Auteur : Jean-Baptiste Vuillerod

Mary C. RAWLINSON, The Betrayal of Substance. Death, Literature, and Sexual Difference in Hegel’s “Phenomenology of Spirit”, New York, Columbia University Press, 2021, 264 p.

Le livre de Mary C. Rawlinson s’inscrit dans le sillage des lectures de Hegel en termes de déconstruction ou de critique immanente. Il s’agit de lire le texte hégélien – en l’occurrence la Phénoménologie de l’esprit – en mettant l’accent sur ses marges et ses non-dits, sur ce qui résiste au projet philosophique de Hegel. Dans cette perspective, il y aurait dans la Phénoménologie de l’esprit « une double écriture [qui] exige une double lecture » (p. XV). D’un côté, la démarche phénoménologique s’installe au plus près de l’expérience et décrit le mouvement du concept à l’aune du vécu intime de la conscience ; de l’autre, l’horizon de Hegel est d’aller « par-delà la phénoménologie » en parvenant au savoir absolu et en abandonnant le point de vue de l’expérience au profit du pur concept logique. Rawlinson met ainsi en évidence une tension entre le « désir » de Hegel, lequel viserait à abandonner la perspective expérientielle au profit du seul point de vue conceptuel et logique, et sa « méthode » qui, elle, s’enracine dans l’expérience (p. 195).

Le prix de cette tension n’est autre que l’abandon du singulier et de la différence irréductibles à l’universalité et à l’identité du concept. Pour le montrer, l’autrice insiste sur trois éléments qui, dans la Phénoménologie de l’esprit, refusent ce mouvement de disparition du singulier dans l’universel : la différence sexuelle, la singularité de la mort, et les différences stylistiques en art. À partir notamment du chapitre 6-A consacré à l’éthicité grecque, Rawlinson montre que Hegel accorde une place importante à l’expérience des femmes, lesquelles sont nécessaires au bon fonctionnement de la cité compte tenu de leur rôle dans la sphère privée du foyer, mais sont pourtant exclues de la vie publique dans le monde grec. Elle souligne que cette tension n’est pas dépassée dans la Phénoménologie et que cela constitue la différence féminine en « éternelle ironie de la communauté ». De même, la mort, en tant qu’elle reste nécessairement une expérience singulière non partageable, incarne quelque chose qui « résiste et excède toujours la prise du concept » (p. XVIII). Enfin, Rawlinson reproche à Hegel de faire toujours de l’activité artistique « un travail au profit de l’instanciation d’une forme générale », au sens où « les œuvres [artistiques] sont subsumées sous les catégories du symbolique, du classique, du romantique » (p. 190) et où les formes d’art sont essentiellement là pour refléter l’esprit d’un peuple. Contre cela, elle fait jouer la singularité des styles, les différences entre Vermeer et Rembrandt, entre Mozart et Beethoven, et la joie prise à l’expérience de ces différences.

La conclusion de Rawlinson est que le savoir absolu constitue la « trahison de la substance » (p. 182) dans ce que celle-ci aurait pu offrir de la singularité d’une expérience et de la joie prise aux différences du monde plutôt qu’à l’universalité abstraite du concept. On ne peut s’empêcher ici de penser aux analyses de Deleuze, de Derrida, de Lyotard, d’Adorno, bien que ces philosophes ne constituent pas des références centrales dans l’ouvrage. Le livre de Rawlinson a en tout cas les mêmes mérites et les mêmes défauts que ces illustres prédécesseurs : la perspective à partir de laquelle ils lisent le texte hégélien est stimulante pour la pensée, puisqu’elle nous invite à retrouver une certaine attention à la texture du monde, un refus des généralisations hâtives et des points de vue trop généraux sur l’expérience ; mais l’on peut se demander si le véritable projet de Hegel était bel et bien de faire triompher l’identité sur la différence, l’universel sur le singulier. Si l’on en doute, alors force est d’admettre que ce qui était censé venir déconstruire l’hégélianisme est peut-être plus proche de son projet initial que ce que l’on croit souvent.

Malgré cela, on notera que l’une des originalités de The Betrayal of Substance est d’accorder une place importante aux femmes dans la Phénoménologie de l’esprit (p. 117 sq.). Cette position fait écho à de nombreuses lectures féministes contemporaines, des lectures auxquelles l’autrice se réfère explicitement et qu’elle mobilise pour redonner à l’enjeu des rapports sociaux de sexe le rôle qu’il mérite dans l’économie de l’œuvre hégélienne. Rawlinson se situe par là dans la redécouverte actuelle des questions de genre au sein des études hégéliennes et ce n’est pas le moindre intérêt de son livre que de prendre position dans ces débats.

Jean-Baptiste VUILLEROD (Université de Namur)

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Pour citer cet article : Mary C. RAWLINSON, The Betrayal of Substance. Death, Literature, and Sexual Difference in Hegel’s “Phenomenology of Spirit”, New York, Columbia University Press, 2021, 264 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Eleonora CARAMELLI, Hegel et le signe d’Abraham. La confrontation avec la figure d’Israël (1798-1807), Paris, L’Harmattan, 2018, 168 p.

Dans Hegel et le signe d’Abraham, Eleonora Caramelli se propose d’interroger à nouveaux frais le rôle attribué au peuple juif dans l’œuvre hégélienne. Laissant délibérément de côté la question de l’antijudaïsme ou des philosophèmes antisémites de Hegel, l’auteure choisit de mettre en relief « le rôle parfois paradigmatique, voire spéculatif qu’Israël assume chez Hegel » (p. 8). Cette perspective a pour objectif de mettre en évidence « l’arrière-plan théologique » (p. 112) au cœur de la philosophie spéculative hégélienne. À cette fin, E. Caramelli repart de la période francfortoise de Hegel, notamment de L’Esprit du christianisme et son destin (première partie), et s’achemine jusqu’à la Phénoménologie de l’esprit, dont elle retient essentiellement le chapitre V, A pour traiter la question du jugement (deuxième partie), et le chapitre VI, C pour aborder l’enjeu du pardon et de la réconciliation (troisième partie).

Le livre rappelle que le peuple d’Israël a été pensé dès Francfort « sous le signe d’Abraham », comme figure personnifiée de la séparation et de la domination propre à la pensée d’entendement, qui fait violence à la réalité en lui imposant de l’extérieur l’universalité d’un concept à laquelle l’expérience résiste. Le peuple juif apparaît ainsi comme le peuple de la loi, et la critique de l’obéissance aveugle au légalisme juif communique chez Hegel avec la critique de la philosophie kantienne, caractérisée elle aussi par la légalité abstraite. L’originalité de l’ouvrage ne tient cependant pas à ces éléments bien connus, mais plutôt au fait qu’il insiste sur la nécessité d’en passer par ce moment de la loi et par la figure d’Israël pour atteindre la réconciliation de la pensée et de l’expérience. Cela amène l’auteure à mettre l’accent sur le lien positif qui unit, chez Hegel, l’Ancien Testament au Nouveau. Le dépassement de la loi doit en effet être conçu sur le mode d’une Aufhebung (p. 42) et non comme un abandon pur et simple, ce qui signifie que c’est depuis la loi qu’il s’agit de penser son dépassement, et que ce dépassement lui-même doit prendre la forme d’une « légalité qui ôterait à la loi sa forme légale » (p. 39). C’est ainsi que le mouvement dialectique de la scission et de la réconciliation, propre à la philosophie spéculative, trouve dans la lecture hégélienne du destin des enfants d’Israël « l’expression d’une véritable expérience exemplaire » pour la pensée (p. 91).

Par sa démarche singulière, Hegel et le signe d’Abraham a le mérite de croiser certains thèmes rarement abordés par le commentaire hégélien : l’exégèse biblique, la question de la langue, la centralité de l’expérience dans l’œuvre hégélienne, le rôle des figures de pensée ou des personnages conceptuels dans l’élaboration de la philosophie spéculative. La richesse de ces thèmes aurait cependant mérité une conclusion qui permette d’en ressaisir l’unité et la cohérence en fin de parcours. Le lecteur pourra en effet ne pas être toujours convaincu du soubassement théologique de certains développements, en particulier dans les passages consacrés à la Phénoménologie de l’esprit, où quelques rapprochements pourront lui paraître légèrement forcés.

Jean-Baptiste VUILLEROD (Université Paris-Nanterre)

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Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD, « Eleonora CARAMELLI, Hegel et le signe d’Abraham. La confrontation avec la figure d’Israël (1798-1807), Paris, L’Harmattan, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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