Auteur : Gilles Campagnolo

 

Michel Bourdeau, Hayek. La fin d’une utopie libérale. Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek, Paris, Hermann, 2022, 230 p.

Friedrich Hayek (1899-1992) est assurément le représentant le plus notoire pour le XXe siècle de la tradition économique libérale dans sa tendance dite « autrichienne ». Cette école, encore assez méconnue en France 1, tient son nom de sa fondation à Vienne par Carl Menger (1840-1921), dont Hayek fut un héritier spirituel (Enkelschüler). Michel Bourdeau en donne ici une introduction de bonne foi, sous un angle critique, mais avisé, comme le montrent d’emblée ses indications sur les termes « néo- » et « ultralibéralisme », souvent si (mal) usités et qu’il écarte justement dès l’« Avant-propos », en exposant sa grille de lecture que résume le titre : « Hayek utopiste » 2.
L’attribution du qualificatif se veut provocante pour un auteur qui entendait faire œuvre de science positive, mais reconnaissait plus volontiers la dimension normative de son travail que d’autres « Autrichiens » (comme son aîné Ludwig von Mises). Pour Hayek, c’est à la législation de garantir la liberté, avant tout économique. La lecture de M. Bourdeau correspond au cadre de réception français, qui accueillit généralement peu ou mal un auteur dont circula le portrait caricaturé auquel une rare et éphémère idolâtrie ajouta le contrepoint fatal. Le monde intellectuel français qui donna pourtant quelques lettres de noblesse au courant de pensée dit « libéral » lui attacha une étiquette péjorative, jusqu’à l’insulte. M. Bourdeau suit la même voie, mais, au moins, sans indignation ni vitupération. S’il accuse la vision hayékienne, c’est en la redécouvrant pour lui-même et ses lecteurs. Pour sa part, il voit ceci : un monde contemporain qui résulterait d’une utopie née des vues de l’esprit de Hayek, dont l’aura serait « finie », pour avoir failli. C’est beaucoup attribuer à un seul auteur, mais peut-être aussi, même si le constat peut susciter des adhésions, émettre un vœu bien pieux. Vivons-nous la crise du libéralisme ou d’autres crises ? Et serait-ce celle d’un libéralisme, de tout libéralisme, ou de la seule variante fournie par l’Autrichien ? « Hayek est coupable », semble ressasser l’ouvrage.
Ce biais – c’est le sens donné au « critique » du sous-titre, quand le mot gagnerait à être pris seulement au sens kantien d’un départage entre bon et mauvais usage de la raison – est en effet assumé d’emblée. Prenons la précaution de voir s’il sert ou dessert cette introduction honorable quoique défavorable. M. Bourdeau tient à l’évidence à traiter en idéologie la pensée qu’il examine et à la juger périmée. On peut toutefois mettre de côté cette attitude hostile, car l’examen des textes est honnête et la lecture reste instructive pour un grand public – celui déjà spécialisé trouvera aisément les failles du questionnement, mais aussi un substitut bienvenu aux invectives usuelles contre Hayek. M. Bourdeau lit et fait lire les textes, et c’est tant mieux pour une œuvre traduite tardivement en français, et encore éditée de façon dispersée : ainsi ne dispose-t-on d’aucun volume réunissant des œuvres essentielles, comme la Route de la servitude (1944, disponible aux Presses universitaires de France), la Constitution de la liberté (1960) ou Droit, législation et liberté (1973-1979), ou encore La Présomption fatale (1988), et il faudra combler un jour cette lacune 4.
En attendant, une introduction, même critique, mais appuyée sur les textes fournit un palliatif, ici de qualité. Une fois clarifiée la visée polémique initiale (que l’on peut endosser ou écarter – et peut-être vaudrait-il mieux éviter de « donner dans le panneau »), le livre reste instructif. D’ailleurs, qui sait s’il ne fera pas changer d’avis quelques-uns (contre le vœu de l’auteur, donc) en leur enseignant ce qu’ils auront alors mieux à cœur de comprendre, s’ils y étaient venus sur la base de quelque préjugé contraire ? Bref, cette lecture recommandable pourrait (paradoxalement) convaincre non seulement de l’intérêt de cette œuvre, mais encore de sa pertinence.
Une analyse orientée
Une fois cette recommandation émise, quid de l’analyse présentée dans l’ouvrage ? Comment se présente-t-elle ? Qu’y manquerait-il qui expliquerait le biais de lecture assumé ?
M. Bourdeau dénonce en ouverture, horresco referens, un « Tout-Paris » qui se serait un jour « entiché de Hayek ». Un jugement à tempérer : si cela fut (et c’est discutable), ce fut éphémère. On vitupéra plus le chantre autrichien de la liberté d’échanger et d’entreprendre à qui une large part des intellectuels français étaient (et restent) réticents. Si l’influence de Hayek, advenue sur le tard, fut certes notable au milieu des années 1980 (au sein de l’UDF et du RPR, les militants le lisaient et le faisaient lire), cette influence est, comme M. Bourdeau l’assure, déjà loin, et surtout finie.
On ne peut guère dire que cette réception politisée (de part et d’autre) ait bénéficié à la connaissance des concepts de l’auteur, même si son nom tardivement reconnu a été affiché. Après la chute du mur de Berlin, on revint sur les raisons qui firent de ces Autrichiens des Cassandre du « socialisme réel » dès les années 1920 : le calcul socialiste est impossible à soutenir à terme, la planification illusoire et dangereuse. Dépolitiser ce débat autoriserait que soit venu le temps des savants, libres d’analyser une pensée pour elle-même, comme c’est désormais le cas pour Marx – à qui M. Bourdeau avait consacré un mémoire d’étudiant avant d’examiner et de rééditer l’œuvre d’Auguste Comte 5. Cette dépolitisation irait d’ailleurs dans le sens d’un bilan des « utopies », nous semble-t-il.
À y regarder de près, il ressort qu’en traitant de Hayek M. Bourdeau cherche à s’expliquer autre chose, qu’il lui assimile, à savoir ce qui lui déplaît dans notre monde. Il entraîne ses lecteurs dans cette quête 6 ; pour lui, les linéaments hayékiens sont cause d’un état présent du monde qu’il n’aime pas : « il y a de bonnes raisons de ne pas se sentir chez soi dans ce monde dont il [Hayek] nous donne la clef » (p. 12). Or garder intactes probité et rigueur au long de l’examen d’une pensée que l’on incrimine est assez rare pour être salué ; aussi le résultat échappe-t-il aux imprécations, quoique la coloration du propos soit permanente. Au fond, celle-ci nuit de ce fait cependant moins que ne le font anticiper (craindre ou espérer, selon la perspective) la quatrième de couverture, l’avant-propos et la conclusion. Le corps de l’ouvrage livre donc une critique philosophique orientée, mais minutieuse et intéressante.
N’est-ce pas ce que Hayek lui-même recommandait ? Sans doute l’auteur a-t-il plus d’affinités avec son souffre-douleur qu’il ne veut bien le dire. Heureusement, M. Bourdeau évite de pousser contre lui les hauts cris à la façon de ses pourfendeurs indignés 7 (à quoi les hourras de thuriféraires imprudents s’ajoutèrent de façon regrettable). Pour autant, qui se laisserait si facilement convaincre par une perspective aussi systématiquement biaisée ? Croire (ou faire mine de croire ?) autant à l’influence d’un auteur finit par relever du procédé rhétorique. Est-ce pour le masquer que M. Bourdeau veut croire à l’existence d’une technocratie, convaincue par les thèses de Hayek, à incriminer avec lui ? Analogiquement, même si cela s’est fait, a-t-on raison d’étudier Marx pour ressaisir la « fin de l’utopie socialiste » ? Il suffit pour se convaincre du contraire de voir combien cette démarche caricaturait Marx et en limitait la compréhension. En outre, c’est prendre le risque de verser dans l’instrumentalisation à visée exclusivement politique, aux dépens de la science. Gageons qu’il en va de même touchant Hayek. Si « utopie libérale » il y a, elle passe par une vision trop large de son influence et un usage du mot bien relâché, en ce que cette utopie ne se donne pas comme telle. Hayek, tout comme Marx, mérite mieux. Remarquons que, comme chez Marx, tout commence chez Hayek par une théorie positive d’économie : la dimension normative qui s’y loge doit sans doute être d’abord démontrée, car tout part de là 8.
La (dé)construction de l’analyse de l’œuvre hayékienne par M. Bourdeau
Entrons dans la matière du livre – elle nous ramènera à la question de l’économie. Une fois écartée la partialité chez M. Bourdeau, reste l’usage probe des textes offert par cette introduction instructive, qui plus est d’une lecture agréable 9.
L’ouvrage s’articule en deux grandes parties. La première est titrée « L’arrière-plan théorique » (chapitres II et III). La seconde, intitulée « L’utopie libérale » (chapitres V à VII), se veut la critique de la critique hayékienne portant sur la notion de « justice sociale » et celle de la promotion de la « Grande Société ».
M. Bourdeau équilibre le traitement du fonds philosophique, de la théorie de la connaissance et du rôle du droit comme du primat de la politique. La manière dont Hayek traite le droit et les juristes, qui ne sauraient parfois pas bien ce qu’ils font, l’irrite à l’évidence : pourquoi ce reproche chez Hayek, qui traite sans cesse de législation ? Il doit y avoir quelque raison et les deux parties du livre sont reliées par un « intermède » consacré à l’épistémologie (chapitre IV) qui porte sur les notions de complexité, d’ordre spontané, les résultats inattendus de l’interaction sociale, en rapport avec la théorie de l’évolution. M. Bourdeau veut comprendre et il s’explique les concepts, de sorte qu’il les explique au lecteur, sobrement, exactement. Cette section est selon nous la meilleure partie de l’ouvrage (avec l’appendice).
Cependant, si les notions susdites amènent le débat sur les institutions et la liberté, c’est pour M. Bourdeau parce que Hayek s’est fait propagandiste, afin de convaincre l’opinion publique de la justesse de son combat – comme le faisaient les socialistes, mais en sens inverse : en s’élevant contre la « justice sociale ». Comment cette perspective « critique » d’ensemble s’explique-t-elle ? Un doute saisit le lecteur, qui, même s’il suit volontiers le raisonnement de l’ouvrage – moins s’il connaît déjà l’œuvre de Hayek –, se demandera : Hayek aurait-il vraiment pu influencer l’état actuel du monde comme le dit M. Bourdeau, et à ce point, ou ce présupposé résulte-t-il d’une assimilation hâtive issue d’une carence dans l’analyse 10 ? Plus la pensée hayékienne incriminée sera connue, moins M. Bourdeau obtiendra de crédit, mais en première approche, il l’introduit de manière intelligible quoique orientée.
Détaillons les parties. La première rappelle l’origine de l’école autrichienne : le chapitre II débute avec Menger, certes insuffisamment, mais utilement présenté pour un propos introductif 11. S’ensuit le parcours de Hayek (avec la présentation de ses œuvres jalons) de Vienne à la London School of Economics, puis au Committee for Social Thought de l’université de Chicago. Hayek n’y fut pas recruté dans le département d’économie, M. Bourdeau le précise justement, en soulignant qu’au sein du Committee for Social Thought, il fut toutefois pris en qualité d’économiste. Et le prix attribué par la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel (sans être, malgré une appellation relâchée fréquente, un prix Nobel, puisqu’il n’avait pas été prévu par le fondateur) lui fut accordé en 1974 (ainsi qu’à Gustav Myrdal, de conviction social-démocrate antagonique) pour sa théorie des cycles d’affaire (trade/business cycles ), du capital, des prix monétaires et de la production (Preis und Produktion avait été son premier grand livre en 1928). Ces sources de la réflexion hayékienne expliquent, au sein de la théorie économique proprement dite, et dès sa formulation originelle (reconnue par le prix), le réquisit de liberté d’action des agents économiques, effectifs plutôt que réduits à leur rôle représentatif, quant à leur vie matérielle, en amont de l’élaboration de toutes les idées en théorie de la connaissance, en droit et en politique.
Certes, le « libéralisme hayékien » peut se présenter sous des atours idéologiques (« utopiques »), mais il reste le résultat d’une théorie économique. Il est question dans la seconde partie du livre de M. Bourdeau de la seule « utopie libérale », dont l’influence s’ancre dans la théorie qui n’a pourtant été ni explicitée ni développée en tant que telle. Une comparaison à oser peut-être (d’aucuns s’y sont d’ailleurs essayés 12) consisterait à dire que Hayek fut autant (ou aussi peu) utopiste que Marx, qui critiquait au nom d’un socialisme qu’il voulait scientifique les utopistes de son camp en son temps ; il y a autant d’utopie libérale hayékienne que d’utopie socialiste marxiste. Rappelons qu’assurément Marx rejetait le qualificatif. À raison ? On pourrait même soutenir que Hayek serait plus à même d’accepter l’idée d’une part de normativité s’ajoutant à son économie : elle concernerait alors le droit. Même là, sa prudence se voit à sa préférence pour la jurisprudence de la Common Law britannique : oui, difficile de voir comme le fait l’auteur dans ces « conditions juridiques d’un marché mondial » (chapitre V, section 2) non seulement une « utopie » hayékienne, mais même ce qui s’identifierait alors plutôt à une « dystopie », surtout sans analyser aussi ce qu’est un « marché » hayékien.
Or Hayek refusait l’hypothèse de l’efficience complète des marchés, qu’assignent au contraire les économistes « standard » en s’appuyant sur une hypothèse d’anticipations rationnelles et parfaites des agents. Hayek est à l’opposé : sa leçon repose sur l’information limitée, incomplète et imparfaite, elle ressaisit les défaillances de marché, ajoutant seulement qu’on ne les pallie pas par la planification consciente, qui est d’autant plus contre-productive qu’elle se veut généreuse et « solidaire ». Plus on planifie résolument, plus on multiplie les effets non voulus et adverses, contre l’ordre issu du croisement effectif des plans des agents, qui vient spontanément harmoniser cahin-caha l’action de tout un chacun.
Ces points auraient dû conduire M. Bourdeau à s’apercevoir du tort que l’impasse qu’il fait sciemment sur les textes économiques suscite pour son propos, car comment exposer ce qui existe en aval sans voir qu’il en va de ce qui se passe en amont ?
En s’évitant cette peine, M. Bourdeau se réduit à substituer chez son auteur des pétitions de principe aux choix effectués sur la base de théories solidement ancrées. Cet effet paraît servir son argumentation critique, mais il la dessert en fait en l’affaiblissant d’autant, car M. Bourdeau trace alors un portrait erroné de l’auteur qu’il étudie.
Aidons les lecteurs, avec deux rappels, peut-être ici utiles.
1. D’une part, Hayek a quadrillé sa réflexion selon un quadruplet de notions qu’il oppose deux à deux : nomos, thesis, kosmos et taxis – ce dernier est l’ordre « délibéré », qui désigne ce que l’action accomplit selon un dessein clairement conçu, le plus souvent un plan, tandis qu’en réalité un ordre spontané, toujours imprévisible dans son entièreté, résulte seul du croisement des plans multiples d’agents innombrables. M. Bourdeau rappelle cette conception, mais sans l’ancrer dans l’analyse des signaux de prix. Or l’ordre spontané est tout sauf un « tour de magie » : il manifeste seulement que les phénomènes économiques émergent de « mille vicissitudes 13 », sans qu’aucun « dessein humain » (human design) ne puisse jamais les envisager intégralement. Ces modifications incessantes peuvent de nos jours être simulées à l’ère des super-ordinateurs et de l’intelligence artificielle. Or le résultat n’est précisément jamais déterminé par avance. Hayek le rappelait, quant à lui, en faisant référence au passé, aux formules d’Adam Ferguson (l’un des penseurs de la fondation écossaise de l’économie politique « classique ») ou dans le livre III des Recherches sur la méthode de Menger, qui traite de la « compréhension théorique des phénomènes sociaux qui ne sont le produit ni d’une convention, ni d’une législation positive 14 ». Ajoutons que, dans un kosmos, il n’y a pas d’ordonnateur, mais des forces ordonnatrices qui suscitent la succession des pas qui sont effectivement parcourus pour constituer une trajectoire globale non-linéaire. La perspective économique dit la nécessité du jeu libre de ces forces et la « catallaxie » résulte des interactions humaines. Enfin, nomos correspond au droit du juge et thesis à celui du législateur : Hayek n’est pas un extrémiste et son cadre juridique vise la stabilité, afin que l’économie reste essentiellement labile. La figer, c’est la faire périr : elle est une force qui va.
2. D’autre part, la notion d’évolution, chez Hayek, désigne un « processus d’adaptation continue à des événements imprévisibles, à des circonstances aléatoires qui n’auraient pas pu être prévues 15 ». Hayek suit donc la « méthode évolutionniste » dans l’analyse du droit et des institutions sociales 16, comme M. Bourdeau le montre au chapitre IV dont la dénomination d’« intermède » minore à tort le contenu. Or comprendre cette approche de la complexité et la critique du « scientisme » qu’accompagnent les rappels à la modestie dans l’attitude des savants suppose de comprendre les notions clefs (ordre spontané, laisser-faire…) dites « libérales », ancrées dans les matrices correspondantes d’économie. L’économie « autrichienne » relie la doctrine de l’évolutionnisme à l’« individualisme méthodologique », au subjectivisme qui est sa marque de fabrique contre tous les interventionnismes, aussi bien sous sa forme de mouvement « historiciste allemand » contre Menger que keynésien au début des années trente.
Si M. Bourdeau rappelle bien le contexte d’apparition des « sciences de la complexité » (en situant l’œuvre de Warren Weaver, par exemple), ces deux points devraient lui en imposer autant en économie, car c’est du rapport entre règles, ignorance (décisive dès les Principes d’économie politique de Menger), nature des lois économiques, relation au marché (et à la « catallaxie », elle « inventée » par Hayek) et ordre spontané aux résultats toujours incertains, que Hayek a tiré les bases épistémologiques et ontologiques de ses options gnoséologiques, juridiques et politiques. Sa « philosophie économique » ressaisit son économie. Dans la présente introduction, c’est ce que M. Bourdeau manque et le paradoxe est qu’il le reconnaisse dès l’Avant-propos (p. 22) sans revoir son projet. Il échoue à saisir que, sans ce socle, sa position s’écroule, ce qui rend vite son propos irritant. Disons-le autrement : le retour philosophique sur une pensée, ce geste réflexif central, doit manifester ce sur quoi il revient. Ici, c’est une philosophie économique.
Libéralismes économique et politique chez Hayek : quelle articulation ?
Des limites susdites, tout le reste découle. M. Bourdeau reconnaît ne pas pouvoir traiter d’économie et cette modestie l’honore ; mais il ne croit hélas pas que cette lacune soit grave. La conception économique est cependant le socle de l’édifice (comme chez Marx). L’introduction critique que donne l’auteur nécessiterait donc un complément – et sinon de M. Bourdeau, de quelque autre collègue. Ceux férus d’économie autant que de philosophie sont de moins en moins rares (nous en avons cité certains en note) ; mais cela remettrait sans doute en cause la structure critique présentée. Est-ce pourquoi M. Bourdeau croit (ou fait mine de croire) la lacune mineure ? Elle lui facilite la tâche, mais elle l’invalide dans une certaine, voire une large mesure. Un sociologue qui serait hostile à la discipline économique avancerait-il le contraire, qu’il lirait avec enthousiasme le chapitre VII, qui concerne Alain Supiot, où il pourrait trouver ce qu’il cherche, à savoir une démonstration antilibérale. Ce serait manquer alors assurément, hélas, l’objet du livre qui est d’introduire à Hayek. Une telle dénonciation est-elle l’objectif de l’auteur, loin d’une introduction, même critique, dans son sens philosophique kantien ? Nous ne voulons pas le croire, et l’ouvrage vaut mieux que cela.
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Gilles Campagnolo

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Pour citer cet article : Michel Bourdeau, Hayek. La fin d’une utopie libérale. Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek, Paris, Hermann, 2022, 230 p., in Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-202.</p

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Yoichi KUBO, Seiichi YAMAGUCHI & Lothar KNATZ (dir.), Hegel in Japan. Studien zur Philosophie Hegels, Wien-Zürich, LIT Verlag, 2015, 240 p.

Dans la collection « Ideal und Real – Aspekte und Perspektiven des Deutschen Idealismus », dirigée par Mildred Galland-Szymkowiak et Lothar Knatz, ce volume 4, co-dirigé par Y. Kubo, S. Yamaguchi et L. Knatz, contient treize contributions en langue allemande de douze auteurs japonais représentatifs des tendances du milieu assez fermé qui se consacre au Japon à l’exégèse du « professeur des professeurs » (encore aurait-on pu s’attendre à deux ou trois noms supplémentaires, tels K. Kawase ou M. Takayama, de l’Université de Tokyo). Le tout fournit au lecteur occidental, germanophone en l’occurrence, un bon état actuel des lieux des études hégéliennes au pays du soleil levant.

L’on pourra d’ailleurs, notons-le au passage, le compléter utilement (cette fois, à condition de lire le japonais) par le dernier numéro (n° 700, mars 2018) de la revue Risou (L’Idéal) consacré à la « philosophie allemande moderne » (comprendre : « idéalisme allemand »). On y trouve notamment un article en anglais sur les études hégéliennes présentées aux Japonais – selon un schéma inverse du présent ouvrage donc. S’y retrouvent plusieurs auteurs (M. Fujita, K. Kozu, Y. Kubo et S. Yamaguchi) pour ce numéro spécial d’une revue vénérable (créée avant-guerre) où Hegel se taille la part du lion. Hegel est donc d’actualité (au moins d’une certaine actualité) au Japon, et il est bon de le faire savoir.

Le volume Hegel in Japan comporte un Vorwort et un premier chapitre (« Hegel-Forschung in Japan 1878-2012 », S. Yamaguchi) fournissant un historique de la réception et de la diffusion de la pensée hégélienne à partir de son introduction au Japon par l’universitaire italo-américain Ernest Francesco Fenollosa (à qui S. Yamaguchi consacre un second texte). Les chapitres (non numérotés) suivent un ordre chronologique traditionnel assez lâche de l’œuvre de Hegel : du jeune Hegel (K. Sayama) et du « Système de Iéna » (Y. Zakota), via la Phénoménologie de l’esprit (T. Kurosaki) et la Logique (K. Kubo) jusqu’au Système (K. Kozu) et aux parties de l’Encyclopédie (Naturphilosophie : T. Nagashima, Rechtsphilosophie : K. Takiguchi) pour finir avec la philosophie de l’histoire (et son statut au Japon : T. Shibata). Le chapitre final compare finement l’évolution de la réception de la philosophie comme telle au Japon et la philosophie hégélienne (M. Fujita). Chaque réflexion est distincte, mais le tout se range nettement en deux catégories : soit l’auteur traite de la réception au Japon de telle ou telle facette de la pensée hégélienne, soit il apporte sa contribution propre au sous-champ. Presque tous les domaines sont abordés – même s’il y a forcément des lacunes (la religion, l’esthétique notamment), et des redites (deux chapitres sur l’Anerkennungslehre, par M. Takada et A. Takeshima, par exemple) – les unes et les autres indiquent d’ailleurs de facto les tendances de la recherche actuelle.

Conformes aux titre et sous-titre, les chapitres sur la réception et l’adoption, ou l’adaptation de la pensée de Hegel font connaître l’évolution depuis l’introduction de Hegel au Japon par Fenollosa dans le cadre de son enseignement à l’université de Tokyo de 1878 à 1885. Le lecteur du Bulletin sera peut-être curieux d’en apprendre ici un mot qui l’incitera à aller lire le volume (et notre recension servira au mieux, si elle est à la fois introduction et pont entre ces mondes) : c’était dix ans après la restauration impériale Meiji et la philosophie (au sens occidental) avait déjà été introduite par Nishi Amane (1829-1897) qui en forgea le mot (par l’emploi neuf de deux idéogrammes) dans l’optique positiviste et utilitariste qu’il trouva, aux Pays-Bas, en lisant Descartes, Comte et Bentham. Hegel vint plus tard, implanté par Fenollosa. Comme c’est le plus souvent le cas dans ces phénomènes d’adoption/adaptation, sa réception peut étonner, rapproché qu’il fut parfois de thèmes bouddhistes et (mais là, c’est attendu) marxistes. La « Hegel-Renaissance » des années 1930 vit la première entreprise de traduction systématique des Œuvres Complètes (Hegel Zenshû) ; elle n’était pas étrangère aux liaisons dangereuses entre Japon et Allemagne de l’époque (mais au même titre qu’une large part de la pensée allemande, le cas Hegel ne se distinguant pas). La modernité « compressée » qui caractérisa la réception des pensées occidentales en Extrême-Orient fit s’entrechoquer Hegel et Heidegger, suscitant pour partie l’émergence d’une première philosophie « moderne » et « authentiquement japonaise » à la fois, penchée sur l’être, l’individu et l’absolu, chez Nishida Kitarô (1870-1945). Une seconde renaissance, à partir des années 1960, vit l’adoption de critères philologiques modernes, l’internationalisation (le voyage au Hegel-Archiv de Bochum se généralisa) et la structuration en sociétés savantes avec ses manifestations afférentes – c’est, pour beaucoup d’entre nous, l’occasion de croiser nos collègues nippons. Or, si nous nous demandons parfois ce qu’il en est de Hegel chez eux, eh bien, ce volume répond à la question.

Des chapitres portant contribution à titre général – l’autre versant de l’ouvrage, pourrait-on dire –, le lecteur accoutumé aux questions de réception de la pensée allemande au Japon pourrait s’attendre à une entreprise raisonnée comme le fut l’épais volume Weber in Japan de W. Schwentker et ses collègues japonais il y a quelques années. Ce n’est pas le cas ici, la démarche y est moins engagée dans une entreprise commune et la série de chapitres fournit un état des lieux quelque peu brut. En s’abstenant de toute problématique propre, le volume prend les traits d’un survey et d’une recommandable introduction à ces études lointaines qui ne souhaitent qu’une chose : faire oublier qu’elles viennent de loin. Au hasard des chapitres, ce sont des intuitions surprenantes et stimulantes comme on les souhaite, des point de vue intéressants et des éclairages bienvenus, et point de ces études « à l’ancienne », si originales et déroutantes qu’avait suscitées une évolution en vase presque clos aux époques précédentes. L’effet de la mondialisation s’est fait sentir, pour le meilleur bien sûr, et tous les auteurs, du plus jeune au plus âgé, sont de plain-pied avec l’âge de l’érudition contemporaine.

Au plan formel, on regrette le manque d’index (noms et matières) et d’une bibliographie générale (les références bibliographiques sont en fin de chapitre ou en notes de bas de page). On pourra compenser ceci par une autre source, dirigée par T. Okochi et (derechef) S. Yamaguchi : Die japanischsprachige Hegel-Rezeption von 1878 bis 2001. Eine Bibliographie (Hegeliana, vol. 23, 2013). Nous disions les études hégéliennes japonaises d’actualité : c’en est encore un signe. On est alors surpris que, pour mieux se présenter, nos collègues n’aient pas de liste des contributeurs – peut-être est-ce l’idée que ces indications seraient peu utiles ou que le lecteur s’en enquerrait lui-même ? L’ayant donc fait (nous ne les connaissions pas tous) sur place et dans la langue, nous avons également pu glaner quelques anecdotes qui accompagnèrent notre lecture – ainsi sur la dernière en date des traductions de la Phénoménologie ; ce n’est pas le lieu de les répéter : chaque milieu national d’études hégéliennes garde son histoire et ses histoires – en cela, des caractéristiques nationales demeurent.

Gilles CAMPAGNOLO (CNRS)

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Pour citer cet article : Gilles CAMPAGNOLO, « Yoichi KUBO, Seiichi YAMAGUCHI & Lothar KNATZ (dir.), Hegel in Japan. Studien zur Philosophie Hegels, Wien-Zürich, LIT Verlag, 2015 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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