Auteur : Jean-Côme Chalamon
Auerbach, Erich, De la Passion aux passions. Pascal, Racine, Descartes, Molière, La Fontaine…, trad. Diane Meur, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2023, 221 p.
Les articles d’E. Auerbach ici traduits et rassemblés par D. Meur font découvrir au public français que leur auteur n’était pas seulement cet intellectuel juif allemand, chassé par le pouvoir nazi, érudit auteur de Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946, trad. fr. C. Heim, Paris, Gallimard, 1968), mais aussi un scrutateur attentif de notre Grand Siècle – y compris depuis son exil forcé à Istanbul, en 1935.
Outre un billet d’humeur mordant sur « La Fontaine et Pierre Mille » (1922) et une mise au point sur « Racine et les passions » (1926), on pourra consulter avec intérêt les trois articles suivants, publiés entre 1933 et 1951. 1. Dans « De la passio aux passions » (1941), l’auteur se livre à une étude sémantique de la passion, depuis ses sources antiques (Aristote, les stoïciens), puis chrétiennes (Augustin, Bernard de Clairvaux, Bonaventure) jusqu’à son acception moderne. Il montre ainsi comment, d’une conception purement passive de la passion antique, on en viendrait à l’idée d’une passion « active » (un « grand mouvement du cœur »). L’acception cartésienne de la passion est alors rapidement évoquée, pour être assimilée au sens « aristotélicien » et « passif », puis écartée : l’auteur lui oppose un sens nouveau, « actif » et « sublime », qui se ferait jour au xviie siècle dans les tragédies classiques et permettrait une « élévation de l’existence humaine ». 2. L’étude suivante, « Sur la théorie politique de Pascal » (1946, 1951), part de l’analyse serrée d’une célèbre Pensée sur les rapports entre « justice » et « force » (Lafuma 103, Sellier 135). En l’éclairant d’une lettre adressée par Pascal aux Périer (1657 ?), l’auteur soutient que la théorie politique de Pascal ne se borne pas à reprendre l’idée d’un arbitraire de la justice, mais qu’elle nous met en garde contre notre inclination à croire reconnaître la justice sans la force – et donc à protester contre les injustices, puisque nous ignorons la justice seule. 3. Le dernier article, intitulé « La cour et la ville » (1933, 1951), est une élucidation du public français au xviie siècle. Ce terme recouvre une réalité hybride : la cour, composée d’aristocrates dont l’autonomie et le pouvoir politique diminuent, et la ville, où grandit une bourgeoisie cultivée et oisive. L’une et l’autre « fusionnent dans une couche autonome », caractérisée par son parasitisme et son appétit culturel. En conclusion, Auerbach soutient que ce public a donné naissance à la tragédie française, sous l’effet de la déchristianisation du monde qui a cours à partir du xviie siècle, et qui serait particulièrement sensible chez Descartes. Notons que l’éditeur a choisi de restituer intégralement cette thèse discutable, supprimée par l’auteur dans une publication ultérieure de son article. Il y soutenait alors que Descartes avait trouvé dans la conscience du sujet pensant un espace de liberté intérieure contre le pouvoir despotique de Dieu exercé dans le monde, posant ainsi les fondements théoriques d’une existence « extramondaine » et déchristianisée, où l’homme peut devenir une « personne morale » cherchant sa propre gloire. À cette « démondanisation » des consciences correspondrait un mouvement inverse de « mondanisation » : aux yeux des penseurs chrétiens, l’homme du Grand Siècle – et en particulier le public des tragédies – serait soumis au pouvoir du monde, c’est-à-dire à ses passions terrestres d’homme pécheur. De ce double mouvement résulterait la tragédie classique, où le public venait admirer le déchaînement sublime des passions et l’éclat des vertus profanes de gloire et de générosité.
Certaines de ces thèses, défendues il y a près d’un siècle, peuvent sembler hardies ou insuffisamment étayées, et résisteront peut-être difficilement à la critique. Elles n’en demeurent pas moins stimulantes pour le lecteur d’aujourd’hui, et ne manqueront pas de forcer l’admiration compte tenu du contexte exceptionnel de leur genèse.
Jean-Côme Chalamon (Sorbonne Université)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIV chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Auerbach, Erich, De la Passion aux passions. Pascal, Racine, Descartes, Molière, La Fontaine…, trad. Diane Meur, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2023, 221 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 232-233.
♦♦♦
Schmaltz, Tad M., « The Located Subject of Thought : Hobbes, Descartes, More », Revue de métaphysique et de morale, n° 113, 2022/1, p. 3-19.
Pour Descartes comme pour la plupart des commentateurs de Hobbes, l’argument de « l’Anglais » selon lequel il faudrait conclure du cogito la matérialité de la res cogitans est fondé sur un matérialisme de principe, d’abord formulé dans une théorie empiriste des idées se réduisant à des sensations. L’article montre ici que le matérialisme de Hobbes est moins « dogmatique » que cela : ce n’est pas à la théorie des idées de Hobbes qu’il faut le rapporter, mais à son « argument de la localisation » ainsi formulé dans la quatorzième des IIIae Objectiones : « nullibi est, non est – ce qui n’est nulle part n’est point du tout » (AT VII 193). L’auteur établit la persistance de ce principe dans la philosophie hobbesienne avant d’étudier sa discussion par H. More, qui s’en sert contre Hobbes lui-même, pour défendre l’existence de substances immatérielles étendues. Aussi pour More, Dieu, l’âme et les anges peuvent-ils bien être quelque part. T. M. Schmaltz montre ensuite, dans la correspondance entre Descartes et More, comment ce principe est discuté par Descartes pour qui Dieu, les anges ou notre âme, quoiqu’immatériels, possèdent « d’une certaine façon » (AT V 270) une étendue, au sens d’une « étendue de puissance » (AT V 342). Avec l’auteur, on admettra sans doute que la discussion entre Descartes et Hobbes sur la matérialité de la res cogitans sort enrichie de cette médiation par More – et donc, peut-être, que More a su nouer avec Descartes une discussion que Hobbes a pour sa part manquée.
Jean-Côme Chalamon (Sorbonne Université)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Schmaltz, Tad M., « The Located Subject of Thought : Hobbes, Descartes, More », Revue de métaphysique et de morale, n° 113, 2022/1, p. 3-19, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.
♦♦♦
Hubert, Mathieu, « Paradoxes de la sottise entre Montaigne et La Bruyère », Revue internationale de philosophie, n° 299, 2022/1, p. 9-26.
Pourquoi un sot disant une vérité n’en est-il pas moins sot ? L’auteur étudie ce « paradoxe de la sottise » soulevé par Montaigne puis ses prolongements au XVIIe siècle chez La Bruyère. Ce paradoxe est levé par l’étude de la manière : la sottise n’est qu’une « sotte manière » de dire, indépendante de la vérité ou de l’erreur. Ainsi chez Montaigne : le pédant est un sot, mais un sot savant, qui manque l’occasion ou la manière de dire une vérité. Chez La Bruyère, cette sottise se dit « dans un contexte philosophique cartésien » grâce au « modèle » de la machine : la sottise est alors une « manière mécanique » d’agir et de parler, affirme justement l’auteur. Resterait à évaluer si ce modèle n’est qu’une image, offrant à La Bruyère une manière de dire la sottise, ou s’il lui permet véritablement de la conceptualiser. On peut douter que Vladimir Jankélévitch, qui guide visiblement l’auteur dans cette étude, permette de le déterminer.
Jean-Côme Chalamon (Sorbonne Université)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin cartésien LIII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Hubert, Mathieu, « Paradoxes de la sottise entre Montaigne et La Bruyère », Revue internationale de philosophie, n° 299, 2022/1, p. 9-26, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.