Auteur : Gilles Marmasse
Luca CORTI & Johannes-Georg SCHÜLEIN (dir.), Nature and Naturalism in Classical German Philosophy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 285 p.
L’ouvrage explore la question de la nature dans la philosophie classique allemande à travers des études tantôt centrées sur un seul auteur, tantôt comparatives. Il cherche aussi à relier ce thème avec les débats d’aujourd’hui. En particulier, il se demande si les auteurs étudiés peuvent nourrir la réflexion contemporaine sur le naturalisme, celui-ci étant à entendre soit comme la thèse selon laquelle le modèle épistémologique fourni par les sciences de la nature est le seul valable, soit comme celle selon laquelle seul l’objet des sciences de la nature existe véritablement. James O’Shea soutient que Kant promeut un naturalisme « régulateur », notamment dans les antinomies de la raison pure de la première Critique. On le voit, selon lui, dans la note de la page A 471/B 499, où Kant énumère des principes d’explications de la nature à la manière d’Épicure, toutefois non pas à titre d’affirmations objectives mais à titre de maximes de l’usage spéculatif de la raison. Trouve-t-on une même inspiration naturaliste chez Hegel ? Luca Illetterati répond de manière nuancée, en explorant des textes antérieurs à la période de Iéna. Il montre qu’il y a alors plusieurs modèles de la nature chez Hegel, les uns étant valorisés, les autres condamnés. Pour lui, Hegel met au centre de sa philosophie un concept de vie qui permet de dépasser le conflit entre nature et liberté, tout en opposant la nature « vivante » à celle des sciences naturelles et en refusant une nature tant anthropocentrée qu’instrumentalisée.
La question de la vie dans la philosophie classique allemande fait l’objet d’une analyse de synthèse de Birgit Sandkaulen. Celle-ci établit et compare les rôles de Jacobi, Fichte, Schelling et Hegel dans la conceptualisation de la vie. Pour elle, la vie, dans la philosophie classique allemande, est un méta-concept, au sens où il dépasse la vie biologique et permet de penser l’ensemble du réel. Elle propose même de la comprendre comme monde vécu (Lebenswelt) par opposition aux constructions théoriques abstraites. Pour B. Sandkaulen, la philosophie classique allemande a pour programme de parler de l’intérieur du monde vécu au sens de l’expérience vivante, Jacobi jouant ici un rôle pionnier puisqu’il fait de l’âme « une forme déterminée de la vie ».
D’autres textes sont remarquables du point de vue de l’histoire de la philosophie. On citera en particulier ceux de Daniel Breazeale sur Fichte et de Philip Schwab sur le débat malheureux entre Fichte et Schelling à propos de la nature. Dans son article, P. Schwab propose une typologie fort utile des théories schellingiennes de la nature, en ne distinguant pas moins de six modèles ! Il faut également citer les contributions d’Elizabeth Millán Brusslan et Dalia Nassar (sur Schlegel, Goethe et A. von Humboldt), de John Zammito et Johannes-Georg Schülein (sur Schelling), de Robert Pippin (sur Hegel) et de Thomas Khurana (sur Marx).
Revenons cependant, pour finir, sur les débats contemporains. Dans son article, Luca Corti se demande quelle peut être l’actualité de la conception hégélienne de l’organisme. Il mobilise dans cette perspective deux théories dont les lecteurs de l’idéalisme allemand ne sont pas forcément familiers. La première est celle du philosophe de Pittsburgh Michael Thompson, pour qui la connaissance spontanée de la vie requiert un cadre conceptuel a priori, dont on peut voir dans le moment la vie logique chez Hegel une forme d’anticipation. La seconde est la théorie biologique de la clôture organisationnelle développée par Alvro Moreno et Matteo Mossio, selon laquelle l’organisation biologique est un régime causal dans lequel les composants déterminent leurs conditions d’existence en contraignant les flux thermodynamiques sous-jacents. Pour L. Corti, on peut reconnaître chez Hegel une conception analogue, puisqu’il distingue, dans la reproduction interne du corps vivant, les « matériaux » des « moyens ». L’analyse est extrêmement suggestive mais on aurait aimé que l’étude montre mieux comment les textes hégéliens, au-delà d’un air de famille un peu vague, pourraient servir de ressource pour les recherches en question.
Gilles Marmasse (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Luca CORTI & Johannes-Georg SCHÜLEIN (dir.), Nature and Naturalism in Classical German Philosophy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 285 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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George DI GIOVANNI, Hegel and the Challenge of Spinoza: A Study in German Idealism, 1801-1831, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 247 p.
L’ouvrage porte sur le débat mené par l’idéalisme allemand avec Spinoza. Mais l’auteur choisit une période particulière, celle qui mène de 1801 (Fichte, Rapport clair comme le jour et Schelling, Exposition de mon système de philosophie) à 1831 (mort de Hegel). Et il se concentre sur une problématique précise : peut-on sauvegarder le « monisme » spinoziste, comme doctrine de l’unicité de la substance, tout en le rendant compatible avec l’acceptation de la liberté humaine ? Cette question surgit dans le sillage des Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza de F. H. Jacobi, philosophe dont George Di Giovanni est l’un des principaux spécialistes de langue anglaise. Pour lui, Fichte et Schelling répondent l’un et l’autre affirmativement à cette question, et parviennent à adapter le spinozisme de manière à sauver la subjectivité. En revanche, selon lui, on observe un complet abandon du spinozisme chez Hegel. Cela, toutefois, non pas parce que Hegel le réfuterait, mais parce qu’il le rend sans objet. Hegel aurait l’originalité de tourner la page du spinozisme.
S’agissant de Fichte, l’exposé porte donc sur ce qu’on appelle communément le dernier Fichte. Pour Di Giovanni, Fichte opère un retour au réalisme spinoziste, même si celui-ci reste dans les limites (kantiennes) de l’expérience. En effet, il défend une philosophie comme emendatio intellectus qui doit mener à une vision de la vérité sub specie aeternitatis, elle-même garantissant la béatitude du philosophe. L’auteur qualifie le monisme qu’il attribue à Fichte de « quiétisme ontologique ».
S’agissant de Schelling, l’auteur étudie en particulier les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine de 1809. Schelling défend à son tour un panthéisme. Toutefois, il a l’originalité de faire du philosophe un artiste divinement inspiré. Le spinozisme de Schelling est de ce fait « prophétique ». En outre, pour Schelling, si le monde existant procède de Dieu nécessairement, cette nécessité n’est pas géométrique mais organique, c’est un épanchement compatible avec la liberté de la personne. Le monisme de Schelling implique une « surabondance de l’ontologie ».
Pour Di Giovanni, Hegel est quant à lui silencieux à propos de l’origine physique de la nature et de la relation du cosmos à un créateur transcendant, car son intérêt va au développement des significations dans l’esprit. En ce sens, dit l’auteur, il tourne la page d’une investigation métaphysique de la nature et, à ce titre, du projet spinoziste. On constate ce point notamment dans la Phénoménologie de l’esprit dont l’objet principal est la remémoration. Mais l’auteur prend aussi à témoin la philosophie de la religion de Hegel, qui fait du mal non pas un événement cosmique, comme chez Schelling, mais un acte individuel et historique. En un mot, dès lors que Hegel se départit du point de vue métaphysique de Schelling, il ne peut que rompre avec le spinozisme.
L’ouvrage est d’une grande richesse d’analyse. En même temps, l’auteur ne suit pas toujours fermement son fil conducteur et multiplie les analyses périphériques (qui cependant sont toujours intéressantes), par exemple sur la question du sentiment. On se demande cependant si la notion de monisme peut qualifier de manière incontestable les œuvres de Fichte et de Schelling, tant ces auteurs prennent au sérieux la question du Non-Moi et, plus généralement, de l’altérité. Par ailleurs, qu’il y ait une rupture de Hegel avec Spinoza est incontestable. Mais on s’étonne de la thèse selon laquelle Hegel effacerait en quelque sorte Spinoza et refuserait de faire de lui un interlocuteur explicite et central. Sans doute l’auteur aurait-il dû accorder plus d’attention aux textes de la Doctrine de l’essence qui s’expliquent avec le philosophe hollandais avec une rugosité trahissant la fascination.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : George DI GIOVANNI, Hegel and the Challenge of Spinoza: A Study in German Idealism, 1801-1831, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 247 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.
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Augustin DUMONT, Le Néant et le pari du possible. Puissances de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Hölderlin), Paris, Hermann, 2020, 368 p.
Comment s’assurer de la possibilité de la liberté humaine et de son exercice comme libre philosophie ? Dans l’interprétation d’Augustin Dumont, aux yeux de Kant, Fichte, Hegel, Schelling et Hölderlin, la liberté repose sur un acte d’auto-institution qui a ceci de remarquable qu’il n’est pas fondé en raison mais, bien plutôt, fonde la raison. L’ouvrage développe une hypothèse à la fois complexe et puissante : chez l’ensemble des auteurs examinés, la liberté apparaît comme une possibilité pour laquelle on opte sans disposer de garantie. Elle est un « faire inquiet de ce qu’il peut ou ne peut pas rendre possible » (p. 54), elle ne repose sur aucune nécessité transcendante mais ne vit que de s’affirmer performativement. L’ouvrage prend pour point de départ une analyse étincelante consacrée au Faust, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler l’usage des Ménines au début des Mots et les choses de Foucault. Dans le texte goethéen en effet, l’autonomie du personnage principal – objet de la controverse entre Dieu et le diable – n’est pas fondée de toute éternité dans l’essence humaine. Faust se rend libre en occupant l’espace des actions possibles que Dieu laisse à sa disposition. De manière analogue, soutient l’auteur, on peut considérer que les philosophes ici étudiés font de la liberté et de la raison l’objet d’une gageure sans justification a priori, et qui ne trouve sa légitimation que dans ses conséquences. En particulier, pour eux, à la base de tout libre philosopher, il y a un choix en faveur du sens et à l’encontre de l’absurde. Mais ce choix, soulignons-le, est largement contingent et repose sur l’imagination : « La pensée ne peut offrir de vérités novatrices, en aval, qu’après avoir assumé, en amont, le saut dans l’inconnu auquel elle invite tout d’abord. » (p. 85)
Le texte développe, chapitre après chapitre, des études d’une grande minutie, qu’on ne pourra pas toutes présenter ici.
S’agissant de Kant, par exemple, l’auteur prend à contre-pied la critique classique de Schulze selon laquelle la philosophie kantienne ne peut se justifier elle-même, en établissant que le transcendantal kantien est l’objet d’un pari conscient.
S’agissant de Fichte, il rappelle que la croyance dans l’autonomie et la primauté du moi est logée au cœur du transcendantal.
À propos de Hegel, l’auteur s’intéresse principalement à deux thèmes : la question de l’apparence dans la Doctrine de l’essence et le problème du commencement de la philosophie. Pour le premier point, A. Dumont propose d’identifier l’« apparent » au « fictif » – tout en reconnaissant, voire en soulignant, que cette interprétation n’est guère autorisée par les textes eux-mêmes. Il y a ici un bel exercice de probité philologique, mais peut-être aussi une mise en œuvre de la thèse principale, puisque l’analyse relève du pari interprétatif. On suggérerait à l’auteur de s’intéresser, dans la Doctrine de l’essence, à la section sur le phénomène, qui creuse encore plus l’écart entre la chose et sa manifestation. Toujours est-il que Hegel reconnaît incontestablement un statut au douteux, et partant une place au scepticisme dans le cheminement philosophique. Pour le second point, l’auteur insiste sur le fait que le logos hégélien « sourd d’un arbitraire créateur, d’une préférence irréductiblement singulière et contingente pour l’ordre sur le désordre » (p. 227). Cette seconde thèse apparaît tout à fait convaincante. Certes, l’arbitraire du commencement est relevé à la fin du processus encyclopédique, lorsque la philosophie en vient à se comprendre et à se justifier elle-même. Néanmoins, si elle parvient à se légitimer en sa forme et son contenu, l’acte même de philosopher, chez Hegel, qui répond à la tendance de l’esprit à l’auto-accomplissement, reste en tant que tel spontané et « indéductible ». On ne peut que saluer cet ouvrage important, qui défriche un nouveau chemin dans la philosophie classique allemande.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Augustin DUMONT, Le Néant et le pari du possible. Puissances de l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel, Schelling, Hölderlin), Paris, Hermann, 2020, 368 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.
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Christoph MENKE, Autonomie und Befreiung. Studien zu Hegel, Berlin, Suhrkamp, 2018, 215 p.
L’auteur, professeur à l’Université de Francfort, est considéré comme l’un des principaux héritiers de la théorie critique. Son ouvrage, qui rassemble des articles le plus souvent déjà publiés, se propose d’explorer le devenir de la liberté. Il ne s’agit pas d’examiner ses conditions ou ses préalables mais son être même, puisque la liberté, dit Menke, est essentiellement libération. L’ouvrage est divisé en deux grandes parties. (1) La première, qui porte essentiellement sur l’esprit objectif, expose la dialectique de la libération. Menke reprend ici un paradoxe déjà formulé par Terry Pinkard. L’autonomie consiste dans l’obéissance à la loi qu’on se donne. Mais l’acte de législation peut-il lui-même être considéré comme autonome ? On aura tendance à répondre qu’il est soit un acte d’obéissance à quelque chose d’autre, soit un acte arbitraire. Faut-il en déduire que l’autonomie serait un concept contradictoire ? La solution de l’auteur consiste à montrer que l’esprit ne se pose pas à partir de lui-même. En effet, il prend son point de départ dans une altérité qui le contredit et se déploie en s’opposant à lui. Ainsi, toute libération a partie liée avec la formation d’une servitude, notamment en tant que société. La liberté n’est pas un état car elle est indissociable de « pratiques sociales ». Menke retrouve ici le concept hégélien de « seconde nature », dont la signification, dit-il, est en rupture avec l’acception purement positive de la seconde nature théorisée par Aristote. En effet, elle implique chez Hegel une aliénation et une réification que l’esprit doit s’efforcer de dépasser. (2) La deuxième partie de l’ouvrage établit toutefois que la libération ne saurait procéder d’une attitude seulement critique, dirigée contre la société comme seconde nature. Car elle doit aussi être affirmative au sens où il lui faut reconnaître que cette seconde nature a déjà quelque chose de libérant. C’est là que réside la distinction entre l’esprit objectif et l’esprit absolu. L’esprit objectif est incapable de saisir le mécanisme des institutions, des cultures ou du langage comme originairement spirituel. L’esprit absolu, en revanche, reconduit l’aliénation impliquée par la seconde nature à l’esprit lui-même : telle est notamment la signification de la thèse hégélienne selon laquelle l’esprit pose la nature qu’il présuppose. Menke termine l’ouvrage en montrant ce qui le distingue de Badiou et le rapproche d’Adorno. Contre Badiou, il soutient que l’affirmation pure et simple n’est pas une condition suffisante de la libération. Comme Adorno, il déclare que la négation est indispensable pour que les possibilités de l’homme puissent s’exprimer. Nous avons ici un ouvrage important, aux analyses puissantes et subtiles. Sa lecture est parfois malaisée, mais il deviendra, à n’en pas douter, une pièce de référence dans le débat hégélien.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Gilles MARMASSE, « Christoph MENKE, Autonomie und Befreiung. Studien zu Hegel, Berlin, Suhrkamp, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.
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Rachel ZUCKERT & James KREINES (dir.), Hegel on Philosophy in History, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017, 260 p.
L’ouvrage est un volume d’hommage à Robert Pippin, professeur à l’université de Chicago, connu notamment pour son insistance sur la filiation kantienne et sur la dimension « non métaphysique » du projet hégélien. Les contributeurs comptent eux-mêmes parmi les spécialistes de Hegel – ou les philosophes tout court – les plus en vue du moment : John McDowell, Ludwig Siep, Paul Redding, Terry Pinkard, Rolf-Peter Horstmann, Karl Ameriks, Christoph Menke, Axel Honneth, Slavoj Žižek… Certains d’entre eux, comme T. Pinkard, partagent les grandes options herméneutiques de Pippin. D’autres comme J. McDowell entretiennent avec lui des rapports plus critiques, tout en admettant qu’il est légitime de chercher à actualiser l’hégélianisme. Certains défendent une approche de Hegel plus historienne que Pippin (ainsi K. Ameriks ou L. Siep). D’autres enfin, comme Ch. Menke, se montrent sceptiques à l’égard de l’œuvre hégélienne comme source possible d’inspiration pour la philosophie contemporaine. Mais l’intérêt de l’ouvrage, dans sa diversité justement, est de présenter certaines des discussions les plus structurantes de l’interprétation de Hegel telle qu’elle a cours aujourd’hui.
On lira notamment avec intérêt, sous la plume de J. McDowell, la proposition d’une version « semi-naturalisée » de l’hégélianisme à l’encontre de la version « socio-historique » défendue par Pippin. P. Redding propose quant à lui une lecture très innovante du combat pour la reconnaissance, en cherchant à identifier ses racines stoïciennes et son rapport à l’aristotélisme. Ch. Menke met en cause, à partir de références marxiennes et nietzschéennes, le thème hégélien de l’histoire comme progrès de la conscience de la liberté. Et A. Honneth défend une conception de la « liberté sociale » qui, pour lui, dépasse l’hégélianisme en recourant notamment à Marx, Dewey et Arendt. Pippin a su promouvoir des débats aussi ambitieux qu’ouverts. Cet ouvrage en est le signe peu contestable.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Gilles MARMASSE, « Rachel ZUCKERT & James KREINES (dir.), Hegel on Philosophy in History, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.
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David JAMES (dir.), Hegel’s Elements of the Philosophy of Right. A Critical Guide, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017, 234 p.
L’ouvrage rassemble une série d’articles sur les Principes de la philosophie du droit, sans prétendre cependant à l’exhaustivité ni à une communauté d’interprétation chez ses contributeurs. Compte tenu de la brièveté inévitable de cette recension, nous souhaiterions nous arrêter – assez arbitrairement il est vrai – sur seulement trois chapitres de l’ouvrage.
Dans son étude « Property, Use and Value in Hegel’s Philosophy of Right », S. Houlgate explique avec rigueur en quoi la propriété, chez Hegel, ne s’analyse pas comme le produit d’un ordre social basé sur la division du travail mais est rendue nécessaire par le concept même de la liberté (p. 37). Pour lui, le droit de propriété doit être défini, précisément, comme l’existence (Dasein) de la liberté. Ce Dasein, à son tour, est basé sur la reconnaissance mutuelle (p. 41). Mais son caractère abstrait implique qu’il bénéficie à tout individu, sans devoir être justifié par aucun mérite, ni, corrélativement, se référer à des biens définis. Si le droit de propriété est logiquement indispensable, il est cependant entièrement indéterminé (p. 47).
Le chapitre de L. Siep « How modern is the Hegelian State ? » explore le concept de modernité chez Hegel, dont Siep note à juste titre le caractère fluctuant, sans malheureusement chercher à en repérer le caractère structural. Mais, avant tout, il étudie le droit public hégélien en cherchant à en apprécier la « modernité » ou le caractère « réactionnaire ». Malgré le caractère assez rudimentaire de la grille d’analyse, l’article propose une intéressante synthèse. L’élément le plus « moderne » du discours hégélien, selon Siep, tient à la distinction des sphères (notamment entre la société civile et l’État), à l’hostilité de Hegel à l’égard des privilèges, et à son refus de faire dépendre la politique de la révélation divine (même si, comme il le note, Hegel considère qu’un croyant fera preuve de davantage de patriotisme qu’un athée) (p. 216). En revanche, l’élément obsolète de l’hégélianisme serait son hostilité à la souveraineté populaire et à un parlement dûment élu (p. 217).
Dans le chapitre « Practical Necessity and the Logic of civil Society », D. James pose la question du fondement de la philosophie du droit : est-elle immanente (c’est-à-dire obéit-elle à une raison purement juridique-morale-éthique) ou tient-elle sa légitimité d’une source externe, à savoir la logique ? La seconde hypothèse, soutient-il, poserait un problème : car si on la validait, toute interprétation anti- ou post-métaphysique échouerait à comprendre le contenu de la théorie hégélienne de la vie éthique (p. 178). James lève alors la difficulté en défendant l’idée d’une fondation proprement juridique-morale-éthique (p. 195). On peut cependant se demander si la dichotomie qui sert de toile de fond à cette problématisation est justifiée, et si on ne peut soutenir, en réalité, que la nécessité intérieure qui gouverne le passage d’un moment à l’autre dans les Principes serait à la fois logique et immanente. La logique, dans cette perspective, ne serait pas une règle d’interprétation importée d’un autre ouvrage (la Science de la logique) mais bien plutôt la règle du devenir de l’Idée en tous ses moments. Il n’en reste pas moins que l’étude est bien menée et qu’on ne peut finalement que s’accorder avec la thèse du développement immanent de l’esprit objectif.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Gilles MARMASSE, « David JAMES (dir.), Hegel’s Elements of the Philosophy of Right. A Critical Guide, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.
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Robert B. PIPPIN, Die Aktualität des deutschen Idealismus, Berlin, Suhrkamp, 2016, 441 p.
R. Pippin, professeur à l’Université de Chicago, est l’un des commentateurs de Hegel les plus lus et les plus discutés. Il s’inscrit, comme son compatriote T. Pinkard, dans une veine interprétative inspirée du pragmatisme de W. Sellars – contribuant sans doute à rendre Hegel plus acceptable aux yeux du public philosophique américain. Une des idées fondamentales est d’attribuer à Hegel la thèse selon laquelle l’esprit serait un « espace de raisons », dans lequel les individus justifient leurs actes à partir d’arguments ou de normes institutionnelles qui sont admis par les autres acteurs. Les raisons, donc, ne renvoient pas à des normes abstraites, purement rationnelles, mais à des contextes précis d’échanges argumentatifs. Ainsi émerge un Hegel « non métaphysicien », continuateur du projet kantien de renversement copernicien et d’exploration de la subjectivité. À ceci près, soutient Pippin, que Hegel radicalise le projet kantien en abandonnant la chose en soi et en niant qu’il existe une différence de nature entre la sensibilité et l’entendement, et qu’il le socialise, en associant la raison non pas à la réflexion solitaire mais aux échanges intersubjectifs.
L’ouvrage ici présenté est constitué de versions allemandes d’articles publiés par l’auteur depuis une quinzaine d’années. Dans une ample introduction, Pippin montre ce qui, à ses yeux, constitue la parenté d’inspiration entre l’idéalisme allemand et la philosophie analytique, à savoir le projet d’étudier le penser à partir de lui-même ainsi que le rapport entre la nature et l’esprit. Le volume est ensuite divisé en trois grandes parties. La première, « Raison et subjectivité », porte sur la question de l’autonomie, tant théorique que pratique. Pippin explique notamment en quoi Hegel se révèle plus kantien que Kant lui-même tout en échappant au risque de subjectivisme impliqué par le kantisme (p. 83). Car, dit-il, l’esprit selon Hegel, procède d’une autodétermination collective. Par ailleurs, Hegel s’oppose au dualisme esprit-nature : en effet, pour lui, si l’esprit est la faculté d’obéir toujours plus à la raison et de gagner en indépendance à l’égard de la nature, néanmoins, les individus en interaction restent toujours « situés » sur un mode naturel. En définitive, le modèle hégélien reste actuel, dans la mesure où, à l’encontre de tout relativisme, il défend une objectivité qui n’est pas l’effet de la raison subjective mais le produit d’une institutionnalisation dynamique (p. 158).
La deuxième partie (« Logique et subjectivité ») consiste principalement en une discussion des interprétations contemporaines de Hegel. Pippin réactive son analyse non métaphysique de Hegel, en soutenant par exemple que la catégorie de l’être n’exprime que « la pure possibilité de penser quelque chose en général » (p. 190). La troisième partie quant à elle (« Modernité et subjectivité ») a pour fil conducteur la question de l’esthétique. Une des contributions les plus intéressantes examine la signification du recours aux vers de Schiller à l’extrême fin de la Phénoménologie de l’esprit. Donner ainsi la parole du poète implique-t-il une subtile mise en question du pouvoir de la philosophie ? À tout le moins, selon l’auteur, les vers de Schiller expriment la prise en compte indispensable de « la dimension esthétique vivante de l’expérience » (p. 349).
Pippin propose une vision synthétique et cohérente de Hegel, qui, comme on l’a dit, a acquis une étonnante autorité. Il transforme l’œuvre hégélienne en une sorte d’arbitre des débats qui agitent aujourd’hui la scène philosophique anglo-saxonne. La contrepartie de cette actualisation revendiquée de Hegel est sans doute l’oubli de ses aspects les plus déroutants et dérangeants – dont pourtant nous aurions du mal à nous passer.
Gilles MARMASSE (Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Gilles MARMASSE, « Robert B. PIPPIN, Die Aktualität des deutschen Idealismus, Berlin, Suhrkamp, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.
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Du même auteur :
- Gilles MARMASSE, « Hegel et les paralogismes de la raison pure », Archives de Philosophie, 2014, 77-4, 567-584
- Gilles MARMASSE, « La logique hégélienne et la vie », Archives de Philosophie, 2012, 75-2, 235-252.