Auteur : Grégoire Gilliot

 

Olivier BOULNOIS, Le Désir de vérité. Vie et destin de la théologie comme science d’Aristote à Galilée, Paris, Puf, « Épiméthée », 2022, 408 p.

L’ouvrage nous est présenté comme une tragédie : le récit en trois actes d’une aspiration humaine voulant s’élever trop haut, d’où sa destinée à mourir, tout en présentant quelque chose d’édifiant à celui qui la contemple.

La théologie comme science apparaît d’abord comme un paradoxe, car il ne s’agit pas de parler de Dieu, pas au sens où nous l’entendons. Comment expliquer sinon qu’Aristote se maintienne dans la religion traditionnelle polythéiste, tout en ayant développé à côté une doctrine philosophique monothéiste ? Pour Olivier Boulnois, c’est que « la science théologique n’a rien à voir avec la theologia » (p. 45) – elle parle du Premier Moteur, lequel n’est pas Dieu, sinon par accident, il est divin en tant que cause motrice des dieux. C’est dans le stoïcisme qu’il faut voir le premier germe de la théologie comme science : Dieu est le logos du cosmos, c’est pourquoi sa considération est l’aboutissement nécessaire de la physique. Mais il faut aussi la confronter aux discours que l’on trouve dans la religion. C’est pourquoi le stoïcisme développe également une herméneutique des mythes qui soit cohérente avec les investigations des philosophes. Le stoïcisme, en ce sens, serait l’initiateur de la première tentative de concordisme. Le pseudo-Denys sera l’artisan de la transposition de cette théologie dans le christianisme. L’Écriture sainte y tient le rôle des oracles et les discours des théologues chez Proclus. Denys joue alors la carte de la compatibilité, non de la religion chrétienne avec la religion grecque, mais avec sa méthode théologique.

Cette continuité ne pouvait pas aller de soi dans la patristique latine ; pour elle, le fait de l’Incarnation doit au contraire marquer une rupture. C’est la question de la Philosophia Christiana, par laquelle l’auteur ouvre la deuxième partie de son ouvrage. Paradoxalement, cette rupture s’ouvre par un rejet, celui d’une distinction : entre le Dieu des philosophes et le Dieu de la Révélation. Pour Tertullien, s’il y a conflit, c’est du fait des philosophes, qui ont refusé par orgueil la logique d’un Dieu qui s’abaisse en s’incarnant. La philosophie s’étant d’elle-même mise en échec, le christianisme ne doit rien en attendre, mais il lui faut se constituer comme la vraie philosophie. Saint Augustin exprime une approche similaire, quoique dans une perspective plus harmonieuse avec la philosophie. Car il faut donner la possibilité de reconnaître ce qui doit être accepté, donc d’interpréter les Écritures. Ce qui implique de percer à jours ses contradictions, ses symboles et ses obscurités. Saint Augustin établit alors une méthode en trois points : interpréter l’Écriture ; distinguer les passages figurés de ceux qui ne le sont pas ; utiliser la raison quand des passages obscurs ne peuvent être éclairés autrement. Par cette troisième règle, Augustin entend prémunir la foi contre les interprétations hasardeuses, qui la ferait passer pour ridicule, et ne pas opposer la vérité de la foi à celle de la raison. Mais elle met la première dans la perspective d’être critiquée par la seconde.

L’ouvrage se poursuit par un détour dans la philosophie en terre d’Islam, au cours duquel Olivier Boulnois montre qu’il ne s’y est pas développé de théologie scientifique, mais bien plutôt une hostilité à son égard. Ce qui lui permet de soutenir la thèse suivante : « cette forme de théologie [comme discipline scientifique] est une invention de la pensée médiévale latine » (p. 199).

Encore pour cela fallait-il intégrer la philosophie dans la doctrine chrétienne, et deux choses manquaient alors : un prolongement et une rupture. Le prolongement fut le fait de Jean Scot Érigène à partir de l’idée de Chute. La connaissance issue des Écritures est nécessaire en raison de notre nature pécheresse, par laquelle nous sommes coupés des connaissances dont nous aurions dû bénéficier naturellement. Il ne peut y avoir nulle divergence entre ces deux connaissances car elles sont comme deux livres traitant du même sujet, il y a donc bien une connaissance scientifique cachée sous les images de l’Écriture. Abélard marque la rupture en étant le premier à rédiger une Théologie en tant que telle, à savoir une considération scientifique sur l’essence divine elle-même. Outre Saint Augustin, Olivier Boulnois identifie deux autres sources à la geste abélardienne : Boèce, qui a opéré un rapprochement entre la theologia (discours dont Dieu est l’objet) et la theologica (la troisième science spéculative d’Aristote) ; et Anselme, pour le fait de chercher les raisons même de la foi sans supposer le donné de l’Écriture.

Nous arrivons alors à la considération de Thomas d’Aquin. Tout part de l’absolue nécessité de la Révélation. Néanmoins, aux côtés de vérités ne pouvant être reçues qu’avec la foi, se trouvent des propositions démontrables par la raison, dans le cadre de la science théologique d’Aristote. Il faut donc naviguer entre d’un côté une théologie scientifique soumise aux exigences analytiques aristotéliciennes, et de l’autre la théologie héritée des Pères latins, sans les confondre ni les séparer. Thomas use alors de la notion aristotélicienne de subalternation des sciences. La théologie scientifique est ainsi subalternée du fait de son mode à la théologie révélée, bien que leurs sujets respectifs doivent être maintenus comme identiques. Cette solution sera vite l’objet de critiques, y compris au sein de l’ordre dominicain, et Thomas lui-même ne semble pas la poser sans réserve. Elle reste néanmoins la meilleure solution pour poser la subordination des philosophes de la faculté des arts aux théologiens.

S’ouvre le troisième acte dramatique : « L’éclatement des discours » : à la manière des éléments d’Empédocle, les diverses théologies rassemblées par le désir devaient se séparer sous l’effet de la discorde. Reprenons l’examen de ces trois théologies. (1) La théologie symbolique interprète les images de Dieu dans les Écritures. Selon Érigène, elle appartient à la théologie négative, car les images nous enseignent plus ce que n’est pas Dieu que ce qu’il est réellement. Cependant pour Thomas, le symbole n’est pas un objet rationnel, partant la théologie symbolique se ramène à une science poétique, non spéculative. (2) La théologie naturelle est explicitement assumée à partir de Nicolas Bonet, qui en rédige le premier traité. Pour lui, c’est la quatrième science spéculative : théologie et métaphysique constituent les deux pôles de la connaissance, encadrant la physique et la logique. Bonet expose qu’il s’agit d’une distinction de ce qui restait confus chez Aristote. Cependant, puisqu’il a été posé que Dieu est en réalité absent de la métaphysique aristotélicienne, il est donc absent de la théologie de Bonet, lequel clarifie mais n’ajoute pas d’objets nouveaux. C’est une théologie qui ne parle pas de Dieu. Le fait est encore plus patent dans la théologie naturelle de Raymond Sebond, où il n’est pas tant question de Dieu que de sa trace laissée dans la nature et dans l’homme, qui sont les véritables objets du traité. (3) La théologie mystique, enfin, sera l’objet d’une profonde mutation au cours de la période médiévale, et passe du domaine de la raison à celui de l’affect. La mystique était auparavant vue comme l’acmé de la spéculation : c’est le silence respectueux de la raison face au mystère. Mais Gerson la ramène à la description d’un vécu personnel et incommunicable ; ce qui de facto l’exclut du champ de la science. Il y a certes dans la mystique quelque chose de l’excellence, cependant elle reste imparfaitement participable en ce monde, où du fait du péché l’affection peut sombrer dans le délire. Car qui pense jouir d’une union personnelle avec son Créateur pourrait se croire dispensé de l’observance des commandements. C’est donc afin de garantir les droits du théologien qu’il conditionne la théologie mystique à l’examen de la théologie scientifique, ce qui implique de les distinguer.

Ainsi, la science théologique apparaît comme un artefact, un « comportement humain » qui doit être compris à la lumière des conditions historiques de ceux qui l’ont pratiqué. L’assemblage théologique reliait le monde transcendant au monde naturel au moyen de l’homme, être naturel tendu vers une fin surnaturelle : le désir de Dieu. L’équilibre était maintenu par l’idée d’une double contemplation de Dieu, l’une imparfaite passant par l’examen des créatures et l’autre parfaite en soi par la Révélation. Ce dédoublement impliquant hiérarchie, il permettait aux théologiens de la faculté de théologie de maintenir leur prédominance sur les prétentions théologiques de la faculté des arts. Et pourtant ce sont eux, les théologiens, qui ont accompli la chute.

Denys le Chartreux va rejeter l’idée d’un désir naturel de connaître Dieu. Cette fin étant inaccessible sans la grâce, il faudrait en déduire que naturellement ce désir serait vain. Cajetan intégrera subtilement cette idée : s’il y a possibilité de connaître Dieu pour l’homme, c’est selon une puissance non pas naturelle mais obédientielle. De même que l’eau de Cana n’a pas la puissance de se changer en vin, mais qu’elle a la puissance de recevoir le commandement du Christ par lequel elle le fera. Ainsi, le désir de Dieu existe en l’homme à la manière d’un miracle, et non de manière naturelle. Dieu aurait pu ne pas poser ce désir en l’homme, qui se serait alors retrouvé dans une situation de nature pure, comme l’expose Suarez. Dans un tel état, l’homme n’aurait pas de connaissance de Dieu, tout en étant raisonnable. Mais si cela avait été possible, c’est donc que la nature ne manifeste pas Dieu en soi. La contemplation imparfaite que l’on trouvait chez saint Thomas n’est plus, Dieu et la nature se replient respectivement sur eux-mêmes. Ainsi, la séparation entre la foi et la raison apparaît moins comme une émancipation de la raison, que comme la conséquence de l’hubris des théologiens.

Ces derniers ont cru qu’ils tenaient là une emprise définitive sur la raison, à cause de l’imperfection de la science médiévale. C’était sans compter Galilée, qui va donner à la raison ses bottes de sept lieues, par lesquelles elle sortira du cadre où elle avait été laissée. Ce seront les mathématiques, qui donneront à la science la structure méthodologique nécessaire pour entendre parler absolument du réel. La théologie se trouve alors doublement prise à son propre piège. D’un côté, par la condamnation de la double vérité elle ne peut tolérer une telle prétention. Une fois le Rubicon galiléen franchi, la confrontation devenait inévitable. De l’autre, le cloisonnement du monde naturel et du monde surnaturel, dont elle fut elle-même l’artisane, la rend illégitime en soi à statuer sur la vérité physique. Galilée peut en effet facilement ramener la théologie à son office propre : traiter de ce qui mène au salut, et se taire quant au reste. La théologie comme science ne pouvait dès lors plus que briser ses propres règles pour maintenir ses statuts. Galilée ne rejette pas pour autant la théologie, mais au nom du rejet de la double vérité il l’invite à revoir ses interprétations des Écritures en fonction des vérités scientifiques. La concorde subsiste, mais elle s’effectue désormais dans l’autre sens : c’est la théologie qui doit s’harmoniser avec la science.

Ainsi donc la théologie comme science a vécu, elle connut ses heurs et malheurs, mais in fine elle était destinée à mourir. La théologie doit alors accepter de couper le cordon de l’ontologie si elle veut continuer à vivre et embrasser une fin plus conforme à sa vocation initiale : permettre aux croyants de trouver un sens à leur existence.

Grégoire Gilliot

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Pour citer cet article : Olivier BOULNOIS, Le Désir de vérité. Vie et destin de la théologie comme science d’Aristote à Galilée, Paris, Puf, « Épiméthée », 2022, 408 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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