélien d’autre part à travers une discussion des différentes transitions (Übergänge) célèbres de l’Encyclopédie.

Le pari implicite du format inhabituel de l’ouvrage, celui de mettre en scène une controverse philosophique en la prolongeant par des contributions externes, est relevé : même si inévitablement, chaque contribution doit répéter les positions respectives et le contenu du dissensus, ce qu’une introduction générale aurait sans doute fait avec plus d’efficacité (en lieu et place de la simple préface, p VII), cela permet néanmoins d’envisager d’éventuels points aveugles de la discussion, en particulier autour des prémisses implicites des deux auteurs en matière de systématique qui surdéterminent le débat. Cette mise en perspective contribue assurément à ne pas faire de la première partie une simple réitération du débat classique, en déployant dans toute son ampleur, à travers la polyphonie des herméneutiques retenues, ses enjeux à la fois exégétiques et systématiques.

François OTTMANN (Université Toulouse-II Jean-Jaurès)

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Pour citer cet article : Werner FLACH & Christian KRIJNEN (dir.), Kant und Hegel über Freiheit, Leiden-Boston, Brill, 2022, 237 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Emmanuel NAKAMURA, Der Massstab der Kritik des modernen Staates bei Hegel und Marx (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 12), Berlin-Boston, De Gruyter, 2018, 340 p.

L’ouvrage se présente comme une tentative pour mettre en évidence les normes philosophiques présidant à l’évaluation de l’État moderne chez Hegel puis Marx. Cela passe principalement par une réhabilitation de la notion de liberté sociale déduite de la philosophie critique du droit de Marx. Contrairement à une lecture courante, la critique marxienne de la philosophie hégélienne du droit ne devrait pas sa fécondité au diagnostic d’une erreur logique dans la théorie hégélienne (par exemple celle d’une conception téléologique de la volonté et de la liberté humaines), mais plutôt à celui d’une erreur de diagnostic historique dans ses prémisses. Ainsi, pour saisir toute la portée de l’idée de liberté sociale chez Marx, il ne faudrait pas la couper de ses fondements logiques hégéliens, mais plutôt amender l’évaluation historique du Vormärz par Hegel. Pour autant, l’ouvrage n’est pas dévolu à une histoire des idées politiques, mais bien à une lecture systématique de la théorie de l’esprit objectif de Hegel et de sa reprise critique par Marx.

La première partie intitulée « Le droit de la liberté subjective » se donne pour tâche de produire les normes critiques de la philosophie hégélienne du droit : l’idée hégélienne de la volonté libre peut servir de critère d’analyse de l’État moderne. Pour cela, en s’appuyant sur certains acquis des analyses de J.-F. Kervégan, l’auteur montre que les différents moments de la philosophie hégélienne du droit (le droit privé, la société civile et les institutions de l’État) constituent autant de garanties objectives de la réalisation de la volonté libre. Une réévaluation de la méthode hégélienne contre sa saisie marxienne permet de réhabiliter le projet hégélien de fonder la philosophie du droit sur la volonté libre : l’idée de la volonté libre ne serait que la conscience de la liberté d’un peuple à une époque donnée. Il en va ensuite de même de l’idée éthique de l’État que l’on doit rétablir : elle n’est pas une idéalisation abusive de l’État prussien en constitution, mais un produit authentique de la dialectique hégélienne de l’esprit objectif pouvant servir de fondement solide à une théorie politique.

Cela n’invalide pourtant pas le procès en formalisme engagé par Marx contre Hegel au sujet de sa doctrine politique, en particulier si l’on considère l’incapacité de Hegel à saisir la positivité de certaines aspirations démocratiques du Vormärz. Néanmoins, contrairement à ce qui est souvent admis, ce n’est qu’en resituant la critique marxienne de la philosophie du droit de Hegel dans le domaine propre de la spéculation hégélienne que celle-ci est pleinement justifiée et intelligible : c’est la tâche de la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Le droit de la liberté sociale ». On y découvre que la force de l’analyse marxienne ne réside pas dans l’hyperbole d’une tentative pragmatique de déflation du concept hégélien de liberté, mais dans l’effort historique et philosophique (et en ce sens théorique et rationnel) pour interpréter les aspirations de la populace (Pöbel) et leur manifestation irrationnelle. La critique marxienne du plaidoyer hégélien en faveur de la monarchie constitutionnelle s’enracine de même dans le démenti apporté par les mouvements sociaux du Vormärz au fait de l’esprit (Faktum des Geistes), sorte de manifestation de l’esprit dans l’histoire, et qui sert de fondement à l’analyse hégélienne du droit. Cela conduit à faire du protestantisme l’avènement de la liberté subjective particulière qui sous-tend l’idée d’État rationnel. Au contraire, Marx critique le dogmatisme de la position hégélienne et fait reposer le développement de l’État moderne sur l’irréligiosité du sentiment de soi de l’homme qui se manifeste à travers l’idée du genre humain (« Menschengattung ») qui lui est inspiré par Feuerbach : le sentiment de soi irréligieux de l’homme atteste la transformation du concept logique de liberté en être sensible (p. 167). Mais on entrevoit du même coup les limites de cette analyse : Marx lui-même échoue à caractériser de manière suffisante le noyau objectif des aspirations de la populace, sans doute parce qu’il n’identifie pas assez nettement son origine, celle de la dialectique entre besoins et travail. Reste alors à clarifier la portée de la critique marxienne de la représentation politique : malgré les apparences, la description hégélienne de l’État moderne s’effectue selon l’auteur avant tout d’un point de vue épistémologique (comment la rationalité de l’État moderne peut-elle être connue) plutôt que d’un point de vue politique et donc immédiatement prescriptif.

La dernière partie de l’ouvrage peut alors interroger l’idée même de liberté sociale sur laquelle repose le concept de « droits sociaux » développé par Marx. L’auteur y établit que la liberté sociale est un moment nécessaire de l’histoire mondiale, en exhibant d’abord le rapport entre la représentation chrétienne de la liberté et le concept philosophique de liberté, puis en montrant que l’idée de liberté sociale est une sorte de complément de l’interprétation rationnelle de la liberté chrétienne. Le dialogue de Marx avec les jeunes hégéliens (l’histoire du droit de Gans et le concept feuerbachien de genre humain) l’amène donc paradoxalement à fonder lui aussi la liberté sociale sur le principe protestant de liberté subjective (p. 280).

L’ouvrage contribue assurément à éclairer la portée de la critique marxienne de la pensée politique de Hegel en adoptant une position originale dans son évaluation du rapport entre les deux pensées. Cette approche permet en outre de réévaluer le rôle de certains acteurs du jeune-hégélianisme dans la constitution du marxisme grâce au travail minutieux de l’auteur et devrait contribuer au renouvellement de l’interprétation de cette période pourtant souvent discutée.

On regrettera simplement que l’interprétation de la logique hégélienne sous-tendant cette relecture ne fasse pas l’objet d’une exposition plus détaillée : l’analyse proposée de la méthode absolue s’affranchit par exemple trop largement d’un débat avec les interprétations classiques de ce thème central des études hégéliennes, même s’il va de soi que ce ne pouvait être qu’un motif latéral de la présente discussion. On aurait enfin pu attendre que la contribution de l’auteur soit située plus précisément dans la tradition marxiste (au-delà des références aux travaux de Honneth et de Dardot et Laval), mais là encore, ce n’est sans doute qu’une ellipse provisoire et décidée en faveur de la netteté remarquable du propos.

François OTTMANN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : François OTTMANN, « Emmanuel NAKAMURA, Der Massstab der Kritik des modernen Staates bei Hegel und Marx (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 12), Berlin-Boston, De Gruyter, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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