Auteur : Gérard Ferreyrolles
ROMEO, Maria Vita, Pascal. Una politica cristiana, Rome, Studium edizioni, 2021, 190 p.
Les pascaliens, comme de leur côté les cartésiens, sont en dette à l’égard de Maria Vita Romeo, professeur de philosophie morale à l’université de Catane et directrice du Centro Studi su Pascal e il Seicento. Elle a traduit en italien non seulement les livres principaux de Jean Mesnard et de Philippe Sellier, mais aussi, en une édition monumentale (3 133 p.) et sans précédent outre-monts, les œuvres complètes de Pascal chez Bompiani en 2020. Cette activité se double d’un travail critique considérable, depuis Verità e bene. Saggio su Pascal en 2003 et Il numero e l’infinito. L’itinerario pascaliano dalla scienza alla filosofia en 2004 jusqu’à l’ouvrage ici recensé, en passant par l’essai sur Il re de concupiscenza en 2009 et l’enquête sur Le Retentissement des Provinciales en Italie parue chez Garnier en 2020.
Avec l’annonce d’une « politique chrétienne » de Pascal, M. V. Romeo s’inscrit en faux dès son titre contre les critiques qui ne verraient dans la position pascalienne que mépris pour la politique. Certes, celle-ci relève de l’ordre des corps, mais cet ordre a sa grandeur propre et rien ne l’empêche de s’ouvrir aux lumières de la Révélation, jusqu’à constituer une « république chrétienne » (Pensées, S. 401 et 408). Le lecteur est ainsi invité à un parcours ascensionnel qui mène, pour reprendre une double expression que l’auteur emprunte à J. Mesnard, d’un « dur réalisme » à une « utopie généreuse ».
Le réalisme se marque d’abord dans la description de la naissance de la société : au principe est la guerre, qui dure « jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus faible et qu’enfin il y ait un parti dominant » (S. 668). Par surcroît, cette domination, inspirée par la concupiscence et obtenue par la force, ne se maintient que si les maîtres justifient le droit de commander et le devoir d’obéir, à quoi servira l’action conjuguée de l’imagination et de la coutume. Une trace de la grandeur de l’homme est néanmoins perceptible dans cette intrication de puissances trompeuses. Déjà, la nécessité de justifier l’ordre instauré par la force est un indice que demeurent en l’homme, si enténébrées soient-elles, une idée de la justice et l’inclination à la suivre. Surtout, ces puissances trompeuses concourent à l’affermissement de l’État : peu importe qu’on obéisse à des grands et à des lois qui n’ont de grandeur et de justice qu’en une imagination entretenue par la coutume, pourvu qu’on leur obéisse ; la concupiscence même, qui pourrait nous dresser les uns contre les autres, par la crainte du châtiment et l’espoir des gratifications nous range à l’ordre établi : elle n’est plus « source de désordre, mais de soumission » (p. 64). Par l’artifice de la société civile, l’amour-propre est orienté vers le summum bonum politique, à savoir la paix, qui elle-même « n’a pour objet que de conserver les biens des peuples en assurance » (S. 771). Enfin, et plus radicalement, la conservation de soi étant à la fois le premier objet de l’inclination humaine et le premier précepte de la loi naturelle, il faut en déduire que « la loi naturelle n’est pas l’ennemie de la concupiscence, non plus que la concupiscence n’est l’ennemie de la loi naturelle » (p. 56). C’est bien pourquoi Pascal peut estimer qu’« on a tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » S. 244) – et M. V. Romeo fait remarquer que Pascal emploie le même adjectif (« admirable ») pour qualifier la loi mosaïque (S. 694), reçue de Dieu et tenue pour le compendium de la loi naturelle. Une cité ainsi régulée est une cité sinon pérenne, du moins équilibrée : l’observation des lois naturelles la préserve des principaux facteurs d’autodestruction cependant que la satisfaction réciproque de leurs désirs stabilise les relations entre dominants et dominés.
Cette cité ne saurait-elle dépasser l’ordo concupiscentiae ? C’est tout l’enjeu d’une « politique chrétienne », pour reprendre le titre de l’ouvrage. Deux lieux pascaliens au moins l’appellent : d’une part, après l’énumération des trois ordres, l’injonction selon laquelle « Dieu doit régner sur tout et tout se rapporter à lui » (S. 761) ; d’autre part, l’affirmation que l’autorité donnée par Dieu aux puissants ne doit être exercée que comme il l’exercerait lui-même et « employée que pour la fin pour laquelle ils l’ont reçue » (XIVe Provinciale). Est-ce à dire que l’État doit devenir une autre Église ? Non point, car leurs objets sont différents : pour le premier, comme on l’a vu, « conserver les biens des peuples en assurance » ; pour la seconde, « conserver en assurance la vérité qui est son bien » (S. 771) ainsi que « la piété des fidèles » (S. 811). Il est tout à fait possible néanmoins qu’un grand de chair remplisse pleinement son office en dispensant à ses assujettis les biens qui leur sont nécessaires sans être lui-même mû par la concupiscence mais en conformant dans son ordre sa volonté individuelle à la volonté divine. En d’autres termes, le roi de concupiscence peut être également, par participation, roi de charité. Cette coexistence peut-elle être étendue à tous les membres d’une société ? C’est ici qu’intervient l’« utopie généreuse », qui conçoit une cité distincte, si l’on suit bien l’auteur, à la fois de l’Église (qui excède l’ordre politique) et de la Cité de Dieu (telle que réalisée dans l’au-delà), mais prenant corps en ce monde au sein même d’une natura lapsa convertie, accueillant les deux lois de la « république chrétienne » – l’amour de Dieu et l’amour du prochain –, avec pour modèle le « corps de membres pensants » (S. 392) où chacun soumet sa volonté propre au gouvernement de « la volonté qui régit le corps » (S. 405).
Le livre de M. V. Romeo s’appuie sur de nombreuses citations prises de la quasi-totalité de l’œuvre pascalienne, se nourrit de vastes lectures critiques (encore qu’une confrontation avec L’Esprit du corps d’Alberto Frigo eût été éclairante) et développe dans une écriture ferme et élégante une vision cohérente et intégrative de la politique pascalienne. Son originalité se marque, entre autres, dans l’idée de séparation des pouvoirs chez Pascal, dans la proximité établie avec Hobbes sur le rapport de la loi positive et de la loi naturelle, dans l’actualité soulignée de l’approche pascalienne en un temps où l’écroulement des illusions politiques pourrait déboucher sur un scepticisme nihiliste, enfin et fondamentalement dans le passage d’un usage chrétien du politique à l’affirmation d’une politique chrétienne.
Gérard Ferreyrolles (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : ROMEO, Maria Vita, Pascal. Una politica cristiana, Rome, Studium edizioni, 2021, 190 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.