Auteur : Jenny Pelletier
Magali ROQUES, L’essentialisme de Guillaume d’Ockham, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2016, 228 p.
Dans cette monographie courte, mais dense, Magali Roques comble une lacune importante dans la littérature sur la logique, l’épistémologie et la métaphysique de Guillaume d’Ockham, surtout en ce qui concerne sa théorie de la définition réelle. Il est étonnant que ce sujet ait suscité si peu d’intérêt, étant donné que les définitions nominales ont été fort étudiées depuis les années 80, particulièrement en lien avec les concepts connotatifs complexes dans le langage mental et leur rôle dans le réductionnisme ontologique ockhamien. Cette omission peut s’expliquer par le fait que les définitions réelles sont historiquement liées à la position réaliste selon laquelle les essences sont des entités universelles. Ockham, qui défend une variante du nominalisme de la ressemblance, pense que toute essence est individuelle, mais ce fait n’implique pas, comme le montre Magali Roques, qu’il soit « anti-essentialiste ».
Depuis Aristote, on estime que les substances ont des essences et qu’elles peuvent dès lors être définies par des définitions réelles, qui expriment leurs propriétés nécessaires et qui sont prédicables de ces substances. La question principale que M. Roques pose est celle-ci : la théorie des définitions réelles d’Ockham est-elle essentialiste ? Esquissant un tableau des différentes conceptions de l’« essentialisme » que l’on trouve chez les médiévistes et les philosophes analytiques contemporains, M. Roques se concentre sur la description de l’essentialisme aristotélicien de Willard Quine. Selon Quine, l’essentialisme aristotélicien est la thèse selon laquelle certaines propriétés nécessaires existent de manière indépendante de notre esprit. M. Roques, qui croit à juste titre qu’Ockham défend un tel essentialisme, se donne pour tâche d’analyser les définitions réelles dans la pensée de ce dernier de manière détaillée et exhaustive.
Le deuxième chapitre traite de la sémantique des définitions réelles. M. Roques propose une lecture attentive d’un texte peu discuté, la distinction 8 de l’Ordinatio, qui examine plusieurs aspects sémantiques des termes de genre (« animal ») et de différence (« rationnel »). Les termes de genre et de différence peuvent former un concept ou une expression complexe qui constitue bel et bien une définition réelle (« animal rationnel »). Il semble qu’une définition réelle complète exprime toute la partie essentielle d’une substance définie, un fait qui confirme que seules les substances composées de matière et de forme(s) sont définissables ; les anges et les accidents, par exemple, ne sont pas définissables. M. Roques clôt ce chapitre avec la déclaration suggestive, mais peu étayée, voulant que le critère d’engagement ontologique d’Ockham puisse être satisfait par l’ensemble des propositions dans lesquelles les définitions réelles et nominales sont adéquatement prédiquées de ce qu’elles définissent.
Le troisième chapitre est dédié à l’épistémologie des définitions réelles. L’un des principaux objectifs ici est de déterminer comment l’on peut connaître avec évidence les propositions dans lesquelles les définitions réelles sont prédiquées de ce qu’elles définissent (« tout homme est un animal rationnel »). Parce qu’Ockham pense que ces propositions ne peuvent être découvertes qu’au moyen de l’expérience, alors que ce n’est en fait pas possible pour les êtres humains ici-bas, M. Roques défend l’idée qu’il s’agit de vérités analytiques, contingentes et a posteriori. Elle discute également le statut des définitions réelles dans la production du savoir scientifique portant sur les substances naturelles.
Le quatrième chapitre étudie la métaphysique des essences ou quiddités, ce qui, pour M. Roques, revient à analyser la thèse ockhamienne réductionniste concernant la structure méréologique des substances composées. L’essence d’une substance composée est identique à ses parties essentielles, matière et forme(s), au moins quand ces parties sont naturellement unifiées et se trouvent dans le même lieu (il reste toujours métaphysiquement possible que Dieu puisse les séparer).
M. Roques conclut de manière convaincante que la théorie de la définition réelle d’Ockham est essentialiste. Les substances, les essences, ont des propriétés nécessaires indépendamment du fait d’être nommées ou pensées. Si Socrate est un homme, il est nécessairement un homme, un animal rationnel. M. Roques réussit à éclairer la nature et le rôle des définitions réelles dans le corpus ockhamien. Son étude est historiquement précise et philosophiquement astucieuse. Elle vise ambitieusement à mettre Ockham en discussion explicite avec quelques philosophes analytiques contemporains, chose que la plupart des historiens de la philosophie médiévale ne font ou n’osent pas faire.
Jenny PELLETIER (Leuven University)
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Pour citer cet article : Jenny PELLETIER, « Magali ROQUES, L’essentialisme de Guillaume d’Ockham, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.