Auteur : Frédéric de Buzon

CHIAVARELLI, Iacopo, L’oggetto puro, Matematica e scienza in Descartes, Turin ETS, 2020, 279 p.

Cette vaste étude examine une nouvelle fois les relations entre la science cartésienne et la philosophie en tentant de les envisager de manière unitaire. Dans son style et son argumentation, la démarche est originale ; mais elle relève plutôt de l’essai – ou de plusieurs essais – que de l’analyse rigoureuse de la science cartésienne, même si l’auteur affirme avec raison sa fondation philosophique. Deux grandes parties, l’une portant sur la nature de la science et l’autre sur ses instruments, sans cependant que l’organisation interne des parties elles-mêmes soit particulièrement aisée à saisir. Une abondante bibliographie, de nombreuses notes certes, mais le lecteur a souvent du mal à identifier la nature du propos et surtout ce à quoi il vise.

En ce qui concerne la Géométrie de 1637, ainsi que les autres travaux mathématiques de Descartes, on ne trouve que des indications extérieures, parfois informées, aux processus démonstratifs et aux constructions ; l’auteur ne rentre jamais dans l’analyse de la mathématique cartésienne telle qu’elle est pratiquée, et l’on est frappé de constater l’absence de référence aux travaux de Pierre Costabel ou d’André Warusfel, mais il n’y en a pas non plus à Frans van Schooten ni aux traducteurs et commentateurs du XVIIe siècle. C’est sans doute cela qui conduit l’étude à parler de géométrie non euclidienne (partie II, ch. II), ce qui est pour le moins une manière étrange de définir la nouveauté du style cartésien dans le traitement des courbes. D’autre part, l’ordre même des thèmes abordés donne un sentiment de décousu, ce que l’auteur confirme en parlant des « mille peripezie » qui le mènent à une conclusion très générale sur la nature du savoir et l’émancipation.

Frédéric DE BUZON (Université de Strasbourg)

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Pour citer cet article : CHIAVARELLI, Iacopo, L’oggetto puro, Matematica e scienza in Descartes, Turin ETS, 2020, 279 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 179.

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SCHWARTZ Claire, Malebranche, Mathématiques et philosophie, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, 390 p.

Sous un titre ambitieux, l’A. expose les principes et l’évolution de la pensée mathématique de Malebranche en deux grandes parties. La première, fondée principalement sur l’analyse du livre VI de la Recherche de la vérité, analyse les rapports généraux de la pensée de l’Oratorien avec les procédures mathématiques développées dans les Regulæ ad directionem ingenii en étudiant successivement les conceptualisations malebranchiennes de la méthode, puis la théorie de la vérité entendue comme rapport. Il s’agit ici d’examiner la période qui va des premiers travaux aux années 1690. Le tournant qui suit est opéré notamment sous l’influence des résultats leibniziens, dans le cadre de la diffusion du nouveau calcul. La seconde partie (« Évolution ou Revirement ? ») se focalise initialement sur la question du calcul intégral et de l’infini, en analysant pour commencer le manuscrit Du calcul intégral publié en 1967 (2e édition 1979) par P. Costabel dans le vol. XVII-2 des Œuvres complètes de Malebranche. Le fruit de cette analyse est la mise en évidence de l’attitude différenciée de D. et de Malebranche par rapport à la question de l’infini, tant en mathématiques qu’en philosophie. Ce point débouche, apparemment par souci d’exhaustivité (p. 287), sur le thème de la physique générale malebranchienne (ch. 5). La conclusion écarte toute idée de revirement et s’attache à reconstituer les cohérences. Parmi les points les plus intéressants de cette étude, vient en premier lieu la présentation (faite sans changement par rapport aux hypothèses de P. Costabel) et l’analyse détaillée du cahier de Malebranche rédigé à partir des Leçons de calcul intégral de J. Bernoulli. L’A. clarifie les problèmes traités dans ce document de manière précise, mais il semble que le trait de contraste soit parfois forcé. Par exemple, à propos des tangentes, l’A. rappelle que, dans l’école malebranchiste, on suppose « depuis un certain temps » que « les lignes courbes se doivent considérer comme des polygones d’une infinité de petits côtés égaux » (p. 209), et oppose cette conception de la courbure à celle de D., pour lequel, selon l’A., qui s’appuie sur la Géométrie (AT VI, 412), une telle supposition serait impossible. Or D., dans une lettre à Mersenne du 23 août 1638, dit précisément qu’il considère la « roulette circulaire comme un polygone qui a une infinité de côtés » (AT II, 309). Certes, D. ne démontre pas cette supposition, pas plus que les malebranchistes, mais il l’assume bel et bien.

Ce travail centré sur Malebranche intéresse naturellement les études cartésiennes, puisque l’A. s’attache constamment à montrer l’analogie des problèmes, la reprise critique par Malebranche des thèmes de D. et leur transformation voire leur rejet. Concernant la question de la méthode, l’analyse de l’A. est intéressante dans sa mise en rapport des Regulae avec la pars construens de la Recherche : signalés depuis longtemps, les parallèles entre le D. encore inédit et la méthodologie malebranchienne sont manifestes (mais peut-être aurait-on souhaité qu’ils fassent l’objet d’un relevé plus systématique, plutôt que d’une reconstruction affectée de digressions) ; de même, il y a ici, chez Malebranche comme chez D., un rapport essentiel avec la théorie de l’imagination, dont les grandes lignes sont restituées.

On peut cependant nuancer un certain nombre d’assertions un peu hâtives. Ainsi, selon l’A., la certitude de l’arithmétique et de la géométrie définie par la Reg. II proviendrait de la « perfection de leur objet » (p. 57). « Perfection » est-il une traduction satisfaisante de l’ « objectum (…) purum et simplex » (AT X 365, 16-17), et ce plus encore dans l’optique d’une lecture malebranchienne ? Le ch. IV de la première partie du Livre VI de la Recherche, dont certains textes semblent directement copiés sur les Regulae (par exemple, OC III, p. 274-275) devrait sans doute être développé dans tous ses aspects, y compris musicaux et mécaniques. – D’autre part, certaines questions sont évoquées bien rapidement (ainsi, la question de l’anaclastique p. 66) ; les remarques sur les notions de Mathesis universalis, de « mathématique universelle » et de « science universelle » paraissent demander des justifications plus amples, et ce même si la considération de la géométrie comme « espèce de science universelle » propre à rendre attentif et à régler l’imagination » (Recherche, OC II, p. 278) ne dérive pas comme le montre très justement l’A., de la Reg. IVb, elle paraît quand même, dans tous ses éléments, s’associer à la séquence des Reg. XIII à XV ; dans le même ordre d’idée, le passage essentiel de la Reg. XIV (AT X 440) sur la grandeur choisie comme susceptible d’être peinte en l’imagination ne peut être compris en considérant qu’est grandeur « ce qui est susceptible de mesure » (p. 75) : D. ne définit pas la grandeur par la mesure, mais seulement par la capacité à recevoir le plus et le moins – et la difficulté qu’aurait une telle définition par la mesure est précisément marquée par Malebranche, qui montre que les rapports incommensurables s’expriment géométriquement aussi bien que les autres (Recherche, OC II, p. 276).

Cet ouvrage a le mérite de fixer l’attention sur la pensée mathématicienne de Malebranche dans tous ses aspects, à la fois internes au développement de cette science et dans ses rapports avec la philosophie prise dans sa dimension gnoséologique et méthodologique. Dans le cadre d’une monographie, cette perspective est légitime et nouvelle ; elle appelle des prolongements.

Frédéric DE BUZON (Université de Strasbourg)

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Pour citer cet article : Frédéric DE BUZON, SCHWARTZ Claire, Malebranche, Mathématiques et philosophie, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019, 390 p.