Auteur : Gianni PAGANINI

Laurent JAFFRO, La Couleur du goût. Psychologie et esthétique au siècle de Hume, « Essais d’art et de philosophie », Paris, Vrin, 2019, 240 p.

On considère généralement que le point culminant de l’esthétique moderne se situe en Allemagne, entre Kant et Baumgarten à qui l’on doit l’origine du même mot « esthétique » dans notre sens de faculté ou d’appréciation de la beauté, après l’usage psychologique et gnoséologique précédent de Kant. Cette focalisation sur les « origines » allemandes peut avoir du sens en ce qui concerne les valeurs spéculatives et le caractère synthétique, mais elle ne rend pas compte d’un autre aspect tout aussi important, l’analytique, qui s’est plutôt imposé à la période anglo-écossaise centrée sur Hume. Mais cela doit être étendu à Addison, Shaftesbury et Harris d’une part, Smith, Reid et Gerard d’autre part, ainsi qu’à la présence évidente de Hutcheson avant et aux côtés de Hume. Déjà cette simple liste d’auteurs, sur laquelle se fonde le livre de Jaffro, met en tension une tradition platonicienne au sens large (derrière Shaftesbury il y a Henry More) et une autre caractérisée par le tournant psychologique qui devient dominant au cours du XVIIIe siècle. Ce tournant a ses origines chez Locke mais trouve sa définition dans la science de la nature humaine basée sur Newton et que Hume entend construire dans le Traité, modelant ses principes associationnistes sur le paradigme physique de l’attraction. Le tournant marque aussi l’abandon des prétentions ontologiques de la tradition classique et platonicienne qui interprétaient les qualités de la beauté dans un sens métaphysique et réaliste, comme propriété de la chose ou de l’œuvre d’art : cette prétention ressuscitera dans la troisième critique kantienne à travers la recherche de la finalité interne, et ce malgré le tournant transcendantal qui aurait dû renforcer la poussée antiréaliste du tournant psychologique. Laurent Jaffro souligne la continuité forte qui existe entre le Traité de la nature humaine de Hume et son petit opuscule sur « La règle du goût ». On voit ici à l’œuvre le tournant anti-réaliste de l’esthétique humienne (qui à l’époque était appelée plutôt critique ou justement règle du goût). Par contraste avec les réalistes, Hume ne reconnaît pas d’objectivité à la beauté en elle-même, pas même (comme le fera Gerard) au titre d’excellence technique de l’œuvre d’art. Il n’en résulte cependant pas un aboutissement sceptique qui livrerait les qualités esthétiques à l’arbitraire du goût particulier, comme dans le célèbre dicton du sens commun que le philosophe lui-même évoque. Jaffro rappelle que les désaccords entre les particuliers en matière esthétique n’ont rien de mystérieux : elles sont explicables à condition de faire intervenir la notion de « point de vue approprié » qui impose une contrainte sélective sur les interprétations recevables. L’histoire fameuse de la dispute des parents de Sancho tirée du Don QuichotteO devrait plaire à tout autre être humain montre l’importance de la pertinence du point de vue. Les disputants s’accordent unanimement pour juger de la relative médiocrité du vin qu’ils goûtent. En revanche, ils sont partagés sur la raison qui conditionne un tel jugement : pour l’un, un désagréable goût de fer gâche le plaisir de la dégustation tandis que les papilles de l’autre distinguent un goût de cuir. Une fois la barrique vidée, clapote en son fond une clé de fer entourée d’une lanière de cuir, soit des qualités objectivement relatives au vin. Il semble donc que la conception humienne du goût se présente comme un subjectivisme non relativiste. Comme le précise Laurent Jaffro :

Subjectiviste sur le plan métaphysique – c’est-à-dire par sa psychologie, qui est la véritable « philosophie première » –, Hume est objectiviste, non pas à propos des valeurs, mais à propos de propriétés techniques dont l’appréhension ou la mention justifie, ou à tout le moins explique, nos jugements de valeur esthétique. En ce sens, il y a bien un réalisme humien, mais il n’est pas un réalisme de valeur esthétique. (p. 129)

Cette position et l’interprétation que Jaffro en donne peuvent étonner, voire susciter des doutes quant à la cohérence et à la tenue théorique de la position humienne. Mais on peut mieux la comprendre si l’on tient compte du fait que le « paradoxe » humien de l’esthétique a un parallèle assez précis dans un autre paradoxe majeur de la philosophie de l’Écossais, celui de son éthique, surtout dans le passage du Treatise à la seconde Recherche. Cette comparaison devient presque obligatoire, dès qu’on réfléchit au fait que Hume lui-même établit au début de la Règle du goût un parallèle entre la critique et la variété du goût d’une part, et de l’autre la situation de la moralité. On sait bien que le Treatise, avec sa proposition scandaleuse et qui a tant donné à discuter : « la raison est et doit être l’esclave des passions », a posé les bases de l’émotivisme qui s’est aussi traduit par un subjectivisme des valeurs tempéré seulement par la connaissance psychologique des mécanismes passionnels constants de la nature humaine. Cet émotivisme a été assumé par ceux qui se considéraient comme les héritiers directs de la philosophie humienne (les membres du cercle de Vienne, puis les philosophes analytiques britanniques avec la médiation de Wittgenstein) comme l’affirmation définitive de l’irrationalité des valeurs morales, ou du moins de leur irréductibilité à un discours scientifique partagé et universel, soit sensible. Cette irréductibilité se lit soit dans la version « mystique » de Wittgenstein (comme invitation au silence sur ce dont on ne peut pas parler) soit dans la version plus polémique et scientiste d’Ayer. En réalité, le discours de Hume est beaucoup plus complexe. Une telle interprétation radicalement subjectiviste et individualiste non seulement entre en conflit avec le sentimentalisme empathique et la théorie de la justice du Traité, mais elle a été corrigée par Hume lui-même dans la seconde Recherche. Dans cet ouvrage, le fait que les évaluations morales fassent l’objet d’argumentation, de discussion et de critique devient l’occasion de tempérer l’émotivisme du Traité et l’ouvrir à une dimension plus rationnelle. La question de savoir si les fondements généraux de la moralité dérivent de la raison ou du sentiment (qui est souvent présenté comme un sens interne très fin, semblable à celui de Hutcheson) est résolue par Hume avec un sage arbitrage : « la raison et le sentiment concourent presque à toutes les déterminations et conclusions morales, même si la sentence finale qui juge les caractères et les actions moraux ou haineux, dépend – dit Hume – d’un sens ou d’un sentiment interne, universellement placé dans tous les hommes ». Le caractère finement analytique de la Recherche met donc en tension, mais aussi en relation, des aspects qui, considérés dans l’abstrait, sembleraient incompatibles ou peu compatibles. Le subjectivisme – qui n’est pas relativisme car il renvoie à un sentiment interne universel – rencontre ainsi le sentimentalisme qui s’exprime toutefois par le moyen du langage. Cela indique déjà un essai d’objectivisation allant au-delà des préférences immédiates et particulières. Au lieu de l’opposition que les néopositivistes avaient vue entre le domaine subjectif des valeurs réduites aux émotions et le domaine scientifique, donc langagier, des faits ou des relations d’idées, Hume recherche une médiation et une collaboration réciproque qui trouve dans le langage, c’est-à-dire dans la confrontation argumentative des points de vue, le moyen principal non seulement de communication, mais surtout de raisonnement, dans la mesure où l’on est obligé d’articuler les évaluations sentimentales pour en faire la défense ou la critique. Peut-on dire qu’une situation comparable se présente à l’égard du goût ? Plusieurs éléments le suggèrent, non seulement dans le Standard of Taste mais aussi dans la présentation que Jaffro en fait. Comme celui-ci le remarque, Hume se présente souvent comme « un ambassadeur envoyé par les provinces du savoir auprès des provinces de la conversation ». Et Jaffro de souligner qu’en matière d’esthétique aussi Hume s’en tient à une sorte de subjectivisme modéré quand il décrit ce que nous voulons dire en portant un jugement de goût : « lorsque je reconnais que O est beau, j’affirme non seulement que O me plaît mais que O devrait plaire à tout autre être humain » (p. 132). Cela demande un détour qui s’inscrit dans les modalités de la civilisation des Lumières, toujours prête à regarder aux problèmes dans toute leur complexité et à se servir de la voie de la diversion (apparente) pour jeter de nouvelles lumières sur des aspects négligés ou simplement proposer une perspective originale sur des questions considérées comme déjà réglées. Ce détour consiste tout d’abord pour Hume et les humiens à esquiver le réalisme esthétique (comme il avait évité le réalisme moral), peu importe qu’il vienne d’en haut, d’une source platonicienne, ou d’en bas, d’une approche technique. Hume remonte au contraire à l’épistémologie des évaluations esthétiques, en évitant soigneusement de s’engager en une ontologie des qualités esthétiques. Grâce à l’attention qu’il prête aux modalités de la justification de ces évaluations et aux degrés possibles de la rationalisation du goût, Hume arrive à surmonter la grande faille qui divise l’esthétique de son siècle entre cognitivisme et subjectivisme. Bien sûr, cela implique l’adoption d’une approche analytique avant la lettre, non seulement dans le sens newtonien d’une décomposition des phénomènes complexes, mais aussi dans un sens précurseur de l’analyse linguistique contemporaine. Ce n’est pas un hasard si The Standard of Taste s’ouvre sur des considérations concernant le rôle que le langage joue dans l’universalité (parfois plus apparente que réelle) de la morale, qui requiert pour devenir vraiment universelle ou au moins largement partagée l’analyse de la signification des mots. The Standard continue en soulignant la différence entre le sentiment et le jugement : le premier est toujours juste, alors que le second peut tromper. Remplacer jugement par proposition ou énoncé aboutit à l’équivalent analytique (dans le sens contemporain) de l’analyse humienne du goût.

Nous nous sommes concentrés dans ce compte rendu sur le rôle joué par le « tournant » humien dans l’esthétique anglo-écossaise du XVIIIe siècle, mais le livre de Jaffro est beaucoup plus riche aussi bien sur Hume que sur les autres auteurs considérés. En ce qui concerne Hume, Jaffro nous donne des renseignements précieux sur les modalités du perfectionnement du goût contenues dans le rapport entre la constitution de l’esprit et les propriétés tant naturelles qu’artificielles de l’objet appréhendé. Il y a donc une dimension objective qui n’est pas de nature ontologique, mais culturelle ou historique et dépasse l’analogie entre les qualités artistiques et les qualités secondes des corpuscules, selon la science du temps. Un autre apport important de l’étude est la relation étroite qui s’établit entre le bon sens, ou sens commun de la vie ordinaire, et le scepticisme philosophique dans The Standard of Taste. Ce rapport, qui peut encore une fois paraître paradoxal, nous renvoie à des formulations de la première Inquiry, selon une relation d’analogie entre les questions épistémologiques et celles de l’esthétique dans la philosophie de Hume. D’autres auteurs et d’autres analyses devraient être rappelées ici pour donner raison de l’importance de ce livre, qui est à la fois historique et analytique. Le corpus étudié ne comprend pas seulement des philosophes interactionnistes comme Addison et Hume, mais aussi les théoriciens du sens interne comme Shaftesbury et Hutcheson. Les chapitres 4 et 5 sont consacrés à deux auteurs que Jaffro classe parmi les représentants d’un réalisme esthétique « gradualiste » et « contextuel » : Thomas Reid et Alexander Gerard. Jaffro rattache le premier à une descendance shaftesburienne. Quant au second, il est comme Hume et Smith intéressé par les propriétés objectives que sont les régularités de composition repérées par l’imagination, mais Gerard, comme Reid, soutient que le goût comprend à la fois un jugement et un plaisir. En contraste avec les approches psychologiques de Hume et Hutcheson, Harris, dans son approche philotechnique, se focalise sur le plaisir esthétique comme effet d’une production d’œuvre (work). Au lieu de l’imitation, c’est la performance, l’expérience de la production qui constituent pour lui le cœur du plaisir esthétique.

En conclusion, le corpus du livre est bien cerné (quoique Smith reste un peu à la marge), les analyses de Jaffro, lumineuses, soulignent les fondements communs de tout un pan de l’esthétique moderne mais aussi les éléments distinctifs de chaque auteur ou courant. Jaffro ne se limite pas à apporter une quantité d’idées plus ou moins connues sur les origines anglo-écossaises de la critique ou du taste, mais il les met surtout en perspective en éclairant les enjeux philosophiques et les questions épistémologiques qui les sous-tendent. Par la qualité de la reconstruction historique, par la capacité de se focaliser sur les points névralgiques des auteurs et par la finesse analytique des exposés, ce livre de Laurent Jaffro représente une lecture novatrice et passionnante : il deviendra bientôt un texte de référence pour tous ceux qui s’intéressent à la naissance de l’esthétique moderne.

Gianni PAGANINI

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Pour citer cet article : Laurent JAFFRO, La Couleur du goût. Psychologie et esthétique au siècle de Hume, « Essais d’art et de philosophie », Paris, Vrin, 2019, 240 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.

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