Auteur : Géraldine ROUX

David LEMLER, Création du monde et limites du langage. Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 2020, 208 p.

Dans l’ouvrage Création du monde et limites du langage. Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux, en débat avec la thèse inaugurale de Leo Strauss, pour lequel les philosophes juifs du Moyen Âge ont construit un art d’écrire ésotérique dans un contexte théologico-politique de persécutions pour s’en prémunir, David Lemler développe une thèse : si la crainte de persécutions, internes et externes à la tradition juive, est une des causes de l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux, cette cause est elle-même apparente et sous-tendue par une cause essentielle, laquelle trouve son origine en l’objet même de la recherche et la difficulté, pour la connaissance et le langage humains, de l’aborder. Comment construire une « science de Dieu » alors qu’il échappe à toutes nos catégories de langage et de pensée ? Le problème, c’est-à-dire la problématisation, de la création du monde est, pour l’auteur, exemplaire en ce sens, mettant en lumière les points de contradiction, de divergence et, pourrait-on dire, de tangence entre philosophie et Révélation, entre la dimension exégétique et la dimension conceptuelle et philosophique de l’œuvre de chacun des auteurs, entre science et tradition juive, où chaque point de tangence servirait d’appui à l’élaboration d’un mode singulier de philosopher : la philosophie juive médiévale.

Pour cela, David Lemler développe une analyse des différentes manières de répondre à la croyance en la création du monde, à travers six philosophes médiévaux élaborant chacun leur analyse de la notion de création depuis leur pratique propre de l’art d’écrire. L’auteur tend à montrer que c’est le mode d’écriture qui est au centre, bien plus que telle ou telle réponse, cela pour plusieurs raisons, toutes intriquées : penser la création du monde est moins une tentative de décrire un réel auquel la connaissance humaine n’a pas accès que de questionner les limites du langage et d’élaborer une pensée, depuis ce questionnement, en confrontant récit et concept, dimension exégétique et dimension philosophique hétérogènes a priori ; le sens étant déplacé du domaine de l’épistémologie à celui de l’herméneutique, la question du passage du non-être à l’être est elle-même réenvisagée comme possibilité de l’élaboration de la sphère de la pensée et du langage humain, question au cœur de l’analyse de David Lemler ; l’art d’écrire, propre à la philosophie juive médiévale, s’élabore depuis un problème ésotérique essentiel, la possibilité même de la Torah, dont l’écriture cachée pour des raisons théologico-politiques en dérive et dont la question de la création du monde est le nœud de la problématisation.

Après une introduction rappelant des mises au point salutaires sur la désignation d’une philosophie juive et la singularité d’un ésotérisme philosophique juif médiéval reposant sur un art d’écrire, David Lemler développe son analyse en étudiant, de manière monographique et dans une progression historique, six auteurs « représentants » de la philosophie juive médiévale : Saadia Gaon (882-942), Abraham Ibn Ezra (1089-1164), Moïse Maïmonide (1138-1204) auquel l’auteur consacré deux longs chapitres comme pivot de l’argumentation depuis la distinction conceptuelle maïmonidienne entre « croyances vraies » et « croyances nécessaires », Gersonide (1288-1344), Albalag (deuxième moitié du XIIIe siècle) et Ḥasday Crescas (c. 1340-1410/11), ces deux derniers rapprochés dans un seul chapitre depuis une étude comparée audacieuse.

Chaque philosophe est étudié depuis son mode propre d’écriture qui commande leur pensée et leurs élaborations conceptuelles, en tension avec leur pratique exégétique. Ce mode d’écriture, en accord avec l’approche ésotérique de l’interrogation de la possibilité de la Révélation dans un mode régi par les lois nécessaires de la nature, contraint ces philosophes à forcer la limite expressive du langage et à produire des pensées nouvelles tout autant qu’hétérodoxes. Depuis ce parti pris philosophique, David Lemler développe, dans chaque chapitre, un angle d’approche original de chacun des auteurs, éclairant et mettant en scène leur complexification du problème de la création, où la complexification pourrait être un autre nom pour l’écriture ésotérique et le propre d’une pensée véritable. Le rapprochement audacieux entre les conceptions pourtant très éloignées d’un philosophe averroïste comme Albalag et d’un penseur jugé « conservateur » comme Crescas, depuis la question de la durée du monde, est très éclairant sur ce point et permet la conclusion du livre : chaque philosophe étudié identifie la création du monde à son adventicité, ce qui serait moins la marque d’une confusion philosophique naïve que « d’assumer la part de midrash de toute histoire de la philosophie ».

Création du monde et limites du langage. Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux est un livre dense, à l’analyse aussi bien conceptuelle qu’exégétique claire et complexifiante de chaque auteur étudié, ce qui permet de les éclairer d’un jour nouveau depuis l’angle d’approche original de l’auteur. La bibliographie conséquente permet à David Lemler de se situer dans les débats de la recherche moderne et contemporaine sur cette question centrale au Moyen Âge. Ainsi, il donne une vue d’ensemble des différentes doctrines de la philosophie juive médiévale sur la problématisation de la création du monde tout en mettant en lumière la singularité de la philosophie juive médiévale, moins depuis les réponses qu’elle donne que dans la manière de poser les questions, l’art d’écrire singulier des philosophes étudiés dans l’ouvrage.

Géraldine ROUX

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Pour citer cet article : David LEMLER, Création du monde et limites du langage. Sur l’art d’écrire des philosophes juifs médiévaux, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 2020, 208 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.