Auteur : Igor Agostini

 

Ebbersmeyer, Sabrina & Hutton, Sarah, Elisabeth of Bohemia (1618-1680): A Philosopher in Her Historical Context, Cham, Springer Verlag, 2021, 218 p.

Ces dernières années, la figure de la princesse Élisabeth de Bohême a fait l’objet d’une attention particulière de la part des spécialistes, tant dans le domaine de l’histoire du cartésianisme que dans celui de la littérature de genre. Élisabeth a cessé d’être considérée comme la simple « élève » de Descartes ou simplement une « dame érudite », et a commencé à être considérée comme un objet d’étude autonome, acquérant un statut de citoyenne au sein de l’histoire de la philosophie du XVIIe siècle. Dans le sillage de ce tournant historiographique, grâce aussi à la participation de certains parmi ses protagonistes (tels que Marie-Frédérique Pellegrin, Lisa Shapiro, en plus des deux éditeurs scientifiques, S. Ebbersmeyer et S. Hutton, ainsi que d’autres), ce volume constitue la première tentative de synthèse de la figure et de la pensée d’Élisabeth de Bohême, et cela dans une perspective interdisciplinaire : comme l’affirment les deux éditeurs dans l’Introduction (p. 2), la perspective interdisciplinaire s’impose en raison des (et renvoie aux) intérêts philosophiques, scientifiques et religieux d’Élisabeth, et du contexte de ses relations intellectuelles comme des circonstances historiques dans lesquelles elle a vécu.
Les historiens du cartésianisme, bien conscients des risques liés à la manière dont la personnalité philosophique débordante de Descartes a dominé ses interlocuteurs (au point parfois, pour des raisons le plus souvent stratégiques, d’en déformer l’image – pensons à Bourdin ou à Voetius), pourraient s’attendre, en s’imposant la tâche de restituer ces figures dans leur objectivité historique, à ce que le principal problème dans la reconstruction de la personnalité historico-philosophique d’Élisabeth soit lié au fait qu’elle a toujours été réduite au stéréotype du disciple (mieux, de la disciple) de Descartes. C’est vrai mais insuffisant, puisque, comme le soulignent les deux éditeurs, le chemin qui a conduit à la réévaluation de la figure d’Élisabeth s’est toujours heurté, et se heurte encore, à une difficulté avant tout d’ordre textuel : il reste peu de sources sur Élisabeth et, s’il est vrai que l’on se souvient aujourd’hui d’elle pour sa correspondance avec Descartes, il faut aussi souligner que ses lettres originales ont été perdues. L’édition de Lettres par Clerselier (1657-1667) imprimait 33 lettres de Descartes à Élisabeth, mais Élisabeth refusa que ses lettres soient incluses dans l’ouvrage. Ce n’est qu’en 1879, après la découverte par Frederik Muller de la seule copie manuscrite connue de ses lettres à Descartes dans la bibliothèque du château de Rosendael, que les lettres d’Élisabeth seront publiées, pour la première fois, par Louis-Alexandre Foucher de Careil. De surcroît, parmi les correspondances d’Élisabeth, son échange épistolaire avec Descartes reste effectivement la source la plus importante pour la reconstruction des thèses philosophiques d’Élisabeth.
Or, si l’aspect le plus connu et le plus discuté de ces thèses a été justement ses arguments adressés contre la doctrine cartésienne des rapports entre l’âme et corps, les études de ces dernières années montrent que ces arguments : 1) ne représentent qu’un aspect de la conversation philosophique entre Descartes et Élisabeth, qui aborde également des questions qui touchent la philosophie naturelle, l’éthique et la philosophie politique, ainsi que des questions médicales et mathématiques ; 2) que Descartes n’a pas été son seul correspondant philosophe : à partir de 1642, elle est en contact avec Sorbière et dans les dernières années de sa vie, avec Malebranche et Leibniz ; 3) que la correspondance d’Élisabeth témoigne également de sa connaissance d’autres philosophes, parmi lesquels Machiavel, Hobbes, Gassendi, Digby, Regius et Cornelis van Hogelande ; 4) que les intérêts de la princesse s’étendent à d’autres sujets parmi lesquels les sciences et la philosophie naturelle, comme le démontrent les lettres qu’elle a échangées avec deux correspondants de Descartes : Constantijn Huygens, qui, même après son départ de La Haye, lui a constamment donné de nouvelles sur les dernières publications sur divers sujets scientifiques ; Colvius, avec qui Élisabeth a échangé des livres et des points de vue sur la théologie et l’astronomie ; 5) qu’elle a joué un rôle crucial dans la diffusion de la pensée cartésienne en Allemagne (comme l’ont démontré les études de Bod mais aussi de Elsner et Rothkegel) : avant même son arrivée à Heidelberg, elle a contribué à la diffusion des œuvres de Descartes à Berlin et à Wolfenbüttel, où la philosophie de Descartes était presque inconnue (voir les lettres à Descartes du 29 novembre 1646 et du 21 février 1647). En outre, Élisabeth a très probablement fait circuler plusieurs lettres de Descartes sur les passions, car des copies manuscrites de ces lettres provenant de Johann Caspar van Dörnberg (1616-1680) sont aujourd’hui conservées au Hessisches Staatsarchiv de Marburg. Il semble également qu’Élisabeth ait promu la philosophie cartésienne à Heidelberg : selon une lettre du mathématicien et philosophe naturel allemand Joachim Jungius (1587-1657) datant de 1655, un petit groupe d’étudiants a lu les Principia philosophiae de Descartes à Heidelberg et le destinataire de la lettre a bénéficié de l’enseignement de la philosophie cartésienne par Élisabeth. Elle a également contribué à faire circuler sous forme manuscrite les deux lettres mathématiques de Descartes qui n’ont été publiées qu’en 1667, dans le troisième volume de l’édition des Lettres de Descartes par Clerselier : le mathématicien suisse Johann Heinrich Rahn (1622-1676) fait en effet référence dans une lettre à Hottinger (1[11] mars 1657, Zürich, Zentralbibliothek, MS F 71, fo. 235) aux copies des deux lettres mathématiques fournies par Élisabeth (Rahn a également discuté de ces lettres avec Pell) ; plus tard, Élisabeth enverra également des copies des deux lettres mathématiques de Descartes à l’érudit allemand Theodor Haak (1605-1690), qui à son tour fera circuler les lettres parmi les érudits anglais, tels que John Worthington, Hartlib et Pell, comme le montre sa lettre à Haak (Berlin 9/19 mai 1665).
C’est donc sur un état de l’art renouvelé de manière profonde que se fondent les essais présentés dans ce volume, sous trois grandes rubriques : 1/ le monde intellectuel d’Élisabeth ; 2/ la pensée politique d’Élisabeth et son contexte ; 3/ les thèmes philosophiques de sa correspondance avec Descartes.
L’ouvrage s’ouvre sur l’essai de Nadine Akkerman qui, en guise d’introduction à la carrière intellectuelle d’Élisabeth, reconstitue son éducation au Prinsenhof, à Leyde, à partir des sources disponibles. Les trois essais suivants abordent, respectivement, l’amitié de toute une vie entre Élisabeth de Bohême et Anna Maria van Schurman, en tâchant de mettre en lumière leurs points de vue respectifs sur l’objectif des études pour les femmes et le lien qui les unissait, malgré leurs choix intellectuels et religieux divergents (Mirjam de Baar) ; l’implication d’Élisabeth dans les sciences de son temps, un aspect encore très peu connu, qui montre non seulement la connaissance qu’avait Élisabeth d’une variété de disciplines scientifiques, y compris les mathématiques, la médecine, la philosophie naturelle et la microscopie, mais aussi son implication dans les débats astronomiques contemporains (S. Ebbersmeyer) ; les interconnexions entre les cercles intellectuels de la princesse Élisabeth et d’Anne Conway afin de se demander ce qu’elles savaient l’une de l’autre en tant que femme philosophe, et si l’une connaissait les opinions philosophiques de l’autre, pour parvenir enfin à la conclusion que, s’il est clair qu’elles avaient des intérêts philosophiques similaires pour la philosophie cartésienne et de nombreuses connaissances en commun (par exemple, les membres du cercle Hartlib), les sources dont nous disposons pour confirmer les échanges philosophiques entre elles restent très limités (S. Hutton).
L’aspect politique des intérêts d’Élisabeth, qui constitue un nouveau thème majeur de cette collection, est abordé dans la deuxième partie du livre, et interroge les conceptions politiques d’Élisabeth et l’activité pratique de gouvernement. Carol Pal, en s’appuyant sur des lettres de famille, d’autres correspondances (y compris ses lettres à Descartes) et des rapports de visiteurs, retrace l’évolution d’Élisabeth en tant qu’acteur politique accompli et montre que la polymathie d’Élisabeth a toujours été marquée par la question de la meilleure façon de gouverner. Gianni Paganini se tourne du côté de la discussion par Élisabeth du Prince de Machiavel dans ses lettres à Descartes et, en esquissant un cadre comparatif de leur réciproque pensée politique, montre que, si l’accent mis par Descartes sur les finalités du gouvernement dans le maintien de l’État, plutôt que sur la manière dont le prince acquiert le pouvoir, a beaucoup en commun avec le réalisme politique de Machiavel, Élisabeth fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit dans sa lecture de Machiavel, en anticipant la philosophie politique de Hobbes par son réalisme sur la nature humaine qui reconnaît l’impact des passions sur le comportement. Lisa Shapiro compare les exigences qu’impliquent le fait d’être philosophe et celui de gouverner, en se penchant sur la remarque d’Élisabeth à Descartes selon laquelle gouverner et étudier exigent chacun la totalité de la personne, ce qui implique que gouverner et mener des activités intellectuelles comme la philosophie sont incompatibles.
La dernière partie du volume revient sur la pensée philosophique d’Élisabeth, telle qu’elle se trouve dans sa correspondance avec Descartes, et notamment sur la question très débattue de sa critique de la doctrine cartésienne des rapports entre l’âme et le corps. Lilli Alanen reconsidère la position philosophique d’Élisabeth sur la question de l’interaction et, en reconstruisant les implications philosophiques des positions d’Élisabeth et de Descartes, affirme que la première ne se limite pas à attaquer la conception cartésienne, en s’appuyant sur des arguments déjà utilisés par d’autres (Gassendi, Arnauld) avant elle, mais va jusqu’à anticiper une solution nouvelle et originale au problème qui ne sera développée que plus tard par Spinoza et Locke. L’analyse de cette position philosophique d’Élisabeth et de ses implications métaphysiques se poursuit avec l’étude de Martina Reuter, qui, en se penchant sur six lettres de l’automne 1645 sur le problème du libre arbitre et de la providence et en comparant les critiques d’Élisabeth sur la compatibilité du libre arbitre et de la providence avec ses critiques de l’interaction entre l’âme et le corps, soutient qu’au cœur de la recherche philosophique d’Élisabeth se trouve un fort engagement pour la raison et une insatisfaction face à la concession de Descartes sur l’incompréhensibilité de la nature de Dieu, ce qui la conduirait à la position d’une sceptique fidéiste. L’étude de Dominik Perler montre, de son côté, qu’à l’égard de la philosophie de Descartes, Élisabeth ne s’est pas limitée aux questions métaphysiques, mais a touché aussi ses opinions éthiques, en particulier celle que Perler appelle l’« internalisme » de Descartes, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le bonheur dépend entièrement de nous : la position d’Élisabeth est pour Perler plus complexe que celle de Descartes, dans la mesure où elle met avec raison l’accent sur l’importance des facteurs externes dans notre quête du bonheur. M.-F. Pellegrin analyse le rôle du corps féminin dans la correspondance d’Élisabeth, notamment dans les trois contextes de la constitution corporelle d’Élisabeth, de la mère de Descartes et des mères enceintes, et montre que, si Élisabeth s’analyse elle-même selon les principes cartésiens et présente à Descartes l’expérience vivante de l’union entre l’âme et le corps, Descartes rejette les paramètres sexuels pour analyser la constitution corporelle. Le recueil se conclut avec l’article de Denis Kambouchner, qui remet en cause l’idée d’une Élisabeth trop longuement considérée comme adhérente à la philosophie de Descartes, c’est-à-dire ce qui a été appelé (par l’auteur de ce compte rendu) « le mythe du cartésianisme d’Élisabeth » ; ce que D. Kambouchner retrouve effectivement, dans le fond, chez Élisabeth, montre que, malgré ses critiques, Élisabeth demeure fondamentalement cartésienne (un point sur lequel il sera intéressant de revenir en une autre occasion).
Ce volume constitue une mise au point importante de la très innovante recherche sur Élisabeth au cours des vingt dernières années et contribue à son tour à renouveler l’état de l’art et à actualiser ces acquis. On ne pourra que regretter, dans un recueil appelé à devenir une référence, l’absence d’une bibliographie des lettres d’Élisabeth, d’autant plus qu’elle était déjà reconstruite dans l’article fondamental de S. Ebbersmeyer, An inventory of the extant correspondence of Elisabeth of Bohemia, Princess Palatine (1618–1680), publié en 2020 dans le Journal of the History of Philosophy, que ce très beau volume se limite à citer.

Igor Agostini (Università del Salento)

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Pour citer cet article : Ebbersmeyer, Sabrina & Hutton, Sarah, Elisabeth of Bohemia (1618-1680): A Philosopher in Her Historical Context, Cham, Springer Verlag, 2021, 218 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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CRISTAUDO, Wayne, Idolizing the Idea: Critical History of Modern Philosophy, Lanham, MD, Lexington Books, 2020, xii-327 p.

L’auteur propose une histoire de la philosophie conduite selon une perspective critique très précise : la philosophie s’est développée historiquement avec la prétention d’absorber toutes les formes alternatives de la pensée. Quoique tyrannique, cette hégémonie a été longuement exercée en dépit du fait que la philosophie, toute décisive qu’elle est dans l’organisation de nos pensées, n’épuise pas l’amplitude dans laquelle celles-ci s’inscrivent : « thought precedes philosophy, and […] philosophy is but one way of doing thinking » (p. 2). Un rôle clé dans l’histoire de cette tyrannie a été joué par la philosophie moderne, où s’est constitué de manière définitive le domaine de ce que W. Cristaudo appelle l’Idea-ism : ce qui, précise-t-il, n’est pas l’Idéalisme (qui néanmoins en constitue une des figures) ni, ajouterions-nous, ce qui a été nommé l’Idée-isme pour désigner « the way of ideas ». Car l’un et l’autre restent encore des philosophies, tandis que l’Idée-isme de l’auteur signifie moins une philosophie qu’une foi, consistant en la croyance dans le pouvoir explicatif et autoritaire des idées sur la réalité. Une figure décisive dans cette histoire – certainement bien plus décisive que celle de Bacon – est celle de Descartes : « it was not Bacon, but Descartes who first saw (a) that the new scientific discoveries in physics were but components of a totality of intermeshed laws, and (b) that the mistaken observations about nature by the philosophers of antiquity were all part of a false picture of the universe that had sprang from their bad metaphysics » (p. 39). Cela explique pourquoi Descartes fait l’objet d’une section entière du deuxième chapitre (« Descartes ad the clear and distinct ideas of the understanding »), où l’auteur, trente ans après le chapitre qu’il lui avait consacré (« Cartesian dualism ») dans The Metaphysics of Science and Freedom (Avebury, Aldershot, 1991), revient sur le philosophe qui, dans le Discours de la méthode, initie la philosophie avec le doute.

Le geste cartésien laisse un héritage incommensurable à la méthode scientifique : dans la mesure où il popularise la distinction galiléenne entre les qualités que Locke appellera primaires et secondaires (qui, à son tour, reprend la distinction platonicienne entre apparence et réalité), « Descartes’s universal act of doubt was a grand gesture of philosophical theater which magnificently represented the meaning of the new science, at least with respect to how we needed to view our everyday experiences with suspicion if we wished to improve our lot » (p. 36). Mais, malgré son caractère novateur, la pensée cartésienne resterait fortement ancrée dans la métaphysique en raison de la recherche de précision qui la dirige – ce qui explique ensuite le paradoxe d’après lequel des philosophes, si attentifs à l’explication du monde, se sont tant impliqués dans des querelles métaphysiques très subtiles. Ainsi les problèmes scientifiques deviennent une partie « of a greater metaphysical canvass [sic] » (p. 40), où la doctrine de la distinction réelle émerge comme conséquence de l’extension du doute au-delà du domaine de la certitude indépassable du cogito, en étant guidée par l’exigence de clarté et de distinction. C’est ainsi l’adoption du modèle de précision mathématique dans l’explication causale du monde qui, selon W. Cristaudo, constitue, bien plus que l’explication cartésienne de la nature, « the overwhelming legacy of Descartes » (p. 40). Par conséquent, la subjectivité de la pensée, qui selon Augustin était soumise à la toute-puissance de Dieu, devient avec Descartes dégagée de toute autorité supérieure, « the fulcrum for rethinking the world » (p. 42).

L’idée que la philosophie n’épuise pas tout le domaine de la pensée, de l’activité de l’esprit, est aujourd’hui devenue rectrice en philosophie : en parlant de la philosophie après la philosophie, on fait bien plus que se souvenir de la traduction italienne du titre joueur d’un recueil d’essais de Rorty, dans la mesure où, d’une manière ou d’une autre, cette idée qualifie toute une démarche de la philosophie contemporaine et – comme le confirment les pages que W. Cristaudo consacre à Derrida, Foucault, Deleuze et Habermas – dépasse l’opposition canonique entre philosophie analytique et philosophie continentale. Mais l’originalité (à l’évidence indiscutable) de ce livre réside davantage dans la tentative de reconstruire une véritable histoire de la philosophie à partir de cette conviction herméneutique : c’est pourquoi l’auteur propose une lecture innovante de certaines étapes cruciales et canoniques de l’histoire de la philosophie occidentale, qui, interprétées comme des instances antagonistes du développement du domaine de l’Idée-isme, révèlent un enjeu qui n’est pas seulement philosophique. Ainsi, la réaction de la philosophie du sens commun de Reid ne relève pas seulement, selon W. Cristaudo, d’une question purement cognitive (relative à la détermination de l’objet de notre connaissance), selon l’interprétation classique de cette pensée, mais porte sur un enjeu plus vaste : la scission déterminée par « the way of ideas » entre sujet et monde ne concerne pas seulement l’accès cognitif à la réalité extérieure, mais implique toute la dimension de l’expérience sociale : « For Reid, the danger of what way lay in us becoming beholden to abstractions severed from the knowledge that we accrue through social experience and ‘common sense’ » (p. 1).

D’autres lecteurs que nous pourront évaluer la pertinence de cette ambitieuse reconstruction dans son ensemble et interroger ses choix méthodologiques, qui semblent en effet devoir être soumis à une scrupuleuse analyse de la part des historiens de la philosophie, pour la simple et bonne raison que, directement ou indirectement, ils sont fortement remis en cause dans cette Critical History. Pour notre part, nous nous limiterons ici à quelques remarques sur Descartes, formulées dans une perspective plus générale sans entrer en détail dans le commentaire des textes cartésiens, commentaire dans lequel W. Cristaudo refuse d’ailleurs de s’engager. Si, d’un côté, on peut se réjouir en cartésien du rôle central que Descartes occupe dans cette enquête – ce qui confirme encore une fois que, même en régime de déconstruction, celui-ci ne cesse de nous questionner –, d’un autre côté, il faut hélas souligner que l’image de Descartes dessinée ici coïncide en gros, une fois de plus, avec l’image traditionnelle d’un penseur dualiste, avec toutes les conséquences négatives que cela implique. Une fois de plus, le voici comme pris dans un engrenage métaphysique qui le dépasse mais qu’il a lui-même constitué, où la philosophie, en raison de la découverte de la mens, se détache de plus en plus de la réalité. Cette lecture de Descartes s’explique par le fait qu’à nouveau, la distinction réelle est vue comme la conséquence directe du doute, dans la mesure où la prémisse qui la prouve est la dubitabilité du corps face à l’indubitabilité de l’ego : « It cannot be an extended thing, as is evident if we put to any of these operations questions of the sort that we would put to natural objects – e.g., how many inches wide or what color is my doubting what I have just heard ? If one takes Descartes at his word and follows his prescription not to ‘accept any opinion in my writings or elsewhere as true, unless they very clearly see it is deduced from true Principle’ ». C’est là néanmoins l’argument du Discours, étrangement repris dans les Principia et comme tel critiqué par Leibniz (et bien d’autres par la suite), mais qui surtout avait été rendu complètement indépendant du doute, après les discussions de la Correspondance de 1637, dans les Meditationes comme dans les Responsiones, en dépit de stratégies responsoriales peut-être pas toujours cohérentes adoptées dans ces dernières. D’autre part, dans cette lecture, Descartes est toujours présenté, de manière un peu grossière, comme le philosophe de la séparation entre res cogitans (ou res mentis, sic, p. 40) et res extensa, sans aucune considération sérieuse de la doctrine de l’union, qui, au-delà de la distinction réelle, rend l’homme à son unité, dans son rapport avec l’expérience du monde, d’une manière qui apparaît aux antipodes de ce stéréotype négatif d’une philosophie où la métaphysique domine la science (voir par exemple AT IV, 692). Il n’y a également aucune mention de la théorie de la création des vérités éternelles qui, en dépit des débats qu’elle continue à susciter parmi les interprètes, y compris sur plusieurs points décisifs, est désormais admise de façon unanime, parmi les spécialistes, comme une preuve frappante de l’insuffisance de toute lecture subjectiviste de Descartes.

Bref, ce n’est qu’en oubliant tout cela que le père de la philosophie moderne peut ainsi devenir le père de cet « Idée-isme » qui dominerait l’histoire de la pensée jusqu’aux années 1960, où la philosophie emprunte alors son chemin à d’autres formes de pensée. De façon plus problématique encore, en insistant, parmi les diverses « morphologies » de la philosophie contemporaine, sur le tournant foucaldien, on oublie que c’est plus ou moins dans les mêmes années que la phénoménologie, qui commençait à redécouvrir la dimension de la chair, revint à Descartes comme au philosophe qui, avec la découverte de l’irréductibilité de mon corps aux corps de la science galiléenne (qui est aussi la science cartésienne), a fourni le premier (et de la façon la plus forte, comme il le pensait lui-même) la preuve et l’épreuve incontestables de l’union.

Igor AGOSTINI (Università del Salento)

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Pour citer cet article : CRISTAUDO, Wayne, Idolizing the Idea: Critical History of Modern Philosophy, Lanham, MD, Lexington Books, 2020, xii-327 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 184-186.</p

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JANOWSKI, Zbigniew, How To Read Descartes’s Meditations, St. Augustine’s Press, 2019, 155 p.

Ce livre poursuit le parcours d’un A. qui s’est concentré dans les années passées sur les rapports de D. avec Augustin (d’où son Index Augustino-Cartésien, Paris, 2000, et sa Cartesian Theodicy, Dordrecht, 2002) et qui nous offre maintenant une incursion sur les sources possibles des Méditations. Le travail de Z. Janowski se présente ni comme un exposé systématique des Méditations ni comme un recueil d’études, mais comme une série d’« insights » dans la métaphysique de D. Six études composent ce livre ; quatre ne sont pas inédites mais l’A.nous en donne une version remanié qui offre de nouveaux éléments par rapports aux versions précédentes. Dans son ensemble, l’objectif principal du livre est de montrer l’influence exercée, de manière plus ou moins explicite (le plus souvent implicite) sur les Méditations par des penseurs classiques et des documents ecclésiastiques (Epistola dedicatoria). En dépit de l’ambition, il ne s’agirait pas d’après l’A. d’une tâche extrêmement difficile, et sans doute d’une tâche moins difficile que la découverte des influences sur la Med. I, à propos de laquelle l’A. formule une hypothèse plus discrète, celle de la présence implicite de la doctrine de la création des vérités éternelles.

Somme toute, le cadre des sources esquissées dans ce livre n’ajoute rien au cadre établi depuis longtemps par les spécialistes : Aristote et Thomas d’Aquin (Med. II et VI) ; Duns Scot (Med. III) ; saint Augustin : (Med. IV). Mais Janowski essaie de retrouver l’influence de ces auteurs sur des points ou sur des lieux où elle n’avait selon lui pas été encore ou suffisement remarquée : la conception de l’âme, la causalité éminente et formelle dans la preuve de l’existence de Dieu de la Med. III, la doctrine de l’erreur et de la volonté, la métaphore du « Styx et [des] destinées ». S’y ajoutent deux importants ajoutés à la liste des auteurs canoniques : a) tout d’abord, pour ce qui concerne la discussion de la métaphore cartésienne du « Styx et [les] destinées », celle des poètes de l’Antiquité (Ovide, Virgile et d’autres encore) ; b) puis, pour ce qui concerne la Med. I, l’influence de Francis Bacon : il ne s’agit là, Janowski l’avoue, que d’une hypothèse, qui ne peut pas être démontrée (et qui, d’ailleurs, n’est pas argumentée par l’A. dans le chapitre consacré à la Med. I, Bacon n’étant discuté que dans le chapitre concernant « le Styx et les destinées ») ; mais, s’il faut admettre l’influence de quelques auteurs sur pour la Med. I, la moins riche à niveau des sources Bacon est bel et bien d’après Janowski le candidat le meilleur.

Malgré ses dimensions limitées (144 pp.), cet ouvrage est très dense et ne témoigne d’aucune indulgence à l’égard de l’état de l’art : « Each chapter deals with a fairly narrow point of Descartes’s philosophy that has not been given an elaborate account in Cartesian scholarship nor has been sufficiently explored » (p. ix). Peut-être une discussion plus nourrie de la littérature, désormais abondante, sur D. et la scolastiques eût-elle été très utile, fût-ce pour renforcer les conclusions qui l’A. tire sur l’état de l’art : nous pensons, par exemple, à l’absence de référence au vieux livre de Koyré sur D. et la scolastique (Essai sur l’idée de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes, Paris, 1922), qui avait le premier longuement discuté le rapport entre D. et le De primo principio de Duns Scot – rapprochement avec Duns Scot dont la pertinence est ici présentée par Janowski comme une nouveauté. On peut se demander par ailleurs si l’idée d’une influence des poètes classiques sur D., d’ailleurs très stimulante, n’aurait peut-être mérité une vérification sur le Corpus omnium veterum poetarum latinorum secundum seriem temporum, et quinque libris distinctum (Lyon, 1603) par Pierre de la Brosse, que D. mentionne de manière explicite. Ces questions posées, reconnaissons qu’il s’agit là d’un ouvrage qui doit retenir l’attention des spécialistes pour les perspectives qu’il prolonge et ouvre. Nous ne pouvons donc qu’être reconnaissants à son A. et à St. Augustine Press d’avoir eu la belle idée de rassembler ces études remarquables.

Igor AGOSTINI (Università del Salento)

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Pour citer cet article : Igor AGOSTINI, « JANOWSKI, Zbigniew, How To Read Descartes’s Meditations, St. Augustine’s Press, 2019, 155 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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BILLON, Alexandre & MEHL, Édouard, éd., « Usages contemporains de Descartes », Methodos. Savoir et textes, XVIII, 2018.

Ce travail s’inspire d’un mot figurant dans un ouvrage récent de Richard Stalnaker : « La bête cartésienne est une hydre qui ne se laisse pas tuer. Wittgenstein, Ryle, Quine, Sellars, Davidson (sans même mentionner Heidegger) ont peut-être coupé quelques têtes, mais elles ne cessent de repousser. Descartes n’est plus le croquemitaine qu’il était. » En fait, comme les précisent Billon et Mehl dans l’Introduction, qu’on le déplore, comme Stalnaker, ou qu’on s’en réjouisse, D. continue d’être cité et discuté dans la plupart des philosophies contemporaines. Il s’agit là d’un fait qui pourrait surprendre les lecteurs désormais accoutumés au rejet du cartésianisme par les grands courants philosophiques du XXe s. : la philosophie analytique, qui en a repoussé le prétendu internalisme en philosophie de la connaissance et le prétendu le dualisme en philosophie de l’esprit ; la phénoménologie, à partir des critiques adressées par Heidegger au « cartésianisme » de Husserl ; les sciences psychologiques (Watson, Skinner et leurs héritiers), qui ont longtemps lié l’acquisition de leur statut de science au rejet de la conscience et de l’introspection. Il est donc à première vue paradoxal que plusieurs philosophes analytiques, phénoménologues et psychologues se réclament aujourd’hui de D. non pour s’en débarrasser mais pour le reprendre, au point qu’on peut même affirmer que c’est bien un retour à D., quoique non univoque et souvent ambivalent, qui est responsable de la fin du comportementalisme, de la naissance des sciences cognitives, du développement de la phénoménologie française contemporaine et même d’une bonne partie de la philosophie contemporaine de l’esprit. Ce recueil essaie de rendre compte de ce paradoxe et de sa complexité avec une série d’études qui montrent dans quelle mesure la critique ou la défense de D. est responsable d’une certaine cohésion entre traditions philosophiques par ailleurs antagonistes ou au moins isolées.

E. Mehl (« Ego sum qui sentio : le cogito réincarné des phénoménologues ») discute les différentes interprétations phénoménologiques de D., en analysant les démarches de trois figures qui, après les lectures de Husserl et de Heidegger (lesquels ont dénoncé le contresens qui aurait conduit D. à ne voir dans l’ego une « chose » pensant conçue sur le modèle de la choséité spatio-temporelle de la res extensa), ont marqué un rétablissement cartésien de la phénoménologie : Levinas, réhabilitant la dignité phénoménologique de la « res cogitans » ; Henry, faisant du sentir originel le mode le plus fondamental de la subjectivité vivante ; Marion, réintroduisant le moment de la chair. F. Lelong (« La question humaniste de la ‘bonne nature’ dans les usages phénoménologiques de Descartes ») poursuit le parcours dans la phénoménologie française, en remarquant comment les deux lectures de Marion et de Levinas se rejoignent, au-delà de leurs différences, sur un point fondamental, à savoir le caractère à la fois égologique et carcéral du monde de l’objectivité. De cette manière, ils partagent l’impossibilité de rendre justice à l’idée cartésienne que Dieu nous a donné une « bonne nature », du point de vue de la lumière naturelle et des passions. Face à ces deux interprétations, Lelong propose une lecture phénoménologique de D. qui prenne en compte la sensibilité humaniste de D. et repense la métaphysique de l’objectivité à partir d’une perspective qui n’est pas caractérisée par la solitude de l’ego, mais renvoie au cadre humaniste de la civilité. A. Clément (« De la phénoménologie à l’éthique : une généalogie de l’usage de Descartes chez Levinas ») articule une lecture diachronique des contributions de Levinas de 1930 à 1961 qui a pour but de reconstruire la genèse et la logique de l’usage éthique de D. jusqu’à Totalité et infini, où les questions du cogito et de l’idée de l’infini, restées à l’arrière-plan des ouvrages précédents, sont reprises de manière radicale et mises en relation l’une avec l’autre. S. Vinolo (« L’hantologie cartésienne de la phénoménologie de la donation de Jean-Luc Marion ») étudie la lecture de D. proposée par J.-L. Marion à la lumière du concept de donation. L’ambivalence de la métaphysique de D. se répercute dans la phénoménologie de la donation où elle détermine la mise en place de la distinction entre les phénomènes saturés et les phénomènes de droit commun. Mais puisque, selon Marion, cette fixation des frontières surgit d’un brouillage essentiel et originaire, D. est, du point de vue la phénoménologie de la donation, à la fois le philosophe qui disparaît dans la mort de la métaphysique et celui qui s’attarde dans ce qui lui survit.

V. Reynaud (« L’usage chomskyen de l’innéisme cartésien ») s’adresse à la célèbre utilisation, de la part de N. Chomsky, de l’innéisme cartésien dans le cadre de sa doctrine sur l’existence d’une faculté innée de langage. L’A. s’efforce en part. d’expliquer ce que Chomsky entend par « faculté innée » en revenant sur la question controversée de savoir s’il s’agit là vraiment de quelque chose de similaire à l’« idée innée » de D. En dépit de l’opinion de certains commentateurs selon lesquels cet usage serait purement rhétorique, il faut constater l’existence d’un vrai lien entre innéisme chomskyen et innéisme cartésien, lien qui se manifesterait dans la manière similaire de poser le problème de l’acquisition de la connaissance à trois niveaux : le caractère a priori des principes de Chomsky fait écho aux idées innées cartésiennes ; chez Chomsky on retrouve une tradition linguistique de matrice rationaliste qui pose l’universalité des structures grammaticales au nom de l’universalité même des caractères distinctifs fondamentaux de l’esprit que l’on trouve chez D. ; l’un et l’autre partagent un innéisme dispositionnel. Sandrine Roux (« Les analyses de Timothy van Gelder et de Michael Wheeler de Descartes à la science cognitive cartésienne ») s’intéresse à l’idée de la « science cognitive cartésienne » par l’analyse des doctrines de T. Van Gelder et de M. Wheeler, dont l’ouvrage accomplit une sorte d’« extraction » du cartésianisme de son milieu originel et des textes cartésiens pour le placer sur le terrain de la science cognitive contemporaine, c’est-à-dire non pas dans ce que le cartésianisme a été, mais dans ce qu’il est devenu. Les sciences cognitives, pour fécondes qu’elles soient, n’ont rien à nous apprendre de la philosophie cartésienne, mais montrent les usages et les appropriations dont dépendent la vitalité historique d’une pensée et son inscription dans l’histoire, en ouvrant une histoire de la philosophie qui n’aurait pas seulement pour objet la genèse des doctrines, mais aussi leurs transformations. P. Ludwig (« Cogito et connaissance de soi introspective ») se dresse contre la lecture de ceux qui, pour exalter à la suite de Hintikka le caractère performatif du je pense, ont négligé son lien essentiel avec la connaissance de soi. Ludwig analyse l’interprétation de Christopher Peacocke, peu connue parmi les spécialistes de D. et qui déploie une défense du Cogito en rejetant l’idée d’un accès privilégié au monde intérieur : or, selon Ludwig, la lecture de Peacocke reconstruit le Cogito de manière satisfaisante, en donnant une explication convaincante du passage de « je pense » à « j’existe », mais elle n’arrive pas à fonder une théorie cartésienne unifiée de la connaissance de soi introspective.

C. Smith (« Entre Merleau-Ponty, Lacan et Kripke : le(s) Descartes de Lyotard ») s’interroge sur les enjeux de l’usage de D. dans l’œuvre de Lyotard, où trois étapes significatives sont repérées : une lecture d’inspiration phénoménologique, mais également critique par rapport aux présupposés ou aux méthodes mises en œuvre par les approches phénoménologiques ; une lecture très ouverte aux mises en perspectives linguistiques, psychanalytiques et historiques ; une lecture qui s’arrête sur la « phrase » par laquelle se trouve « présenté » le je du Cogito, comme « destinateur désigné », et qui s’arrête sur les conditions de validité d’une thèse portant sur l’existence d’un tel « désigné ». K. S. Ong-Van-Cung (« Certitude et inquiétude du sujet. Foucault et Heidegger lecteurs de Descartes ») présente un travail effectué sur des sources inédites : les manuscrits du Fonds Foucault déposé par Daniel Defert à la BnF en 2013. Il en résulte une lecture de D. qui est une variante simplifiée de celle de Heidegger (pour ce qui concerne notamment la liaison entre mathesis universalis et cogito), mais que Foucault, comme le montrent certains textes de l’Histoire de la folie, intègre dans sa propre interprétation de D. Une telle analyse comparative permet de constater comment la redéfinition contemporaine de la subjectivité est élaborée, au XXe s., à partir de la notion d’inquiétude, et plus spécifiquement de l’inquiétude historique. O. Dubouclez (« Politics of Invention. Derrida’s Argument with Descartes ») analyse l’évolution de la lecture par Derrida de la conception cartésienne de l’invention : refusée au début en tant que dissimulant une conception théologico-politique du sujet, elle prend à partir de la publication de Psychè. Inventions de l’autre la signification positive de ce que Derrida va à appeler « l’invention du même », qui constitue l’un des courants majeurs de l’invention techno-scientifique au sens moderne. Cette convergence avec D. n’élimine pas toutefois un désaccord de base qui révèle l’originalité résolument anticartésienne de la pensée derridienne de l’invention, qui, confondue avec le jeu même de la « différance », et immanent à la res extensa, ne saurait être entièrement rationalisée et renvoie à une autre conception de l’être-ensemble.

Ce volume se conclut avec une étude de G. Gasparri sur Figure di Descartes nell’opera di Benedetto Croce. Il est assez connu que, dans l’Esthétique (1902-1908), et au cours des années où prend corps sa Philosophie de l’esprit, Croce présente D. comme le paradigme de l’exclusion rationaliste (Locke, Leibniz, Wolff et Baumgarten) de l’imagination poétique de la pensée philosophique et de l’intuition comme mode de connaissance esthétique spécifique. Mais si la critique de Croce n’est pas originale, car influencée par le climat culturel idéaliste italien de son temps (en part. Francesco De Sanctis), un examen plus détaillé de son œuvre montre aussi bien une connaissance profonde de l’histoire de la philosophie qui lui permet de corriger les interprétations simplificatrices de certains aspects de la pensée cartésienne de la part de Vico, Hegel ou Valéry, mais aussi, dans les écrits postérieurs à la Première guerre mondiale, que la figure de D. commence à jouer un rôle nouveau : pour Croce, poussé par le besoin de réagir aux irrationalismes, aux vitalismes et aux nationalismes qui ont conduit au conflit, à la décadence de la culture européenne, surtout allemande, et qui mèneront à la Seconde guerre mondiale, l’urgence est maintenant de défendre la raison, raison dont D. reste le champion.

Ce numéro a pour objectif d’esquisser une explication du paradoxe mentionné au début de ce compte rendu : les positions dites cartésiennes ou anti-cartésiennes s’intéressent assez peu à ce qui les rend effectivement cartésiennes au anti-cartésiennes ; il ne s’agit que des « usages » de D. qui « remplacent le système par une forme d’idiome et de lieu commun, permettant à des discours autrement incommensurables d’entrer en communication, pour énoncer et pour comprendre ce qui les distingue les uns des autres ». En s’opposant à la démarche du grand Congrès Descartes de 1937 (à l’occasion du quatrième centenaire du Discours de la Méthode) qui, avec la participation de toutes les principaux courants philosophiques du XXe s., avait marqué le passage à l’idiome, M. Gueroult avait essayé de retrouver une certaine vérité de D. au-delà d’une langue soi-disant cartésienne. Sa leçon est, dans cette mesure, encore actuelle : cet idiome, en fait, « est à la langue de Descartes, et à la précision de sa grammaire, ce que l’anglais de communication est à la langue de Shakespeare ». En ce sens, même si la liste des auteurs pris en considération par ces études est nécessairement incomplète par rapport à la richesse de la réflexion de la philosophie contemporaine sur D., il nous semble que ce numéro offre, grâce à la distinction entre « système » et « idiome », une lumière propre à éclairer les renvois à D. dans la philosophie contemporaine.

Igor AGOSTINI (Université du Salento)

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Pour citer cet article : Igor AGOSTINI, « Alexandre Billon & Édouard Mehl, éd., « Usages contemporains de Descartes », Methodos. Savoir et textes, XVIII, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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GAUKROGER, Stephen & WILSON, Catherine, éd., Descartes and Cartesianism. Essays in Honour of Desmond Clarke, Oxford, UP, 2017, xv-217 p.

Cet hommage fait suite au dernier ouvrage du grand cartésien irlandais que fut D. Clarke (disparu le 8 sept. 2016), French Philosophy, 1572-1675 (Oxford, 2016 ; cf. BC XLVII, p. 192-194). Dans la Préface, les deux éditeurs soulignent le développement de la recherche spécialisée en langue anglaise sur D. ces trente dernières années, qui a démontré de manière définitive non seulement l’interconnexion dans la pensée cartésienne entre philosophie naturelle d’un côté et métaphysique et épistémologie de l’autre, mais aussi que « natural philosophy lay behind much of what has been regarded as his more purely conceptual work in metaphysics and epistemology » (p. V). Les éditeurs insistent également sur le rôle décisif joué dans ce développement par les contributions de D. Clarke, qui a été « pioneer » dans deux directions : l’étude des ouvrages qui ont formé le canon philosophique de D., en particulier le DM et les Meditationes, et le contexte de l’œuvre cartésienne considérée dans son ensemble ; la lecture de la philosophie de D. par le cartésianisme.

L’efforts des auteurs de ce beau recueil a été précisément celui de montrer ce rôle, grâce à une référence ponctuelle aux plus importantes contributions de D. Clarke aux quatre domaines thématiques qui structurent les quatre parties de ce livre : Cartesian Science (I) ; Mind and Perception (II) ; Actions and Passions (III), Cartesian Women (IV). – Dans la première partie, se succèdent les contributions de J. Schuster (« Did Descartes Teach a ‘Philosophy of Science’ or Implement ‘Strategies of Natural Philosophical Explanation’ », p. 3-25), S. James (« A Virtuous Practice: Descartes on Scientific Activity », p. 26-41), J. Cottingham (« Context, History, and Interpretation: The Religious Dimension in Descartes’ Metaphysics », p. 42-53) ; dans la deuxième partie, celles de G. Strawson (« Descartes’ Mind », p. 57-78), C. Wilson (« Truth in Perception: Causation and the ‘Quasinormative’ Machine », p. 79-94), E.-J. Bos (« Descartes and Regius on the Pineal Gland and Animal Spirits, and a Letter of Regius on the True Seat of the Soul », p. 95-111), S. Gaukroger (« Cartesianism and Visual Cognition: The Problems with the Optical Instrument Model », p. 112-124), D. Antoine-Mahut (« Reintroducing Descartes in the History of Materialism: The Effects of the Descartes/Hobbes Debate », p. 125-146) ; dans la troisième partie, celles d’A. Douglas (« Descartes and the Impossibility of a Philosophy of Action », p. 149-163), T. Verbeek (« Regius and Descartes on the Passions », p. 164-176), D. Kambouchner (« Descartes on the Power of the Soul: A Reconsideration », p. 177-188) ; la quatrième partie présente enfin une étude de K. Detlefsen (« Cartesianism and Its Feminist Promise and Limits : The Case of Mary Astell », p. 191-205).

Certes, les thématiques abordées ne couvrent pas tous les domaines de la philosophie de D., mais elles offrent une large enquête sur des enjeux cruciaux et leurs connexions ; à des degrés variables, les études qui composent ce volume sont très précises (surtout celles de Schuster, Cottingham et Gaukroger) et soucieuses de signaler l’apport de D. Clarke aux différentes questions qu’elles traitent. Cet apport n’est évidemment pas épuisé : ce livre ne traite par exemple jamais de la question des lois du mouvement, laquelle avait pourtant fait l’objet d’un important article de Clarke (« The Impact Rules of Descartes’ Physics », Isis, 68, 1977, 1, p. 55-66) qui n’est pas oublié dans la belle et complète bibliographie (« Bibliography of the Works of Desmond Clarke », p. 207-211). Enfin, les contributions sont toutes inédites ; et inédite est aussi la lettre de Regius à Frederick Scherertzius (1626-après 1682) sur le siège de l’âme (1666), publiée en traduction anglaise aux p. 100-111 (et par la suite en ligne, avec l’original latin, sur https://www.academia.edu, à la page d’E.-J. Bos).

Igor AGOSTINI

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CLARKE, Desmond M., French Philosophy, 1572-1675, Oxford, UP, 2016, 304 p.

Ce livre, dernier ouvrage d’un grand cartésien disparu peu de mois après sa publication, constitue un des titres de la collection The Oxford History of Philosophy et ambitionne de tracer une histoire de la philosophie française du siècle qui suit la nuit de la Saint-Barthélemy. Le terminus a quo de cette petite mais intense fresque est justifié par la thèse que le massacre des huguenots fut à l’origine de la lutte entre les monarchomarques et leur grand rival Bodin, qui anticipe les questions capitales concernant la démocratie et le gouvernement représentatif qui se réverbéreront en Europe entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Ce choix laisse déjà en soi transparaître l’idée majeure de l’ouvrage : l’étude du contexte politique, religieux et institutionnel constitue une clé de lecture obligée pour comprendre correctement le débat philosophique (d’où la centralité du premier chapitre, p. 1-33). L’auteur insiste particulièrement sur l’importance du contexte institutionnel : la tradition de l’enseignement de la philosophie scolastique dans les Collèges préparatoires des Universités, dans lesquelles la philosophie ne faisait pas, généralement, partie du cursus d’études, constituait encore, dans la France du XVIIe siècle, la chaîne principale de la culture institutionnalisée. Des circuits intellectuels alternatifs, comme les académies et les conférences, dans lesquelles circulent les « new ideas » (p. xiii), se développent hors de cette chaîne institutionnalisée. Pour cette raison, « a comprehensive history of philosophy in early modern France would therefore reflect both the continuity with tradition of the former authors and the relative discontinuity of the latter » (p. xii). Toutefois, il s’agit seulement d’un desideratum, par rapport auquel l’A. fait un choix catégorique : l’omission des auteurs scolastiques, qui représentent pour lui la continuité avec le passé. C’est là un jugement de valeur : à la différence d’auteurs comme Thomas et Scot, les scolastiques du XVIIe siècle n’auraient, selon l’A., aucune originalité ; aussi bien furent-ils ainsi perçus par leurs premiers critiques modernes.

Or, précisément, cette exclusion permet à l’A. de déterminer l’angle sous lequel disposer et diviser les matières du livre. Le but est d’identifier les sujets principaux dans lesquels les idées nouvelles de cette histoire sont débattues : scepticisme (p. 35-63), foi et raison (p. 64-96), philosophie naturelle (p. 97-125), théories de l’esprit humain (p. 126-156), éthique (p. 157-190), philosophie politique (p. 191-219), discussion sur l’égalité entre hommes et femmes (p. 220-248). L’A. s’est naturellement interrogé sur les auteurs à inclure dans cette histoire, dans la mesure où les débats philosophiques dépassent les limites géographiques, où beaucoup de travaux furent écrits en latin, et où nombre de philosophes vécurent hors des frontières qui déterminèrent leur identité (Hobbes en France, D. en Hollande). Il ne retient qu’un seul critère négatif : le lieu de résidence. Exit donc Hobbes, mais pas D., ni Cureau de la Chambre, La Mothe La Vayer, Montaigne, Mersenne, Silhon, etc. Dans ce riche panorama se signale l’absence d’auteurs comme La Forge, Cordemoy et Malebranche, qui n’est que très rapidement mentionné. Notons deux exceptions : la présence de Poulain de la Barre pour les années 1673-1675, en raison de son importance pour le chap. 8 et, dans le même chapitre, l’exception au critère géographique d’Anna Maria van Schurman, à laquelle de denses développements sont dédiés. Le terminus ad quem de ce livre coïncide exactement (même si l’A. ne le remarque pas) avec l’année de publication du second volume de la Recherche de la vérité.

Voilà qui constitue un exemple parfait de la parcellisation de l’histoire de la philosophie déterminée par des choix de politique éditoriale (désormais de plus en plus fréquents) : l’A., à juste raison, indique que la fixation du terminus ad quem de cette histoire lui a été dictée par l’éditeur, puisque celui-ci programme un autre volume de la même collection sur l’histoire de la philosophie française après la mort de D. Il est impossible de ne pas questionner la partialité ou la pertinence d’une opération éditoriale dans laquelle des parties décisives d’une même histoire sont court-circuitées : comment ne pas inclure Malebranche dans un chapitre sur foi et raison au XVIIe siècle ? Comment passer sous silence La Forge, Cordemoy ou Malebranche dans un chapitre sur l’esprit humain ? Quant à l’exclusion radicale des auteurs scolastiques, elle est au contraire totalement imputable à l’auteur. Cette radicalité est sans doute discutable, non seulement parce que la formation des grands philosophes modernes se déroule précisément dans la culture institutionnalisée avec laquelle leur réflexion doit être mise en relation, mais aussi parce que les travaux les plus récents tendent à accorder à la scolastique moderne le statut d’objet d’étude autonome. Les scolastiques finissent tout de même par reprendre leur place dans cette histoire, au moins indirectement, lorsque, en récapitulant les points principaux de son enquête, l’A. souligne que « the most significant development in French philosophy during the century after 1572 occurred in natural philosophy, in which scholastic forms and qualities were replaced by explanations in terms of the properties of pieces of matter in motion » (p. 249). Ce développement mène à une transformation de la philosophie naturelle en un système hypothétique (dans lequel les hypothèses de Newton supplanteront celles de D.) capable de neutraliser les critiques traditionnelles des sceptiques, lesquels tournent en rond contre un « more modest and realistic epistemic ideal of beliefs » rendu indépendant d’une philosophie naturelle demonstrata. Reste que, selon l’A., la scolastique aura survécu à cette transformation conceptuelle et culturelle, dans la mesure où, surtout après Trente, les doctrines de saint Thomas, exemplairement sur la transsubstantiation, auraient acquis « the same status as the religious beliefs on which they offered commentaries » (p. 251). La conclusion de l’ouvrage réaffirme alors son point de départ : dans la France du Grand siècle, les débats théologiques interférent profondément avec les débats philosophiques et politiques. Ce qui contraste de manière frappante – comme l’A. le constate au tout début du livre – avec le peu de poids exercé aujourd’hui par la philosophie sur la religion et la politique : « It would be difficult to exaggerate the contrast between philosophical discussions in early Modern France, which took place in the ominous shadow of intense religious disputes, and their counterparts in the twenty-first century » (p. x). Une leçon à méditer.

Igor AGOSTINI

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Pour citer cet article : Igor AGOSTINI, « CLARKE, Desmond M., French Philosophy, 1572-1675, Oxford, UP, 2016, 304 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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BUZON, Frédéric de, CASSAN, Élodie & KAMBOUCHNER, Denis, éd., Lectures de Descartes, Paris, Ellipses, Paris, 2015, 728 p.

Ce recueil d’essais sur D., dernière pièce d’une série désormais bien consistante, s’ouvre avec la constatation par les trois directeurs de l’ouvrage d’un paradoxe incontestable : « Descartes, qu’on se représente toujours comme le fondateur de la pensée moderne, reste un auteur peu lu, souvent mal lu » (p. 7). Mais le paradoxe s’atténue si on considère les facteurs qui convergent à l’expliquer : d’abord, l’image selon laquelle D., dont la grandeur se révèle dans la destruction des anciennes formes des pensées, n’aurait laissé en héritage que des erreurs ; ensuite le problème du langage et, de manière particulière, l’exigence de discipline qui caractérise le texte de D., à laquelle le lecteur d’aujourd’hui n’est plus accoutumé ; enfin, l’état des éditions qui ne permet pas encore un accès satisfaisant aux textes de D. Ce volume a l’ambition de proposer des contributions dans chacune de ces trois directions évoquées, en dépliant chapitre par chapitre les complexités les plus souvent ignorées de la philosophie de D., en introduisant le lecteur à la discipline propre aux textes cartésiens et s’inscrivant dans la dynamique de la redécouverte des textes qui caractérise les efforts éditoriaux les plus récents.

Une des qualités de ce travail consiste dans son caractère organique : tout en ne prétendant pas se développer suivant une structure rigide et fixe qui ne serait qu’artificielle, il s’articule selon une partition qui couvre pour l’essentiel toutes les disciplines qui, selon D., caractérisent la « philosophie » : nous aurons donc les chapitres de D. Moreau sur « L’idée de philosophie » (p. 19-40), de D. Rabouin sur « Mathesis, Méthode, Géométrie de Descartes » (p. 67-95), d’É. Cassan sur « Descartes et la logique » (p. 97-120), de S. Di Bella sur « Le programme métaphysique de Descartes » (p. 121-149), de F. de Buzon sur « Le concept de la physique cartésienne » (p. 181-212), de L. Renault sur « La constitution de la morale cartésienne » (p. 329-357), de D. Kambouchner sur « L’horizon politique « (p. 385-412) et de F. Lelong sur « Civilité, rhétorique, publication » (p. 359-384). – D’autres pièces complètent l’ensemble de manière très efficace : pour la métaphysique, le chapitre de L. Devillairs sur « L’idée de Dieu » (p. 151-179) et celui de Ph. Desoche sur « Ego sum res cogitans. La philosophie de l’esprit chez Descartes » (p. 253-277) ; pour la physique, les chapitre d’A. Charrak sur « Matière, éléments, monde » (p. 213-227) et de D. Antoine-Mahut sur « La machine du corps » (p. 229-252). Il ne s’agit pas là des démarcations fixées une fois par toutes, mais plutôt de lignes mouvantes qui révèlent le dynamisme de la philosophie cartésienne, comme le montre de manière excellente le chapitre signé par F. De Buzon et D. Kambouchner, « L’âme avec le corps : le sens, le mouvement volontaire, les passions » (p. 279-328), qui étudie la doctrine cartésienne de l’union à travers une analyse approfondie traversant les frontières entre métaphysique et physique (cf. entre autres, p. 293 sq., consacrées à la doctrine cartésienne des sens). Mais l’attention ne se focalise pas seulement sur la philosophie et son arbre, mais aussi sur le philosophe et sa postérité ; d’un coté, l’essai d’É. Mehl sur « Les années de formation » et, de l’autre côté, les deux chapitres de T. Verbeek, sur « Le cartésianisme hollandais » (p. 413-433) et de J.-C. Bardout, « De Descartes aux cartésianismes. La réception française de 1650 à 1770 » (p. 435-481).

Le lecteur trouvera donc ici, plus qu’un D. décomposé et prétendument systématisé, un cadre complet et unitaire, dont chaque chapitre arrive souvent, selon le but fixé par les auteurs, à « rendre à la pensée cartésienne les nuances qui en sont constitutives » (p. 7). Dans l’impossibilité de donner ici plus que quelque specimen, citons la dense contribution de D. Moreau qui, en un sens, constitue vraiment la pierre angulaire du volume. L’intérêt de cette étude ne provient pas seulement de l’absence de travaux consacrés à la question, mais aussi et surtout de l’efficacité de la démonstration de sa thèse principale: « si le mot philosophie – n’est pas fréquent dans l’œuvre de Descartes » (affirmation sans doute un peu trop forte), l’idée cartésienne de philosophie est loin d’être pauvre, au point que D. reconnaît à la philosophie un domaine d’application beaucoup plus étendu qu’on pourrait le penser aujourd’hui. – É. Cassan remarque à juste titre que si « les critiques adressées par Descartes à la logique, dans l’état historique qui était le sien au début du XVIIe s. sont bien connues […], l’examen du sens exact de la démarche de Descartes n’a pas été encore vraiment entrepris » (p. 97). C’est là une tâche énorme, que l’étude ne se propose pas d’achever mais qu’elle a le mérite de problématiser à travers une esquisse de la situation de D. par rapport aux logiciens du XVIIe s. et un examen de la nature de l’acte du jugement et du raisonnement chez D. Aussi, l’étude de S. Di Bella, qui présente une analyse très aiguë de certains des aspects les plus importants de la métaphysique cartésienne (parmi eux, la question de la fondation, du rapport avec la science, de la primauté dans l’ordre de la connaissance), offre une synthèse efficace et libre de tout schéma interprétatif présupposé de la métaphysique cartésienne. Le chapitre de F. de Buzon sur « Le concept de la physique cartésienne », l’une des rares études consacrées au sujet, est conduit aussi avec une grande subtilité : après une aperçu historique, l’auteur analyse la conception cartésienne du corps et de son intelligibilité, le concept de physique a priori et le rapport entre la physique et l’étude des phénomènes. Les deux chapitres de D. Kambouchner et de F. Lelong se révèlent complémentaires pour leur commune insistance sur des aspects encore aujourd’hui négligés de la philosophie cartésienne. Ainsi, le premier s’attache à renverser le vieux préjugé selon lequel il n’existe pas de politique cartésienne : ce qui n’est vrai qu’au sens où D. n’a laissé aucun ouvrage ni développement sur la politique, mais qui manque le fait, que cette contribution à le mérite de documenter, qu’on trouve bel et bien chez D. « une perspective cartésienne sur la politique […] assurément spécifique dont il y a lieu d’expérimenter l’unité et d’approfondir les implications » (p. 386). Au contraire de la politique, l’art d’écrire cartésien a fait depuis longtemps l’objet d’études importantes, comme le remarque Lelong, bien que sa teneur éthique ait été très diversement évaluée par les commentateurs ; dans ce débat, qui oppose ceux qui insistent sur l’opportunisme tactique de D. à ceux qui voient dans la politesse rhétorique cartésienne une dimension éthique, Lelong se propose de lier la relation rhétorique au lecteur du discours cartésien à l’horizon du bon usage de la raison. Enfin, si le chapitre de T. Verbeek, en dépit de son titre, ne s’arrête (de manière d’ailleurs excellente) que sur quelques figures (Régius, de Raey, Wittich), l’étude de J.-C. Bardout offre un aperçu presque complet, malgré sa brièveté, du cartésianisme français, et invite à explorer une piste qui, encore aujourd’hui, reste peu parcourue : une étude du cartésianisme à la lumière du malebranchisme, qui « constitue tout à la fois un vecteur puissant, la seconde vie du cartésianisme français en un sens, mais aussi, en raison de la sélection que Malebranche avait déjà opérée au sein du cartésianisme, le facteur non moins puissant d’une désagrégation progressive » (p. 468-469).

Il ne s’agit là que de quelques-uns des motifs d’intérêt dont foisonne ce recueil, qui constitue plus qu’une mise au point sur la philosophie de D., et dont on soulignera enfin le caractère international (cf. par ex. la belle bibliographie finale aux p. 489-499).

Igor AGOSTINI

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Pour citer cet article : Igor AGOSTINI, « BUZON, Frédéric de, CASSAN, Élodie & KAMBOUCHNER, Denis, éd., Lectures de Descartes, Paris, Ellipses, Paris, 2015, 728 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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HERREROS José Luis Fuertes, GONZÁLEZ Ángel Poncela, CASTAÑO David Jiménez, GÓMEZ María Martín, SILVA Paula Oliveira e, GARCIA, Adrián Granado, éd., La teoría filosófica de las pasiones y de las virtudes. De la Filosofía Antigua al Humanismo Escolástico Ibérico, Ribeirão, Humus, 2013.

Signalons ce volume qui contient, pour ce qui nous intéresse, deux contributions concernant D. La première, par R. Lázaro, sur la lecture cartésienne de Machiavel (« Virdudes y passiones en la instrucción de un Principe. La lectura cartesiana de Maquiavelo », p. 213-223) ; la deuxième, sur la notion cartésienne de compassion par rapport aux prédecesseurs de Descartes (surtout Juste Lipse, Charron, Vives et Nicolas de Coeffeteau) par F. G. Romero, sur « La ambivalencia de la compasíon en el nacimiento de la reflexión moderna sobre las pasiones. Descartes y sus predecesores » (p. 313-329). On y trouvera une preuve supplémentaire de la vitalité des études cartésiennes au Brésil (cf. BC XXXVI, Liminaire 1.)

Igor AGOSTINI

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Pour citer cet article : Igor AGOSTINI, « HERREROS José Luis Fuertes, GONZÁLEZ Ángel Poncela, CASTAÑO David Jiménez, GÓMEZ María Martín, SILVA Paula Oliveira e, GARCIA, Adrián Granado, éd., La teoría filosófica de las pasiones y de las virtudes. De la Filosofía Antigua al Humanismo Escolástico Ibérico, Ribeirão, Humus, 2013 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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