Auteur : Ioanna Bartsidi

Jon STEWART, Hegel’s Century. Alienation and Recognition in a Time of Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 344 p.

Le livre de Jon Stewart, déjà connu par son recueil The Hegel Myths and Legends, s’adresse à des étudiants de niveau avancé, ainsi qu’à un public de lecteurs non spécialistes qui voudraient connaître l’héritage intellectuel de Hegel. Le livre constitue également une bonne introduction pour des chercheurs qui souhaitent se familiariser avec les thèmes et débats de l’hégélianisme du XIXe siècle.

Le titre du livre fait référence à l’intervalle de temps entre la parution de la Phénoménologie de l’Esprit (PhE) en 1807 et la mort d’Engels (1895), période marquée par les révolutions de 1844-1848 et que l’auteur désigne comme le « siècle de Hegel ». Pourtant, hormis la partie consacrée à Hegel, la période intellectuelle véritablement examinée par l’ouvrage est plus courte : elle commence par la parution de Sur la religion et la philosophie en Allemagne de Heine (1831) et se clôt avec la monographie-testament intellectuel d’Engels sur Ludwig Feuerbach et l’issue de la philosophie allemande classique (1888), couvrant ainsi une période de cinquante-sept ans.

Le livre s’inscrit dans le genre de la history of ideas et réunit huit philosophes, théoriciens politiques et même littéraires autour de deux concepts hégéliens qui jouissent aujourd’hui d’une grande actualité critique : l’aliénation et la reconnaissance. À la suite d’une partie introductive intitulée « Le commencement » qui présente un aperçu des plus célèbres thématiques de la PhE, l’ouvrage se poursuit avec deux parties portant sur sa postérité. La première est consacrée à trois auteurs de la première génération d’hégéliens (Heine, Feuerbach, Bruno Bauer) tandis que la dernière réunit en tant que « deuxième génération » des auteurs aussi divers que Kierkegaard, Dostoïevski, Marx, Engels et Bakounine. Le point commun entre ces penseurs est qu’ils constituent selon J. Stewart – par opposition à l’école hégélienne conservatrice et traditionnellement religieuse – une lignée progressiste et émancipatrice dont l’histoire peut être racontée au moyen du fil rouge de la pensée de l’aliénation et de la reconnaissance négative. Un troisième axe du livre est la religion : les chapitres recensent en détail les débats de l’époque sur la portée athée ou panthéiste de la métaphysique hégélienne, soulignant l’importance, souvent oubliée, de la religion pour des courants subversifs comme le marxisme, l’existentialisme ou l’anarchisme. Enfin, le livre se clôt sur « l’ombre longue » de Hegel avec un exposé panoramique portant sur l’aliénation et la reconnaissance dans la phénoménologie, la psychanalyse, le post-structuralisme et la théorie critique contemporains.

L’articulation que propose l’auteur est loin d’être classique ; elle omet des hégéliens importants tels que David F. Strauss, Arnold Ruge ou Max Stirner pour admettre de manière audacieuse Kierkegaard et même Dostoïevski comme des disciples idiosyncrasiques de Hegel. Mais l’ouvrage a plusieurs vertus. Le chapitre consacré à Bauer, clair et instructif, met fin aux contresens répandus sur sa personne ; les excellentes sections sur Kierkegaard et Bakounine font découvrir au lecteur l’importante réception danoise et russe de Hegel au XIXe siècle et mettent en lumière les dialogues subtils que les deux écrivains ont noués avec l’auteur de la PhE. Enfin, le chapitre sur Engels propose une comparaison pertinente entre Marx et Bakounine du point de vue de leur rapport à Hegel. Il révèle aussi le rôle d’Engels comme historien de la pensée de son époque.

Outre ces vertus, Hegel’s Century a le mérite de raconter l’histoire de l’hégélianisme d’une manière nouvelle, comme destin foisonnant d’un faisceau de problématiques émancipatrices dans une Europe en effervescence politique. Jon Stewart prend le risque de reconstituer à partir du présent ce qu’il y a eu d’« hégélien » chez des penseurs révolutionnaires du XIXe siècle. Il offre ainsi au grand public une introduction au post-hégélianisme érudite mais accessible et actuelle, réussissant à montrer en quoi, plutôt que de s’y opposer, Hegel oriente et inspire les fondateurs des courants de pensée les plus radicaux de son siècle à aujourd’hui.

Ioanna BARTSIDI (Université Paris-Nanterre)

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Pour citer cet article : Jon STEWART, Hegel’s Century. Alienation and Recognition in a Time of Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 344 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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