Auteur : Jean-Louis QUANTIN

 

ARMOGATHE, Jean-Robert, Études sur Antoine Arnauld (1612-1694), Paris, Classiques Garnier, 2018 (« Univers Port-Royal », 31), 288 p.

Le volume que Jean-Robert Armogathe a sobrement et modestement intitulé Études sur Antoine Arnauld rassemble les fruits de trois décennies de recherches. L’une de ces quatorze études – l’une de celles qui intéresseront le plus directement les lecteurs du Bulletin cartésien –, « Pierre Barbay, élève d’Arnauld », paraît pour la première fois. Les treize autres avaient vu le jour entre 1989 et 2016, soit dans des revues, au premier chef les Chroniques de Port-Royal – dont la diffusion reste assez limitée, surtout hors de France, mais auxquelles Philippe Sellier puis Gérard Ferreyrolles avaient su, dans les années concernées, donner une bonne tenue scientifique –, soit dans des actes de colloques internationaux. Elles ont été « revues et corrigées » pour leur reprise en recueil, et sont munies d’un index (où l’on regrettera l’omission des auteurs anciens et médiévaux). Le parti suivi pour la bibliographie n’est pas expliqué. J.-R. Armogathe a ajouté un certain nombre de références, en particulier au Dictionnaire de Port-Royal. Il ne s’est pas astreint à une mise à jour systématique. On lui en fera d’autant moins le reproche que certaines études parues depuis ses travaux ne connaissaient pas ceux-ci : Franca Trasselli, « Ilarione Rancati “Milanese dell’Ordine Cisterciense”, il collegio di studi e la Biblioteca Romana di S. Croce in Gerusalemme », Aevum, t. 81, 2007, p. 793-876, ignore ainsi « Antoine Arnauld et Dom Hilarion Rancati » [1995], Chroniques de Port-Royal, t. 44, 1995, repris ici p. 87-121. Isabelle Brian, « Labadie à Amiens : un prédicateur sous surveillance », dans Lire Jean de Labadie, 1610-1674 : fondation et affranchissement, Paris, 2016, p. 109-124, souligne en revanche l’importance de l’étude doctrinale menée dans « Arnauld et Labadie », Chroniques de Port-Royal, t. 47, 1998, ici p. 65-86.

Certains lapsus des premières publications ont échappé à la révision : ainsi, la séance du Saint-Office sur l’Augustinus qui se prolongea, le 19 mars 1644, pendant que Jean Sinnich patientait en vain dans l’antichambre, ne dura pas – si pénible que l’attente eût pu paraître au député jansénien de Louvain –, in profundam mortem, mais in profundam noctem (« Antoine Arnauld et Dom Hilarion Rancati », Chroniques de Port-Royal, t. 44, 1995, p. 220 n. 52, repris ici p. 117 ; comparer la source, à savoir Lucien Ceyssens, « Verslag over de eerste Jansenistische deputatie van Leuven te Rome (1643-1645) », Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, t. 22, 1942-1943, repris dans Jansenistica minora, t. 13, Amsterdam, 1979, fasc. 112, p. 84). Tout cela est bénin. Le nouvel éditeur porte, en revanche, la responsabilité d’accidents typographiques parfois graves : dans la citation du votum de Denis de La Barde, p. 102, la dernière ligne a sauté ainsi que la référence (comparer l’original, « Antoine Arnauld et Dom Hilarion Rancati », Chroniques de Port-Royal, t. 44, 1995, p. 208) ; un peu plus loin, plusieurs mots manquent dans la lettre d’Arnauld (« pour déclarer depuis huit ans, manières », p. 113 ; comparer l’original, p. 215) ; dans le chapitre « Scholastico more : les premiers écrits thomistes d’Arnauld », p. 175-187, toutes les notes ont disparu à partir de la p. 178 (n. 9-24 de l’original, XVIIe siècle, n° 259, avril 2013, p. 199-208), et ne subsistent que deux appels pour ainsi dire suspendus (« 10 », p. 178, et « 19 », p. 183, sans les notes correspondantes). Ceux qui voudront citer ou discuter telle ou telle étude particulière du recueil auront intérêt à se reporter aux publications originales.

Mais ce volume fait bien plus qu’offrir un accès commode à des études dispersées. Leur réunion leur donne une force nouvelle. Elle démontre la fécondité de la démarche intellectuelle qui en fait la cohérence et l’unité. La tradition janséniste, qui culmine dans l’édition de Paris-Lausanne des Œuvres, n’avait pu ériger le monument d’Arnauld qu’en l’y enfermant : à force de célébrer le Docteur, elle en avait fait le maître exclusif, inlassable et ressasseur d’un parti, voire d’une secte (sur les prodromes de cette dérive du XVIIIe siècle chez Arnauld lui-même, voir « Le fantôme du jansénisme ou la rhétorique de la déviance » [1989], ici p. 123-137). Contre les facilités dangereuses de « cette histoire interne » déjà constituée (p. 11), J.-R. Armogathe s’attache à l’Arnauld exotérique, celui des contacts, des dialogues et des affrontements (outre « Arnauld et Labadie » et « Arnauld et Rancati », déjà cités, voir « À propos des rapports entre Arnauld le docteur et le chancelier Séguier » [2001], ici p. 189-195). Il excelle à saisir les enjeux des polémiques particulières et des « affaires », qui cristallisent les divergences de fond (« L’affaire Séguenot (1638) » [2001], ici p. 45-63 ; « Antoine Arnauld dans l’affaire Steyart » [2012], ici p. 155-174 ; « La fourberie de Douai (1690-1691) » [2016], ici p. 139-153). Il montre l’impact prolongé que purent avoir, à la croisée du personnel et du doctrinal, du politique et du théologique, des ouvrages vite tombés dans l’oubli, comme les Rudimenta cognitionis Dei et sui du président Pierre Ier Séguier, publiés en 1636 par son petit-fils le chancelier et pris pour cible par le jeune Arnauld (p. 189-195) : la « microanalyse » éclaire des « événements décisifs pour l’histoire religieuse du siècle » (p. 56). L’Arnauld de ce recueil est aussi un Arnauld vulgarisateur et passeur, bien au-delà du seul milieu port-royaliste (« Arnauld traducteur » [1998], ici p. 197-221). Scrutant le cours de philosophie de Pierre Barbay, qui avait été l’élève d’Arnauld au Collège du Mans en 1639-1641, pour y repérer de possibles « vestigia arnaldina » (p. 39), J.-R. Armogathe suggère que l’enseignement du maître pourrait se retrouver, d’une part dans la richesse des références patristiques, d’autre part dans « le passage fréquent de la philosophie à la théologie » (p. 41).

Cet Arnauld, enfin, est celui des héritages, des lectures et des influences, et de la manière personnelle dont il les retravaille et s’efforce de les concilier : le rapport entre tradition augustinienne et tradition thomiste est un thème central, traité par J.-R. Armogathe– peut-être parce qu’il le maîtrise, lui, parfaitement –, avec une économie et une clarté qui sont loin d’être aujourd’hui de règle sur le sujet. Peut-être est-ce pousser un peu loin la recherche de la formule frappante que de parler d’« oripeaux » (p. 103 : « Arnauld va s’efforcer d’habiller d’oripeaux thomistes sa propre doctrine », et encore p. 185 : « vêtir d’oripeaux scolastiques la théorie augustinienne et jansénienne de la grâce »). Les conclusions, p. 186, sont en tout cas nuancées et convaincantes : « [Arnauld] a été conduit, par le cheminement interne de sa réflexion questionnée, fécondée et déterminée par sa fréquentation des auteurs thomistes, à de nouveaux développements ; la lecture que Thomas fait d’Augustin n’a pas laissé intact l’augustinisme jansénien, la seule lecture d’Augustin pour lui-même. Cet enrichissement ou cette dérive thomiste porte sur plusieurs points et rend compte de l’évolution de la pensée d’Arnauld, c’est-à-dire d’un détachement, d’un éloignement progressif de Jansénius ».

La tournure d’esprit et le talent spécial de J.-R. Armogathe sont ceux d’un explorateur plus que d’un laboureur. Il avertit lui-même avec probité, en conclusion de son étude sur le serment augustinien adopté par l’université de Salamanque en 1627 (« Juro me docturum ac lecturum doctrinam Augustini » [2015], ici p. 239-249), qu’il « ne maîtrise pas tous les matériaux d’une enquête qui reste ouverte ». Il note, p. 194, que « la publication des Rudimenta [de Séguier en 1636] devait répondre à un impératif de politique religieuse qu’il faut rechercher et mieux définir ». Le lecteur, en fonction de ses propres intérêts, ne manquera pas de regretter que telle ou telle question n’ait pas été creusée plus à fond. La distinction entre « deux grandes familles sémantiques du XVIIe siècle », selon la préférence pour la définition augustinienne ou thomiste de signum (et J.-R. Armogathe repère, sur la théorie du signe, p. 218, « un conflit philosophique » à l’œuvre chez Arnauld lui-même), mériterait davantage qu’une simple annexe de quelques pages à une étude sur « Arnauld traducteur ». Pour suivre jusqu’au bout toutes les pistes ouvertes ici, il faudra plusieurs thèses. En attendant que viennent celles-ci, le présent recueil éclaire, d’une lumière toujours brillante et parfois fulgurante, bien des aspects de l’œuvre d’Arnauld et, à travers elle, des pans entiers de l’histoire religieuse et intellectuelle de l’âge classique. Antoine Arnauld, écrit J.-R. Armogathe en introduction, « n’est pas un individu : […] c’est l’ensemble des problèmes que l’âge moderne connaît en philosophie, en théologie, et à l’interface des deux disciplines » (p. 13). Ces quatorze études en offrent la meilleure confirmation possible.

Jean-Louis QUANTIN (EPHE, Sciences historiques et philologiques)

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Pour citer cet article : ARMOGATHE, Jean-Robert, Études sur Antoine Arnauld (1612-1694), Paris, Classiques Garnier, 2018 (« Univers Port-Royal », 31), 288 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 177-179.</p

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