Auteur : Griselda Gaiada

 

 

Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Leibniz-Editionsstelle Potsdam der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften. Reihe IV : Politische Schriften, Band 10 : 1702-1705, bearbeitet von Friedrich Beiderbeck, Wenchao Li, Stefan Luckscheiter, Sabine Sellschopp, Stephan Waldhoff, Berlin, De Gruyter, 2022, LXXVII + 1 047 p.

Ce nouveau volume des Écrits politiques couvre la période 1702-1705, plus précisément des textes de 1702 non encore parus en 2019 à ceux de 1705 qui, en raison de leur sujet, n’ont pas été réservés pour le tome 11. Divisé par les éditeurs en sept sections thématiques, il s’ouvre sur deux textes centrés sur la question de la justice. Le premier d’entre eux, probablement destiné aux membres de la cour, reprend un très ancien débat théologique concernant l’origine de la justice. Le fait de savoir si la justice est cause ou effet de la volonté est une autre façon de reposer la controverse entre intellectualistes et volontaristes. Ces derniers, comme on le sait, se rendent coupables, selon Leibniz, de détruire l’amour de Dieu en conduisant à l’impiété. L’on ne pourra justifier la caritas sapientis que si l’idée de justice précède la volonté comme sa cause. L’écrit suivant (n° 2), la Méditation sur la notion commune de justice que l’édition de Mollat (1885) avait déjà rendue accessible – de même que le manuscrit n° 1 – s’applique précisément à expliquer le sens de cette charité, ainsi que des autres degrés du droit naturel.

Sur le plan historique, le volume est marqué par deux événements importants : la poursuite de la guerre de Succession d’Espagne et le problème de la succession de la Maison d’Orange après la mort de Guillaume III, survenue le 19 mars 1702. La position de Leibniz sur le conflit espagnol est bien connue – elle a même fait l’objet d’autres comptes rendus de notre bulletin – mais l’ensemble des textes ici publiés met en évidence l’intense activité propagandiste qu’il a menée, par exemple en simulant les propos d’un moine espagnol mettant en garde ses compatriotes contre le joug des Français (n° 9), ou en imaginant un dialogue fictif entre un amiral partisan des Habsbourg et un cardinal partisan des Bourbons (n° 12). On attirera aussi l’attention sur le Manifeste contenant les droits de Charles III roi d’Espagne (n° 10), publié anonymement en 1703, où Leibniz évoque le passé récent et dévoile les manœuvres entreprises par les Bourbons dans le but de justifier les prétendus droits du petit-fils de Louis XIV au trône espagnol. Il faut rappeler que la dot impayée de Marie-Thérèse, qui avait déjà conduit à la guerre de Dévolution (1667-1668), sert à nouveau de prétexte à la France pour « renverser une clause essentielle » du contrat de mariage, selon laquelle une monarchie ne peut être transférée à une autre (p. 165). Leibniz donne même des conseils stratégiques pour dominer militairement les forces françaises et recommande judicieusement de prendre soin de la nourriture et du ravitaillement des troupes allemandes (n° 13).

Quant au problème orangiste, ces pages nous permettent de découvrir un Leibniz engagé dans la défense des droits de succession de la Maison des Hohenzollern contre l’héritier des Nassau, le prince Jean-Guillaume Frison de Nassau. Frédéric Ier de Prusse, époux de la reine Sophie-Charlotte, était en mesure de faire valoir son droit en tant que cousin de feu Guillaume III : il était comme ce dernier l’un des petits-fils de Frédéric-Henri d’Orange-Nassau qui, à la suite de la disparition de ses deux demi-frères, était devenu le seul héritier de Guillaume Ier dit le Taciturne. Or ce fut la volonté du grand-père maternel du roi de Prusse que, en cas de d’extinction de la lignée masculine de la famille d’Orange, la fille aînée puisse être l’héritière. Avec la mort de Guillaume III, la lignée directe de celui-ci s’éteint, et le droit de succession semblait revenir à Louise-Henriette, mère de Frédéric. Mais Guillaume III avait testé en faveur du prince de Nassau-Dietz, qui d’ailleurs invoquait l’agnation défendue par les grands-oncles du roi de Prusse (Philippe-Guillaume et Maurice). La stratégie de Leibniz fut donc de justifier historiquement l’existence d’une tradition cognatique renvoyant à des temps antérieurs à ceux de Guillaume le Taciturne. Plus de 250 pages de travail préparatoire (n° 22 à n° 72) pour la Représentation des Raisons qui regardent le Droit sur la succession de Guillaume III – et sa version préalable – montrent les efforts déployés par Leibniz afin de documenter les revendications héréditaires de l’époux de la reine Sophie-Charlotte.

Son grand projet de réunion des Églises chrétiennes ne pouvait évidemment manquer, même si, comme le soulignent les éditeurs, il n’a pas occupé le premier plan dans les limites chronologiques de ce volume. La question de savoir s’il est possible d’être sauvé en dehors de l’Église romaine, ou plus largement de l’Église visible (n° 79), ainsi que celle des adiaphora (n° 89-90), thèmes qui avaient été au tout premier plan dans la correspondance de Leibniz avec Pellisson (A I 6, n° 59 à 65), réapparaissent maintenant adaptées au contexte des négociations entre luthériens et réformés. Dans ce cas, la référence aux adiaphora porte non pas sur la doctrine mais sur le culte, sur les variations locales de celui-ci : il ne s’agit plus de déterminer l’essence du christianisme partageable par toutes les Églises chrétiennes, mais d’éviter de nouvelles divisions parmi les protestants à cause de « choses indifférentes » concernant le rite, ou plutôt d’empêcher que cette « discussion adiaphoriste », pour ainsi l’appeler, n’occupe le terrain des négociations iréniques.

Par ailleurs, Leibniz persiste dans sa résolution de créer des sociétés scientifiques, comme il avait réussi à le faire à Berlin en 1700. Le volume nous renseigne sur les solutions ingénieuses imaginées par Leibniz dans le but de pallier les difficultés financières de cette Société pionnière (de Berlin) : ces solutions vont de l’impression de livres religieux pour la Russie à l’élargissement de l’offre de calendriers à vendre par la Société. En 1704, inspiré par le modèle de Berlin, Leibniz entreprend la tâche de rédiger les documents fondateurs d’une nouvelle Société des sciences qui aurait son siège à Dresde. Le corpus en question (n° 101 à 109) montre que rien n’a échappé aux prévisions de Leibniz, s’appliquant à en détailler soigneusement la structure administrative, les tâches et les sources de financement. Comme l’Académie des sciences de Berlin, elle devait couvrir les multiples domaines de la connaissance, les nouveautés et les arts, rassemblant en elle des modèles tirés d’autres sociétés européennes (Royal Society, Académie des sciences, Académie française, Society for the Propagation of the Gospel). L’idée de financer les deux académies allemandes par la culture vernaculaire de la soie l’amène même à rencontrer des experts en manufacture de la soie, comme Johann Heinrich Otto (n° 110-111) ou Johann Kaspar Koppisch (n° 155), et à se plonger dans les détails techniques de cette activité : un autre signe de son insatiable curiosité. Ni de Brandebourg-Prusse ni de Saxe, il n’a pu cependant obtenir l’attribution de terres où planter les mûriers nécessaires à l’élevage des vers.

Le volume comprend aussi un ensemble de textes concernant la fête d’anniversaire de Frédéric Ier (n° 121 à 127), y compris les rapports que Leibniz devait fournir aux autorités prussiennes. Le spectacle martial décrit dans son Festbericht permet déjà d’apprécier la personnalité si singulière de celui qui sera connu sous le nom de « Roi-Sergent ». Même dans les Réflexions sur l’éducation du Prince royal (n° 16), le subtil Leibniz passera sous silence tout ce qui a trait à la formation intellectuelle, en raison du rejet par le jeune héritier des sciences, des arts et du raffinement de sa mère. Une série de conseils prudentiels semble avoir eu pour but d’essayer d’adoucir le tempérament du prince, tels que « fuir l’entestement » (p. 280) ou modérer les exercices guerriers qui pourraient contribuer à forger un caractère « farouche et sanguinaire » (p. 283). Finalement, la chronique de certains faits étranges, tels que l’étonnant don prophétique d’un astrologue nommé dottor Alforani (n° 128) ou la découverte par un dominicain de la pierre philosophale (n° 129), témoigne de la disparité des choses qui retenaient l’attention de Leibniz.

Une explication substantielle de chacune des sections composant ce volume figure dans l’introduction par Wenchao Li : elle guide le lecteur dans cette édition qui résulte de l’établissement définitif des textes avec leurs variantes génétiques, accompagnés des apparats critiques habituels – index des personnes, index des ouvrages cités par Leibniz, index des matières. Cette nouvelle parution atteste admirablement bien les progrès de l’édition des œuvres complètes.

 

Griselda Gaiada

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Pour citer cet article : Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Leibniz-Editionsstelle Potsdam der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften. Reihe IV : Politische Schriften, Band 10 : 1702-1705, bearbeitet von Friedrich Beiderbeck, Wenchao Li, Stefan Luckscheiter, Sabine Sellschopp, Stephan Waldhoff, Berlin, De Gruyter, 2022, LXXVII + 1 047 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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Bernardino ORIO DE MIGUEL, Leibniz: Variaciones sobre la ciencia general. Textos, Édition de l’auteur, Madrid, 2021, 718 p.

Ce vaste volume, édité par l’auteur lui-même, est sans nul doute difficile à classer. Le livre est composé de huit chapitres, appelés par Bernardino Orio de Miguel « Variations » de la science générale. Si cette dernière est conçue par Leibniz comme « la science qui contient les principes de toutes les autres et la manière d’utiliser ces principes » (p. 625), les variations proposées ici se rapportent aux sciences particulières spécifiant de tels principes. L’auteur soutient la thèse selon laquelle « ces sciences sont liées les unes aux autres comme les diverses fonctions spécifiques d’un même organisme animal » (p. 3), auquel il assimile l’univers. Le même objet sera donc traité ou « varié » selon l’approche épistémique offerte par chaque science : le chemin va de la Psychologie des petites perceptions à la Science générale comme science de la félicité, et il serait une expression du principe leibnizien de la connexion universelle de toutes choses.

L’avantage de son travail, selon les mots de l’auteur, repose sur le fait que le lecteur a la liberté d’accéder à son livre par l’aspect qu’il souhaite explorer ; ce livre, par ailleurs, représente pour l’auteur celui que Leibniz n’a jamais pu écrire, mais qu’il aurait voulu rédiger. La thèse principale d’Orio, découlant de ses travaux précédents – dont sa thèse de doctorat –, est que Leibniz s’inscrit dans une tradition hermétiste et que sa philosophie est essentiellement symbolique. L’auteur serait donc en train de couvrir, avec ses hypothèses, un vide herméneutique dommageable, car – comme il le souligne – « les grands sémiologues leibniziens, sauf certaines références génériques et non engagées », ne l’ont pas aidé à vérifier ses hypothèses : « ils ne les envisagent simplement pas » (p. 14).

Puisque le volume se veut lui-même un reflet de la liaison de tout avec tout, l’ordre d’exposition, où les répétitions ne sont pas absentes, devient difficile à préciser. On apprécie toutefois que tous les chapitres soient accompagnés de traductions et de longues notes de bas de page qui constituent un apparat critique instructif sur la philosophie de Leibniz.

La première variation », intitulée « El callado murmullo de las olas del mar », vise à reconstruire le système leibnizien à partir des petites perceptions. B. Orio explore ici la double opération de dérivation-intégration : il développe l’idée que la découverte psycho-logique des perceptions insensibles a conduit Leibniz à en dériver des conséquences qu’il a intégrées à la justification métaphysique de son système de philosophie naturelle (p. 25). Parmi ces conséquences, l’auteur retient et discute les thèses leibniziennes suivantes : les machines naturelles, composées d’une infinité d’organes, n’admettent qu’une connaissance confuse ; le présent est gros de l’avenir et chargé du passé ; tout conspire (sympnoia panta) ; Dieu peut lire l’univers entier dans la plus petite créature.

La deuxième variation, portant le titre « En la ciudad llena de calles y de plazas: la sustancia simple », reprend la reconstruction précédente du système leibnizien en se basant, cette fois, sur la métaphore de la ville et celle des miroirs vivants. Prônant la thèse selon laquelle ces deux métaphores sont en fait des symboles renvoyant à une même réalité, B. Orio s’applique à montrer que chaque élément constitutif d’une globalité donnée (ville, monde, théorème) peut être considéré comme une variation non réitérable de l’unité organique que constitue l’« univers monde » ou la « cité divine » (p. 46). De même que, sur le plan métaphysique, chaque substance suppose une concentration en perspective de l’univers entier, de même sur le plan de la connaissance l’épistémè humaine se décline en différentes perspectives ouvrant accès à la science générale.

La troisième variation, « Cómo salir del laberinto de la composición del continuo: la ciencia de la mecánica », traite de la reconstruction en question en partant du problème du continuum. Se concentrant sur les textes du jeune Leibniz, B. Orio émet l’hypothèse que celui-ci est entré dans l’étude de la mécanique avec une mentalité pansophique ou animiste (p. 103) qui allait à l’encontre du mécanisme dualiste cartésien et du corpuscularisme anglais. La Mens universalis aurait été la première réponse substantialiste au problème du continuum, c’est-à-dire la première élaboration concernant la permanence d’un substrat sous les phénomènes cinématiques qui aurait donné plus tard naissance aux substances simples ou « atomes singuliers d’énergie » (ibid.).

La quatrième variation est intitulée « Los principios metafísicos que fundamentan la mecánica: hacia la ciencia dinámica ». Y est analysée l’« herméneutique organique » des textes de Leibniz après 1677 où l’on trouve que les lois de la mécanique exigent, selon le philosophe, des principes de caractère métaphysique. L’intelligibilité des phénomènes, souligne l’auteur, ne se limite pas à ce qui est mesurable ou explicable mécaniquement, mais elle requiert d’avancer vers les raisons métaphysiques étayant le mécanisme. Autrement, il serait impossible de sauvegarder la singularité de chaque événement, qui dépasse ce qui est susceptible de mesure sur le plan physique. Les équations de la dynamique ne s’appliquent donc qu’aux forces dérivatives, mais – l’auteur y insiste – il est nécessaire de se rapprocher du fond non empirique des choses.

Dans la cinquième variation, « La dinámica es en buena parte el fundamento de mi sistema », B. Orio examine le « travail d’exploration symbolique » par lequel Leibniz tente de combiner les lois des corps avec la notion d’unité réelle. L’autonomie des corps, explique l’auteur, imposait à Leibniz d’abandonner la doctrine de l’esprit (mens) comme médiateur, conservateur ou harmonisateur des conatus. La découverte de l’élasticité de la matière allait lui venir en aide, mais il fallait encore trouver une reformulation qui non seulement nie le transfert de forces d’un corps à l’autre dans la collision, mais qui fasse de cette dernière l’occasion pour que se manifeste la force interne des corps en tant qu’expression phénoménale de l’« autarcie » des substances sur le plan métaphysique.

Ce dernier aspect est précisément ce qui est exposé dans la sixième variation, divisée en deux sections. La première partie, intitulée « Los cuerpos se resuelven en vivientes: la monadología final », traite du plénisme naturel impliquant l’élasticité comme propriété essentielle des corps. L’auteur mobilise l’hypothèse selon laquelle l’univers compris comme un « emboîtement » à l’infini de créatures ou de formes révèle la formation ésotérique de Leibniz. La notion de l’infini actuel exige donc, selon B. Orio, l’individualisation de l’énergie en substances simples, l’attribution nécessaire de corps organiques, ainsi que le rapport d’expression tel « celui qui lie le matériel phénoménique et le spirituel animique » (p. 327). La deuxième partie de ce chapitre présente les écrits du philosophe où l’on trouve, selon l’auteur, la « dérive animiste » de la monadologie finale, c’est-à-dire le « pananimisme stratifié » qu’il attribue à Leibniz.

La septième variation porte le titre « Cuando Dios calcula se produce el mundo. Calculemus: la matemática como instrumento necesario ». B. Orio y développe l’idée que le calcul de l’infini idéal est un symbole du réel. Même si l’infini actuel nous est inaccessible, le calcul infinitésimal représente un outil puissant pour nous rapprocher d’une compréhension de la Nature. Cependant, souligne-t-il, ce calcul comporte des limites incontournables : « les différentielles ou des infinitésimaux de plus en plus évanescents ou des nombres inassignables de notre calcul infini seront toujours des nombres finis et fictifs » (p. 504). Le génie de Leibniz reposerait sur le fait d’avoir été le seul à reconnaître l’importance de concevoir un algorithme pour décrire la continuité et pour résoudre divers problèmes impliquant l’infini.

La huitième variation, « La justicia es la caridad del sabio, y la sabiduría es la ciencia de la felicidad: la ciencia general », s’applique à montrer que la science générale dans son intégrité épistémique ne pouvait provenir que d’un « épistémologue métaphysicien », tel Leibniz, capable de recueillir dans ses réflexions la « Tradition multiséculaire organiciste » qui échappait aux yeux mécanistes des scientifiques de la Nouvelle Science (p. 621). Une science étroite renonçant aux principes métaphysiques et moraux serait empêchée de mener à la « science de la félicité ». La « connexion organique » entre le public et le privé que Leibniz aurait préconisée (p. 628), montre que l’architecture de la Cité exige, selon la vision leibnizienne, des pouvoirs publics capables de mettre les sciences au service du bonheur du genre humain.

Si, ainsi que Bernardino Orio de Miguel le suppose, les textes de Leibniz ne pourraient se comprendre sans une « herméneutique organique adéquate de l’écriture du philosophe » (p. 172), le lecteur qui souhaite approfondir ce type d’interprétation trouvera dans ces Variations une pièce stimulante et pleine d’explications. Il faut souligner, en guise de conclusion, l’important travail de traduction réalisé par l’auteur : il fournit ainsi un corpus textuel représentatif des différentes phases de la pensée de Leibniz qui peut s’avérer utile pour rapprocher les écrits de ce dernier d’un public plus large.

Griselda GAIADA

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Pour citer cet article : Bernardino ORIO DE MIGUEL, Leibniz: Variaciones sobre la ciencia general. Textos, Édition de l’auteur, Madrid, 2021, 718 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.

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Luis Antonio VELASCO et Víctor Manuel HERNÁNDEZ (dir.), G. W. Leibniz. Las bases de la modernidad, México, Ediciones Acatlán, 2018, 439 p.

Cet ouvrage collectif est le fruit des séances du Séminaire de philosophie moderne de la Facultad de Estudios Superiores Acatlán en collaboration avec l’Universidad Autónoma de Ciudad Juárez. Précédés d’une présentation des objectifs de la Red Iberoamericana Leibniz par Juan A. Nicolás, ces quatorze essais, organisés en cinq parties, couvrent divers aspects de la pensée de Leibniz. Quoique manquant d’unité thématique, ils traduisent l’effort des chercheurs visant à comprendre et à faire connaître la philosophie de Leibniz.

Dans « Leibniz y las matemáticas : problemas en torno al cálculo infinitesimal », Alberto L. López vise à initier le lecteur au problème de la réception du calcul leibnizien aux XVIIe et XVIIIe siècles et au débat contemporain sur ce sujet. Il présente les critiques dont Leibniz a fait l’objet de la part de Michel Rolle (1652-1719) et de Bernard Nieuwentijt (1654-1718), particulièrement concernant les infinitésimales comme quantités éliminables dans le calcul, ainsi que le débat actuel au sujet du statut syncatégorématique de ces quantités infinitésimales (R. Arthur et T. Tho).

Dans « Characteristica universalis y absolutismo lógico. La influencia de Leibniz en algunos creadores de la lógica contemporánea », Víctor Hernández se propose de montrer que la logique contemporaine, représentée par Frege, Peano, Russell, Wittgenstein et Gödel, est liée « à géométrie variable » au projet leibnizien d’une caractéristique universelle, comprise à son avis comme une conception de la logique en tant que langage. Rubén Reyes, dans « El argumento de la naturaleza intrínseca : una lectura panpsiquista de Leibniz », développe la thèse selon laquelle la perception et l’appétition, en tant que seules propriétés intrinsèques des monades, relèvent d’une interprétation panpsychiste du monde au sens où le caractère mental ou protomental constituerait le fondement ontologique de la réalité physique dans sa totalité.

Marco A. Moreno aborde dans son texte intitulé « Felicidad en Leibniz : video meliora proboque » la question de la raison pour laquelle on se trompe dans la recherche du bonheur. En mobilisant les concepts de puissance et de liberté chez Locke et chez Leibniz, il s’emploie à expliquer comment un usage fautif de la liberté empêche d’atteindre le but que représente la félicité. Dans « La inquietud en la segunda parte de los Nuevos Ensayos sobre el entendimiento humano », Valente Vázquez présente les critiques de Leibniz relatives à l’usage lockéen du terme « inquiétude » et l’importance accordée dans les Nouveaux Essais à cette inquiétude en tant que condition essentielle au progrès continu vers le bonheur.

Luis Velasco, dans « Percepción y consciencia en los Nuevos Ensayos sobre el entendimiento humano » aborde le problème de la perception et de son rapport à l’expérience de conscience. Traitant du concept de perception chez Locke et de la distinction leibnizienne entre « perception » et « apperception », il vise à montrer que le rôle joué par le principe de continuité dans l’intégration des petites perceptions empêche une conscience de soi transparente chez l’être humain. Dans « Leibniz en Borges : la fascinación por el infinito », Roberto Sánchez mobilise certains écrits de Borges où celui-ci mentionne Leibniz ou y réfère tacitement, dans le but d’explorer ce qu’ils partagent l’un et l’autre quant à la conception de la réalité comme variété de songe, à la métaphore de l’univers comme bibliothèque et à l’idée des mondes possibles.

Juan C. Moreno dans son texte « La filosofía del arrabal y el dualismo cartesiano en Leibniz » joue sur les mots (dualisme, dualité, dual) pour dépeindre – non sans mauvaise foi, car il est à peine fait référence au dualisme au sens philosophique –, un Leibniz trompeur et hypocrite qui se trouverait dans un rapport que René Girard qualifierait de « rivalité mimétique » avec un Descartes de caractère opposé. Dans « El fuego de Prometeo en el fósforo ígneo de Leibniz. Reflexiones sobre el mejor de los mundos posibles », Ángel A. Salas présente le poème où Leibniz décrit le phosphore brûlant et mentionne le feu de Prométhée. S’inspirant de l’interprétation d’André Gide, l’auteur critique l’image traditionnelle du titan en tant qu’avocat des hommes et philanthrope, dans le but de mettre en question le concept de philanthropie ou d’amour dans la philosophie leibnizienne.

Arturo Ramos, dans « Entendimiento, ética y paz en Leibniz », développe l’idée d’une paix confessionnelle réalisable au moyen d’un langage universel, capable de représenter avec clarté les concepts fondamentaux qui sont à l’origine des controverses religieuses. Fernando Huesca explore pour sa part, dans « Sobre el fundamento del derecho en Leibniz : metafísica y política », le jusnaturalisme de Leibniz à la lumière de ses réflexions métaphysiques dans le Discours de métaphysique. Selon lui, Leibniz s’inscrirait dans la ligne de pensée de Hobbes, Locke, Spinoza, Rousseau et Kant par le fait de partager avec eux l’idée d’une « législation transcendantale » constituant la base morale pour la codification du droit positif (p. 348). Dans « La otra modernidad de Leibniz : el sujeto vs. el individuo », Juan C. Orejudo se propose d’étudier la figure du sujet et les dérivations de l’individualisme moderne en se concentrant sur la philosophie de Leibniz. Se fondant sur l’interprétation d’Alain Renaut, il voit dans la production des phénomènes par la monade l’expression de la conception moderne de la subjectivité, selon laquelle cette dernière définit la structure même du réel.

Le recueil se clôt sur deux articles qu’il convient apprécier particulièrement. Dans le premier, intitulé « Leibniz y Heidegger : los principios del pensamiento y la diferencia entre ser y ente », Roberto Estrada analyse l’interprétation proposée par Heidegger du « principialisme » de Leibniz. Se référant à la distinction heideggerienne entre l’être et l’étant, il montre clairement comment le principe de raison et le principe d’identité, dans leur reprise heideggerienne, se rapportent en réalité à l’être, fondement de l’étant, bien que la philosophie moderne, en particulier celle de Leibniz, ait négligé la référence à l’être pour rester sur le plan de l’étant. Le dernier écrit porte le titre « Leibniz y Heidegger : la transformación del problema fundamental de la metafísica ». Jonathan Guereca y prolonge la réflexion de l’étude précédente en se concentrant sur la question : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Posée par Leibniz et considérée par Heidegger comme la question fondamentale de la métaphysique, elle serait selon ce dernier la meilleure formulation d’une interrogation ontothéologique caractérisant une tradition métaphysique qui attribue des caractères ontiques à l’être. Incapable de voir que cette question cache dans sa réponse le problème fondamental de la métaphysique, à savoir celui du fondement, Leibniz, malgré la lucidité avec laquelle il pose la question, n’aurait pu atteindre, selon Heidegger, le véritable problème de la métaphysique : un Théos qui n’est pas identifiable au Dieu des métaphysiciens.

En guise de conclusion, il faut reconnaître que cet ouvrage apporte une diversité de perspectives sur la pensée de Leibniz, certaines plus convaincantes que d’autres, mais toutes constituant l’expression d’un travail consciencieux et d’un dialogue bien mené entre chercheurs engagés dans l’exploration d’une philosophie dont la complexité exige un approfondissement progressif.

Griselda GAIADA

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin leibnizien VII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Luis Antonio Velasco et Víctor Manuel Hernández (dir.), G. W. Leibniz. Las bases de la modernidad, México, Ediciones Acatlán, 2018, 439 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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Federico RAFFO QUINTANA, Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud, Granada, Comares, 2019, 179 p.

L’ouvrage intitulé Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud est issu de la thèse de doctorat soutenue par Federico Raffo à la Universidad Nacional de La Plata. Comportant une introduction et quatre chapitres, il aborde le traitement de la composition du continu chez le jeune Leibniz, c’est-à-dire depuis la parution de la Theoria motus abstracti (1671) jusqu’au De summa rerum (1675-1676).

Le premier chapitre, intitulé « Infinito actual, indivisibles e infinitamente pequeños », présente une analyse – centrée sur la Theoria motus abstracti – des conceptions leibniziennes du continu entre 1669 et 1672. Il vise à montrer que Leibniz soutenait déjà ces années-là la thèse de la division actuelle du continu en parties infinies, dans le cadre de discussions avec Thomas White et avec la pensée cartésienne indirectement connue. Par un examen de l’Accessio ad arithmeticam infinitorum (1672), le chapitre cherche à souligner le rôle joué par les premières conceptions de Leibniz relatives à la mathématique de l’infini en vue de comprendre la composition du continu. L’interprétation proposée par l’auteur repose sur une compréhension du continu, non comme composé d’indivisibles, mais de parties aliquotes, de même qu’une série mathématique se compose de ses termes suivant une certaine loi.

Le deuxième chapitre, « Los grados de infinito », traite de l’infini en tant que tel. Il se concentre sur le De summa rerum, où la relation Leibniz-Tschirnhaus-Spinoza devient pivotale. Trois degrés d’infini sont distingués : l’infini infime, le maximum dans son genre, et Dieu ou la totalité des choses. Le premier degré est lié à la distinction entre l’infini achevé et l’infini inachevé, présentée par Leibniz dans le De quadratura arithmetica circuli (1676). Relevant d’un caractère fictionnel et opératoire, l’infini achevé constitue un outil conceptuel décisif pour la méthode des infinitésimales, quantités également fictives. L’auteur s’emploie donc à justifier que ces quantités sont des « objets catégorématiques », par opposition aux interprétations syncatégorématiques. À propos des deux autres degrés d’infini, le chapitre est centré sur les écrits du De summa rerum concernant l’argument ontologique, et cherche à expliquer le rapport entre les attributs divins (le maximum dans son genre) et l’essence de Dieu (la totalité de choses).

Le troisième chapitre, « Sobre la materia y la unidad de los cuerpos », s’occupe de la composition de la matière et des corps vers la fin de la période de Paris. Il rend compte de certaines modifications produites alors, telles que l’introduction par Leibniz du concept de masse comme principe passif ou limitatif, de celui de flexibilité de la matière, ainsi que de la distinction entre le « tout » et l’« agrégat ». Le chapitre progresse de la question de la passivité des corps au concept de pli en tant qu’explicatif de la matière, et débouche sur le problème de l’unité des agrégats. Dans le but de répondre à celui-ci, Raffo reconnaît deux types d’unité chez Leibniz, l’un de caractère subjectif et linguistique, l’autre de caractère métaphysique, fondé sur une mens insita dans la matière. Cette dernière unité permettrait, selon l’auteur, de réinterpréter l’atomisme auquel Leibniz aurait souscrit à cette époque, ainsi que le principe d’individuation.

Le dernier chapitre, intitulé « Proyecciones del problema del continuo en el pensamiento maduro de Leibniz », est à la fois un résumé des chapitres précédents et, pour ainsi dire, une projection des thèses du jeune Leibniz sur celles de la décennie 1680, plus particulièrement sur celles du Discours de métaphysique (1686). Selon les conclusions de l’auteur, Leibniz aurait admis dès les premières années de sa carrière intellectuelle la division infinie actuelle des parties du continu. Dans le but de les justifier, Raffo mobilise enfin, dans ce chapitre conclusif, des arguments basés sur des propriétés structurelles. Il conclut aussi à la nécessité d’une certaine légalité réglant cette division actuelle infinie, face à l’impossibilité d’une division arbitraire. Finalement, il propose une connexion entre la « solution métaphysique » du jeune Leibniz au problème de l’unité des corps et le concept de substance simple et inétendue du Discours de métaphysique.

En conclusion, il s’agit d’une contribution intéressante sur le traitement de la composition du continu chez le jeune Leibniz, qui établit aussi des rapports suggestifs sur le plan métaphysique entre la pensée de la fin de la période parisienne et le Discours de métaphysique. L’ouvrage a le mérite d’exposer la genèse de certaines idées de Leibniz et de donner à voir un jeune Leibniz qui avance par hypothèses et réfutations, à la recherche d’une unité non encore atteinte entre philosophie naturelle, mathématiques et métaphysique.

Griselda GAIADA

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, « Federico RAFFO QUINTANA, Continuo e infinito en el pensamiento leibniziano de juventud, Granada, Comares, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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« Principia rationis. Les principes de la raison dans la pensée de Leibniz (1646-1716) », Arnaud Lalanne (dir.), Lumières, 29, 2018, Presses Universitaires de Bordeaux, 208 p.

Principia rationis est le titre donné par Arnaud Lalanne au dossier rassemblant les interventions réalisées en novembre 2016 à Bordeaux, lors du Colloque international « Principia rationis. Les principes de la raison dans la pensée de Leibniz ». Ce volume s’ouvre par un ensemble préliminaire comprenant une introduction de Lalanne, la conférence donnée par François Duchesneau le 25 novembre 2016 à l’Institut Goethe de Bordeaux, et l’Éloge de M. Leibniz par Fontenelle, prononcé le 13 novembre 1717 à l’Académie Royale des Sciences de Paris. Trois parties, organisant les textes des communications, lui succèdent : La causalité en question, Principes de raison ou de raisonnement, Les principes de la raison et leur application à la physique.

L’introduction de Lalanne offre au lecteur un aperçu de la figure de Leibniz comme esprit universel, de la réception de sa pensée en France, ainsi que de chacun des articles inclus dans ce collectif. Dans « Leibniz, ce philosophe “qui mena de front toutes les sciences” », Duchesneau rend hommage à Leibniz, à travers l’éloge de Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), secrétaire de l’Académie Royale des Sciences. Cet éloge, pièce remarquable dans son genre, est « digne du talent littéraire de son auteur et de la grandeur de son modèle » (p. 14). Cependant, malgré ses mérites, ce parcours intellectuel et biographique, nous rappelle Duchesneau, reste incomplet. Pouvait-il en être autrement quand on l’envisage depuis notre présent ? Les progrès dans les connaissances et dans la recherche sur Leibniz ainsi que dans l’édition des écrits de celui-ci, la plupart posthumes, montrent non seulement l’exactitude du jugement et l’importance des ajouts apportés par Duchesneau, mais aussi la lucidité de cet éloge proposant une extraordinaire synthèse, une année seulement après la mort de Leibniz. Si aucune étude ne saurait être exhaustive, ce double éloge, par Fontenelle d’une part, et par Fontenelle et Duchesneau d’autre part, offre un portrait du génie universel qu’on dirait presque achevé.

Comme son titre l’indique, Stefano Di Bella, dans « Raisons, causes et conditions », traite du rapport entre causes et raisons, dans le cadre de la théorie logico-ontologique des requisita chez Leibniz. Face à l’accusation selon laquelle Leibniz aurait confondu l’ordre factuel des causes avec l’ordre logique-inférentiel (qui lie typiquement des propositions), l’auteur soutient qu’un tel glissement inaperçu n’existe pas. Au contraire, l’équivalence entre cause et raison (ou leur interchangeabilité dans certains contextes) révèle l’étroite connexion entre les aspects ontologiques et les aspects logico-épistémologiques, sans que pour autant Leibniz ignore la différence entre les deux concepts. Autrement dit, les relations inférentielles entre propositions – celles-ci dénotant des « états de choses » – exprimeraient des rapports objectifs de caractère ontologique, à savoir, des rapports de fondation (p. 62). La distinction entre la cause et la raison repose sur la portée plus large de ce dernier concept qui embrasse les causes en tant que sous-ensemble (p. 65). La conclusion propose une réflexion métaphysique sur la compréhension de la cause première à la lumière de Leibniz : Deus ratio sui, sed non causa sui.

Ansgar Lyssy prolonge cette réflexion dans « From requisits to substances: on the differences between causes and reasons in Leibniz’s Philosophy ». L’auteur met en cause l’interprétation habituelle qui réduit la prétendue identification entre causes et raisons par Leibniz à l’intelligibilité de toute existence. Il propose de traiter les différences entre les deux concepts en prenant en considération le contexte où elles apparaissent. Pour ce faire, Lyssy distingue analytiquement trois moments. Le premier correspond aux écrits de la Scientia Generalis, où tant les causes que les raisons seraient comprises comme des aspects différents au sein d’une multitude de rapports de dépendance, identifiés aux requisita. Le deuxième (fin des années 1670) est celui où les causes seraient associées à la notion de force physique, tandis que les raisons le seraient aux principes architectoniques du monde exprimant le dessein divin caché dans la structure causale du premier (p. 79). Le troisième se rapporte aux substances en tant qu’agents : leur « pseudo-interaction » s’explique pour des raisons a priori selon l’augmentation ou la diminution de leur degré de perfection.

Dans « Les grands principes de la raison », Arnaud Lalanne commence par rappeler que l’unité de la raison n’empêche pas qu’il y ait des « principes de raison » au pluriel. L’article a donc pour but d’identifier ceux-ci et d’expliquer leurs rapports par une étude développée en trois temps. Dans un premier temps, l’auteur s’interroge sur la légitimité d’utiliser les principia rationis dans le domaine de la foi et de la Révélation, en montrant que pour Leibniz la raison ne saurait faillir in Divinis. Dans un deuxième temps, il s’occupe de la relation de complémentarité entre les deux grands principes de la raison – contradiction et raison suffisante – (p. 93-96). Finalement, il examine le rôle prépondérant du principe de raison suffisante pour constituer une véritable « métaphysique démonstrative ». Malgré sa place privilégiée, conclut Lalanne, le principe de raison ne suffit pas, à lui seul, à rendre la métaphysique « réelle » et vraiment « démonstrative » : il doit donc rassembler tous les principes de la raison (p. 100).

Dans « The young Leibniz and the principle of contradiction: adoption and use between Philosophy and Mathematics », Mattia Brancato traite diverses applications du principe de contradiction au domaine métaphysique (prédestination et preuve ontologique de Dieu) et aux mathématiques (le nombre infini et les nombres imaginaires). L’hypothèse soutenue affirme que l’« adoption » du principe de contradiction par Leibniz se serait produite en 1672. Avant cette année, Leibniz n’aurait pas possédé « une définition précise du concept modal de possibilité par la contradiction » (p. 104), alors que depuis cette date il n’y aurait que « l’idée de contradiction en tant que seul concept nécessaire pour définir les opérateurs modaux » (p. 106). Cependant, cette réduction de la définition des concepts modaux à la seule consistance logique passe sous silence non seulement la centralité du critère ontologique, mais aussi le fait que, surtout à partir de l’arrivée de Leibniz à Hanovre, les caractérisations les plus habituelles de la notion de possibilité font appel à la dimension ontologique (en termes d’essence) et à la dimension épistémologique (en termes de ce qui est concevable avec clarté et distinction). Du moment que la thèse proposée par l’auteur semble difficile à justifier, les applications tentées ne pourront être menées sans rencontrer des écueils.

L’article de Juan Antonio Nicolás, « Les principes leibniziens : un labyrinthe ordonné », a pour but de montrer que la métaphore du labyrinthe permettrait de comprendre la structure de rationalité exprimée par les principes leibniziens (p. 120). Cinq caractéristiques (tracé complexe, diversité d’entrées et d’issues, vraies routes, fausses routes, logique interne) sont attribuées à la notion de labyrinthe avant d’être testées sur « l’espace logique des principes ». Les arguments mobilisés par l’auteur montrent que chacun de ces traits serait confirmé par ceux qui caractérisent les principes et leurs rapports chez Leibniz. Il conclut donc que la pensée de celui-ci concernant les principes peut être interprétée comme un véritable « labyrinthe des principes » (p. 131).

Dans « Indiscernables et raison suffisante dans la correspondance Leibniz-Clarke », Christian Leduc soutient la thèse selon laquelle une compréhension axiomatico-déductive de la métaphysique leibnizienne, celle-ci étant unifiable autour du principe de raison suffisante (PRS), s’avère impossible (p. 144). En se basant sur une lettre à Clarke (juin 1716), Leduc cherche à accorder une autonomie au principe d’identité des indiscernables – comme non déductible du PRS – à partir de deux arguments avancés par Leibniz. Le premier consiste en une validation non-démonstrative du principe des indiscernables, à partir du constat empirique qui confirme l’impossibilité de trouver dans la nature deux êtres exactement identiques. Le deuxième, mobilisé dans le cadre du refus par Leibniz de l’espace et du temps absolus, exclut toute source de discernement provenant de déterminations extrinsèques. La discernabilité par l’espace et le temps enferme une « incohérence notionnelle », dit Leduc, qui relèverait du seul principe de contradiction (p. 142-43). Une autre série d’arguments portant sur l’assujettissement du principe des indiscernables au PRS (lettre d’août 1716) est également présentée par l’auteur dans le but de conclure que cette pluralité d’arguments constitue la preuve de l’inexistence chez Leibniz d’une exposition axiomatique et déductive des principes métaphysiques.

« The easiest and the most determined: final causation’s in Leibniz’s optics » par Federico Silvestri est consacré à une analyse du rôle des causes finales et de l’évolution du statut épistémologique de celles-ci dans les explications par Leibniz de certains phénomènes optiques (réflexion et réfraction). Selon l’hypothèse avancée par l’auteur, les preuves téléologiques deviendront, tout au long des écrits optiques, de plus en plus importantes, au point qu’une démonstration de ce type sera comprise comme absolue et formulée indépendamment des hypothèses. Cette évolution est fondée sur certains problèmes optiques, en particulier celui de la réflexion sur des miroirs courbes qui donne un exemple qui contredit la démonstration par le chemin le plus court. Pour Silvestri, c’est la résolution de ce problème par Leibniz (utilisant les tangentes pour déterminer les angles d’incidence et de réflexion et non la surface « réelle » du miroir) qui le mène à reprendre et à redéfinir le concept de via determinata, proposé par le jésuite André Tacquet dans sa Catoptrique. La voie la plus déterminée, conclut l’auteur, sera pour Leibniz l’expression d’un principe général du choix divin qui ne connaîtrait pas de contre-exemples.

Dans « Est-ce que les dimensions de l’espace peuvent se pénétrer ? », Gianfranco Mormino examine deux problèmes fondamentaux concernant la nature des corps : celui de l’impénétrabilité et celui de la résistance. Le premier se rapporte aux raisons pour lesquelles deux corps ne peuvent pas occuper la même place ; le deuxième aux raisons pour lesquelles deux corps en repos avec des masses différentes acquièrent des vitesses différentes lors de la collision de corps égaux avec la même vitesse (p. 169). L’auteur analyse d’abord l’impénétrabilité, telle qu’elle a été comprise au fil de l’histoire (modèle aristotélicien, modèle atomiste, théories hybrides, théories du XVIIe siècle). À cet égard, il montre l’évolution de la pensée de Leibniz jusqu’à « l’acceptation d’une qualité intensive dans l’essence des corps », posant dans les substances, outre le principe actif, une force passive primitive en tant que source soit de l’impénétrabilité soit de la résistance (p. 179). Cette explication permet à Leibniz de répondre au problème de la résistance, car, si les corps étaient simplement « étendue plus antitypia », ils ne pourraient pas moduler l’impulsion reçue dans le choc (p. 179). Mormino conclut par une explication, fondée sur une hypothèse anti-occasionaliste, de la raison pour laquelle Leibniz aurait été forcé de réhabiliter la matière première comme source métaphysique de la résistance des corps (p. 182).

En guise de conclusion, on dira que ce volume apporte une riche pluralité de perspectives, parfois réconciliables les unes avec les autres, parfois non, sur un sujet d’une importance majeure pour la compréhension de la pensée de Leibniz. Si les principia rationis répondent à des rapports fixes et définissables, s’ils sont hiérarchisables, s’ils sont susceptibles d’être exprimés par un modèle posant des principes premiers subordonnant les autres, tout cela continue, comme on l’a vu, à susciter des questions au regard d’une architecture dont les fondements – on le sait – ne peuvent qu’avoir été solidement posés. S’il est impossible de commencer à bâtir par le toit, à nous de saisir le fondement et de continuer à bâtir dessus, conformément à la sagesse de l’architecte. Il faut donc saluer dans la publication dirigée par Arnaud Lalanne les progrès déjà accomplis.

Griselda GAIADA

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, « « Principia rationis. Les principes de la raison dans la pensée de Leibniz (1646-1716) », Arnaud Lalanne (dir.), Lumières, 29, 2018 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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Roberto CASALES GARCÍA y J. Martin CASTRO MANZANO (dir.), La modernidad en perspectiva. A trescientos años del fallecimiento de Leibniz, Grenade, Comares, 2017, 215 p.

Ce livre est un recueil de dix-huit articles portant sur des sujets divers, qui ne sont pas tous consacrés à la pensée de Leibniz. Les textes sont groupés en six sections thématiques : Épistémologie, Métaphysique, Théodicée, Éthique, Philosophie du langage et Philosophie de la culture. Même si l’on y trouve des contributions qui méritent de retenir l’attention du lecteur, des différences de qualité, parfois importantes, sont indéniables. Cette recension ne traitera que de certains articles, en suivant un ordre qui est celui de la table des matières.

Dans son article « La vía leibniziana hacia la historicidad de la razón », Juan A. Nicolás se demande si Leibniz a contribué à la constitution d’une rationalité qui serait historique, c’est-à-dire si l’œuvre leibnizienne recèle un modèle de « Raison historique ». Pour ce faire, Nicolás distingue le travail de Leibniz en tant qu’historien des réflexions philosophiques dans lesquelles on pourrait trouver une philosophie de l’histoire. Si par celle-ci on entend une philosophie qui fait du « progrès immanent » la loi du devenir historique, telle qu’elle aurait été développée par les Lumières, alors il est impossible d’attribuer ce projet à Leibniz. Cependant, l’auteur estime qu’on peut trouver chez Leibniz « des principes qui régissent la structure rationnelle du devenir du réel » (p. 8). Parmi ces principes, il s’attarde surtout sur le principe de continuité, celui-ci étant un principe architectonique de la rationalité et, partant, susceptible de s’appliquer à la connaissance historique : (1) la généalogie, cette science auxiliaire de l’histoire, serait un exemple d’application du principe de continuité, dans la mesure où elle permettrait à la limite, par le développement des connaissances, d’établir la ligne continue d’une famille ; (2) l’approche asymptotique des vérités factuelles du passé, sans arriver à leur connaissance parfaite, serait une autre application, sur le plan épistémologique, du principe de continuité à l’Histoire ; (3) la compréhension de l’Histoire en fonction de certains rapports entre les faits (« rapports finalistes, réactifs, conséquentialistes, progressifs, etc. », p. 13) mobiliserait également la notion de continuité. L’auteur conclut donc que son hypothèse est vraisemblable, qui veut que les principes pensés par Leibniz comme structurant la rationalité, dès lors qu’ils régissent aussi le devenir de la réalité, placent le philosophe dans la voie d’une rationalité historique.

Paul Rateau, dans son texte « La noción problemática del mal metafísico », traite de la question du mal métaphysique. Il présente d’abord la célèbre distinction scolastique entre négation et privation, négligée par Leibniz au bénéfice du concept de privation, lequel prévaut même dans sa définition du mal métaphysique. Puis il s’attache à suivre la manière dont Leibniz est arrivé à l’expression « mal métaphysique ». Celle-ci se trouve pourtant déjà chez le bénédictin José Sáenz de Aguirre, que Leibniz n’aurait apparemment pas connu. Même si ce choix terminologique reste difficile selon lui à éclaircir, Rateau présente les problèmes que soulève l’utilisation de cette expression, particulièrement en raison de sa polysémie : par sa définition ontologique, applicable à tout être créé, le mal métaphysique semble incapable de rendre compte des péchés et des souffrances d’ordre moral ; par sa désignation comme mal, il semble impropre en contexte métaphysique en raison de la confusion qu’il introduit entre négation et privation. Malgré cela, Rateau observe que Leibniz est resté attaché à cette expression, alors même qu’il en fait très peu usage dans ses textes (p. 103).

Dans « Mejorando el mejor de los mundos posibles : ética y política en Leibniz », Concha Roldán réalise une synthèse qui éclaire la pensée éthique et politique de Leibniz par la situation historique de l’Europe après la Paix de Westphalie (1648). Après une contextualisation historique, l’auteure procède en deux temps. En premier lieu, elle présente le fondement métaphysique de l’éthique et de la politique leibniziennes. Comme la justice est commune à tous les êtres raisonnables, il existe un « droit éternel » qui règle les rapports entre tous les membres de la cité de Dieu. Éthique et politique étant les deux faces d’une même pièce, il revient aux hommes politiques de conformer le droit positif aux principes établis par le droit naturel. C’est la façon d’atteindre le bien commun, mais aussi, pour Roldán, d’avancer vers « l’établissement du meilleur des mondes possibles sur la Terre » (p. 121). En second lieu, elle montre que, pour y parvenir, Leibniz a estimé nécessaire que des « personnes éclairées et de bonne intention » – en particulier les souverains, les philosophes et les hommes de science – contribuent au progrès moral du monde. Dans ce but, Leibniz lui-même s’est engagé dans différents projets, comme la réunion des confessions chrétiennes divisées par la Réforme, le projet confédéral consistant à former une ligue de principautés germaniques relevant de l’Empereur ou la création d’académies des Sciences. Roldán estime ainsi que la philosophie leibnizienne vérifie l’adage « theoria cum praxi ».

Dans « Identidad práctica y autorreferencialidad : elementos clave para reconstruir una teoría leibniziana de la acción », Roberto Casales s’efforce d’articuler les réflexions monadologiques de Leibniz avec la constitution d’une identité morale sur le plan de l’action humaine. Cette « identité pratique » est définie, selon lui, à partir du concept d’intentionnalité de l’action, compris comme la « capacité du sujet à s’attribuer à soi-même la causalité de ses actes » (p. 145). L’intentionnalité proviendrait ainsi de l’activité réflexive des esprits à chaque fois qu’ils prennent pour objet leurs propres actions. La spontanéité, attribuable à toute substance, devrait donc se manifester, quant aux êtres raisonnables, par l’empire de la raison sur les actions qui revêtent un caractère moral. En guise de conclusion, Casales affirme que la capacité de « reconstruire sa propre identité pratique » relève de cet auto-gouvernement moral (p. 150).

L’article de F. J. Iracheta Fernández, intitulé « Las bases populares modernas del pragmatismo contemporáneo (o la constitución de una Ilustración rival) », a pour but de critiquer la place prépondérante accordée, dans l’histoire de la philosophie moderne, à une certaine tradition philosophique. En suivant les réflexions de R. Rorty, Iracheta oppose la « philosophie allemande des Lumières », qui aurait commencé avec Leibniz et Wolff et se poursuivrait avec Kant et l’idéalisme postkantien, à une « philosophie des Lumières anti-métaphysique », dans laquelle se retrouveraient les « philosophes populaires », tels Christian Garve, Moses Mendelssohn et Johann August Eberhard. La première serait fondée sur la métaphysique à partir de l’opposition entre l’entendement divin et l’entendement humain : il s’agirait d’« une entreprise centrée sur l’auto-purification de l’entendement humain » (p. 183), dont la raison pure fournirait le modèle. Sur le plan moral, cela se traduirait – et l’on s’étonne que l’auteur estime que cela vaut pour l’ensemble de cette tradition – par une distinction entre une raison pratique dont le principe de législation n’est pas représenté en tant qu’impératif et une autre dont ce principe exige une formulation dans les termes d’un impératif. Cette philosophie introduirait un « ethos métaphysique » (p. 184), face auquel la philosophie des Lumières anti-métaphysique proposerait une alternative. Cette dernière aurait façonné une « philosophie civique » défendant la tolérance religieuse (p. 185) et proposant la construction d’une citoyenneté – comme si ces deux dimensions étaient absentes chez Leibniz ou chez Kant (!). Elle aurait posé les fondements du modèle du « philosophe civique » proposé par Rorty, lequel devrait être un « essayiste ou un homme de lettres engagé » (p. 188).

Griselda GAIADA

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, « Roberto CASALES GARCÍA y J. Martin CASTRO MANZANO (dir.), La modernidad en perspectiva. A trescientos años del fallecimiento de Leibniz, Grenade, Comares, 2017 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.

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J. A. NICOLÁS, M. SÁNCHEZ, L. HERRERA, M. HIGUERAS, M. PALOMO, J. M. DELGADO (éd.), La Monadología de Leibniz a debate, Grenade, Comares, 2016, 338 p.

Les contributions recueillies dans ce volume, plus d’une trentaine, sont issues du Deuxième Congrès ibéro-américain Leibniz : 300 ans de la Monadologie, tenu à Grenade en 2014. Les textes sont consacrés aux aspects les plus divers de la pensée de Leibniz. L’ouvrage est organisé en quatre parties thématiques qui témoignent à la fois de la richesse des réflexions de Leibniz et de la multiplicité des perspectives adoptées par ses interprètes. En général, les textes manifestent une connaissance précise de l’œuvre leibnizienne et constituent des apports originaux au traitement de certains problèmes. Mais, comme c’est habituellement le cas pour les ouvrages collectifs, on observe une certaine disparité entre les contributions. Malgré cela, ce livre est un texte de référence pour tous ceux qui s’intéressent à la Monadologie, et plus encore à la recherche leibnizienne en général et à ses rapports avec la réflexion contemporaine. Dans cette présentation, qui ne saurait être exhaustive, on essaiera de donner un aperçu de la variété des sujets traités.

Première Partie : La rationalité logico-mathématique. La « connaissance symbolique » est celle à laquelle nous arrivons par l’usage de différents types de signes. Face à la « connaissance intuitive » très rare chez nous, Leibniz a parlé à maintes reprises de la « connaissance suppositive », de la « cogitatio caeca », de la « notio caeca », du « conceptus symbolicus », parmi d’autres expressions équivalentes, afin de souligner que l’entendement humain a très souvent recours à des systèmes de signes pour accéder aux objets de la connaissance et à leurs rapports. Les langages naturels étant susceptibles de nous conduire à l’erreur, il a cherché à développer une caractéristique générale qui trouve son origine dans la généralisation des méthodes de représentation algébrique : elle représente donc une science supérieure et plus compréhensive que l’algèbre même, une « science des formes », capable de recevoir différentes interprétations. Comme le montre E. Knobloch dans son article « Leibniz’s Conception of a General Characteristic Art or Combinatorial Art: Leibnizian Exemples », l’algèbre symbolique a constitué un exemple privilégié pour Leibniz. Il expose les critiques adressées par celui-ci à Tschirnhaus (1678), qui renversait le rapport entre l’une et l’autre, pour évoquer ensuite les exemples leibniziens de fonctions symétriques et de systèmes d’équations linéaires (théorie des déterminants).

La caractéristique arithmétique, c’est-à-dire l’arithmétisation des concepts (1679), constitue une autre instanciation de la caractéristique générale. Dans « Leibniz’s Calculemus! in action », V. Sotirov présente ce projet consistant à attribuer aux concepts primitifs des nombres premiers, de sorte que les concepts composés résultent de leur produit. La resolutio d’un terme composé devrait donc permettre sa factorisation pour arriver aux termes composants. Cependant ce calcul a produit des difficultés, comme le montre Sotirov, notamment en ce qui concerne l’expression des propositions en termes d’équations numériques, particulièrement lorsqu’elles sont quantifiées. La caractéristique géométrique, en tant que calcul des positions, est une autre application particulière de la caractéristique générale. Dans son article « Leibniz y los elementos de Euclides », J. A. Molina expose les critiques qu’au cours des XVIe et XVIIe siècles ont reçues les Eléments en tant que paradigme axiomatique pour la géométrie, particulièrement celles de Leibniz dans le cadre de son Calculus situs : (1) il n’y a pas d’axiomes proprement géométriques, seules les propositions identiques peuvent jouer ce rôle ; (2) le calcul doit permettre de s’émanciper de l’usage des figures ; (3) les objets géométriques doivent se redéfinir à partir d’entités plus abstraites (p. 68). En outre, Leibniz a considéré que sa caractéristique géométrique était supérieure à la géométrie analytique de Descartes, où le calcul était plutôt numérique que géométrique, puisque les positions étaient représentées indirectement par des lettres renvoyant d’abord aux grandeurs. Les limitations de la géométrie cartésienne, à savoir que tout problème ne pouvait pas se réduire à des équations algébriques, ont conduit Leibniz à l’étude des courbes transcendantes, comme le montre M. Serfati dans « Leibniz y la invención de la trascendencia matemática ». Cette partie se conclut par différents articles concernant l’expression et la perspective (R. Pérez Martínez), les contributions de Leibniz à l’histoire naturelle (X. Liu), et le labyrinthe du continu (H. Delgado Fernández).

Deuxième Partie : Épistémologie, science et principes. Comme le suggère H. Schepers dans son article « La mónada que se constituye a sí misma y a su mundo », la métaphysique leibnizienne reste finalement très peu connue. En effet, l’existence de Leibniz fut pour ainsi dire tragique (p. 91) : il a été contraint de cacher ses réflexions métaphysiques à ses contemporains, non seulement en raison du risque d’être incompris ou condamné par Rome, mais aussi afin de préserver son projet de science générale. On peut douter de la possibilité de concevoir Dieu comme un principe d’émanation, auquel l’entendement et la volonté ne conviendraient qu’équivoquement, et dont surgit la « production maximale de possibles ». Il n’y a pas de possibilité qui n’ait son origine dans la Raison divine. C’est pourquoi, comme le montre Schepers, la distinction entre sub ratione generalitatis, applicable à des concepts généraux et leurs formes, et sub ratione possibilitatis, applicable à la description complète des individus, devient centrale dans l’explication de l’origine des existences. Comme si les Formes simples étaient, pour ainsi dire, « antérieures » aux individus possibles, Dieu voit comment les monades se constituent ou se développent librement dans son entendement. Dieu est la cause dont émanent toutes les créatures ; celles-ci le sont des phénomènes qui en émanent, tout cela s’expliquant en termes de fulgurations divines (p. 91).

Les réflexions monadologiques de Leibniz, on le sait, peuvent être abordées de plusieurs points de vue : l’expression (S. Araujo), le rapport entre l’unité et la diversité, le pluralisme substantiel face au monisme spinoziste (E. Velázquez), le rôle joué par le principe de raison suffisante (A. Lalanne), le processus naturel par lequel l’âme sensitive arrive à la raison (M. S. Mora Charles), la liberté attribuable aux âmes raisonnables (A. M. Ojeda). Dans son article « La monadología como fundamento de la ciencia moderna », I. Murillo aborde la question du statut de la monadologie au sein de la connaissance humaine. Puisqu’il est impossible d’arriver par induction aux hypothèses métaphysiques, il remarque qu’une opération spéculative est requise pour parvenir au niveau monadologique. Cependant, la monadologie, loin d’être une « métathéorie épistémologique » qui aurait pour objet l’ensemble des théories scientifiques, s’avère être une « théorie sur la réalité, de même que la physique » (p. 98). C’est ainsi que l’on comprend que les monades sont le fondement des phénomènes physiques, quoique leur réalité métaphysique ne soit pas l’objet de lois mécaniques ou physiques. Leur position ou « situs » ontologique dans la hiérarchie monadologique n’implique donc point qu’elles soient « spatiales ». À cet égard, dans « El espacio de las mónadas, la monadología del espacio », L. Ruiz Gómez rappelle les critiques que Hartz et Cover ont opposées à l’« Ubiety Argument » des monades pour montrer que, face à l’impossibilité d’hypostasier l’espace, toute prétendue réhabilitation de cet argument est erronée (p. 140). Pour sa part, dans son étude « Leibniz’s Theory of Abstract Motion as a prerequisite of the Monadology », D. Suisky traite des rapports conceptuels entre Leibniz et Newton, ainsi que des oscillations du premier dans sa conception du mouvement et de l’espace : d’abord, et quatorze ans avant Newton, il décrit le mouvement en termes d’espace absolu et de mouvement absolu (1671) ; puis un tournant s’opère en faveur d’une théorie relationnelle de l’espace et du mouvement (1677) ; finalement, avec la publication des Principia de Newton (1687), et sans abandonner sa conception relationnelle de l’espace, il s’emploie à améliorer la version des formes substantielles dont il s’était servi depuis 1678-1680 (p. 159). Concernant l’explication du mouvement relatif, deux concepts s’avèrent centraux chez Leibniz : la « situation », comprise comme une configuration des corps, et la « position », en tant que rapport entre le corps et l’espace (p. 158).

Troisième Partie : Psychologie, langage et anthropologie. Le texte de la Monadologie constitue un objet d’étude en lui-même. Dans son article « La monadología de Leibniz para estudiantes, de Rescher », A. Herrera brosse un portrait bienveillant de Rescher, en montrant l’apport de ses contributions aux études leibniziennes. Il se demande quels sont les principes ou classes de principes présents dans la Monadologie. Rescher a fourni une réponse dans sa traduction de ce texte en anglais, mais, selon A. Herrera, il n’a pas respecté le principe d’économie en allant au-delà des principes explicitement admis par Leibniz (p. 190). Pour sa part, avec « Langage, Metaphors and Patters of Enunciation in Leibniz’s Monadology », C. Marras analyse les métaphores utilisées par Leibniz pour illustrer ses concepts philosophiques : certaines d’entre elles (le miroir, la rivière/l’eau, le point de vue, l’harmonie) ont une puissance expressive qui place le rôle cognitif de l’imagination sur un plan irréductible à la simple éloquence ou à la pure logique. Pour Marras, cet aspect, le plus souvent négligé par les commentateurs, révèle que la « praxis métaphorique » a été pour Leibniz un élément central à l’intersection entre la théorie du langage et son usage (p. 180). Dans le domaine également du langage, l’article de D. Poggi « Apperception, appercevoir, s’apercevoir de. Quelques réflexions sur l’évolution d’un terme » étudie le rôle joué par Leibniz dans l’emploi de nouveaux mots. Alors que par son ambiguïté le terme « perception » (qui peut se rapporter à la faculté, à l’acte de perception, à la conscience de cet acte, ou au contenu perceptif), empêchait la référence à la connaissance réflexive de l’état intérieur de la monade, Leibniz a estimé nécessaire de se servir du néologisme « apperception ». Selon Poggi, la distinction entre les deux termes permet de souligner la différence entre la « simple perception » et la « vie consciente » qui suppose la réflexivité (p. 223), de manière à mieux exprimer un trait distinctif des esprits dans la recherche de leur spécificité. Sur le fond d’une nature commune, la question de cette spécificité est traitée dans plusieurs articles de cette partie : du point de vue de la perception, P. Rateau soutient dans « Naturaleza y especifidad de los espíritus » que les esprits seraient capables de la plus grande progression possible, en raison de leur connaissance toujours plus grande et détaillée de l’harmonie universelle ; du point de vue de leur condition morale, la liberté constituerait la condition indispensable (le « passeport ») du règne de la grâce (C. Roldán), du point de vue de la psychologie du langage, et sans nier leur place élevée dans l’univers monadologique, le psittacisme montrerait la limitation de l’esprit humain, réflexif dans une petite partie seulement de sa vie mentale (P. Viñuela).

Quatrième Partie : La théodicée et le problème du mal. Cette dernière partie est consacrée au problème de la conciliation des attributs de Dieu avec l’existence du mal. Plusieurs perspectives y sont avancées : la place accordée à Dieu dans la Monadologie (C. Vargas) ; l’analyse de ses attributs selon le § 48 (S. Fernández García) ; la dépendance continuelle des créatures à l’égard de Dieu (A. Echavarría) ; la signification du mal métaphysique (A. Covarrubias) ; le rapport entre le meilleur monde possible et le mal (C. Bonneau), ainsi qu’une analyse de la proposition « Dieu choisit le meilleur » (M. Escobar Viré). Enfin, on pourra lire l’étude de N. et T. Kinoshita sur la reprise de Leibniz par K. Nishida, touchant le bien et le mal, la volonté opposée à la volonté, dans le cadre de son projet de marier la philosophie occidentale avec sa doctrine inspirée du bouddhisme mahāyāna et zen.

Pour conclure, on rappellera que cet ouvrage est une contribution importante aux études leibniziennes sur la Monadologie, que les interprétations que l’on y trouve ouvrent des perspectives de recherche enrichissantes et fécondes.

Griselda GAIADA

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Pour citer cet article : Griselda GAIADA, « J. A. NICOLÁS, M. SÁNCHEZ, L. HERRERA, M. HIGUERAS, M. PALOMO, J. M. DELGADO (éd.), La Monadología de Leibniz a debate, Grenade, Comares, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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