Auteur : Frédéric Menager

 

Jürgen HABERMAS, Une histoire de la philosophie. (Tome I) La constellation occidentale de la foi et du savoir et et (Tome II) Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir, trad. Frédéric Joly, Paris, Gallimard, 2021 et 2023, 851 p. et 784 p.

Il existe peu d’œuvres contemporaines, en dehors de celle de Charles Taylor, qui abordent la question des rapports entre politique et religion sous l’angle à la fois d’une philosophie politique normative et d’une généalogie des rapports entre la foi et la pensée séculière. L’œuvre tardive de Jürgen Habermas est certainement désormais la seule à répondre à ce défi et à se hisser aux mêmes sommets que les travaux du philosophe de Montréal. La parution successive des deux volumes de Auch eine Geschichte der Philosophie dans une excellente traduction de Frédéric Joly permet désormais au lecteur patient qui saura relever l’exigence de cette lecture d’en prendre la pleine mesure.

On oublie trop souvent que la question de la religion a déjà fait l’objet de la part de Habermas de travaux décisifs, principalement élaborés sous l’angle d’une philosophie politique de la religion qui visait à discuter des critères de recevabilité des revendications normatives à fondement religieux dans le cadre d’une argumentation démocratique fondée sur la raison publique. Habermas avait sans doute perçu que la question de la religion était un angle mort de son ouvrage L’Espace public. Il essaya donc de discuter, en utilisant les critères de la philosophie politique normative, les conditions auxquelles de tels arguments sont recevables dans le cadre de la communauté communicationnelle. Le propos de Habermas s’est beaucoup attaché à discuter les arguments échangés par Robert Audi et Nicholas Wolterstorff dans leur ouvrage, devenu classique aux États-Unis, mais presque inconnu en France, Religion and the public square. Habermas admet ainsi une des thèses prééminentes de Wolterstorff sur le fait que la raison publique exige des citoyens croyants un effort de restriction épistémique de l’expression de leurs convictions qu’elle n’exige pas des autres citoyens, ce qui pose une question sur l’égalité des possibilités d’argumentation. Habermas admet donc comme correctif une certaine recevabilité des arguments fondés sur une conception du monde religieuse. Néanmoins, dans ses écrits ultérieurs, il va quelque peu préciser les critères de recevabilité et émettre un certain nombre de restrictions : les arguments en question doivent respecter la prééminence de la science sur la foi et donc admettre la supériorité épistémique des démonstrations empiriques sur la Révélation. Ils doivent également inclure la reconnaissance de l’égale valeur argumentative des positions issues d’autres traditions religieuses ou de la pensée séculière. Cette discussion normative s’est en outre redoublée d’une discussion d’ordre généalogique et historique sur les principes générateurs et directeurs de l’État libéral moderne qui a opposé Habermas à Ernst-Wolfgang Böckenförde, via une réponse à une lettre du cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI. Habermas y défendait le caractère fondateur autonome de la raison communicationnelle contre la référence à la tradition théologique et à une fondation hétéronome de ces principes défendue par Böckenförde et par le cardinal de Munich.

Il n’est donc rétrospectivement guère étonnant que Habermas ait jugé bon de régler ce qui apparaissait comme une tension grandissante dans son œuvre entre, d’une part, son rejet de la nécessité généalogique de reconnaître un soubassement théologique aux principes fondateurs de l’État moderne et, d’autre part, la légitimité, qu’il reconnaît au nom du pluralisme raisonnable, pour les conceptions religieuses fondées théologiquement, de participer au débat visant l’élaboration des normes publiques. Cette tension ne faisait qu’en incarner une autre plus essentielle : celle qui traverse toute l’histoire de la pensée occidentale partagée entre raison et foi.

L’objet du premier volume est donc de présenter une interprétation personnelle de l’histoire de la philosophie jusqu’au Moyen Âge surdéterminée par cette relation à la fois conflictuelle et complémentaire. Habermas essaye, de fait, de se positionner dans le champ de la querelle de la sécularisation qui a traversé l’histoire de la philosophie allemande du xxe siècle et dont on peut résumer les positions antagonistes de la manière suivante : soit on admet que les structures politiques et juridiques de la modernité ont conservé, derrière des apparences novatrices, des formes identiques qu’elles ne font que reconduire perpétuellement, position dite du « théorème de sécularisation », soit on considère qu’il faut prendre la modernité au sérieux et que, derrière d’éventuelles continuités de forme, la transformation effective est substantielle, inaugurant une nouvelle époque du monde qui est celle que nous vivons depuis les Lumières. La sécularisation est alors comprise à la fois sociologiquement comme perte de l’influence des pratiques et croyances religieuses dans la société, et de manière plus philosophique et hégélienne comme « mondanisation » (Verweltlichung), c’est-à-dire faculté du sujet moderne de se penser comme se déterminant lui-même et considérant que le monde n’est pas soumis à un ordre hétéronome. On peut appeler cette position « légitimation de la modernité ». On considérera que la première position peut faire l’objet de différentes versions, la version forte étant celle de Carl Schmitt dans la mesure où elle englobe les institutions et le droit, une version plus faible étant celle de Karl Löwith portant pour sa part sur l’histoire des idées et la continuation de la théologie au sein des philosophies de l’histoire. On peut y rattacher celle d’Eric Voegelin à travers l’identification d’un paradigme gnostique qui émergerait de manière aléatoire dans l’histoire. La seconde position, admettant donc la singularité de la modernité, peut être attribuée à Hans Blumenberg et au théologien catholique Erik Peterson, mais on pourrait aussi créditer Leo Strauss d’une position proche, quoique pessimiste, reconnaissant l’accomplissement triomphal de la modernité tout en le critiquant sévèrement.

Habermas choisit en réalité une voie tierce, en récusant un antagonisme aussi marqué entre l’acceptation de continuités historiques et la reconnaissance du caractère original de la modernité occidentale. L’ouvrage développe ainsi une critique certaine des différentes versions des théorèmes de sécularisation en soulignant leur caractère décliniste et nostalgique. Cette critique s’adresse sans surprise à Schmitt et Löwith. Le premier étant renvoyé à la tradition contre-révolutionnaire et anti-Lumières, considérant sa déploration réactionnaire de la transformation de l’État au sein du complexe socio-économique moderne, le second étant davantage critiqué pour son interprétation nietzschéenne de la sécularisation comme synthèse de l’Éternel retour et de la mort de Dieu, poussant à un retrait indifférent hors de l’histoire considérée comme soumise à un processus de répétition. De manière plus étonnante, Habermas englobe Strauss dans cet ensemble, privilégiant une lecture de ce dernier fondée sur la mise en avant de sa critique de la modernité et de l’historicisme. Enfin, cette critique s’achève avec l’intégration de Martin Heidegger au sein de ce quatuor comme penseur de l’historialité depuis le tournant de la Lettre sur l’humanisme vers une histoire de l’Être dominée par l’arraisonnement par la technique et les sciences. Derrière leurs différences apparentes, ces pensées restent, selon Habermas, hantées par la ritournelle macabre spenglérienne de la décadence et par le refus d’accepter le caractère novateur et disruptif de la modernité.

Pour autant, Habermas n’épouse pas strictement l’ironie destructrice de Hans Blumenberg vis-à-vis de ces doctrines. Il tend à souligner que le Blumenberg de La Légitimation des temps modernes est victime d’une autre illusion dans son souci de légitimer la modernité en utilisant un vocabulaire identique à celui de la souveraineté politique, en imaginant la modernité comme une époque se déterminant pleinement elle-même et se situant ainsi en dehors des préjugés des époques antérieures. L’autonomisation du sujet moderne ne doit pas être confondue avec un aboutissement téléologique et un désancrage radical du sol historique qui, au contraire, a justement permis cette autonomisation. En effet, la position de Blumenberg n’explique pas pourquoi la modernité s’est mise à adopter des processus cognitifs nouveaux fondés sur les raisons davantage que sur les croyances. D’une certaine manière, l’acceptation des raisons ne se fonde pas que sur des raisons mais aussi sur des apprentissages et donc sur des évaluations des modèles cognitifs antérieurs, sur une généalogie qui expliquerait la spécificité de la sécularisation comme compréhension immanente du monde et de soi. Cela implique que l’on ne puisse pas davantage modéliser cette émergence comme rupture décisive que comme répétition d’un motif théologique immuable.

Ce travail de défrichage et de distinction vis-à-vis des deux positions antagonistes qui dominent le champ de la philosophie de la sécularisation permet à Habermas de tracer son propre sillon original en deux étapes. La première revient à prendre au sérieux la notion d’époque axiale forgée par Karl Jaspers pour expliquer l’émergence dans un espace de temps relativement restreint, au sein de plusieurs civilisations éloignées, de formes nouvelles de conceptions du monde qui tendent à remplacer la pensée mythologique sans toutefois l’abroger totalement. Ces images du monde posséderaient une dynamique identique que l’on pourrait résumer par quelques traits saillants. Habermas note ainsi une rationalisation et une moralisation du sacré. Cela signifie que les doctrines des grandes religions émergentes représentent un saut cognitif dans la représentation du sacré dans la mesure où elles définissent davantage des principes abstraits qui gouvernent le cours du monde. On voit ainsi dans l’apparition de la Loi juive, du Dharma indo-bouddhiste et du Ciel confucéen un mouvement commun pour moraliser le sacré et faire aboutir les doctrines religieuses à des systèmes éthiques normatifs juridiques et moraux. Ce mouvement s’accompagne d’une rationalisation et d’une abstraction grandissante des principes généraux qui expliquent l’apparition du monothéisme, l’agnosticisme implicite du bouddhisme et le panthéisme civique du confucianisme. Ce détour par la notion d’époque axiale a aussi le mérite d’interroger la spécificité du parcours de la raison en Occident. C’est alors la fonction de la deuxième étape qui est l’étude prolongée des grandes doctrines philosophiques du Moyen Âge de Thomas d’Aquin, Duns Scot et Guillaume d’Ockham. On pourrait résumer ce très long passage en disant que la pensée médiévale est une pensée de l’appariement de l’éthique et du métaphysique. De ce point de vue, au regard de l’époque axiale, elle marque une différenciation supplémentaire entre les deux sphères, qui demeuraient dans un continuum effectif puisque l’acte éthique produisait des effets métaphysiques. C’est, par exemple, le sens de la notion de péché aussi bien que du concept de participation chez Platon. La pensée médiévale est davantage soucieuse d’une recherche de correspondances entre les deux domaines, dans une abstraction qui permet de distinguer les valeurs que mon agir revêt pour moi-même et la finalité de cet agir dans le mouvement cosmologique universel qui tend vers Dieu. Cette différenciation s’accentue jusqu’à culminer dans des formes archaïques de laïcisation, par exemple chez Marsile de Padoue.

La parution plus récente du deuxième volume constitue une avancée réflexive décisive par rapport au premier volume. Si ce dernier inaugurait, on l’a vu, une réflexion originale sur le processus de sécularisation jusqu’au seuil de la Renaissance, le nouvel ouvrage, tout en poursuivant cette voie, nous offre des clefs de compréhension nouvelles de l’œuvre du philosophe lui-même. Si l’on pressentait que le luthéranisme et la réflexion des jeunes-hégéliens avaient sans doute constitué deux références fondamentales du maître francfortois, le constat est désormais enfin explicite. […]

Frédéric Menager (CESPRA/EHESS)

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Pour citer cette note de lecture : Notes de lecture, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 129-136.

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