Auteur : Ide Lévi
Sylvain ROUDAUT, La Mesure de l’être. Le problème de la quantification des formes au Moyen Âge (ca. 1250-1370), Leiden – Boston, Brill, « History of Metaphysics : Ancient, Medieval, Modern » n° 3, 2022, 440 p.
Comment penser et expliquer les variations selon le plus et le moins de certaines entités, relevant dans la classification aristotélicienne de la catégorie de la qualité, par exemple les variations intensives de la couleur, de la chaleur, de la santé ou de la justice ? Si, en suivant Platon ou Boèce, l’on conçoit en effet comme des formes simples et indivisibles les qualités en question, comment envisager qu’elles puissent être intensifiées et croître selon une certaine amplitude (intensio dans le vocabulaire de Boèce, qui reprend épitasis du corpus péripatéticien), ou qu’elles puissent décroître (remissio, pour anésis) ? Les degrés de qualité correspondent-ils à des qualités différentes, ou est-ce la même qualité qui est intrinsèquement capable de différentes intensités ? L’un des lieux scolastiques par excellence des discussions médiévales sur les variations intensives des formes est la distinction 17 du livre I du Commentaire des Sentences, le Lombard affirmant au chapitre 5 que la charité « augmente et progresse dans celui qui la possède (in habente augetur et proficit) », ce qui semble inviter à penser une augmentation de la charité elle-même, et qui soulève, au moins pour ses lecteurs du XIIIe siècle, et plus nettement à partir des années 1250, le problème des modalités de l’accroissement d’une qualité. Mais, selon la coutume scolaire, les outils conceptuels mobilisés pour aborder cette question font rapidement déborder les réflexions bien au-delà du champ des débats théologiques et moraux sur l’intensification de la charité et mettent en jeu des propositions qui valent, ou devraient valoir, pour les qualités intensifiables en général, par exemple celles que considère la philosophie naturelle, inscrivant ces discussions scolastiques dans l’histoire longue du problème de l’intensité des formes et des qualités, pris en charge en amont dans le néoplatonisme, la littérature médicale, ou les commentateurs grecs et arabes d’Aristote, voire en aval du Moyen Âge, mutatis mutandis, dans les réflexions de Leibniz ou de Kant sur les « grandeurs intensives ».
L’une des hypothèses centrales de Sylvain Roudaut consiste à considérer comme déterminante, pour l’intelligence de ces questions et l’appréciation de leur signification historique, la vocation transversale des concepts centraux des débats sur l’intensification et la quantification des formes, au premier chef le concept de « forme » lui-même, ou plus largement tous ceux qu’introduit le modèle hylémorphique, ainsi que leur caractère flexible (voir p. 18, « l’adaptabilité de concepts opérant sur un ensemble de questions poreuses ») pour le concept de « latitude » ou celui de « degré », lesquels vont servir à concevoir ce qui est qualitatif sur un mode quantitatif (par exemple, la latitude pourra désigner la variation potentielle d’une essence capable de plusieurs instanciations selon des degrés divers, mais aussi l’écart séparant les espèces au sein d’un genre commun, ou la quantité actuelle de qualité que possède un sujet donné…). Jean-Luc Solère considérait déjà que l’étude des discussions sur l’intensification des formes permettait de vérifier ce qu’il appelle l’aspect « modulaire » de la philosophie médiévale : « Je veux dire par là que, du fait de la culture de l’argumentation propre à cette philosophie, on trouve souvent un même argument ou une même notion réutilisés, comme un matériau de réemploi, dans des contextes différents » (« Les variations qualitatives dans les théories post-thomistes », Revue thomiste, 2012, p. 102). Sylvain Roudaut tire de la transversalité du modèle hylémorphique et de l’adaptabilité des concepts l’idée qu’il vaut la peine de traiter la question de intensione formarum et les controverses sur la quantification des formes à l’intérieur du réseau de problèmes enchevêtrés où elles prennent place et dont les mutations sont solidaires de leur propre transformation (problèmes de métaphysique et d’ontologie, de philosophie naturelle et de médecine, de mathématiques et de théologie, d’anthropologie ou d’éthique, et même d’esthétique).
Cet ouvrage est le brillant résultat de cette démarche féconde, qui ne consiste pas seulement à indiquer des liens entre les problématiques, mais à traiter effectivement et systématiquement le problème de la quantification des formes en réseau. Elle conduit à suivre le trajet et l’évolution du « vocabulaire des formes intensives » dans la pluralité des domaines discursifs qui l’investissent progressivement, depuis les débats sur l’intensification de la charité ou des habitus capables de variations, en passant par les spéculations sur la possible quantification des phénomènes physiques dès la fin du XIIIe siècle, jusqu’au point où les spéculations sur l’intensité, la quantification et la mesure viennent à excéder la considération des formes elles-mêmes au sens strict, lorsqu’au milieu du XIVe siècle, le vocabulaire des intensités « se trouve appliqué à l’ordre des espèces et à la structure du monde créé, et aboutit à l’idée d’un ordre des perfections de l’être susceptible d’être mesuré » (p. 17), transformant le statut même de l’essence aristotélicienne. Cet ouvrage est ainsi l’étude de la genèse de l’idée d’une possible quantification du qualitatif et de celle d’un « calcul de l’être », à la rencontre des différents champs du savoir médiéval.
En même temps, par-delà les schèmes communs et les réemplois conceptuels d’un auteur et d’un lieu à l’autre, et par-delà l’universalisation de la « manie de la mesure » au XIVe siècle, y compris en théologie, cette histoire est aussi celle de la progressive spécialisation des discussions sur l’intensité des formes, jusque dans les années 1370, puisque Sylvain Roudaut s’attache à montrer comment « ces débats se configurent différemment selon le cadre des universités », « adoptant la configuration des différents lieux » (p. 17) où ils se développent. Il s’agit donc aussi de restituer la singularité et l’originalité des diverses occurrences de ces spéculations sur l’intensité des formes, selon qu’elles s’ancrent dans le contexte de la physique parisienne, ou qu’elles bénéficient de l’apport des théories médicales comme à l’université de Bologne, ou encore qu’elles s’enracinent dans les conceptions des calculateurs d’Oxford. C’est ainsi que dans la construction même de l’ouvrage l’attention aux aires géographiques et aux filiations historiques conduit l’auteur à tempérer l’approche strictement chronologique par l’introduction de rapprochements plus thématiques.
Ce livre vise à pallier l’absence de synthèse sur l’ensemble de la période considérée depuis un certain nombre de travaux pionniers en la matière, spécialement ceux d’Anneliese Maier – synthèse qui intégrerait les études récentes ou les progrès de l’édition des textes. Il s’agit aussi d’accorder la place qu’ils méritent dans l’histoire de ces débats à certains auteurs, par exemple Raymond Lulle, ou Arnaud de Villeneuve, héritier d’al-Kindi et d’Averroès dans ses Aphorismi de gradibus, ou encore, dans le premier XIVe siècle, à la théologie et à la philosophie parisiennes ou aux aristotéliciens averroïsants de Bologne (ainsi le chapitre 6 « Entre médecine et philosophie » cherche à montrer l’importance des théories médicales pour la question de l’intensité des formes à l’université de Bologne, où leur influence se combinera avec celle de l’averroïsme parisien renouvelé). Reçoivent également une attention marquée les auteurs dont les réflexions sont plus immédiatement centrales pour l’avènement de l’idée d’un calcul de l’être et d’une latitude des espèces, dont on peut mesurer et comparer les quantités de perfection (par exemple « L’être humain est-il deux fois, trois fois, ou infiniment plus parfait que le cheval ? ») : Nicole Oresme, Albert de Saxe, Jean de Mirecourt, Hugolin d’Orvieto, Jean de Ripa, Jean de Pérouse, etc. La variété des textes tient également à la pluralité des problématiques et thématiques convoquées : l’unité de la forme, le statut ontologique des accidents, le problème des universaux, la nature du mouvement, la causalité, la composition de la substance, les éléments et la formation du mixte, la santé et les complexions spécifiques, l’usage des mathématiques, l’analyse, dans le lexique des intensités, des actes cognitifs et de la volonté, de la latitude de la vertu chez Richard Kilvington, la quantification de la foi et du mérite ou la divisibilité infinie de l’amour de Dieu dans la théologie anglaise des années 1330, les théories de la vision béatifique chez Gérard Odon ou Nicolas d’Autrécourt, le recours aux modèles géométriques pour visualiser et spatialiser la beauté comme configuration harmonieuse chez Nicole Oresme, et bien sûr le thème de la perfection des espèces. Enfin, il me semble que se dessine aussi en creux, sans qu’elle soit directement thématisée, la question de l’incommensurabilité et de l’incomparabilité entre les entités et les valeurs auxquelles on ne peut assigner une échelle de mesure commune.
Le résultat est une étude très dense, en trois cent quatre-vingt-une pages hors bibliographie (soit quatre cent quarante au total), qui convoque une bonne centaine de positions (avec un traitement proportionné en fonction de leur importance), et l’on dépasse les deux cents noms si l’on considère l’ensemble des références dans les sources anciennes et médiévales, dont un certain nombre sont manuscrites. À sa lisibilité participe le choix de reprendre et d’exposer dès l’introduction une typologie courante dans la littérature secondaire pour rendre compte des débats sur l’intensification des formes, quitte à en marquer d’emblée les limites en raison de la complexité de détail des textes et des positions médiévales, ou des croisements entre théories dans les solutions avancées pour comprendre les modalités de l’intensification des formes. La typologie historiographique usuelle, telle que S. Roudaut la restitue, distingue : (1) théorie de la participation : « l’intensification est due à la participation plus ou moins grande à une essence » ; (2) théorie du mélange : l’intensification s’explique « par le mélange et donc la proportion de qualités contraires en un même sujet » ; (3) théorie de l’addition : « l’intensification est due à l’ajout d’un nouveau degré qualitatif » (peut-être celle que nous nous représentons ou que nous imaginons le mieux nous représenter) ; (4) théorie de la succession : une forme ne pouvant changer intrinsèquement, l’intensification est une série de substitutions successives d’une forme à une autre (succession de formes plus ou moins parfaites).
Le lecteur est invité à leur accorder une certaine validité, pourvu qu’il les considère moins comme des théories que comme des « familles de solutions apportées au problème, susceptibles d’alliance, de croisement, et aussi si l’on ose dire de trahison » (p. 9).
La richesse des analyses que propose S. Roudaut et la subtilité des conclusions auxquelles il parvient ne tiennent pas seulement au nombre des auteurs considérés, ni à l’approche réticulaire qui est la sienne. Je crois qu’elle s’explique également par le fait qu’il cherche à rendre compte de l’évolution et du déclin des spéculations médiévales de intensione formarum et du projet de « mesure de l’être » dont elles ont permis l’élaboration, tout en refusant de faire pour autant la chronique d’une mort annoncée. ll cherche plutôt à conjoindre l’identification des difficultés structurelles et les explications qui relèvent de facteurs plus contingents, ainsi qu’à pondérer la considération des facteurs endogènes par la prise en compte des causes plus externes. Par exemple, pour le modèle hylémorphique, il avance que l’édifice hylémorphiste est déjà en lui-même menacé, dans sa réception latine, par l’attribution au principe divin de propriétés qui reviennent à la forme dans le modèle péripatéticien : éternité, autonomie, principialité donatrice d’être et garante de la régularité des phénomènes naturels (p. 374) ; mais il ne s’agit pas en réalité, à le suivre, d’une caducité automatique de ce modèle, puisqu’il faut encore comprendre de quelle façon il se fracture effectivement, et S. Roudaut montre justement comment participent à cette fissuration les mutations de la forme qu’il analyse, l’altération de l’essence et des formes substantielles par ce qu’il nomme leur « physicalisation », ou le fait de les appréhender comme étendues, divisibles, etc. (p. 375). De même, son ultime suggestion est que « si le projet général d’une “mesure des êtres” attaché à une vision réaliste du qualitatif et des intensités n’a pas été directement poursuivi, il était sans doute possible » (p. 381) ; et ainsi, la compatibilité au moins en droit des méthodes expérimentales d’un côté, et de la métaphysique réaliste des qualités qui sous-tend le projet médiéval de mesure de l’être de l’autre côté, invite l’auteur à ne pas négliger le poids des explications du déclin d’un tel projet qui prennent en compte les facteurs institutionnels plus contingents, ou les assauts menés de l’extérieur par les humanistes (Pietro Pomponazzi, Juan Luis Vivès).
Mon dernier point n’est aucunement une critique, mais plutôt une brève remarque prospective. Pris par l’examen de la manie de la quantification, de la mesure et du calcul, Sylvain Roudaut cède un peu moins à une autre obsession : celle de la classification, qui peut parfois tarauder certains lecteurs – et qui est d’ailleurs aussi en partie celle des auteurs qu’il étudie (on pense à la représentation des latitudes de santé selon Torrigiano et Gentile da Foligno, et aux nombreux diagrammes que fournit ce livre, lesquels sont extrêmement précieux pour l’intelligence et la visualisation des théories médicales par exemple). En tout état de cause, lorsqu’on achève la lecture de cet impressionnant volume, et que l’on a suivi l’auteur dans les méandres de l’étude de toutes les positions singulières qu’il cherche à rendre avec beaucoup de nuances, on peut se demander ce que deviendrait la typologie de départ des théories de l’intensification (la typologie usuelle en quatre classes) si l’on devait, dans un travail ultérieur, l’affiner ou la reconfigurer en bénéficiant désormais de tout ce que ses analyses de détail permettent de préciser (notons que S. Roudaut esquisse lui-même quelques divisions dans l’ouvrage : par exemple la distinction entre deux versions, « successiviste » et « persistantiste » de la théorie de l’addition). Sans aller trop loin dans les divisions en genres et en espèces, et malgré les mutations importantes de la problématique que décrit l’ouvrage, doublées d’une certaine équivocité dans l’usage des termes à laquelle il rend sensible, on pourrait envisager – sur les cent vingt années (approximativement) que couvre ce livre – de soumettre les auteurs à un questionnaire commun et limité, selon qu’ils admettent ou non l’existence d’une latitude dans la forme, la persistance numérique de la forme dans la variation intensive, la continuité du changement, la divisibilité du continu, le réalisme de l’universel, etc. S’il y a probablement toujours un écart entre les textes et nos typologies, et une hybridation dans le détail, il demeure utile de tenter d’accroître la précision des taxinomies. La belle et minutieuse étude de Sylvain Roudaut permet cet enrichissement.
Ide Lévi
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Pour citer cet article : Sylvain ROUDAUT, La Mesure de l’être. Le problème de la quantification des formes au Moyen Âge (ca. 1250-1370), Leiden – Boston, Brill, « History of Metaphysics : Ancient, Medieval, Modern » n° 3, 2022, 440 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.
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Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, « L’Ordre philosophique », 496 p.
La thèse principale d’Olivier Boulnois dans cet ouvrage est que seule une enquête généalogique, mettant au jour la façon dont s’est historiquement construite la problématique du libre arbitre telle que nous en héritons, nous met sérieusement en mesure d’affronter philosophiquement le problème de la liberté et de sortir des apories qu’engendrent les discussions métaphysiques concernant la possibilité ou l’impossibilité de tenir ensemble l’existence de la liberté et celle du déterminisme causal.
En effet, selon l’auteur, faire resurgir l’« impensé » de la question que l’on pose sous cette forme, c’est non seulement passer, en termes freudiens, de la compulsion de répétition au souvenir conscient qui libère, mais encore par-là donner à voir le caractère artificiel, construit et contingent des données du problème, qui nous étaient devenues si familières qu’elles semblaient nécessaires, universelles, anhistoriques. La généalogie par laquelle le passé est « élev[é] au langage » (p. 467) nous dispose à considérer avec un regard neuf l’existence d’une autre articulation possible entre éthique et liberté. Il ne s’agit plus de présupposer que la liberté au sens « libertarien » (excluant toute détermination causale) – que l’on en affirme ou non l’existence – est de toute façon, conceptuellement, la condition de possibilité de l’éthique et du discours moral au sens le plus robuste de celui-ci, de telle sorte qu’un renoncement au libre arbitre ainsi conçu obligerait à réviser le sens de ce discours, à repenser la responsabilité morale, ou à affadir les ambitions de nos pratiques morales d’éloge et de blâme, de punition et de récompense, au regard des exigences du libertarien. Il s’agit au contraire de renverser l’ordre imposé par ce prisme métaphysique pour envisager, en sens inverse, de faire plutôt de l’éthique ce qui rend possible la liberté humaine comme liberté de l’homme de bien. L’auteur ne se contente pas de prescrire une telle généalogie ni d’en indiquer les bienfaits escomptés. L’essentiel de l’ouvrage s’attache précisément à montrer la possibilité et la fécondité d’une telle généalogie en l’effectuant, non pas à grands traits, mais en proposant une réminiscence et une analyse ordonnées des strates conceptuelles à travers lesquelles s’est mise en place l’aporie du libre arbitre et du déterminisme, des premiers commentateurs d’Aristote à la philosophie moderne, en s’attardant longuement sur la médiation décisive du corpus médiéval dans l’élaboration progressive de cet « artefact philosophique ».
Quatre grandes parties structurent l’enquête généalogique. La première, « La construction du problème », expose la façon dont se donne à penser pour nous le problème du libre arbitre. L’article de R. Chisholm « Human Freedom and the Self » sert de porte d’entrée à une analyse conceptuelle plus large de la liberté qui vise à insister sur le caractère spécifique, non nécessaire, d’une conception de l’imputabilité qui se demande si l’agent aurait pu agir autrement, tout en ayant exactement les mêmes croyances et les mêmes désirs, requérant que l’action libre « fasse exception au système des causes » et à l’ordre de la nature (p. 51). L’interrogation sur l’origine de tels réquisits conduit à exposer les termes de l’antinomie moderne de la liberté et du déterminisme et à en identifier les présupposés fondamentaux. La méthode adoptée consiste ainsi à présenter dans leur singularité et leurs oppositions les positions fondamentales des auteurs modernes (Descartes, Malebranche, Spinoza, Rousseau, Kant, Freud…) en cherchant, par-delà les divergences, même essentielles, à identifier une même matrice problématique ou une même épistémè (p. 21), justifiant une investigation en amont des conditions d’apparition de cette matrice. Dans ces pages, il me semble que l’analyse comparée de la théorie freudienne de l’inconscient comme entrave à la liberté et de la description augustinienne de l’impuissance de la volonté (p. 77-79) est particulièrement révélatrice de l’aisance avec laquelle l’auteur s’autorise les rapprochements les plus suggestifs, sans assimiler à outrance des positions que l’histoire tient éloignées. C’est précisément cet art du rapprochement lucide et maîtrisé qui rend possible la généalogie entreprise.
Dans les parties 2 « Le sens de l’action. Une lecture d’Aristote », et 3 « L’invention du libre arbitre », l’auteur expose les conditions d’émergence des concepts de libre arbitre et de liberté de la volonté, étrangers à Aristote, chez Alexandre d’Aphrodise et Augustin. Le caractère décisif du geste d’Alexandre, consistant à dire que les actions qui dépendent de nous sont choisies sans cause (et en l’absence même de cause interne à l’agent) et que là se trouve la condition sine qua non de la responsabilité morale, plaide pour un ajustement de la généalogie nietzschéenne : ce ne sont pas les théologiens qui inventent le libre arbitre, mais ils se réapproprient un dispositif conceptuel élaboré en philosophie par un commentateur d’Aristote païen, mais infidèle sur ce problème à l’esprit des textes du Stagirite. La lecture d’Aristote, spécialement en qui concerne la nature de la résolution – choix de traduction pour prohairesis que l’auteur s’attache longuement à justifier – révèle que cette version du problème n’est pas sienne. L’un des points originaux de cette lecture est qu’elle s’efforce de se distinguer d’une interprétation « compatibiliste » : il ne s’agit pas de dire que la théorie de la responsabilité morale d’Aristote serait compatible avec un déterminisme qu’il assumerait par ailleurs (et ce notamment en raison de la contingence qui caractérise le monde sublunaire), mais de montrer qu’elle n’a pas besoin de trancher ni d’affronter la question du déterminisme (le problème de l’action n’est pas posé en ces termes). Cependant, le rapprochement de l’interprétation d’O. Boulnois avec le compatibilisme contemporain ne me semble pas nécessairement fermé pour autant, dans la mesure où ce dernier consiste fréquemment à affirmer non pas l’existence d’un déterminisme causal universel jugé conciliable avec l’imputabilité morale, mais à insister justement sur l’indifférence du concept de responsabilité morale tel que nous en usons ordinairement à l’égard du problème métaphysique (ou scientifique) du déterminisme.
La dernière partie « Un long Moyen Âge » montre comment ce « second commencement de la philosophie morale » (p. 301) culmine, relativement au problème de la liberté, dans les analyses qui à l’instar de celle de Thomas d’Aquin (lisant Augustin et Boèce, et héritant du dispositif mis en place depuis Alexandre d’Aphrodise) font du libre arbitre « la condition nécessaire mais indémontrable de l’éthique » (p. 302), ou dans celle d’Olivi qui contribue à ériger en article de foi la définition libertarienne de la liberté de la volonté. L’on s’impose désormais de résoudre une série de tensions qui n’ont de sens qu’au sein de cette structuration du problème, et que l’auteur analyse successivement : concilier la contingence du choix avec le déterminisme causal, puis avec la détermination divine, et enfin accorder l’indifférence du choix avec la liberté comme choix du meilleur. Cette division en problèmes met en lumière le legs du Moyen Âge à la modernité et la relative continuité des problématiques. La clarté de l’analyse des positions de Siger de Brabant, Thomas d’Aquin, Gauthier de Bruges, Henri de Gand, Scot, Olivi, Ockham ou Suárez fait de ce livre un outil précieux et maniable pour les maîtres et les étudiants, que l’on adhère ou non à la thèse généalogique : quoique nécessairement synthétique en raison de l’amplitude historique parcourue, l’analyse des textes n’est jamais expédiée au profit de l’objectif généalogique et philosophique.
S’agit-il enfin de revenir à Aristote à l’issue du travail de remémoration ? Car l’absence de renoncement à juger de la vérité des thèses examinées est pour l’auteur une raison de distinguer la généalogie qu’il pratique de l’archéologie à la manière d’Alain de Libera, en dépit de leur proximité méthodologique, ou d’insister sur sa racine foucaldienne (p. 18-19). Mais la thèse d’O. Boulnois est plutôt qu’Aristote « voile » autant qu’il « dévoile » le « phénomène authentique de la liberté » (p. 106). C’est donc certes en un sens à partir d’Aristote que l’on est incité à repenser la liberté, mais on comprend que l’auteur cherche à proposer une réélaboration philosophique de cette notion (et qui emprunte aussi quelques suggestions à Wittgenstein). C’est la fonction de la thèse selon laquelle « l’éthique oriente notre action et la rend libre » (p. 478), l’éthique comme éducation morale n’étant pas disjointe de la politique : la loi nous libère, en suscitant le désir du bien, sans que l’on ait à supposer la possibilité métaphysique d’agir autrement. C’est de cette option que les dernières sections de la conclusion dessinent les contours, donnant à entrevoir ce que pourrait être – dans un autre ouvrage ? – un au-delà philosophique de la destruction généalogique du passé.
Ide Lévi
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Olivier Boulnois, Généalogie de la liberté, Paris, Seuil, 2021, « L’Ordre philosophique », 496 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.