Auteur : Ide Lévi
Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, « L’Ordre philosophique », 496 p.
La thèse principale d’Olivier Boulnois dans cet ouvrage est que seule une enquête généalogique, mettant au jour la façon dont s’est historiquement construite la problématique du libre arbitre telle que nous en héritons, nous met sérieusement en mesure d’affronter philosophiquement le problème de la liberté et de sortir des apories qu’engendrent les discussions métaphysiques concernant la possibilité ou l’impossibilité de tenir ensemble l’existence de la liberté et celle du déterminisme causal.
En effet, selon l’auteur, faire resurgir l’« impensé » de la question que l’on pose sous cette forme, c’est non seulement passer, en termes freudiens, de la compulsion de répétition au souvenir conscient qui libère, mais encore par-là donner à voir le caractère artificiel, construit et contingent des données du problème, qui nous étaient devenues si familières qu’elles semblaient nécessaires, universelles, anhistoriques. La généalogie par laquelle le passé est « élev[é] au langage » (p. 467) nous dispose à considérer avec un regard neuf l’existence d’une autre articulation possible entre éthique et liberté. Il ne s’agit plus de présupposer que la liberté au sens « libertarien » (excluant toute détermination causale) – que l’on en affirme ou non l’existence – est de toute façon, conceptuellement, la condition de possibilité de l’éthique et du discours moral au sens le plus robuste de celui-ci, de telle sorte qu’un renoncement au libre arbitre ainsi conçu obligerait à réviser le sens de ce discours, à repenser la responsabilité morale, ou à affadir les ambitions de nos pratiques morales d’éloge et de blâme, de punition et de récompense, au regard des exigences du libertarien. Il s’agit au contraire de renverser l’ordre imposé par ce prisme métaphysique pour envisager, en sens inverse, de faire plutôt de l’éthique ce qui rend possible la liberté humaine comme liberté de l’homme de bien. L’auteur ne se contente pas de prescrire une telle généalogie ni d’en indiquer les bienfaits escomptés. L’essentiel de l’ouvrage s’attache précisément à montrer la possibilité et la fécondité d’une telle généalogie en l’effectuant, non pas à grands traits, mais en proposant une réminiscence et une analyse ordonnées des strates conceptuelles à travers lesquelles s’est mise en place l’aporie du libre arbitre et du déterminisme, des premiers commentateurs d’Aristote à la philosophie moderne, en s’attardant longuement sur la médiation décisive du corpus médiéval dans l’élaboration progressive de cet « artefact philosophique ».
Quatre grandes parties structurent l’enquête généalogique. La première, « La construction du problème », expose la façon dont se donne à penser pour nous le problème du libre arbitre. L’article de R. Chisholm « Human Freedom and the Self » sert de porte d’entrée à une analyse conceptuelle plus large de la liberté qui vise à insister sur le caractère spécifique, non nécessaire, d’une conception de l’imputabilité qui se demande si l’agent aurait pu agir autrement, tout en ayant exactement les mêmes croyances et les mêmes désirs, requérant que l’action libre « fasse exception au système des causes » et à l’ordre de la nature (p. 51). L’interrogation sur l’origine de tels réquisits conduit à exposer les termes de l’antinomie moderne de la liberté et du déterminisme et à en identifier les présupposés fondamentaux. La méthode adoptée consiste ainsi à présenter dans leur singularité et leurs oppositions les positions fondamentales des auteurs modernes (Descartes, Malebranche, Spinoza, Rousseau, Kant, Freud…) en cherchant, par-delà les divergences, même essentielles, à identifier une même matrice problématique ou une même épistémè (p. 21), justifiant une investigation en amont des conditions d’apparition de cette matrice. Dans ces pages, il me semble que l’analyse comparée de la théorie freudienne de l’inconscient comme entrave à la liberté et de la description augustinienne de l’impuissance de la volonté (p. 77-79) est particulièrement révélatrice de l’aisance avec laquelle l’auteur s’autorise les rapprochements les plus suggestifs, sans assimiler à outrance des positions que l’histoire tient éloignées. C’est précisément cet art du rapprochement lucide et maîtrisé qui rend possible la généalogie entreprise.
Dans les parties 2 « Le sens de l’action. Une lecture d’Aristote », et 3 « L’invention du libre arbitre », l’auteur expose les conditions d’émergence des concepts de libre arbitre et de liberté de la volonté, étrangers à Aristote, chez Alexandre d’Aphrodise et Augustin. Le caractère décisif du geste d’Alexandre, consistant à dire que les actions qui dépendent de nous sont choisies sans cause (et en l’absence même de cause interne à l’agent) et que là se trouve la condition sine qua non de la responsabilité morale, plaide pour un ajustement de la généalogie nietzschéenne : ce ne sont pas les théologiens qui inventent le libre arbitre, mais ils se réapproprient un dispositif conceptuel élaboré en philosophie par un commentateur d’Aristote païen, mais infidèle sur ce problème à l’esprit des textes du Stagirite. La lecture d’Aristote, spécialement en qui concerne la nature de la résolution – choix de traduction pour prohairesis que l’auteur s’attache longuement à justifier – révèle que cette version du problème n’est pas sienne. L’un des points originaux de cette lecture est qu’elle s’efforce de se distinguer d’une interprétation « compatibiliste » : il ne s’agit pas de dire que la théorie de la responsabilité morale d’Aristote serait compatible avec un déterminisme qu’il assumerait par ailleurs (et ce notamment en raison de la contingence qui caractérise le monde sublunaire), mais de montrer qu’elle n’a pas besoin de trancher ni d’affronter la question du déterminisme (le problème de l’action n’est pas posé en ces termes). Cependant, le rapprochement de l’interprétation d’O. Boulnois avec le compatibilisme contemporain ne me semble pas nécessairement fermé pour autant, dans la mesure où ce dernier consiste fréquemment à affirmer non pas l’existence d’un déterminisme causal universel jugé conciliable avec l’imputabilité morale, mais à insister justement sur l’indifférence du concept de responsabilité morale tel que nous en usons ordinairement à l’égard du problème métaphysique (ou scientifique) du déterminisme.
La dernière partie « Un long Moyen Âge » montre comment ce « second commencement de la philosophie morale » (p. 301) culmine, relativement au problème de la liberté, dans les analyses qui à l’instar de celle de Thomas d’Aquin (lisant Augustin et Boèce, et héritant du dispositif mis en place depuis Alexandre d’Aphrodise) font du libre arbitre « la condition nécessaire mais indémontrable de l’éthique » (p. 302), ou dans celle d’Olivi qui contribue à ériger en article de foi la définition libertarienne de la liberté de la volonté. L’on s’impose désormais de résoudre une série de tensions qui n’ont de sens qu’au sein de cette structuration du problème, et que l’auteur analyse successivement : concilier la contingence du choix avec le déterminisme causal, puis avec la détermination divine, et enfin accorder l’indifférence du choix avec la liberté comme choix du meilleur. Cette division en problèmes met en lumière le legs du Moyen Âge à la modernité et la relative continuité des problématiques. La clarté de l’analyse des positions de Siger de Brabant, Thomas d’Aquin, Gauthier de Bruges, Henri de Gand, Scot, Olivi, Ockham ou Suárez fait de ce livre un outil précieux et maniable pour les maîtres et les étudiants, que l’on adhère ou non à la thèse généalogique : quoique nécessairement synthétique en raison de l’amplitude historique parcourue, l’analyse des textes n’est jamais expédiée au profit de l’objectif généalogique et philosophique.
S’agit-il enfin de revenir à Aristote à l’issue du travail de remémoration ? Car l’absence de renoncement à juger de la vérité des thèses examinées est pour l’auteur une raison de distinguer la généalogie qu’il pratique de l’archéologie à la manière d’Alain de Libera, en dépit de leur proximité méthodologique, ou d’insister sur sa racine foucaldienne (p. 18-19). Mais la thèse d’O. Boulnois est plutôt qu’Aristote « voile » autant qu’il « dévoile » le « phénomène authentique de la liberté » (p. 106). C’est donc certes en un sens à partir d’Aristote que l’on est incité à repenser la liberté, mais on comprend que l’auteur cherche à proposer une réélaboration philosophique de cette notion (et qui emprunte aussi quelques suggestions à Wittgenstein). C’est la fonction de la thèse selon laquelle « l’éthique oriente notre action et la rend libre » (p. 478), l’éthique comme éducation morale n’étant pas disjointe de la politique : la loi nous libère, en suscitant le désir du bien, sans que l’on ait à supposer la possibilité métaphysique d’agir autrement. C’est de cette option que les dernières sections de la conclusion dessinent les contours, donnant à entrevoir ce que pourrait être – dans un autre ouvrage ? – un au-delà philosophique de la destruction généalogique du passé.
Ide Lévi
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Pour citer cet article : Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, « L’Ordre philosophique », 496 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.