Auteur : Jean-Baptiste Vuillerod
Élodie Djordjevic (dir.), Hegel et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2023, 228 p
Contrairement à ce qu’indique le macaron rouge « Agrégation 2023 » sur la première de couverture, cet ouvrage collectif sur Hegel et le droit, dirigé par Élodie Djordjevic, est tout sauf une introduction pédagogique aux Principes de la philosophie du droit. Issu d’un colloque de juin 2021 célébrant les 200 ans des Grundlinien, il met l’accent sur des aspects techniques du texte hégélien et s’intéresse à ses prolongements théoriques. Ses quatre parties cherchent à interroger l’apport de cette œuvre de Hegel pour « la compréhension du droit, de certains objets et rapports juridiques et de ce qu’est la philosophie du droit » (p. 11). Le mérite et l’originalité de ce recueil sont donc de prendre au sérieux le fait qu’il y a bel et bien, chez Hegel, une philosophie du droit, et non uniquement une philosophie politique (de l’État, du gouvernement, de la souveraineté) ou encore une philosophie sociale (du travail, de la reconnaissance).
En ce qui concerne la philosophie du droit de Hegel en tant que telle, Jean-François Kervégan revient sur ce qu’il faut entendre par « droit » dans les Principes en repartant de la distinction entre les droits subjectifs (des individus) et le droit objectif (l’ordre juridique lui-même), qui recoupe l’opposition entre le jusnaturalisme (accordant certains droits naturels aux individus) et le positivisme juridique (mettant l’accent sur les lois historiquement promulguées) : il montre que, pour Hegel, cette opposition du subjectif et de l’objectif se trouve dépassée, puisque la volonté libre de l’individu n’a de sens qu’à s’objectiver, notamment à travers la loi. L’article de Louis Carré poursuit cette réflexion en se concentrant sur la conception hégélienne de l’institution, dans laquelle est en jeu le principe de réciprocité des droits et des obligations de l’individu : il souligne que c’est uniquement au niveau concret et déterminé des institutions du monde éthique (dans la famille, la société civile et l’État) que ce principe de réciprocité permet aux individus de réaliser leur liberté. Si l’article de Louis Carré prend le parti d’un institutionnalisme « faible » qui minore le rôle de l’État, celui d’Amnon Lev remet la question de l’État au centre en rappelant le progrès historique qu’a constitué, selon Hegel, le passage du droit coutumier à la constitution écrite et à la loi dans l’État de droit moderne. Les textes d’Élodie Djordjevic et de Sabina Tortorella permettent alors de préciser cette centralité hégélienne de l’État. É. Djordjevic revient sur le droit privé de la société civile, qui se fonde sur le « droit abstrait », et réfléchit à son articulation avec le droit public : si le contrat entre personnes privées ne permet pas de fonder l’État, le droit étatique n’est cependant pas opposé à l’intérêt particulier des individus qu’il cherche bien plutôt à universaliser et à « publiciser ». S. Tortorella, quant à elle, met à juste titre l’accent sur le concept de Rechtsverfassung pour dépasser l’opposition entre la société civile et l’État, et montrer comment le droit constitue la médiation réciproque entre les deux.
Du point de vue des prolongements de la philosophie hégélienne du droit, Olivier Jouanjan s’intéresse au juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde pour interroger son rapport à l’hégélianisme : il explique que son constitutionnalisme reprend à Hegel l’idée d’une « scission » moderne entre la société civile et l’État, et l’exigence de penser une médiation entre ces deux sphères à travers la représentation, sans laquelle l’État reste nécessairement une puissance extérieure à la disposition d’esprit éthique des individus. Nathaniel Boyd se concentre sur un autre juriste, Erich Kaufmann, et discute son rapport à Hegel sur la question du droit international : plutôt qu’un apologète de la guerre perpétuelle, Hegel apparaît comme un défenseur du principe d’autopréservation de l’État qui ouvre la voie à un ordre international fondé sur la diplomatie et les traités. Ce sont ensuite des philosophes qui viennent discuter avec Hegel : Aristote, dont Italo Testa montre que la pensée de la philia peut être relue depuis la théorie de la reconnaissance ; puis Kant et Marx, auxquels se réfère Gilles Marmasse pour poser à Hegel la question de la démocratie et montrer que ces trois auteurs, par-delà ce qui les distingue, s’accordent pour penser que le peuple devrait s’élever à l’universalité afin de diriger l’État, mais qu’un tel processus d’universalisation de la volonté populaire est rendu impossible dans la modernité. Enfin, Guillaume Lejeune clôt le recueil en posant, à partir de Hegel, le problème des droits de la nature : sans accorder de droits aux entités naturelles, la philosophie hégélienne permettrait de fonder une telle exigence en critiquant la tendance au « luxe » de la société civile.
Jean-Baptiste Vuillerod (Université de Namur)
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Pour citer cet article : Élodie Djordjevic (dir.), Hegel et le droit, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2023, 228 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Mary C. RAWLINSON, The Betrayal of Substance. Death, Literature, and Sexual Difference in Hegel’s “Phenomenology of Spirit”, New York, Columbia University Press, 2021, 264 p.
Le livre de Mary C. Rawlinson s’inscrit dans le sillage des lectures de Hegel en termes de déconstruction ou de critique immanente. Il s’agit de lire le texte hégélien – en l’occurrence la Phénoménologie de l’esprit – en mettant l’accent sur ses marges et ses non-dits, sur ce qui résiste au projet philosophique de Hegel. Dans cette perspective, il y aurait dans la Phénoménologie de l’esprit « une double écriture [qui] exige une double lecture » (p. XV). D’un côté, la démarche phénoménologique s’installe au plus près de l’expérience et décrit le mouvement du concept à l’aune du vécu intime de la conscience ; de l’autre, l’horizon de Hegel est d’aller « par-delà la phénoménologie » en parvenant au savoir absolu et en abandonnant le point de vue de l’expérience au profit du pur concept logique. Rawlinson met ainsi en évidence une tension entre le « désir » de Hegel, lequel viserait à abandonner la perspective expérientielle au profit du seul point de vue conceptuel et logique, et sa « méthode » qui, elle, s’enracine dans l’expérience (p. 195).
Le prix de cette tension n’est autre que l’abandon du singulier et de la différence irréductibles à l’universalité et à l’identité du concept. Pour le montrer, l’autrice insiste sur trois éléments qui, dans la Phénoménologie de l’esprit, refusent ce mouvement de disparition du singulier dans l’universel : la différence sexuelle, la singularité de la mort, et les différences stylistiques en art. À partir notamment du chapitre 6-A consacré à l’éthicité grecque, Rawlinson montre que Hegel accorde une place importante à l’expérience des femmes, lesquelles sont nécessaires au bon fonctionnement de la cité compte tenu de leur rôle dans la sphère privée du foyer, mais sont pourtant exclues de la vie publique dans le monde grec. Elle souligne que cette tension n’est pas dépassée dans la Phénoménologie et que cela constitue la différence féminine en « éternelle ironie de la communauté ». De même, la mort, en tant qu’elle reste nécessairement une expérience singulière non partageable, incarne quelque chose qui « résiste et excède toujours la prise du concept » (p. XVIII). Enfin, Rawlinson reproche à Hegel de faire toujours de l’activité artistique « un travail au profit de l’instanciation d’une forme générale », au sens où « les œuvres [artistiques] sont subsumées sous les catégories du symbolique, du classique, du romantique » (p. 190) et où les formes d’art sont essentiellement là pour refléter l’esprit d’un peuple. Contre cela, elle fait jouer la singularité des styles, les différences entre Vermeer et Rembrandt, entre Mozart et Beethoven, et la joie prise à l’expérience de ces différences.
La conclusion de Rawlinson est que le savoir absolu constitue la « trahison de la substance » (p. 182) dans ce que celle-ci aurait pu offrir de la singularité d’une expérience et de la joie prise aux différences du monde plutôt qu’à l’universalité abstraite du concept. On ne peut s’empêcher ici de penser aux analyses de Deleuze, de Derrida, de Lyotard, d’Adorno, bien que ces philosophes ne constituent pas des références centrales dans l’ouvrage. Le livre de Rawlinson a en tout cas les mêmes mérites et les mêmes défauts que ces illustres prédécesseurs : la perspective à partir de laquelle ils lisent le texte hégélien est stimulante pour la pensée, puisqu’elle nous invite à retrouver une certaine attention à la texture du monde, un refus des généralisations hâtives et des points de vue trop généraux sur l’expérience ; mais l’on peut se demander si le véritable projet de Hegel était bel et bien de faire triompher l’identité sur la différence, l’universel sur le singulier. Si l’on en doute, alors force est d’admettre que ce qui était censé venir déconstruire l’hégélianisme est peut-être plus proche de son projet initial que ce que l’on croit souvent.
Malgré cela, on notera que l’une des originalités de The Betrayal of Substance est d’accorder une place importante aux femmes dans la Phénoménologie de l’esprit (p. 117 sq.). Cette position fait écho à de nombreuses lectures féministes contemporaines, des lectures auxquelles l’autrice se réfère explicitement et qu’elle mobilise pour redonner à l’enjeu des rapports sociaux de sexe le rôle qu’il mérite dans l’économie de l’œuvre hégélienne. Rawlinson se situe par là dans la redécouverte actuelle des questions de genre au sein des études hégéliennes et ce n’est pas le moindre intérêt de son livre que de prendre position dans ces débats.
Jean-Baptiste VUILLEROD (Université de Namur)
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Pour citer cet article : Mary C. RAWLINSON, The Betrayal of Substance. Death, Literature, and Sexual Difference in Hegel’s “Phenomenology of Spirit”, New York, Columbia University Press, 2021, 264 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p
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Eleonora CARAMELLI, Hegel et le signe d’Abraham. La confrontation avec la figure d’Israël (1798-1807), Paris, L’Harmattan, 2018, 168 p.
Dans Hegel et le signe d’Abraham, Eleonora Caramelli se propose d’interroger à nouveaux frais le rôle attribué au peuple juif dans l’œuvre hégélienne. Laissant délibérément de côté la question de l’antijudaïsme ou des philosophèmes antisémites de Hegel, l’auteure choisit de mettre en relief « le rôle parfois paradigmatique, voire spéculatif qu’Israël assume chez Hegel » (p. 8). Cette perspective a pour objectif de mettre en évidence « l’arrière-plan théologique » (p. 112) au cœur de la philosophie spéculative hégélienne. À cette fin, E. Caramelli repart de la période francfortoise de Hegel, notamment de L’Esprit du christianisme et son destin (première partie), et s’achemine jusqu’à la Phénoménologie de l’esprit, dont elle retient essentiellement le chapitre V, A pour traiter la question du jugement (deuxième partie), et le chapitre VI, C pour aborder l’enjeu du pardon et de la réconciliation (troisième partie).
Le livre rappelle que le peuple d’Israël a été pensé dès Francfort « sous le signe d’Abraham », comme figure personnifiée de la séparation et de la domination propre à la pensée d’entendement, qui fait violence à la réalité en lui imposant de l’extérieur l’universalité d’un concept à laquelle l’expérience résiste. Le peuple juif apparaît ainsi comme le peuple de la loi, et la critique de l’obéissance aveugle au légalisme juif communique chez Hegel avec la critique de la philosophie kantienne, caractérisée elle aussi par la légalité abstraite. L’originalité de l’ouvrage ne tient cependant pas à ces éléments bien connus, mais plutôt au fait qu’il insiste sur la nécessité d’en passer par ce moment de la loi et par la figure d’Israël pour atteindre la réconciliation de la pensée et de l’expérience. Cela amène l’auteure à mettre l’accent sur le lien positif qui unit, chez Hegel, l’Ancien Testament au Nouveau. Le dépassement de la loi doit en effet être conçu sur le mode d’une Aufhebung (p. 42) et non comme un abandon pur et simple, ce qui signifie que c’est depuis la loi qu’il s’agit de penser son dépassement, et que ce dépassement lui-même doit prendre la forme d’une « légalité qui ôterait à la loi sa forme légale » (p. 39). C’est ainsi que le mouvement dialectique de la scission et de la réconciliation, propre à la philosophie spéculative, trouve dans la lecture hégélienne du destin des enfants d’Israël « l’expression d’une véritable expérience exemplaire » pour la pensée (p. 91).
Par sa démarche singulière, Hegel et le signe d’Abraham a le mérite de croiser certains thèmes rarement abordés par le commentaire hégélien : l’exégèse biblique, la question de la langue, la centralité de l’expérience dans l’œuvre hégélienne, le rôle des figures de pensée ou des personnages conceptuels dans l’élaboration de la philosophie spéculative. La richesse de ces thèmes aurait cependant mérité une conclusion qui permette d’en ressaisir l’unité et la cohérence en fin de parcours. Le lecteur pourra en effet ne pas être toujours convaincu du soubassement théologique de certains développements, en particulier dans les passages consacrés à la Phénoménologie de l’esprit, où quelques rapprochements pourront lui paraître légèrement forcés.
Jean-Baptiste VUILLEROD (Université Paris-Nanterre)
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Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD, « Eleonora CARAMELLI, Hegel et le signe d’Abraham. La confrontation avec la figure d’Israël (1798-1807), Paris, L’Harmattan, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.