Auteur : Jerónimo Rilla
Paul Sagar (dir.), Interpreting Adam Smith. Critical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 285 p.
L’ouvrage collectif Interpreting Adam Smith a vu le jour à l’occasion du tricentenaire de la naissance du philosophe écossais. Cette publication est empreinte d’une dimension commémorative, ainsi que d’une volonté de dresser un bilan des études smithiennes. Chaque chapitre est conçu comme une contribution originale et autonome aux études sur la pensée de Smith, tentant de saisir les différents angles d’une œuvre qui est « dynamiquement systématique » (p. 24), à travers une perspective philosophique, historique (au sens de l’histoire intellectuelle), éthique, économique, sociologique, voire linguistique. L’éventail de discussions proposées couvre la nature morale du projet smithien et son lien (ou sa dissonance) avec son économie politique, l’emprise de l’Église catholique au Moyen Âge vue d’une perspective économiciste, ses réflexions sur le ressentiment, son stoïcisme teinté d’épicurisme, le rôle de la littérature dans la formation morale, ainsi que son analyse des défauts de la philosophie – entre autres.
Évidemment, cette mise en commun de contributions si diverses nous incite à rechercher un principe d’organisation. On ressent, sur ce point, l’absence de la main de l’éditeur, qui a préféré rester presque invisible (ce qui n’est pas entièrement surprenant de la part d’un spécialiste de Smith) dans une introduction assez brève (deux pages), principalement destinée à décrire le volume. Comme principes généraux, Paul Sagar mentionne l’intention de représenter la variété des disciplines qui ont absorbé l’esprit de Smith, ainsi que la volonté d’inclure, afin d’élargir la discussion, à la fois des jeunes chercheurs et des chercheurs plus expérimentés.
Pourtant, d’autres éléments émergent lors de la composition du volume. D’un point de vue superficiel, l’appartenance institutionnelle des participants est un aspect saillant. Le volume est conçu comme un débat entre membres de la communauté académique anglo-saxonne. Bien que cela ne soit pas blâmable en soi, puisqu’il s’agit, après tout, d’un penseur anglophone, les limites de cette Commonwealth lettrée, pour paraphraser le critique uruguayen Ángel Rama, finissent par être assez restreintes. Les êtres humains, et les universitaires en particulier, n’entament pas leurs discussions sur la base de ce « noyau sémantique [semantic core] […] partagé par tous les langages » (p. 79) que Bart Wilson et Gian Marco Farese tentent de décrypter dans les textes de Smith. En effet, comme le souligne Kathleen McCrudden en se référant à Sophie de Grouchy, traductrice de Smith, des « réfractions » (p. 230) se produisent lorsque les idées voyagent entre les langues. Reprenant l’image du « kaléidoscope » (p. 3) évoquée par Glory Liu dans son chapitre introductif très éclairant, la diversification du cadre de discussion pourrait faire émerger de nouvelles interprétations. C’est d’autant plus important que la spécialisation excessive est une source de préoccupation, due non seulement à la « division du travail » (p. 20) croissante dans le milieu académique, mais aussi, vraisemblablement, au provincialisme des échanges.
D’un point de vue thématique, ce volume repose sur deux piliers. Le premier consiste en une réinterprétation de la pensée de Smith à la lumière de notre époque. C’est une tentation inhérente aux commémorations intellectuelles, qui se traduit par une célébration de ce que l’on pourrait appeler, après l’historien Carlos Real de Azúa (« Carlos Roxlo: un nacionalismo popular », in Ambiente Espiritual del 900, Montevideo, Arca, 1984, p. 43), ce qu’il y a d’« être encore en vigueur » dans un auteur. Cette approche interprétative se manifeste dans l’utilisation d’outils théoriques tels que la théorie des jeux (p. 60), que Barry Weingast développe sur la base des postulats smithiens pour analyser l’emprise de l’Église au Moyen Âge. De même, on la retrouve dans la recherche menée par James Otteson d’une pratique commerciale « vertueuse » (p. 7) inspirée par les idées de Smith, dans l’analyse de la Richesse des nations comme un « traité des choix publics contre la capture de l’État et le copinage » (p. 122), ainsi que dans l’éthique « suffisantarienne [sufficientarian] » qu’il est possible, selon Paul Sagar, d’« endosser aujourd’hui » (p. 144). Enfin, il s’agit de « mieux comprendre notre monde à travers Smith » (p. 19), comme le fait remarquer Glory Liu.
Le deuxième pilier thématique permet de remettre en lumière l’enracinement moral du projet intellectuel smithien. D’après Christopher Barry, la science sociale complexe élaborée par Smith serait un dispositif efficace et « persuasif » au service de l’amélioration de la vie des êtres humains (p. 37-38). Ce principe de progrès, qui selon Smith guide les actions des gens, est soulevé à plusieurs reprises dans les contributions (p. 28, 42, 85, 100, 122, 135, 192 et 233). Dans cette optique, un groupe d’interprètes tente de mettre en avant le caractère foncièrement moral de l’argument politico-économique de Smith. Bart Wilson et Gian Marco Farese offrent une clé de lecture textuelle visant à « re-humaniser l’étude de l’économie » (p. 95) telle qu’elle est déployée par ce dernier. Le chapitre de Samuel Fleischacker propose un raisonnement particulièrement stimulant à cet égard. Selon lui, le célèbre concept de « l’intérêt propre » du boucher auquel on fait appel lorsqu’on achète un filet de bœuf révèle une « capacité à être conscient des besoins et sentiments des autres » (p. 64), à l’instar du spectateur impartial smithien qui parvient à « maîtriser ses émotions » et « les mettre en accord avec autrui » (p. 65). Cela ne signifie pas une forme d’amitié. Au reste, nous savons depuis Claude Chabrol qu’il vaut peut-être mieux éviter d’avoir trop d’intimité avec un boucher. Il s’agit d’une « forme d’étrangeté amicale [a form of amicable strangership] » (p. 191) comme la décrit Lisa Hill. « Parler argent » ou échanger sur un marché comporte une dimension « d’autocontrôle » (p. 66). De surcroît, lors de cette conversation commerciale avec le boucher, « nous exprimons notre liberté et respectons la sienne » (p. 74). Les vertus du commerce nourrissent donc également « les bases morales de la liberté et du respect » (p. 76). Même si la connexion entre le commerce de la viande comme « forme de discours » et le respect de la liberté d’autrui peut sembler contre-intuitive pour un lecteur de L’Abattoir d’Esteban Echeverría, le chapitre de S. Fleischacker réussit à convaincre. De manière similaire, Lisa Hill reconstruit la théorie morale de Smith en analysant son utilisation complexe des sources stoïciennes et épicuriennes. Ce syncrétisme aurait comme but de justifier la productivité sociale des impulsions égoïstes (p. 179) ainsi que le « cosmopolitisme commercial » de Smith (p. 189).
Un autre groupe de commentateurs essaie de renforcer l’ancrage moral de la pensée de Smith par des moyens opposés, en distinguant le domaine éthique du domaine politico-économique dans son projet. Robin Douglass propose une lecture persuasive, dont l’objectif est de montrer la raison pour laquelle sa Théorie des sentiments moraux opère à un niveau beaucoup plus « fondamental », sans se soucier des problèmes liés à la modernité commerciale ou au capitalisme en général (p. 140).
Malgré son rôle d’éditeur absconditus, Paul Sagar signe un article très remarquable en raison de ses arguments perspicaces visant à assurer l’autonomie de la morale chez le philosophe écossais. Il vaut la peine de s’attarder sur ces arguments.
Selon lui, Smith serait en effet un penseur qui défend une éthique individuelle « suffisantarienne [sufficientarian] » : étant donné que nous disposons des moyens minimums et suffisants pour notre subsistance, le bonheur dépend d’un travail de calibrage psychologique. En d’autres termes, l’essentiel est de se contenter de ce que l’on a, sans se laisser entraîner par le « caprice de la raison » qui nous pousse à convoiter ce que possèdent les plus riches (p. 155). C’est là la « motivation sécrète » (p. 145) derrière notre « impulsion à consommer » (p. 144). L’ingéniosité de Smith serait d’avoir décelé les raisons de notre engouement pour les « moyens d’utilité [means of utility] », des artéfacts parfois peu utiles, inutiles en eux-mêmes. Dès lors, on agit toujours en fonction d’une « idée lointaine de bonheur » (p. 145), quelque chose d’« aspirationnel » dirait-on aujourd’hui, nous poussant à accumuler des jouets qui promettent le bonheur, mais qui ne nous le procurent pas. Par conséquent, Smith suggère à travers un exemple hyperbolique qu’un clochard qui s’amuse au soleil pourrait être plus heureux qu’un roi, sur la tête duquel le fardeau de la couronne pèse toujours. Cette « tromperie » produit toutefois, d’une manière non intentionnelle, un effet positif à l’échelle sociale, car elle constitue « le principal moteur de la consommation et de la prospérité économique » (p. 148). Or la thèse de P. Sagar est qu’il ne faut pas confondre l’éthique suffisantarienne de Smith, qui opère au niveau individuel, avec un quelconque engagement politique. Son éthique nous propose d’être heureux indépendamment de ce que les autres possèdent, et en supposant qu’on possède le minimum suffisant. La question de la politique sociale et de la distribution (in)égalitaire de moyens reste indéterminée (p. 158). Le domaine de la morale est autonome vis-à-vis de celui de la politique. Deux interrogations sont suscitées par cette reconstruction. D’un côté, ne devrait-on pas s’attendre à ce qu’émergent des effets politiques de cette éthique suffisantarienne ? Tel qu’il est compris par P. Sagar, Smith lui-même reconnaît une connexion entre une « psychologie » décevante de la consommation et « la prospérité générale » qui en résulte. Quelles seraient les conséquences d’une adoption généralisée d’une pratique éthique plus véritable ? De l’autre côté, défendre une éthique de ce genre pour ceux qui se trouvent dans une position aussi désespérée que les plus démunis serait, admet l’article, « potentiellement insultant » (p. 157). Notons aussi qu’il n’est pas nécessaire de lire En attendant Godot pour se rendre compte qu’en général ce que l’auteur appelle le « calibrage psychologique propre à chacun [one’s personal psychological calibration] » ne fonctionne pas de cette manière. Cela soulève en outre des questions importantes : l’éthique smithienne ne serait-elle pas trop restreinte ? Quelle éthique serait-elle appropriée pour les personnes qui n’ont pas encore atteint un état de « suffisance » ? Doivent-elles attendre l’intervention politique du gouvernement pour devenir des sujets dignes d’une morale « suffisantarienne » ?
Les chapitres suivants, notamment ceux de John Scott et Michelle Schwarze sur le ressentiment lié à l’injustice, ou celui de Lauren Kopajtic sur le processus au terme duquel on devient un « spectateur moral mature » grâce à la littérature (p. 200), se fondent également sur la prémisse d’une philosophie morale autonome chez Smith. Sans doute le paroxysme de cette ligne interprétative se trouve-t-il dans l’essai de Craig Smith qui conclut le volume. Son objectif n’est pas simplement de garantir une autonomie pour la morale, mais plutôt d’autonomiser le « jugement moral » de la morale des philosophes (p. 238). Souvent éloignés des circonstances ordinaires de l’action, les professionnels de la philosophie sont « mal placés pour l’appréciation fine et contextuelle de ce que Smith croit être constitutif de la vie morale » (p. 239).
En résumé, bien que le lecteur puisse parfois manquer de points de repère pour suivre la systématicité du volume, Interpreting Adam Smith ouvre plusieurs « voies pour accéder à Smith » (p. 19) et offre des outils inestimables pour réfléchir sur un « classique » que l’on lit « avec une ferveur préalable et une loyauté mystérieuse », pour reprendre la formulation de Jorge Luis Borges (« Sobre los clásicos », in Otras Inquisiciones, Buenos Aires, Emecé, 1966, p. 262 ; nous traduisons).
Jerónimo Rilla
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise III chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Paul Sagar (dir.), Interpreting Adam Smith. Critical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 285 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p
♦♦♦
<!Et pour repère dans la liste des recensions : >