Auteur : Gauthier Tumpich
Raphaël Authier, Figures de l’histoire formes du temps. Hegel, Schelling et l’élaboration d’un concept d’histoire, Paris, Vrin, 2023, 344 p.
Raphaël Authier étudie dans ce riche ouvrage de nombreux aspects des conceptions du temps et de l’historicité que l’on trouve chez Hegel et Schelling.
Commençons par le concept de temps. En 1797, Schelling considère le temps à la manière de l’idéalisme transcendantal, comme un produit de la conscience, mais il l’envisage aussi comme une réalité, plus précisément comme un produit de la force d’attraction, par opposition à la force de répulsion. La compatibilité entre ces deux thèses pose un problème. Finalement, c’est celle de la réalité du temps qui s’imposera pour Schelling. En étudiant Les Âges du monde, R. Authier s’arrête tout particulièrement sur son refus d’une conception unifiée du temps. « Il n’y a pas de temps commun à l’ensemble des choses » : au contraire, il y a, selon Schelling, autant de temps différents que d’êtres singuliers différents.
Hegel, quant à lui, s’oppose à l’idéalisme transcendantal de Kant, et soutient que le temps est « le procès des choses effectives elles-mêmes ». Il conçoit le temps et l’espace comme les conditions les plus élémentaires de l’existence des choses, comme les formes abstraites du réel. La conception hégélienne se distingue aussi tout particulièrement de celle newtonienne d’un temps absolu, qui revient à en faire un réceptacle extérieur aux choses, alors que selon Hegel l’espace et le temps sont nécessairement relatifs aux choses matérielles, et n’ont pas d’existence indépendamment d’elles. Dans ce sens, Hegel s’oppose au fait d’accorder un statut « réel » au temps : il s’agit d’une « idéalité » objective. Plus précisément, le temps est une idéalité abstraite, distinguée par R. Authier de l’idéalité concrète, cette deuxième forme caractérisant notamment le mode d’être de l’esprit par opposition à la nature. Le temps est encore à saisir comme « la manifestation de la négativité des choses naturelles », la monstration de leur caractère fini. R. Authier étudie à ce sujet les liens entre le concept de temps et le concept logique de devenir en tant qu’unité de l’être et du néant.
Hegel envisage le temps comme « variation purement abstraite », « sans différence », simple répétition perpétuelle d’instants. Selon R. Authier, il s’agit là du temps de la nature inorganique, de la « forme pure de temps naturel », à quoi il en oppose un autre transformé par la vie, spiritualisé, c’est-à-dire le devenir historique en tant qu’il est émancipé de la temporalité naturelle. Cela nous mène à la considération de l’histoire et de l’historicité chez Hegel. L’auteur insiste à ce sujet sur l’idée de progressivité historique dans la
Pour ce qui concerne maintenant la conception de l’histoire chez Schelling, ce dernier défend d’abord, entre 1798 et 1802 environ, une thèse d’inspiration kantienne, suivant laquelle l’essentiel est le surgissement progressif d’une constitution cosmopolitique, d’un droit d’extension universelle. Se pose alors la question de la compatibilité entre la liberté humaine et la nécessité de ce progrès du droit envisagé comme but d’ensemble de l’histoire. Par la suite, Schelling abandonne cette perspective, qui lui semble « creuse » et « mesquine », tout comme l’idée hégélienne d’une réalisation de la liberté. Il développe alors une conception s’agençant de la façon suivante : il y a d’abord eu selon lui un « temps absolument préhistorique », une époque sans changements majeurs au cours de laquelle les humains auraient adhéré à un « monothéisme inconscient », puis une « chute », à laquelle a succédé un « temps relativement préhistorique » de genèse de la mythologie et du polythéisme dans les peuples à présent différenciés les uns des autres. Cette préhistoire prit fin avec l’avènement du christianisme, rendant possible « la conscience de l’historicité ». La question du but de l’histoire est abordée notamment dans la vingt-troisième leçon de l’Introduction à la philosophie de la mythologie : « Il y a eu une époque où il était naturel et pardonnable de penser, comme fin [Zweck] de l’histoire, un idéal, et de chercher celui-ci dans l’État le plus parfait, dans l’État du droit accompli. Mais c’est d’une manière générale un faux présupposé que d’admettre, au sein de ce monde, un état qui, étant l’idéal, devrait nécessairement être aussi permanent et éternel. » L’État est pour lui un ordre externe dont le rôle est simplement de rendre possible ce qui compte vraiment, à savoir la « disposition morale », ou encore la « vie spirituelle ».
Gauthier Tumpich (Université Paul-Valéry Montpellier-III)
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Pour citer cet article : Raphaël Authier, Figures de l’histoire formes du temps. Hegel, Schelling et l’élaboration d’un concept d’histoire, Paris, Vrin, 2023, 344 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Bernard BOURGEOIS, Penser l’histoire du présent avec Hegel, Paris, Vrin, 2017, 144 p.
L’objectif de Bernard Bourgeois dans cet ouvrage est de penser notre présent de façon hégélienne, et de montrer ainsi l’actualité profonde de la philosophie hégélienne. Il a réuni pour ce faire six textes courts, relativement indépendants les uns des autres. Dans le premier texte, « Penser avec Hegel l’histoire présente », il tente de montrer que notre organisation politique actuelle est globalement conforme à ce qu’avait pensé Hegel : un « État socialement libéral et politiquement fort », dans lequel la liberté d’initiative est tempérée par l’exigence de solidarité. Les récentes attaques terroristes (en 2015 notamment) ont d’ailleurs réveillé chez le plus grand nombre le sentiment de l’État et de la nation, « au plus loin de tout nationalisme », ce qui s’accorde parfaitement avec les thèses hégéliennes. Dans le deuxième texte, « le temps du terrorisme », l’auteur développe une description hégélianisante du terrorisme islamiste contemporain, en partant des analyses du fanatisme islamique développées par Hegel dans ses cours sur la philosophie de l’histoire. Dans le troisième texte, Bernard Bourgeois prend pour objet les lectures par Axel Honneth de l’éthicité hégélienne, dont il se démarque, notamment parce que ces lectures auraient tendance à minorer le moment proprement politique de la philosophie hégélienne, au profit de son moment social. Dans le quatrième texte, l’auteur défend l’aspect logique de la philosophie hégélienne de l’État (concernant le « droit étatique interne »), qui fonde la nécessité de trois pouvoirs (prince, gouvernement, pouvoir législatif) sur les trois moments du concept que sont la singularité, la particularité et l’universalité. Dans le cinquième texte, Bernard Bourgeois soutient que la philosophie hégélienne de la fin de l’histoire (dont l’existence a été abordée dans le premier texte) est globalement meilleure que les philosophies de la fin de l’histoire de Fukuyama et de Kojève, notamment du point de vue des perspectives que la philosophie hégélienne laisse ouvertes pour l’existence humaine après cette fin de l’histoire. Enfin, dans le sixième et dernier texte, « Hegel : à venir », l’auteur déplore que le hégélianisme ne soit jamais véritablement devenu « un grand courant philosophique », Hegel étant le plus souvent refusé ou ignoré. Il existe en effet une sorte de consensus d’après lequel « le savoir absolu est inaccessible à la finitude humaine ». Contre cette idée, Bernard Bourgeois fait valoir que le savoir absolu est simplement la pensée de l’être en son sens total, et que cette idée de l’être « ne peut pas ne pas intervenir dans une philosophie ». L’auteur de la présente recension ne peut qu’approuver l’ambition générale de cet ouvrage, qui tente résolument de dépasser les démarches purement antiquaires en histoire de la philosophie. On regrettera simplement qu’il y ait une certaine disproportion entre la brièveté des textes ici rassemblés et l’ampleur immense de l’objectif poursuivi.
Gauthier TUMPICH (Académie de Versailles)
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Pour citer cet article : Gauthier TUMPICH, « Bernard BOURGEOIS, Penser l’histoire du présent avec Hegel, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.