Auteur : Isabelle Sgambato-Ledoux

Pascal SÉVÉRAC et Anne SAUVAGNARGUES (dir.) : Spinoza-Deleuze, lectures croisées, ENS Lyon Éditions, 2016, 188 p.

Ce recueil comporte trois parties : « L’affect Spinoza » analyse certains points d’impact remarquables de la rencontre de Spinoza sur la constitution de la pensée deleuzienne ; « Deleuze lecteur » dresse un portrait de l’historien de la philosophie ; la dernière opère « La confrontation » des deux pensées.

Tout d’abord, A. Negri établit que Deleuze a déplacé la notion commune de démocratie du champ épistémologique vers l’ontologie, en considérant ce qu’un désir « qui ne connaît pas l’excès » (p. 28) implique de puissance singulière immanente et productive. Cette prise en compte fut l’occasion décisive d’un désengagement du structuralisme et de la constitution d’une perspective « biopolitique » (p. 26). V. Jacques montre que Deleuze a révélé un Spinoza empiriste, en focalisant son attention sur une définition du corps comme « proposition épistémologique forte » (p. 33), l’expérience étant une expérimentation et une évaluation affective de ses rencontres. l’Éthique comprise comme éthologie, il a dégagé un plan d’immanence radicale et fait la genèse du « problème » (p. 31) à la source de toute individuation.

K. S. Ong-Van-Cung analyse comment Deleuze a substitué à une « éthique de la proportion », où le sentiment de soi est l’effet d’un processus d’individuation, une « éthique de la variation » (p. 57), qui défait la forme du corps au profit de l’état. Dès lors « s’accompagner soi-même, (…) y compris quand on meurt » (p. 61), y constitue une ligne de fuite ou de rupture qui s’inscrit sur « un corps sans organes » (p. 68).

Dans la deuxième partie, A. Suhamy souligne l’« accès direct et intuitif » (p. 72) de Deleuze à Spinoza, riche mais susceptible de contredire les textes : en opposant les individus en fonction des affects, Deleuze a oblitéré la différence spécifique reconnue dans ses premières études. Se dessine « une sorte de méthode paranoïa-critique », où les « cris de guerre » remplacent « la diplomatie » (p. 80) appelée par la pensée de Spinoza. Ch. Jaquet s’attache avec perspicacité à la manière dont Deleuze, davantage compris par Spinoza qu’il ne l’a lui-même compris, s’est soustrait à la « logique castratrice » de l’histoire de la philosophie et a « fait voler en éclats la notion traditionnelle d’auteur » (p. 84). À la fois historien de la philosophie rigoureux et capable de véritables coups de force, Deleuze pense en suivant toujours « une ligne de sorcière » (p. 93). Ch. Ramond, à partir d’une analyse précise de certaines formules récurrentes sous la plume de Deleuze, dessine « la tentation de l’impératif » (p. 97) à laquelle son admiration pour Spinoza a pu le soumettre, le conduisant à osciller paradoxalement entre nécessité logique et devoir-être, et à s’ériger en défenseur plutôt qu’en critique.

Dans la dernière partie, L. Bove s’interroge sur l’indifférence de Deleuze à ce qui, dans l’histoire d’Adam, relève de « l’identification au semblable » (p. 125) et de l’imitation affective. Analysant avec densité les textes de Spinoza, il révèle une « structure autrui » (p. 121) « infra et supra spécifique » (p. 135), qui est tout autant résistance à la domination qu’« expression d’un monde possible » (p. 125). P. Sévérac montre que l’idée de « corps sans organes » (p. 139) permet d’appréhender ce qu’est l’activité essentielle d’un corps. En le comprenant moins comme « complexe d’organes » (p. 143) que comme « complexe d’images » (p. 144), Deleuze a procédé à une « désorganisation du corps » et à une « déterritorialisation de l’organe », qui mettent l’accent sur le « continuum d’intensités » (p. 151) par lequel il devient actif. S. Ansaldi relève qu’à partir du plan d’immanence spinoziste, Deleuze a opéré la détermination « d’un devenir traversé par les métamorphoses infinies » (p. 159) qui s’y expriment, tant dans l’agencement des corps que des concepts et des percepts, de sorte qu’il est impossible « de séparer » (p. 164) l’éthique de la politique. A. Sauvagnargues, enfin, expose le passage d’une conception analogique à une conception immanentiste des signes. Si l’image est « un mode d’individuation sensori-moteur » (p. 179), l’art opère des effets « de subjectivation » (p. 180) réels, « sur le plan des forces individuantes et non celui des formes signifiantes » (p. 178).

Le spinozisme révèle ici la fécondité et la richesse de ses virtualités, tandis que le « style » et les apports deleuziens sont dégagés avec finesse et rigueur.

Isabelle SGAMBATO-LEDOUX

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Pour citer cet article : Isabelle SGAMBATO-LEDOUX, « Pascal SÉVÉRAC et Anne SAUVAGNARGUES (dir.) : Spinoza-Deleuze, lectures croisées, ENS Lyon Éditions, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.


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