Auteur : Jamila Mascat

Auteur : Jamila Mascat

Arash ABAZARI, Hegel’s Ontology of Power. The Structure of Social Domination in Capitalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 218 p.

Hegel’s Ontology of Power suggère que la théorie politique hégélienne serait à chercher dans sa philosophia prima et développe une théorie sociale critique de la modernité capitaliste à partir notamment des principales catégories de la logique de l’Essence. L’ouvrage approfondit le thème du pouvoir (Macht) chez Hegel en examinant le rôle qu’un tel concept joue au sein de la deuxième partie de sa Logique pour démontrer que l’ontologie hégélienne dans la Wesenslogik est une « ontologie du pouvoir ».

La logique de l’Essence est parcourue à travers le prisme de trois catégories fondamentales – Schein, Gegensatz et Totalität – qui, selon l’auteur, constituent de véritables leviers conceptuels pour dévoiler le système intégral de domination bâti par le capitalisme moderne.

Le premier chapitre est consacré à la notion d’apparence (Schein) qui, pour Hegel, n’a pas une valeur purement subjective et ne peut être réduite à l’échec cognitif individuel dérivant des limites de l’entendement humain. L’apparence, au contraire, est douée d’une épaisseur objective enracinée dans la relation entre les phénomènes eux-mêmes. À partir de là, Arash Abazari montre qu’égalité et liberté en régime capitaliste ne sont qu’une illusion objective – « illusion socialement nécessaire » pour reprendre l’expression d’Adorno – résultant de l’exercice de la domination.

Le deuxième chapitre aborde la catégorie d’opposition (Gegensatz) au sein de la dialectique des déterminations de la réflexion. L’opposition qui, pour Hegel, prime la notion d’identité, représente, selon l’auteur, un outil conceptuel fondamental à la compréhension des rapports de pouvoir dans le contexte du mode de production capitaliste. L’opposition démasque ainsi l’apparence illusoire de la « diversité » et révèle l’antagonisme des parties qui gouverne la logique de reproduction du capital.

La catégorie d’opposition renvoie à celle de totalité qui est l’objet des chapitres 3, 4 et 5. Le troisième se consacre à l’analyse de la totalité chez Hegel en tant que substance douée d’un pouvoir absolu (Absolute Macht). Le quatrième se tourne vers la notion marxienne de totalité et approfondit le caractère totalitaire et despotique du capital, sujet automatique, impersonnel et non intentionnel qui garantit sa propre perpétuation par le biais de la coercition qu’il exerce sur les individus. Le chapitre 5, enfin, revisite la notion de totalité à travers le binôme hégélien de la nécessité et de la contingence, catégories qui ne sont pas chez Hegel mutuellement excluantes mais réciproquement constitutives. Les contingences du mode de production capitaliste – ses crises, ses irrégularités et ses irrationalités – sont donc représentées comme des composantes nécessaires à la vie expansive du capital.

Dans la conclusion, l’auteur aborde la transition de la Logique hégélienne de l’Essence au Concept. Si la logique de l’Essence exprime la structure de la domination sociale capitaliste et se construit par le biais de relations dyadiques d’opposition (essence et apparence, essence et phénomène, nécessité et contingence, substance et accident) qui renvoient à la subordination des individus singuliers au pouvoir despotique d’une totalité coercitive, la logique du Concept inaugure chez Hegel le « royaume de la liberté », dans lequel cette dernière se montre comme le « mode de relation propre du concept ». La totalité du concept réconciliant les moments de l’universalité, de la particularité et de l’individualité, néanmoins, ne se refléterait pas, selon l’auteur, dans la totalité éthique de l’État hégélien, subjuguée à la dialectique du capital. De ce point de vue, il conclut que la réalisation d’une société politique à la hauteur de la logique hégélienne du Concept représente la tâche inaccomplie de la modernité, tâche que seule la sortie du mode de production capitaliste permettrait d’accomplir véritablement.

Jamila Mascat (Universiteit Utrecht)

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Pour citer cet article : Arash ABAZARI, Hegel’s Ontology of Power. The Structure of Social Domination in Capitalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 218 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Elisa MAGRÌ, Hegel e la genesi del concetto. Autoriferimento, memoria, incarnazione, Padova, Pubblicazioni di Verifiche, 2017, 247 p.

L’ouvrage d’E. Magrì se donne pour but d’interroger le lien que la philosophie hégélienne instaure entre être, pensée et subjectivité à travers le prisme de l’autoréférence du concept. La Science de la logique, notamment la logique du concept en tant qu’expression achevée du processus d’autoréalisation de la pensée qui s’annonce et s’amorce déjà dans la logique objective, est donc au cœur de l’analyse proposée, dont l’un des efforts principaux consiste à redéfinir le rapport que la logique tout entière entretient avec le champ de la Realphilosophie, et plus précisément avec la philosophie de l’esprit subjectif.

Dans le sillage des interprétations de K. Dusing, R.-P. Horstmann, A. Ferrarin et F. Chiereghin (entre autres), Magrì soutient la thèse d’une relative indépendance de la logique de la philosophie de la nature et de la philosophie de l’esprit, selon laquelle « les catégories logiques sous-tendent l’intelligibilité de la nature et de l’esprit, mais n’ont pas avec ces dernières un rapport de cause à effet, […] dans la mesure où la pensée qui existe en tant que son autre constitue un seul et même principe » (p. 41).

Dans ce cadre, la notion d’autoréférence considérée en tant que principe moteur de la logique et de la philosophie de l’esprit permet à l’auteure d’éviter toute psychologisation des catégories logiques ainsi que d’écarter l’hypothèse du monisme métaphysique. Au sein du débat entre les lectures métaphysiques et ontologiques de la logique d’Hegel, Magrì choisit d’adopter une position intermédiaire qui, d’un côté, partage l’attention accordée par les interprétations ontologiques au rapport de la Wissenschaft der Logik avec le transcendantal kantien et, de l’autre, met en avant, comme le font les interprétations métaphysiques, l’élément de la spontanéité de la pensée.

Pour montrer comment le concept hégélien dépasse le dualisme entre spontanéité et réceptivité propre au sujet transcendantal de Critique de la raison pure, précisément grâce au mouvement de l’autoréférence, Magrì analyse la genèse de ce principe au sein de la Science de la Logique à partir de la déduction des catégories de l’être et de l’essence. D’une part, le concept se produit graduellement dans l’objectivation ontologique des catégories dans la logique objective. De l’autre, dans la logique subjective, le principe de l’autoréférence confère rétrospectivement unité et intelligibilité au déploiement du concept. Ainsi, à travers l’objectivation des catégories, la pensée se révèle capable d’auto-détermination par le biais de l’autoréférence, et se montre indépendante de toute présupposition extralogique.

Le principe de l’autoréférence, en tant que principe pur de la subjectivité, devient alors « en même temps expression de la liberté négative (c’est-à-dire de l’indépendance des conditionnements extérieurs) et positive (c’est-à-dire la possibilité de s’effectuer en étant chez soi dans son autre) » de la pensée (p. 32). Par conséquent, comme le souligne Magri, la Science de la Logique revêt une fonction de médiation à l’intérieur du système, en fournissant « la déduction ‘pure’ de la forme de l’autoréférence » destinée à être incarnée par le concept de l’esprit subjectif. Au parcours d’incarnation du principe de l’autoréférence à travers l’habitude, le travail et la mémoire tels que Hegel les expose dans la Philosophie de l’esprit subjectif de l’Encyclopédie, est consacré notamment le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage. Magrì y souligne la proximité du déploiement des trois moments parallèles avec l’activité autoréflexive du Begriff. L’autoréférence du concept apparaît ici comme la condition de pensabilité de la subjectivité hégélienne, qui ne se laisse pas réduire aux figures de l’identité ou de la conscience de soi, et comme la condition de possibilité de la réalisation de la liberté subjective. L’unité entre théorie et praxis qui caractérise la philosophie de l’esprit subjectif est ainsi réaffirmée à partir de la structure de l’autoréférence du concept et de l’esprit. Dans l’effort pour rendre compte, décrire et justifier le mouvement du concept, l’ouvrage de Magrì a donc le mérite de montrer à quel point la logique hégélienne joue un rôle fondamental dans la détermination de la subjectivité et de la liberté de l’esprit.

Jamila MASCAT (Utrecht Universiteit)

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Pour citer cet article : Jamila MASCAT, « Elisa MAGRÌ, Hegel e la genesi del concetto. Autoriferimento, memoria, incarnazione, Padova, Pubblicazioni di Verifiche, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Guido FRILLI, Ragione, Desiderio e Artificio. Hegel e Hobbes a confronto, Firenze, Firenze University Press, 2017, 252 p.

Le rapport entre donné et construit est le motif choisi par G. Frilli dans cet ouvrage pour développer une étude comparative des philosophies de Hegel et Hobbes. Le dialogue entre les deux auteurs se concentre notamment sur le principe moderne du verum et factum convertuntur, principe selon lequel la raison humaine ne connaît que ce qu’elle produit, dont Hobbes, selon Frilli, aurait été le véritable promoteur bien avant Vico. En revanche, Hegel, qui fut à deux siècles de distance héritier du même principe, se serait montré incapable d’en résoudre les apories. Raison, désir d’auto-affirmation et artifice, comme l’indique le titre du livre, sont les trois concepts fondamentaux sur lesquels repose l’analyse de Frilli, afin d’approfondir la relation problématique qui subsiste entre les deux auteurs.

Dans le premier des six chapitres qui composent l’ouvrage – intitulés respectivement « Raison », « Désir », « Reconnaissance », « Culture », « Droit » et « Souveraineté » – Frilli réfléchit au rapport entre la ratio hobbesienne, raison calculatrice et artificielle, et la Vernunft hégélienne, expression du mouvement dialectique des choses, dans le but de montrer qu’en dernière instance les deux philosophes partagent l’idée selon laquelle la raison serait essentiellement productive et créatrice.

Mais si, au sein de l’anthropologie de Hobbes, la raison est, d’une part, instrument asservi au désir d’auto-affirmation et, de l’autre, réarticulation artificielle de la réalité naturelle, chez Hegel le rapport entre désir et raison est caractérisé par l’absence de toute solution de continuité, dans la mesure où le désir (Begierde überhaupt) représente l’incarnation immédiate – et initialement insatisfaisante – de la raison elle-même, destinée quant à elle à se révéler progressivement en lui.

C’est à partir de là que Frilli souligne une distinction cruciale entre les philosophies de Hobbes et de Hegel concernant la compréhension spéculative de l’essence de la subjectivité. Le concept d’artifice, en tant que raison qui s’oppose à la nature, permet de préciser le caractère de cette divergence, dans la mesure où, pour Hobbes, l’artifice incarne la violence « seconde » qui s’exerce sur la violence naturelle et n’est jamais une « seconde nature » dans le sens que Hegel attribue à cette notion. Frilli souligne donc en quoi l’opposition nature-artifice chez Hobbes est antithétique de l’ambivalence de la Vernunft hégélienne. En effet, pour Hegel, la Vernunft s’articule de manière dialectique et donc évolutive puisqu’elle est censée libérer progressivement l’être humain du conditionnement des pulsions et des besoins donnés. Toutefois, le propos hégélien à cet égard demeure indémontré selon l’auteur. D’où, par conséquent, la valorisation par Frilli de la pensée hobbesienne contre Hegel : Hobbes, mieux que Hegel proposerait une philosophie capable d’assumer l’écart indépassable entre le donné et la construction, et de tirer profit de sa dimension antithétique dans le cadre de son propre édifice spéculatif.

Jamila MASCAT (Utrecht Universiteit)

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Pour citer cet article : Jamila MASCAT, « Guido FRILLI, Ragione, Desiderio e Artificio. Hegel e Hobbes a confronto, Firenze, Firenze University Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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M.A.R. HABIB, Hegel and Empire. From Postcolonialism to Globalism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2017, 164 p.

Le débat controversé à propos de la conception du monde non-européen qui habite la philosophie de Hegel est le point de départ de l’ouvrage de M. A. R. Habib, dont l’objectif est d’interroger la nature et la portée de la dialectique hégélienne dans son rapport à l’histoire mondiale. D’un côté, l’auteur revient sur la façon dont Hegel a, dans sa Weltgeschichte, représenté l’Afrique (chap. 4), l’Inde (chap. 7) et l’Islam (chap. 9), ainsi que sur la manière dont il a abordé les sujets de l’esclavage et du colonialisme (chap. 6). De l’autre, l’ouvrage illustre la réception de la philosophie de Hegel au sein des études postcoloniales et des global studies, en approfondissant notamment la reprise hégélienne de F. Fanon dans Peau noire, masques blancs (chap. 5) et la relecture de la pensée historique de Hegel proposée par G. C. Spivak dans sa Critique de la raison postcoloniale (chap. 8).

La dialectique du maître et de l’esclave illustrée en amont dans les chapitres 2 et 3 fournit le prisme conceptuel pour comprendre le rapprochement entre dialectique et empire que l’auteur propose comme fil conducteur de son analyse. La thèse principale de l’ouvrage de Habib consiste à démontrer le caractère « intrinsèquement expansif et impérialiste » de la dialectique de Hegel en tant qu’expression de l’expansion du capitalisme moderne (p. 6). En ce sens, le développement dialectique du système spéculatif ainsi que le déploiement dialectique de l’esprit du monde, qui aboutissent à l’intégration progressive de tout élément donné extérieur, recouperaient le processus historique de constitution des empires.

Cependant, le propos de Habib n’est pas de dénoncer l’eurocentrisme de Hegel, mais plutôt de le constater, afin de souligner l’apport que la philosophie hégélienne pourrait par ailleurs fournir au domaine des études globales et postcoloniales. Si la dialectique incarne chez Hegel tant un principe d’appropriation que de reconnaissance, tant un processus d’assimilation que la manifestation de la liberté, il est possible, comme Habib le suggère, d’en faire un usage fructueux avec l’objectif de saisir les contradictions de la globalisation contemporaine et de repenser les cordonnées d’une histoire mondiale à l’aune d’un universalisme non-ethnocentrique.

Jamila MASCAT (Utrecht Universiteit)

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Pour citer cet article : Jamila MASCAT, « M.A.R. HABIB, Hegel and Empire. From Postcolonialism to Globalism, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Tatjana SHEPLYAKOVA, Öffentliche Freiheit und Individualität. Hegels Kritik des moralisch-juridischen Modells politischer Kultur, Berlin, Duncker & Humblot, 2017, 393 p.

L’ouvrage de Tatjana Sheplyakova aborde l’un des enjeux centraux de la philosophie pratique de Hegel, à savoir le rapport entre la liberté publique et l’individualité au sein des sociétés modernes. Afin de parcourir et de problématiser la conception hégélienne de la modernité, l’auteure privilégie davantage les écrits d’Iéna – et en particulier l’essai Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel (1802-1803) – que les Principes de la philosophie du droit (1821).

En effet, dans le Naturrechtsaufsatz, Sheplyakova repère l’articulation du « diagnostic » hégélien de la condition moderne marquée, d’une part, par la scission (Entzweiung) répandue dans toutes les sphères de la vie et de la culture de l’époque et, de l’autre, par la dépolitisation (Entpolitisierung) généralisée de la société qui coïncide avec l’affaiblissement et la limitation de la forme étatique au profit d’une expansion de la sphère économique des intérêts et des libertés privés. Pour sortir des impasses de la vie éthique moderne, Hegel tente néanmoins, selon l’auteure, de parvenir à une conception radicalement nouvelle du droit qui présuppose le dépassement de toute extériorité dans le rapport entre Subjekt et Recht, de sorte « que la libre subjectivité soit éduquée au sein du droit, et que, inversement, le concept du droit en tant que tel présuppose un concept [adéquat] de subjectivité » (p. 19).

La façon dont Hegel poursuit cette entreprise de réunification est donc le fil conducteur des trois chapitres qui composent l’ouvrage. Le premier chapitre reconstruit la critique hégélienne de la culture politique de la modernité où la liberté, en tant qu’égalité, se réalise au prix d’un formalisme juridique qui nivèle dans l’indifférence (Gleichgültigkeit) toute relation particulière ainsi que l’autonomie des individus réduits au rang de simples personnes privées. Le deuxième chapitre prolonge l’analyse de la critique de la vie éthique moderne par l’étude de la critique que Hegel élabore du modèle kantien de l’autonomie morale du sujet. À cet effet, Sheplyakova propose d’interpréter la démarche hégélienne comme une refondation – et non un rejet pur et simple – de la théorie morale de l’autonomie chez Kant sur de nouvelles bases conceptuelles. Il s’agit donc, encore une fois, de s’opposer à l’Entpolitisierung qui caractérise le monde moderne, et au formalisme philosophique qui en découle, en politisant l’une des notions cruciales de la moralité kantienne grâce à une théorie de l’action et du droit capable de prendre en compte les relations sociales constitutives du sujet individuel.

Le dernier chapitre propose de resituer la thématique kantienne de l’autonomie du sujet au sein d’une généalogie historique du droit chez Hegel. Cette généalogie remonte à la figure d’Antigone, en tant qu’exemple paradigmatique d’une individualité politique agissante dans le contexte prémoderne et substantiel de la polis, pour parvenir à l’illustration de la théorie hégélienne de la vie éthique moderne dans son rapport à la moralité, telle qu’elle est exposée dans les Principes de la philosophie du droit. Le chapitre indique également une nouvelle perspective pour comprendre le rôle du droit dans la philosophie pratique de Hegel en tant que « praxis politique de subjectivation » qui invite en même temps à reconsidérer les termes de la relation entre nature et liberté. À ce stade, la conception éthico-esthétique de Schiller fournit un complément fondamental à la réflexion hégélienne sur la liberté politique. Comme le suggère Sheplyakova en conclusion, la liberté politique du sujet dans la société se construit non seulement au sein du medium du droit, mais aussi à travers la médiation esthétique qui apporte un correctif essentiel à toute synthèse asymétrique et formelle entre individu et collectivité sociale.

Jamila MASCAT (Universiteit Utrecht)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Jamila MASCAT, « Tatjana SHEPLYAKOVA, Öffentliche Freiheit und Individualität. Hegels Kritik des moralisch-juridischen Modells politischer Kultur, Berlin, Duncker & Humblot, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Guillaume LEJEUNE, Hegel anthropologue, Paris, CNRS Éditions, 2016, 208 p.

En dépit du titre, cet ouvrage ne se borne pas à nous livrer une reconstruction de l’anthropologie hégélienne, mais se donne pour but d’interroger l’œuvre de Hegel en tant que penseur de l’humain – Hegel anthropologue, certes, mais également phénoménologue et pédagogue – de sorte que sa spéculation interroge à son tour le champ de l’anthropotechnique contemporaine.

Lejeune extrait les notions fondamentales de l’anthropogénèse hégélienne (raison, mort et éducation) pour les examiner de près dans les textes et pour les mobiliser au service de « perspectives pragmatiques » que son discours se propose d’articuler, afin de comprendre comment se forme pour l’homme la conscience de ce qu’il peut être.

Le premier chapitre est consacré à « l’idéalisation de la positivité naturelle et ses possibles faillites » (p. 33). L’âme – en tant que Naturgeist et « être de l’esprit » – et son corps – en tant qu’organon « naturel de l’esprit » – sont moteurs du processus de dépassement du substrat naturel, qui conduit aux stades supérieurs de la conscience et de la pensée. La folie, que Hegel conçoit comme une interruption de l’œuvre d’idéalisation, révèle alors le caractère plus propre de l’homme : celui-ci ne serait que ce qu’il fait de lui-même à partir de son immédiateté naturelle. Le « privilège de la folie » dont les hommes bénéficient témoigne donc de l’aspect néoténique de leur nature – « une positivité ouverte à la négativité de la culture » (p. 52) – qui demeure une tâche à accomplir.

La négativité est la clef de voûte qui sous-tend chez Hegel l’accomplissement de l’anthropogénèse. Dans le second chapitre l’auteur analyse la présence du négatif dans la pensée de Hegel, en parcourant ses méditations sur le phénomène de la mort dès les écrits de jeunesse. Si la mort dans la nature apparaît comme une négativité indifférente, face à laquelle on ne peut que constater que « c’est ainsi », la modernité chrétienne a individualisé l’expérience de la mort qui demeurait pour les Anciens rattachée à la vie universelle du corps politique. Pour Hegel, cette mort singularisée n’incarne pas une fin absolue, mais seulement la fin de la finitude qui anime la dialectique de réalisation de l’Absolu. À l’encontre des tendances transhumanistes qui considèrent la mort comme une contingence à éliminer, Hegel nous permet de concevoir la mortalité autrement, comme ce qu’il est donné aux hommes de cultiver en tant que possible. La négativité, dispositif essentiel de la Bildung, trouve, dans cet exercice de transfiguration de la mort singulière au sein de l’universel de la culture, sa destination fondamentale.

Le troisième chapitre met en lumière l’esprit humaniste de la conception hégélienne de l’éducation à travers notamment les écrits de Nuremberg : pour Hegel, la Bildung n’est formation à la liberté que dans la mesure où elle est formation à l’universel. Lejeune souligne ici le primat du langage et du théorique sur la technique, que Hegel distingue du travail en tant qu’extériorisation : « la technique est plutôt ce qui se coupe de l’extériorisation pour former une extériorité » (p. 105). Une telle extériorité exige d’être réfléchie dans la pensée pour ne pas se cristalliser en une « mauvaise objectivité » (p. 117). Il s’agit donc de reconnaître une place essentielle à l’éducation à la négativité, qui forge chez l’homme une disposition au choix des possibles et des possibilités de la condition humaine. La leçon à tirer de Hegel serait ainsi un avertissement prudent contre le danger d’essentialisation qui se cache au fond de toute mythologie de la technique : « À vouloir spiritualiser la nature, on naturaliserait l’esprit » (p. 21-22).

Jamila MASCAT (Universiteit Utrecht)

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVII chez notre partenaire Cairn 

Pour citer cet article : Jamila MASCAT, « Guillaume LEJEUNE, Hegel anthropologue, Paris, CNRS Éditions, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

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Du même auteur :

  • Jamila MASCAT, « Entre négativité et vanité. La critique hégélienne de l’ironie romantique », Archives de Philosophie 2017, 80-2, 351-368.