Auteur : Iris Douzant
Julian BAGGINI, The Great Guide. What David Hume Can Teach Us about Being Human and Living Well, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2021, 328 p.
Julian Baggini a beaucoup d’admiration pour David Hume et souhaite la partager plus qu’elle ne l’est à son sens. Certes, l’œuvre philosophique de Hume a été essentielle pour les scientifiques qui lui ont succédé (Einstein ou Darwin), mais Julian Baggini regrette que le versant pratique de sa philosophie soit trop méconnu. Alors que Hume faisait de l’expérience « the great guide of human life » (p. 3), Julian Baggini entend lui faire honneur en constituant sa philosophie, mais aussi sa manière de vivre et de se comporter comme des guides pour que nous puissions, à notre tour, bien conduire nos vies et mieux nous repérer dans notre existence, en des temps troublés. En effet, dans la mesure où le comportement de ce dernier fut quasiment unanimement considéré comme un exemple de modération par ses contemporains, Julian Baggini considère que sa philosophie a influencé positivement sa manière d’être. Il pourrait ainsi nous servir de modèle. Il entend donc appréhender la philosophie de Hume et sa vie de manière synoptique, pour montrer non seulement l’influence de sa philosophie sur sa manière d’être, mais aussi le rôle qu’ont joué divers éléments biographiques dans la constitution de sa pensée. L’enjeu de l’ouvrage n’est pas de proposer de nouvelles interprétations de la philosophie de David Hume, mais de puiser dans ses textes et dans sa vie (dans ses réussites comme dans ses échecs ou ses erreurs) des éléments qui permettent de formuler des maximes que nous pourrions faire nôtres et mobiliser dans notre existence, en circonstance. Julian Baggini s’est rendu sur les différents lieux où Hume a vécu et propose, par association d’idées, des explications sur certains aspects de sa philosophie ou de sa vie, à partir desquels il tire des leçons pratiques. Il veut montrer que les éléments biographiques n’ont rien d’anecdotique et constituent au contraire un instrument pour l’étude de la philosophie (p. 12-13). Autrement dit, l’ambition de l’auteur est de faire état de la philosophie et de la vie de Hume, en y mêlant son point de vue personnel, en tant que cela aurait une utilité pour le public. L’ouvrage est composé de six chapitres et d’un appendice. Chaque chapitre correspond à une période de la vie de Hume. Il est rythmé par des photographies récentes de lieux dans lesquels Hume a vécu ou de portraits qui ont été faits de lui. L’appendice récapitule toutes les maximes énoncées dans l’ouvrage en les ordonnant de façon thématique.
Dans le premier chapitre (« The Foundations of a Thinker »), Julian Baggini relate son voyage sur les lieux de l’enfance de Hume (à Chirnside) puis à Édimbourg, où Hume est allé à l’université. Il décrit les hommages rendus à l’auteur aujourd’hui dans ces lieux et met en évidence les points communs et les décalages entre ces lieux tels qu’ils sont à l’heure actuelle et ce qu’ils étaient à son époque, en se fondant notamment sur les propos de E. C. Mosser (The life of David Hume). D’un point de vue philosophique, il s’agit de montrer que la morale humienne est par excellence fondée sur l’idée d’un juste milieu. La conception humienne des vices et des vertus (est vertueux ce qui est plaisant, est vicieux ce qui est déplaisant), qui va à l’encontre d’une morale chrétienne rapidement abandonnée par Hume, en est un exemple. Son rapport au stoïcisme en est un autre : si la pensée de Hume fait fond sur un héritage stoïcien, elle amende et nuance néanmoins ces leçons en faisant droit à l’expérience et à une nécessaire dépendance d’autrui. Le fait que David Hume ait travaillé chez un marchand de sucre donne l’occasion à Julian Baggini de justifier sa position qui consiste à le prendre comme modèle, alors que ce dernier a tenu des propos racistes. Il affirme ne pas vouloir excuser Hume et cherche à replacer en contexte ses déclarations. Il puise dans sa philosophie des éléments qui peuvent, d’une part, permettre de remettre en cause son jugement et être utilisés contre lui, et d’autre part justifier son comportement (le conditionnement social). Ainsi Hume n’aurait-il pas réussi à contrer l’influence sur lui-même de certains préjugés dont il déplorait pourtant les effets en l’homme. Néanmoins, il est, selon l’auteur, inopportun de chercher à remettre en cause les honneurs rendus à Hume et à sa philosophie. Il déplace l’analyse que fait Edith Hall de la misogynie d’Aristote (Aristotle’s Way) au racisme de Hume pour défendre l’idée qu’on ne peut pas juger un philosophe à partir des critères en vigueur dans la société actuelle. Il tire finalement de son analyse de ce problème la maxime suivante : « Many blind spots are remarkably local, leaving the general field of vision perfectly clear » (p. 34). Reste que l’auteur souligne lui-même que des contemporains de Hume (ainsi Beattie) avaient déjà critiqué les propos qu’il tenait à cet égard.
Dans le chapitre deux (« Natural wisdom »), Julian Baggini marche sur les traces de Hume au collège de La Flèche en Anjou. Il reconstitue ses lectures de l’époque, en se référant à plusieurs sources (James Harris, Hume : An Intellectual Biography ; Dario Perinetti, Hume at La Flèche : Skepticism and the French Connection). Il souligne ainsi le rôle majeur qu’a joué sa lecture de Descartes dans la constitution de son projet philosophique, caractérisé par la même ambition (refonder les sciences), et rappelle les raisons de ses désaccords les plus importants avec le philosophe français (l’usage que ce dernier fait du doute et le recours à des principes abstraits). Cela permet également à l’auteur de préciser que Hume, contrairement à Descartes, n’est pas un scientifique et que l’expérience chez l’Écossais renvoie soit à des expériences de pensée soit à des observations de la vie quotidienne, ce qui ne dessert pas pour autant la pertinence de sa philosophie, d’où la maxime : « The ability to form an accurate view of reality and human nature requires a willingness to attend to all of experience and how it fits together, not specialised scientific knowledge » (p. 46). Il montre à l’aide de A. J. Ayer et de Wittgenstein (p. 44) que le scepticisme humien n’est pas pour autant exempt de difficultés et peut être sujet à la critique. Les arguments de Hume contre les miracles ayant été forgés au collège de La Flèche, l’auteur cherche ensuite à montrer que cette critique de la religion n’empêche pas le philosophe d’être tolérant envers ceux qui y croient : « A skeptical, open mind has nothing to fear and much to gain from seeking the company and opinions of those it seriously disagree with » (p. 52). Il fait ensuite état de différents points de doctrine présents dans les livres 1 et 2 du Traité de la nature humaine : l’importance donnée à l’habitude dans les comportements vertueux (qu’il rapproche d’Aristote et de Confucius) ; l’explication de la causalité, qui comme les arguments contre les miracles, est fondée sur l’idée d’une régularité de la nature ; la mise en évidence des dangers de l’imagination ; la conception d’une raison sociale ; la doctrine des impressions et des idées. Le but de ce passage en revue semble être de préciser la conception humienne de l’empirisme. L’auteur propose également à cette occasion une analyse, qui nous semble assez sommaire, du cas de la nuance de bleu. Selon lui, ce passage du Traité n’est pas problématique. Hume voudrait simplement montrer qu’il n’est pas absolument nécessaire que chaque idée vienne de l’expérience, mais que l’essentiel est que la plupart d’entre elles en dérivent (p. 90).
Dans le chapitre trois (« The meaning of success »), l’auteur commence par rendre compte du retour à Londres de Hume, de la réception par le public de son Traité de la nature humaine et des différents moyens qu’il a trouvés pour se défendre. Ces circonstances le font s’interroger sur la notion de chance et préciser les deux sens qu’elle peut avoir pour Hume (l’ignorance de la causalité ou la fortune). Il revient également sur le fait que l’orgueil n’est pas un vice pour le philosophe. Il traite ensuite de la question du libre arbitre et souligne que la position de Hume se rapproche de celle des compatibilistes anglo-saxons actuels. L’intérêt de Hume pour les affaires militaires donne l’occasion à Julian Baggini de mettre en rapport son positionnement politique avec la modération qui caractérise sa philosophie et sa manière de vivre : il présente Hume comme conservateur et défenseur de la monarchie contre le républicanisme. À la différence de son racisme, le point de vue politique de Hume n’est pas fondé sur des préjugés mais sur une réflexion philosophique. Il souligne la proximité entre Hume et Burke. Il critique la modération de Hume à cet égard : « […] The maxim Hume’s life suggests is that moderation too must be moderated » (p. 115). Par la suite, il rend compte de la doctrine humienne de l’identité personnelle (Traité, 1.4.6) et la rapproche du bouddhisme. Enfin, le retour de Hume à Édimbourg à la suite de missions diplomatiques donnant lieu à de nouveaux types de publications de sa part (un ouvrage historique, L’Histoire d’Angleterre, et des essais), l’auteur se demande si cela signifie que Hume aurait alors renoncé à la philosophie. Il montre avec James Harris que l’histoire est, pour Hume, partie prenante de la philosophie (p. 140) et rend compte de l’importance du style dans le projet philosophique de ce dernier, dans la mesure où il entend faire le lien entre la philosophie abstruse et le monde des salons. Selon lui, le fait que Hume s’attache à reformuler dans ses essais des thèses qu’il a défendues dans le Traité n’est pas une faiblesse, mais une marque d’humilité (p. 144).
Le chapitre quatre (« Retaining our humanity ») prend appui sur le voyage diplomatique de Hume à Paris en 1763. La relation forte entre lui et la comtesse de Boufflers, qui tenait un salon parisien, permet à l’auteur de rendre compte du rapport qu’entretient Hume avec les femmes dans sa philosophie oscillant entre misogynie et respect. Il insiste sur la confusion humienne, à cet égard, entre ce qui est naturel et ce qui est culturellement construit. Il modifie ainsi sa formule dans l’Enquête sur l’entendement humain (« Be a philosopher; but amidst all your philosophy, be still a man », 1.6) pour en tirer deux maximes : « Be a philosopher, but amid all your philosophy, be still a human being » ; puis « He may be a philosopher, but amid all his philosophy, he is usually still all too much a man » (p. 156). Le voyage de l’auteur à Paris lui donne l’occasion d’apporter des précisions historiques sur le fonctionnement des salons parisiens. Il cherche ensuite à souligner la clairvoyance dont fait preuve Hume concernant la psychologie humaine, en se fondant sur divers éléments présents dans le Traité : l’intérêt que nous portons au futur proche plutôt que lointain, la disposition de l’homme à former des règles générales hâtives, la surestimation de nos qualités ou encore la tendance à vouloir rationaliser ce à quoi nous croyons déjà. L’auteur en conclut : « Do not be fooled by the apparent ubiquity of rational thought: we use reason more than we are governed by it » (p 166). Il présente également Hume comme un précurseur de la pensée de l’évolution et fait état de sa manière de relier l’histoire naturelle à l’émergence de normes morales. Enfin, la rencontre de Hume avec les philosophes parisiens athées (Diderot notamment) donne à Julien Baggini l’occasion de préciser davantage les rapports de Hume avec la religion. Il souligne que Hume critique certains aspects de la religion (la superstition et l’enthousiasme) plutôt que la religion elle-même et affirme que le philosophe écossais n’est pas athée, mais plutôt agnostique. Il fait état des raisons des ambiguïtés de Hume sur ces questions dans sa philosophie, en soulignant notamment l’importance qu’il accordait à sa réputation. D’un point de vue existentiel, il distingue Hume de Socrate et conclut avec Hume : « Belief in an eternal life is a lie we comfort ourselves with, knowing in our hearts it is a lie, but preferring comfort to the truth » (p. 178). Il revient également sur le traitement de la religion que fait Hume dans les Dialogues de la religion naturelle et explique notamment les raisons pour lesquelles Hume rejette le déisme. Il cherche à montrer que sa position sur ces questions est modérée et se place entre l’athéisme et un naturalisme qui refuserait de tenir compte des limites de la connaissance humaine.
Le chapitre cinq (« Learning the Hard Way ») fait état de l’épisode de l’amitié qui s’est développée entre Hume et Rousseau puis de leur querelle, survenue en 1766. Julian Baggini prend clairement parti pour Hume, puisque dès les premières pages de son ouvrage, il caractérise Rousseau comme « paranoid and narcissistic » (p. 3). Le portrait qu’il en fait durant cet épisode est ainsi à charge. L’auteur insiste en revanche sur la charité dont Hume a fait preuve envers lui tout au long de cet épisode et ne remet en cause le comportement du philosophe écossais qu’à partir des repentirs que lui-même a formulé. Si l’auteur fournit un compte rendu précis bien que partial des événements qui ont rythmé cette querelle, il ne semble pas pour autant s’être renseigné de façon très précise sur la philosophie de Rousseau. On peut ainsi lire : « It is an apt study for Hume’s moral philosophy and how it differs from Rousseau’s. Rousseau was critical of the way in which the philosophes put rationality on a pedestal. He trusted emotions much more. The ways in which he allowed his emotions to entirely cloud his reason in the Hume affair show how questionable this view is » (p. 209). Il est surprenant que l’auteur, qui cherche à montrer tout au long de son ouvrage la complexité des rapports entre la vie et la philosophie en ce qui concerne Hume, tienne des propos aussi caricaturaux à propos d’un autre philosophe. Le comportement que celui-ci peut avoir à un moment précis de sa vie doit-il disqualifier tout son travail philosophique ? Est-ce nécessairement le symptôme d’une philosophie non pertinente ? Si l’auteur avait lu Rousseau, il nous semble qu’il nuancerait sa position. Julian Baggini fait état par la suite du rôle que Hume accorde au sentiment dans sa philosophie ainsi que des relations qu’il établit entre la raison et les passions en faisant état de sa doctrine de la sympathie et du sentiment moral. Le fait que Hume considère, dans l’essai « Le Sceptique », qu’un homme qui n’a pas de sympathie pour ses semblables ne peut être réformé et acquérir ainsi de bonnes dispositions, donne l’occasion à l’auteur d’affirmer de façon assez téméraire : « Perhaps this is why Rousseau could not, ultimately, become better. His character flaws were so deeply rooted that he was unable to even see clearly the shortcomings he need to overcome » (p. 217). Il rend compte par la suite des liens entre la philosophie morale et esthétique de Hume pour le définir comme un pluraliste moral, plutôt que comme un relativiste. Enfin, il fait état de sa position concernant le suicide et la justice.
Le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage (« Facing the End ») est consacré aux dernières années de Hume et à sa mort. Le goût de Hume pour la nourriture est l’occasion pour l’auteur de rendre compte de la proximité qu’il établit entre l’homme et l’animal, et d’expliquer notamment pourquoi la raison est selon lui un instinct. Il explique également le célibat de Hume par son goût pour l’indépendance d’esprit. Il revient sur les derniers moments de sa vie en montrant que son attitude face à la mort a une proximité avec le stoïcisme, tout en soulignant des décalages (« Accepting death is not the same as welcoming it ; loving life does not mean clinging to it », p. 248). Il traite de la question de son mausolée et finit par tenter d’établir un portrait de Hume à partir de ses déclarations dans My Own Life et d’un document écrit par Hume intitulé « Character of ———, written by himself », dans lequel ce dernier fait preuve d’ironie envers lui-même. Il met enfin en rapport les contradictions de Hume avec sa théorie de l’identité personnelle, qui permet de penser le soi comme étant en proie à des contradictions.
L’ouvrage de Julian Baggini s’adresse à un public de non spécialistes et constitue une voie d’entrée pertinente dans la philosophie de Hume. Il est néanmoins regrettable que des jugements de valeur à l’emporte-pièce prennent parfois le pas sur l’analyse.
Iris DOUZANT
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Pour citer cet article : Julian BAGGINI, in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.