Auteur : Jean Celeyrette

 

[Anonyme,] De sex inconvenientibus. Traité anonyme de philosophie naturelle du XIVe siècle, édité par Sabine Rommevaux-Tani, Paris, Vrin, « Textes philosophiques du Moyen Âge » XXVI, 2022.

Le traité anonyme De sex inconvenientibus dont Sabine Rommevaux-Tani (par la suite S. R-T) nous propose la première édition critique est connu depuis longtemps. Pierre Duhem et après lui les médiévistes les plus célèbres, comme Anneliese Maier, Marshall Clagett, John Murdoch, Edith Sylla, l’ont cité. Plus récemment il a fait l’objet de plusieurs études, notamment par S. R-T elle-même. Sa tradition manuscrite est riche : sept manuscrits médiévaux et une édition de la Renaissance sont identifiés. De plus, la critique a remarqué que le traité était cité par Dumbleton et que certains de ses passages semblaient repris dans la question sur la vision de Nicolas d’Autrécourt. Tout cela justifie pleinement qu’une édition critique moderne soit réalisée.

Dans l’ouvrage ici examiné, S. R-T fait précéder l’édition proprement dite d’une riche introduction. Elle commence par faire le point sur l’origine du traité et sa datation en réexaminant les diverses hypothèses avancées par la critique, et elle en confirme l’origine oxonienne à une date comprise entre 1335 et 1339. Toutefois elle n’écarte pas la possibilité d’une rédaction à Paris par un maître ou un étudiant venu d’Oxford.

  1. R-T présente ensuite la structure du traité qui est remarquable. Celui-ci est composé de quatre questions principales, chacune d’elles étant suivie de trois articles qui s’y rattachent. Les questions principales portent sur le mode de détermination de la rapidité des mouvements des différents genres : du mouvement de génération des formes élémentaires, de celui d’altération, de celui d’augmentation, enfin du mouvement local. Pour chacune de ces questions l’auteur discute trois positions, la troisième étant celle à laquelle il se rallie. Dans la discussion de chacune des positions sont donnés six inconvénients qui sont censés en découler, à l’exception de la quatrième question, celle sur le mouvement local, où l’auteur donne trois séries de six inconvénients à la troisième position, celle qui correspond à la loi de Bradwardine, mais ne discute pas les deux autres positions qu’il juge suffisamment réfutées par Thomas Bradwardine. Enfin, pour chacun des articles rattachés aux questions principales l’auteur propose là encore six inconvénients qui découleraient d’une réponse opposée à celle qu’il retient. S. R-T résume tout ceci brièvement par la formule « le traité est structuré autour de questions avec des séries de six inconvénients, d’où son titre ».

Après cette présentation elle nous donne une analyse détaillée des argumentations mises en œuvre, et notamment des inconvénients.

Elle note d’abord que la première question principale n’est pas classique, le mouvement de génération d’une forme élémentaire étant habituellement envisagé dans le cadre général du mouvement d’altération. Il est alors remarquable que les positions adoptées par l’auteur dans les deux cas ne soient pas tout à fait semblables. En présentant cette première question, S. R-T, pour en faire mieux comprendre l’argumentation, a pris le parti d’utiliser la représentation géométrique des latitudes des formes imaginée par Nicole Oresme, bien qu’il n’en soit nulle part fait mention dans le traité. C’est le seul cas où S. R-T s’autorise à s’éloigner du texte, ce qu’elle explique par le caractère exceptionnellement confus de la rédaction à cet endroit. Ailleurs elle lui reste fidèle, tout en en notant les éventuelles ambiguïtés et maladresses. Les trois articles qui suivent la première question principale discutent les questions du lieu engendré lors de la génération d’une forme, de la génération des couleurs intermédiaires à partir des couleurs extrêmes, puis de celle des qualités premières par les corps célestes au moyen de la lumière. Toutes ces questions proviennent de diverses autorités dont les références, implicites ou explicites, sont données avec précision.

La seconde question principale porte sur la rapidité du mouvement d’altération. S. R-T insiste sur le fait que la solution de la question posée n’est pas la même suivant que la rapidité est envisagée selon la cause de l’altération, à savoir le rapport de la puissance à la résistance, ou selon l’effet, à savoir la latitude de la forme acquise. En effet, la distinction entre les deux points de vue n’est, dans le traité, jamais explicitée, ce qui entraîne des confusions qui sont à l’origine de nombre des inconvénients découlant des trois positions envisagées. Les trois articles qui suivent portent sur des problèmes largement discutés à l’époque, l’attraction du fer par l’aimant, l’instantanéité de la diffusion de la lumière, l’existence d’une réaction en cas d’action. Le premier article demande si l’altération causée par l’aimant dans le fer suffit à susciter le mouvement du fer placé au-dessous de lui, question qui semble faire suite à la lecture du Tractatus proportionum de Bradwardine. Il est remarquable que la réponse affirmative retenue dans le traité soit fondée sur des expériences décrites dans le De magnete de Pierre de Maricourt, texte auquel il est très rarement fait référence dans la littérature universitaire du xive siècle. À propos du second article, S. R-T signale que l’auteur, qui considère comme Roger Bacon que la diffusion de la lumière est imperceptible mais non pas instantanée, place faussement Alhazen parmi les défenseurs de l’instantanéité. Dans son analyse du troisième article sur l’existence d’une réaction, S. R-T s’appuie sur les publications de Stefano Caroti sur le sujet pour montrer que l’auteur suit la position de Kilvington et de Heytesbury en considérant qu’en cas d’action d’un agent sur un patient, la réaction existe bien mais ne provient que d’une partie du patient, la pars repassa.

La troisième question principale porte sur la rapidité du mouvement d’augmentation. S. R-T signale que les trois positions proposées sont discutées par Heytesbury dans ses Regule solvendi sophismata. Ces positions se distinguent suivant qu’elles envisagent l’augmentation comme l’ajout d’une quantité ou une raréfaction. C’est ce dernier point de vue qui est adopté dans le traité et qui est développé dans les trois articles qui suivent. Dans le premier il est montré que la raréfaction est possible, dans le second qu’il s’agit d’un mouvement selon la quantité, dans le troisième que c’est selon le rare et le dense que la raréfaction se produit.

La quatrième question principale porte sur la détermination de la rapidité du mouvement local, non par rapport à l’effet comme pour les trois autres mouvements, mais par rapport à la cause. Dans son argumentation l’auteur s’appuie largement sur le traité de Bradwardine. Ainsi, parmi les trois positions envisagées, l’auteur précise que les deux premières ont été suffisamment réfutées par Adam Pipewell dans un traité qui n’a pas été retrouvé et par Thomas Bradwardine dans son Tractatus proportionum, si bien qu’il ne s’y attarde pas. Quant à la troisième position à laquelle il se rallie, c’est la loi de Bradwardine. Comme on l’a dit plus haut, la discussion de cette question principale est différente de celles des trois autres, puisque les inconvénients qui sont donnés, puis réfutés, concernent seulement la troisième position, sous la forme de trois séries de six. Dans plusieurs cas les preuves sont clairement insuffisantes et signalées comme telles par S. R-T. Quant aux trois articles qui suivent, ils portent là encore sur des questions discutées à l’époque. Le premier demande s’il existe une cause unique à l’accélération du mouvement de chute d’un corps lourd, et l’auteur considère qu’en plus de la diminution de la résistance du milieu qui serait la cause principale, cinq causes secondaires peuvent, selon les cas, être envisagées, position qui est proche de celle d’Adam Pipewell et de Richard Kilvington. Le second article porte sur la détermination de la rapidité du mouvement de rotation de la sphère. Plusieurs positions sont discutées dont celle de Gérard de Bruxelles selon laquelle cette rapidité est mesurée par l’espace linéaire parcouru par le milieu du rayon, ce que ne retient pas l’auteur qui considère, en suivant Bradwardine, que la détermination de la rapidité en question doit se faire par l’espace parcouru par le point mû le plus rapidement. Enfin l’objet du troisième article est la discussion du fameux théorème du degré moyen selon lequel tout mouvement uniformément difforme selon l’extension et commençant au non-degré est équivalent à un mouvement uniforme au degré moyen, par une équivalence prise au sens de l’égalité des distances parcourues dans le même temps. Les six inconvénients qui suivent résultent prétendument du théorème et sont suivis des six réfutations correspondantes.

L’introduction se termine par une description détaillée de la méthode suivie pour l’établissement du stemma, ce qui est particulièrement difficile du fait du nombre des manuscrits.

L’édition proprement dite, qui suit, s’appuie sur ce stemma pour prendre en compte tous les manuscrits, et présente ainsi un très abondant apparat critique.

En conclusion, l’édition proposée, qui témoigne d’une parfaite connaissance de la critique du traité De sex inconvenientibus et des débats de philosophie naturelle au xive siècle, a visiblement été réalisée avec beaucoup de soin, notamment pour prendre en compte l’ensemble de la tradition manuscrite. Elle constitue ainsi un nouvel outil très fiable pour l’étude de l’enseignement à la faculté des arts au xive siècle à Oxford et à Paris.

Jean Celeyrette

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Pour citer cet article : Anonyme,] De sex inconvenientibus. Traité anonyme de philosophie naturelle du XIVe siècle, édité par Sabine Rommevaux-Tani, Paris, Vrin, « Textes philosophiques du Moyen Âge » XXVI, 2022<, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 282-285.

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Jean BURIDAN, Questions sur le traité De l’âme d’Aristote, introd., trad. et notes par Joël Biard, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2019.

L’importance de Jean Buridan dans la philosophie médiévale n’a pas besoin d’être soulignée, même si une grande partie de son œuvre consiste en commentaires sur les traités aristotéliciens, commentaires dont la tradition reste mal connue des non spécialistes. Le commentaire ici traduit est un commentaire par questions, c’est-à-dire qu’il ne traite que les difficultés soulevées par le texte de référence. La traduction savante que nous propose Joël Biard de ces Questions sur le traité De l’âme, est donc une entreprise particulièrement utile pour qui s’intéresse aux débats médiévaux à la Faculté des arts.

En préalable, il faut rappeler que Buridan a commenté à de nombreuses reprises les mêmes traités aristotéliciens, si bien que chacun de ces commentaires existe en plusieurs versions. Pour le traité De l’âme, la critique considère qu’il faut distinguer trois versions du commentaire par questions. Le texte latin ici traduit est celui de la dernière version, a priori la plus élaborée, et a été établi par une équipe de chercheurs sous la direction de Gyula Klima à partir d’une tradition manuscrite particulièrement complexe.

L’ouvrage de Joël Biard commence par une longue introduction qui situe le commentaire de Buridan par rapport à la tradition des commentaires médiévaux au traité De l’âme, tradition marquée notamment par le commentaire d’Avicenne, traduit en latin au XIIe siècle, puis ceux de Thomas d’Aquin, de Raoul le Breton, de Jean de Jandun et de Nicole Oresme. Joël Biard montre que, si Buridan s’inscrit dans cette tradition, il développe en même temps des positions originales, cohérentes avec celles qu’il soutient dans ses autres commentaires aristotéliciens. En voici quelques exemples. Dans ses Questions sur le traité De l’âme, il donne une place importante aux considérations épistémologiques, mais l’épistémologie qu’il met en œuvre, suivant une démarche qui est proche mais pas identique à celle de Guillaume d’Ockham, s’appuie sur l’analyse logico-linguistique des énoncés. Sur la question de l’unicité de l’âme, thème de controverse depuis la fin du XIIIe siècle, Jean Buridan se situe du côté de Thomas d’Aquin, contre les tenants, parmi lesquels Nicole Oresme, de la pluralité des formes substantielles (l’âme intellective, la sensitive, la végétative). Il développe une théorie de la sensation dans laquelle l’âme joue d’une part un rôle passif du fait que toute sensation suppose la transmission de species (traduits par Joël Biard par « images »), et ce à la différence d’Ockham qui les considérait comme des entités inutiles ; d’autre part, contre Thomas mais en accord avec Jean de Jandun et Nicole Oresme, il considère que l’âme joue aussi un rôle actif, ce qui légitime son usage de l’expression « sens agent ». Il conçoit l’intellection sur le même modèle que la sensation, au moyen de species intelligibiles, avec un intellect dont la faculté est à la fois active et passive. Joël Biard évoque alors le débat historiographique à propos de la position de Buridan sur la place de l’âme intellective par rapport au corps, certains critiques considérant qu’elle représentait une forme de matérialisme à cause du crédit qu’il accordait aux thèses d’Alexandre d’Aphrodise. Buridan, en effet, énonce trois opinions : celle d’Alexandre d’Aphrodise pour qui l’âme est une forme matérielle inhérente tirée de la matière ; celle d’Averroès pour qui l’âme intellective, indispensable aux opérations de la pensée, est une forme immatérielle, inengendrée et non inhérente au corps ; celle de la foi catholique qui considère que l’intellect est une forme inhérente, créée donc non engendrée de façon naturelle. Pour Buridan, cette dernière opinion est « absolument vraie » mais ni évidente, ni démontrable car seule l’acceptation de thèses échappant au cours de la nature permet d’y croire ; celle d’Averroès repose sur certains arguments probables mais elle peut être critiquée par des arguments qui défendent l’inhérence de l’intellect au corps ; celle d’Alexandre est la thèse qui s’accorde avec la raison naturelle. C’est cette dernière opinion qui donnerait consistance à un certain alexandrisme dans la tradition psychologique du Moyen Âge tardif. Mais, pour Joël Biard, la démarche de Buridan vise non pas à déterminer la position vraie, qui ne peut être que celle de l’Église, mais à évaluer la portée épistémique de chacune des thèses. En ce sens, ses Questions sur le traité De l’âme représenteraient un moment décisif en ce qu’il y met en place une configuration de positions possibles qu’on retrouve chez de nombreux auteurs ultérieurs. C’est aussi ce qui permet à Joël Biard de dire, en accord avec Jack Zupko, que la science de l’âme chez Buridan et un certain nombre de ses suivants, s’inscrit dans une forme de naturalisme méthodologique.

Le texte de la traduction proprement dite est remarquablement fluide, les explications doctrinales étant concentrées dans l’introduction. Les notes, exceptionnellement légères pour ce type de commentaire ne comprennent que les sources, explicites et implicites, et des explications de choix de traduction, si bien que le lecteur ne se sent à aucun moment noyé. Joël Biard n’a pu adopter ce parti pris pour son entreprise difficile que grâce à sa parfaite connaissance des débats médiévaux à la faculté des arts et des controverses qu’ils ont suscitées dans l’historiographie contemporaine. Il procure alors au médiéviste francophone un modèle de traduction, à la fois précise et claire, et au non spécialiste un instrument précieux pour pénétrer dans le monde intellectuel complexe de la Faculté des arts de l’Université de Paris au Moyen Âge. Choix de traductions, annotations, parfaite connaissance de la littérature, réussit la gageure d’avoir produit un modèle à la fois de clarté et d’érudition.

Jean CELEYRETTE

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Pour citer cet article : Jean BURIDAN, Questions sur le traité De l’âme d’Aristote, introd., trad. et notes par Joël Biard, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2019, in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.</p

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Jean BURIDAN, Quaestiones super octo libros Physicorum Aristotelis (secundum ultimam lecturam), livres I-II, éd. Michiel Streijger et Paul J.J.M. Bakker, Leiden-Boston, Brill, « Medieval and Early Modern Philosophy and Science », 2015, clxxxvi-364 p.

L’importance de Jean Buridan dans l’université médiévale n’a pas besoin d’être soulignée. Son œuvre couvre tous les champs de la philosophie de son époque et a eu une influence considérable, à Paris mais aussi dans les nouvelles universités d’Europe centrale (Prague, Vienne, Cracovie) où elle a fait partie du cursus des études. La richesse exceptionnelle de la tradition manuscrite témoigne de cette importance, mais cette richesse est aussi due à la longueur de la carrière de Buridan qui l’a amené à modifier à plusieurs reprises son enseignement. Il faut dire également que, parmi les manuscrits buridaniens conservés, certains résultent d’enseignements par d’autres maîtres qui ont suivi la méthode de Buridan, manuscrits qui sont dits secundum Buridanum, sans que la distinction avec les manuscrits authentiques soit toujours très nette. Il faut une fois de plus rendre hommage au travail de Bernd Michael qui dans sa thèse a proposé un premier classement des manuscrits et des versions des différentes œuvres de Buridan, classement qui reste une référence (voir Bernd MICHAEL, Johannes Buridan. Studien zu seinem Leben, seinen Werken und zur Rezeption seiner Theorien im Europa des späten Mittelalters, 2 vol., PhD. Dissertation, Freie Universität Berlin, Berlin, 1985). Confrontée à cette tradition manuscrite pour le moins embrouillée, la critique s’est souvent contentée de recourir aux dernières versions des enseignements de Buridan, dites secundum ultimam lecturam, en fait des ordinationes rédigées par le maître, car ces versions ont bénéficié d’éditions à la Renaissance. C’est particulièrement le cas pour ses questions sur la Physique, qui constituent une de ses œuvres majeures. La nécessité d’une véritable édition critique ne se discute donc pas, d’autant plus que l’édition de la Renaissance (Subtilissime Quaestiones super octo Physicorum libros Aristotelis, Paris, Pierre le Dru pour Denis Roce, 1509) n’est pas dépourvue de défauts. Mais c’est une entreprise particulièrement difficile, ce qui explique, en particulier, que le volume qui nous est présenté ne comporte que l’édition critique des questions sur les deux premiers livres de la Physique. Cette édition est précédée d’une introduction de J.M.M. Thijssen et d’un guide de lecture par Edith Sylla. Le tout résulte d’un travail collectif au sein du Center for the History of Philosophy and Science de Radboud University à Nimègue.

L’introduction fait le point sur nos connaissances actuelles des différentes versions des commentaires sur la Physique de Buridan et apporte des éléments nouveaux par rapport au travail de Michael. En ce qui concerne l’ultima lectura, en plus de l’édition de 1509 les auteurs répertorient 32 manuscrits, tous posthumes, dont ils donnent une brève description. D’autres manuscrits attribués à Buridan par les copistes ont aussi été examinés avant d’être écartés. La réalisation d’un stemma pour cet ensemble particulièrement complexe relevait de la gageure, néanmoins les auteurs, à partir de comparaisons portant sur quelques passages tests, ont choisi de répartir les 32 manuscrits en un groupe d’origine parisienne et un groupe provenant d’Europe centrale, le premier étant lui-même divisé en 4 sous-groupes, et le second en trois. Les auteurs soulignent que les manuscrits d’origine parisienne semblent plutôt plus fiables, mais que les manuscrits de l’autre groupe n’ont pas été négligés. Si bien que le texte proposé dans la seconde partie de l’ouvrage résulte de la collation de trois manuscrits, tous d’origine parisienne et qui correspondent à des sous-groupes différents, et de l’édition de 1509, une deuxième série de 7 manuscrits ayant été utilisée quand les 4 leçons de base ne donnaient pas un texte satisfaisant. Toutes les variantes des 4 textes de base sont indiquées. Les vérifications ponctuelles auxquelles j’ai procédé confirment que c’est bien ainsi que l’édition a été réalisée.

Je l’indiquais plus haut, l’édition proprement dite est précédée d’un long « Guide to the text » par Edith Sylla. Même si l’édition critique d’un texte médiéval est avant tout un outil indispensable aux chercheurs, E. Sylla, avec son « guide », se propose aussi d’aider le non spécialiste à aborder le texte de Buridan. Très raisonnablement, elle explique qu’elle va tenter de faire comprendre la physique buridanienne dans son contexte, sans s’appesantir sur les aspects de la philosophie buridanienne ayant des résonnances dans la philosophie contemporaine. Elle fait alors le point sur les dernières avancées de la critique buridanienne, et elle montre à quel point il est difficile de situer le texte proposé dans la philosophie du XIVe siècle. Les incertitudes de datation, notre ignorance des versions antérieures du commentaire de Buridan, le fait que nous ne sachions pas quel était l’impact réel des débats théologiques sur la faculté des arts, rendent pour une bonne part illusoire la détermination des « influences ». C’est pourquoi E. Sylla dans sa présentation s’est résolue à décrire successivement toutes les questions des livres I et II et à les comparer avec les questions correspondantes de commentaires à la Physique antérieurs, contemporains et postérieurs à celui de Buridan. Dans ces comparaisons, tenant compte des acquis de la critique, elle fait jouer un rôle particulier aux questions de Jean de Jandun, de Gauthier Burley, Guillaume d’Ockham, et pour les contemporains à celles d’Albert de Saxe et de Nicole Oresme. E. Sylla a ainsi constitué une base de travail précieuse pour le spécialiste.

En résumé, le livre qui nous est proposé est un outil indispensable pour la recherche sur la philosophie naturelle médiévale et on ne peut que souhaiter une parution prochaine, sous la même forme, de la suite de cette édition critique.

Jean CELEYRETTE (Université de Lille 3)

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Pour citer cet article : Jean CELEYRETTE, « Jean BURIDAN, Quaestiones super octo libros Physicorum Aristotelis (secundum ultimam lecturam), livres I-II, éd. Michiel Streijger et Paul J.J.M. Bakker, Leiden-Boston, Brill, « Medieval and Early Modern Philosophy and Science », 2015 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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