Auteur : Joël Biard

John Buridan’s Questions on Aristotle’s De anima – Iohannis Buridani Quaestiones in Aristotelis De anima, éd. Gyula Klima, Peter G. Sobol, Peter Hartman, Jack Zupko, trad. anglaise G. Klima, « Historical-Analytical Studies on nature, Mind and Action » n° 9, Cham, Springer, 2023, xxxvii + 998 p.

Jean Buridan a commenté l’intégralité du corpus aristotélicien, souvent à plusieurs reprises, lors de sa carrière de maître ès arts. S’il doit d’être connu dans le grand public à une anecdote (plus ou moins bricolée) qui concerne sa théorie de la liberté et ses conséquences en Éthique, si sa réputation, forgée à partir du XVe siècle, en fait à juste titre un grand logicien, son importance en philosophie naturelle n’en est pas moins fondamentale. Et dans ce cadre la théorie de l’âme fut un des éléments qui furent amplement lus, débattus et commentés tout au long des derniers siècles médiévaux, notamment dans les universités d’Europe centrale.

C’était donc avec impatience que l’on attendait l’édition critique de ses Questions sur le Traité de l’âme, même si des versions préliminaires avaient circulé – j’en avais moi-même utilisé une pour ma traduction française (Buridan, Questions sur le Traité de l’âme d’Aristote, Paris, Vrin, 2019). Elle vient d’être publiée au terme d’un travail collaboratif de plus de dix ans. L’édition est due à Peter Sobol, Peter Hartman, Jack Zupko, et Gyula Klima qui en a assuré la coordination. Il s’agit d’un volume de plus de mille pages. Une brève introduction (vingt-deux pages) est destinée à rappeler quelques données biographiques élémentaires, la datation, et à présenter les manuscrits ; le reste est constitué de l’édition critique avec en vis-à-vis une traduction anglaise due à G. Klima. Parmi les vingt-trois manuscrits qui contiennent la totalité ou la quasi-totalité du texte édité, cinq ont été utilisés, dont l’introduction donne une description codicologique. Les éditeurs expliquent avoir choisi de produire, sur la base de ces cinq manuscrits, le texte qui leur paraissait doctrinalement le plus cohérent, plutôt que d’en suivre un seul.

La version présentée est la tertia lectura, troisième et dernière version, rédigée entre 1347 (puisqu’elle mentionne la condamnation de Nicolas d’Autrécourt) et 1358 (date supposée des Questions sur les Météores qui la cite). Il y eut donc deux autres versions. Les éditeurs disent un peu vite qu’il n’y a pas de manuscrits livrant avec une authenticité certaine les précédentes versions. En vérité, la situation est selon moi un peu différente. Si tout le monde devrait aujourd’hui savoir que le commentaire édité par Benoît Patar sous le titre De prima lectura n’est assurément pas de Buridan (on peut d’ailleurs s’étonner, de ce fait, de la note 9 p. IX, disant qu’il n’y a pas de consensus sur l’attribution), une autre version qui se trouve avec quelques variantes dans plusieurs manuscrits, est attribuée par plusieurs d’entre eux à Buridan. Il s’agit probablement de la deuxième lecture. Il est vrai qu’elle n’est pas éditée (sauf quelques questions par B. Patar d’après le manuscrit de Vendôme, Bibl. Munic. 169).

L’œuvre éditée est un très long commentaire, de cinquante et une questions, dont certaines sont elles-mêmes très longues. Buridan propose ainsi une analyse approfondie de tous les problèmes que soulève le texte d’Aristote, et qui sont débattus à son époque.

Le texte de Buridan prend place dans toute une tradition de commentaires qui s’est formée depuis le milieu du siècle précédent, mais il la renouvelle profondément, tant dans la démarche que pour certaines positions qu’il défend. En premier lieu, il s’inscrit dans la démarche générale de l’auteur consistant à surdéterminer le discours de philosophie naturelle par une approche logique et métalinguistique des énoncés. Moins présente que dans d’autres textes, comme les Questions sur la Physique par exemple, cette démarche est toutefois explicitement rappelée dans la première question. En second lieu, il précise l’objet de la science de l’âme. Cette discipline doit en effet être située par rapport à la métaphysique d’une part, aux petits traités de philosophie naturelle d’autre part. Buridan prolonge ainsi une tendance qui a pris de l’importance au tournant des XIIIe et XIVe siècles (avec Raoul le Breton, 1296), tendance à accroître la place des questions épistémologiques dans les commentaires sur l’âme (scientificité de cette discipline, place dans la philosophie naturelle). C’est à ces questions qu’est consacré presque intégralement le livre I, comme ce sera aussi le cas chez Nicole Oresme, et cela le sera encore avec Blaise de Parme à la fin du siècle. Si Buridan accorde moins de place que certains de ses prédécesseurs, comme Jean de Jandun, au rapport entre science de l’âme et métaphysique, il réfléchit en revanche sur la différence avec les petits traités naturels (parva naturalia). La science de l’âme ne se demande pas ce qu’est l’âme, quid est anima (c’est la fonction de la métaphysique), mais elle considère l’âme en relation avec le corps. La question de savoir si c’est l’âme ou le corps animé qui constitue le sujet du De anima était devenue centrale depuis un demi-siècle. La position de Buridan est que dans ce traité l’on considère l’âme en elle-même, ses puissances et ses opérations mais selon un certain point de vue : « d’après la raison selon laquelle elles se tiennent du côté de l’âme et de ses objets pour autant qu’ils agissent sur l’âme ». En revanche dans les parva naturalia on considère les propriétés et opérations qui relèvent de tout le composé et de ce qui est requis du côté des corps pour ces opérations. En fait, il ne s’agit pas de deux domaines d’objets différents, mais de deux points de vue conceptuels différents et complémentaires sur les vivants (et notamment, mais pas seulement, sur l’homme) en tant que composé d’âme et de corps. C’est dire que, d’une part, l’âme doit bien être considérée d’un point de vue naturel dans sa situation d’être incorporé – et Buridan ne s’aventure pas à des considérations sur les intelligences séparées ou la hiérarchie des intellects – ; et d’autre part c’est non pas le corps animé, comme pour Raoul le Breton, qui est l’objet de cette science, mais l’âme elle-même dans sa situation d’être incorporé. Il définit ainsi une forme d’autonomie de la psychologie (science de l’âme) comme étude du point de vue psychique sur les phénomènes humains.

Les livres II et III traitent les problèmes usuels sur la définition de l’âme et sur les différents sens, puis sur l’intellect… Certaines questions toutefois sont reprises d’un livre à l’autre, comme celle de la connaissance universelle, ou celle de l’unité de l’âme. Je mentionnerai pour mémoire quelques-unes de ces questions philosophiquement importantes afin de souligner ici l’intérêt doctrinal de l’ouvrage, sans évidemment pouvoir entrer dans les détails.

Buridan soutient fermement la thèse de l’unité de l’âme – à la différence de Guillaume d’Ockham, par exemple, ou (pour prendre quelqu’un de plus proche) de Nicole Oresme. Nous pourrions dire qu’il s’inscrit sur ce point dans le prolongement de Thomas d’Aquin. Mais il radicalise le principe de l’unité de l’âme, en elle-même et avec ses puissances. Pour ce faire, il distingue les puissances principales d’une part (équivalentes à l’âme elle-même, de sorte que c’est une âme unique qui intellige, sent, meut et exerce les fonctions végétatives), et les puissances instrumentales d’autre part, qui ne sont autres que les organes utilisés par l’âme. Il développe ainsi une conception instrumentale du rapport entre l’âme et ses organes qui fait à certains égards penser à Augustin. On semble retrouver l’idée thomiste d’une différence de raison entre les différentes puissances, bien que totalement transformée puisqu’il s’agit de noms qui désignent la même âme avec des connotations différentes.

Mais il faut aussi souligner que l’on trouve dans le livre II toute une théorie très détaillée de la perception. Au XIVe siècle, les commentateurs d’Aristote ont rompu de fait avec la théorie aristotélicienne de la sensation comme acte commun du sentant et du senti ; nous avons affaire à un procès causal d’élaboration de la représentation psychique. Buridan reprend à son compte la théorie des species, entendues non pas comme objet de la sensation, mais comme ce par quoi la sensation a lieu. Il ne reprend pourtant aucunement les idées d’être diminué ou d’être intentionnel, et il abandonne ou transforme la thèse de l’être spirituel des images. Il réinterprète la notion d’être spirituel pour désigner, métaphoriquement, des accidents non sensibles de réalités matérielles. Les species sont d’abord transmises temporellement (quoique de façon imperceptible) dans le milieu. Buridan reprend aussi en la transformant l’idée de sens agent, en soulignant l’activité de l’âme dans le procès de sensation. Enfin, concernant la théorie de la perception, on doit aussi mentionner que l’on trouve des analyses très détaillées du fonctionnement des différents sens, notamment de l’ouïe et du toucher.

Plusieurs articles ces dernières années ont montré que Buridan met en place sur la question de séparabilité de l’âme humaine tout un dispositif théorique tripartite, avec Averroès, Alexandre et la position de la foi, cette dernière étant modelée sur Thomas d’Aquin, à la suite du Concile de Vienne. C’est en raison de ce dispositif qu’il y a eu depuis longtemps des débats sur le rapport de Buridan avec l’alexandrisme et par conséquent avec une approche matérialiste de l’âme humaine. Si Buridan accepte comme vraie la position de la foi, on ne peut négliger le fait que l’alexandrisme est pour lui la seule position philosophiquement tenable. Cela prend place dans une démarche, qui aura des suites, consistant à évaluer à la fois les modalités discursives et la valeur épistémique de différentes théories possibles, démarche que nous retrouverons jusque chez Pietro Pomponazzi au début du XVIe siècle.

À propos de l’intellect, l’ouvrage contient aussi quelques développements intéressants concernant la nature et la fonction des images intelligibles, notamment dans la question 15 sur le livre III. L’image intelligible (species intelligibilis) est assimilée au fantasme, ce qui rompt là encore avec la tradition antérieure. Nous trouvons une longue analyse du rapport entre connaissance universelle et connaissance singulière. Mais, même si l’on trouve les mises au point indispensables dans le contexte de l’époque sur l’intellect agent et l’intellect possible ou patient, elles ne sont pas au centre de la théorie buridanienne. Pour rendre compte de l’intellection, plus importants sont les développements sur la fonction des images intelligibles et leur relation aux images sensibles, aux actes d’intellection ou aux dispositions acquises, ou encore la description détaillée du processus de reconnaissance, dans lequel se conjuguent appréhension universelle et appréhension singulière d’une chose.

Le texte édité ici couvre donc un vaste champ de problèmes concernant le statut et les opérations de l’âme humaine, principe unique des opérations vitales, motrices, sensitives et intellectives. Mais surtout, il représente une étape nouvelle dans la psychologie médiévale. Il participe à la mutation d’un certain type de discours philosophique au XIVe siècle. C’est donc un texte de première importance pour tous ceux qui s’intéressent à la philosophie des derniers siècles médiévaux, qui ouvre aussi sur des réflexions philosophiques générales en philosophie de l’esprit et théorie de la connaissance. Nous ne pouvons que nous féliciter d’avoir un accès facilité à ce texte fondamental.

Joël Biard

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Pour citer cet article : John Buridan’s Questions on Aristotle’s De anima – Iohannis Buridani Quaestiones in Aristotelis De anima, éd. Gyula Klima, Peter G. Sobol, Peter Hartman, Jack Zupko, trad. anglaise G. Klima, « Historical-Analytical Studies on nature, Mind and Action » n° 9, Cham, Springer, 2023, xxxvii + 998 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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Pierre D’AILLY, Mentale Sätze und das Problem semantischer Antinomien: Die Insolubilia von Pierre d’Ailly, édition de Markus ERNE, Historische Studie und textkritische Edition, Turnhout, Brepols, « Studia artistarum » n° 46, 2022, 256 p.

Les Insolubilia sont des petits traités de logique consacrés à des paradoxes sémantiques du type du Menteur, c’est-à-dire dans sa forme antique « je mens », ou dans une forme plus usuelle au Moyen Âge « Ego dico falsum » (je dis le faux, ou je dis quelque chose de faux), dans une situation où cette proposition est la seule qui soit prononcée. Ils sont apparus dès le début du XIIIe siècle et se sont répandus jusqu’à la fin du Moyen Âge. Cette littérature est généralement bien connue avec notamment les études de Lambert-Marie De Rijk, Paul Vincent Spade ou Stephen Read, mais de nombreux traités restent à éditer. Celui de Pierre d’Ailly, rédigé lorsqu’il était maître ès arts au début des années 1370, occupe une place singulière dans cette littérature. Contrairement à la tendance de l’époque, où l’on multiplie les cas de plus en plus compliqués d’insolubles, faisant intervenir plusieurs propositions qui se signifient les unes les autres, dans des situations plus ou moins invraisemblables, Pierre d’Ailly les recentre sur quelques cas typiques, estimant que « de nombreuses propositions sont énumérées parmi les insolubles qui ne sont pas proprement insolubles » (p. 189) ; en revanche, il accorde une large place dans son texte à des éléments de sémantique qui fondent son analyse et sa résolution des paradoxes. Le traité comprend quatre chapitres : le premier consacré à la définition de la proposition, le deuxième à ce que sont une proposition vraie et une proposition fausse, le troisième à ce qu’est une proposition qui contient une réflexion sur soi, le quatrième à ce qu’il convient de répondre aux insolubles. Ce dernier est paradoxalement assez bref, mais l’essentiel est acquis avec le chapitre précédent.

Le premier chapitre accorde la première place à la division d’origine boécienne entre proposition écrite, parlée ou mentale. Mais il prolonge en vérité l’idée de langage mental qui s’est développée au XIVe siècle, principalement avec Guillaume d’Ockham. Sur cette base, toutefois, la position de Pierre d’Ailly, telle qu’elle s’exprime ici mais aussi dans l’opuscule intitulé Conceptus, a deux particularités. D’une part, elle radicalise la primauté du langage mental, qui est le langage au sens propre. D’autre part, elle introduit une distinction entre proposition mentale improprement dite, qui est l’image mentale d’une proposition parlée (ou écrite) et proposition mentale proprement dite, dont les termes sont des signes naturels. Les propositions conventionnelles signifient le vrai ou le faux, tandis que les propositions mentales proprement dites sont naturellement vraies ou fausses. Ce chapitre discute aussi la question de savoir si une proposition mentale est composée ou bien est un acte simple, une question soulevée en particulier par Grégoire de Rimini. Pierre d’Ailly estime au terme de cette analyse qu’une proposition mentale est dite connaissance complexe parce qu’elle équivaut, en signification, à plusieurs connaissances spécifiquement distinctes – cette équivalence se faisant du point de vue de la signification (laquelle sera explicitée dans le chapitre suivant), mais non comme une composition car la proposition mentale n’a pas de parties à proprement parler.

Le deuxième chapitre s’attache aux conditions de vérité et de fausseté des propositions. En premier lieu, une proposition écrite, parlée ou improprement dite mentale est vraie ou fausse parce que lui correspond une proposition mentale proprement dite qui est vraie ou fausse. Quant à celle-ci (en se limitant pour simplifier à la proposition affirmative d’inhérence), elle est vraie si « de quelque manière qu’il est signifié par elle être, avoir été ou devoir être, selon sa signification totale, il en est, a été ou sera ainsi ». Ainsi apparaît l’idée de signification de la proposition. Mais les Insolubilia sont, avec le Commentaire des Sentences, un des lieux où Pierre d’Ailly rejette totalement l’idée de « signifié propre et adéquat de la proposition » ou de complexum significabile soutenue à Paris par Grégoire de Rimini (à la suite d’Adam Wodeham à Oxford), théorie jugée « tout à faire irrationnelle et inintelligible » (p. 169). La signification de la proposition n’est autre que celle de ses termes, mais elle signifie « d’une certaine manière » (aliqualiter) – ce que l’on a pu désigner comme « signification adverbiale ».

Le troisième chapitre est consacré aux propositions qui contiennent une réflexion sur soi. Il est central car l’insoluble est décrit comme une proposition qui signifie qu’elle est fausse. Les insolubles sont ainsi une espèce parmi les propositions autoréflexives. Le texte examine entre autres la thèse, répandue à son époque, selon laquelle toute proposition, de soi, signifie qu’elle est vraie. Après avoir rappelé au début du chapitre sa définition de signifier comme « représentation de quelque chose à une puissance cognitive » (p. 193), Pierre d’Ailly introduit au cours du chapitre une distinction qui deviendra célèbre aux siècles suivants, entre signification objective et signification formelle (p. 198). La première est illustrée par l’exemple de l’image du roi, qui signifie objectivement le roi ; la seconde est assimilée au concept de roi, qui est une représentation formelle du roi. Cette distinction est investie dans l’analyse de l’insoluble, en posant que la proposition mentale proprement dite ne peut pas se signifier formellement elle-même. De plus, puisqu’elle ne peut se réfléchir sur soi, une de ses parties ne peut pas supposer pour la proposition dont elle fait partie (par exemple le prédicat faux pour la proposition dont il fait partie). Il apparaît dès lors qu’aucune proposition mentale proprement dite n’est un insoluble.

Le dernier chapitre en tire les conséquences : l’insoluble (parlé ou écrit) signifie deux propositions mentales, l’une qui affirme sa fausseté, l’autre qui affirme sa vérité. Mais elle ne les conjoint pas (ce qui en ferait une proposition complexe fausse puisque contradictoire), elle les signifie inconiuncte, c’est-à-dire que ces propositions n’ont aucun lien de conjonction, de disjonction ou de consécution. Autrement dit l’insoluble est une « proposition plurielle » au sens où Aristote parlait d’interrogation plurielle (Réfutations sophistiques, 31). L’insoluble (parlé ou écrit) signifie, sans lien entre elles, une proposition vraie et une proposition fausse dans le langage mental proprement dit.

La solution des insolubles combine donc, comme le fait justement remarquer l’éditeur, la primauté du langage mental et une réactualisation de la solution par « fallacie » (tromperie fondée objectivement dans le langage), qui est l’une des solutions traditionnelles, et en l’occurrence par « fallacie selon la proposition plurielle ». Mais tout en prenant place dans une longue liste d’auteurs proposant une solution aux insolubles, le traité présente de multiples intérêts dans le domaine de la sémantique : définition de la signification par la représentation, primauté accentuée du langage mental, distinction entre signification objective et signification formelle, critique du signifiable de manière complexe, etc.

L’édition de ce texte avait été souhaitée de longue date et avait fait l’objet de projets récurrents depuis les années 1970, sans jamais aboutir. Markus Erne en a repris le projet dans le cadre d’une thèse de doctorat, et la réussite est totale. Le texte est édité à partir des quatre manuscrits connus. Il est accompagné non seulement d’un apparat critique très riche, mais aussi d’un important apparat de sources, non seulement explicites (il y en a peu), mais surtout implicites. On pourrait sans doute à tel ou tel endroit suggérer d’autres références implicites possibles, notamment à Thomas Bradwardine, qui fut à l’origine de l’idée que l’insoluble signifie à la fois sa vérité et sa fausseté (mais il est probablement exact que Pierre d’Ailly a plutôt sous la main des textes parisiens comme celui d’Albert de Saxe), ou une sous-estimation de certaines reprises du traité IX des Summule de Buridan, parfois copié littéralement dans la critique du signifiable de manière complexe ; mais ce sont là d’infimes détails, et de toute manière s’engager dans la recherche des matériaux dont la référence reste implicite est une tâche difficile voire infinie. Ce qui en revanche est fondamental et précieux pour le lecteur, ce sont les constantes références critiques à Marsile d’Inghen. Cette relation critique avait déjà été indiquée par P. V. Spade, mais Markus Erne la confirme et l’illustre ici en citant systématiquement en note les textes de Marsile, souvent repris littéralement par Pierre d’Ailly. C’est d’autant plus précieux que le traité de Marsile d’Inghen n’est pas édité.

Cette édition est précédée d’une longue introduction historique et doctrinale qui donne non seulement des indications sur la vie et l’œuvre du cardinal de Cambrai, mais aussi un rappel détaillé de l’histoire des « propositions insolubles » et de leurs enjeux pour une théorie de la proposition et de la vérité. On a aussi quelques indications sur l’influence de ce traité, par la comparaison de certains passages avec ceux correspondants de la Logica magna de Paul de Venise, très long traité récapitulant en son début l’histoire des insolubles et de leurs tentatives de solution. Ce texte est cité d’après l’incunable, seule édition alors disponible, mais signalons à cette occasion la parution, la même année 2022, de l’ouvrage : Paul of Venice, Logica magna: The Treatise on Insolubles, ed. Stephen Read and Barbara Bartocci, Bristol, Peeters, édition critique, traduction anglaise et commentaire détaillé. Enfin, l’introduction de M. Erne comprend une présentation complète des manuscrits, et une mise au point sur l’authenticité du traité et sa datation. C’est donc une étude complète, qui présente le texte sous tous ses aspects.

L’ensemble constitue ainsi un instrument de travail très utile tant aux spécialistes de cette branche technique de la logique qu’est l’étude médiévale des paradoxes sémantiques liés aux propositions autofalsificatrices et autres propositions assimilées, qu’à tous ceux qui s’intéressent à la philosophie du langage et de la représentation au Moyen Âge.

Joël Biard

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Pour citer cet article : Pierre D’AILLY, Mentale Sätze und das Problem semantischer Antinomien: Die Insolubilia von Pierre d’Ailly, édition de Markus ERNE, Historische Studie und textkritische Edition, Turnhout, Brepols, « Studia artistarum » n° 46, 2022, 256 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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Hélène Leblanc, Théories sémiotiques à l’âge classique. Translatio signorum, Paris, Vrin 2020, 314 p.

Hélène Leblanc nous propose une histoire de la sémiotique au XVIIe siècle, présentée comme translatio signorum, translation des théories médiévales à l’âge classique passant par le Moyen Âge tardif et la période dite « seconde scolastique ». L’ouvrage est divisé en deux grandes parties : d’abord « Le cadre traditionnel » ensuite « La modernité non scolastique ». Une telle bipartition n’est pas sans risque, identifiant la tradition avec l’idée vague de scolastique et paraissant durcir une alternative qu’en vérité l’ouvrage conduira à préciser sinon nuancer. Car il témoigne de ce que plusieurs traditions se croisent, et à la fois se fécondent et s’opposent, pour dessiner le visage d’une époque.

La première partie met en évidence l’importance accordée à l’analyse des signes dans les milieux jésuites de Coimbra. H. Leblanc y repère une véritable inflation des développements sur le signe, ainsi que certains déplacements de concepts et de problématiques. Les acteurs majeurs de cette histoire sont déjà connus, mais nous en est proposée une étude détaillée : il s’agit de Sebastião do Couto et de Jean Poinsot (encore nommé Jean de Saint-Thomas). Le premier amplifie en traité De signis un commentaire par questions sur le Peri Hermeneias, le second rédige un Tractatus de signis et noticiarum. H. Leblanc souligne quelques traits majeurs de ces développements. En premier lieu, elle estime que la réflexion sur le signe, que l’on trouvait au Moyen Âge soit dans les commentaires sur le Livre des Sentences soit dans les Sommes de logique, est déplacée vers le début du Peri Hermeneias. En deuxième lieu, cela mène à quelques variations sur le vocabulaire sémiologique, conduisant à parler de signe là où Aristote employait sumbolon autant ou plus que semeion et Boèce nota, et à confronter la définition héritée d’Augustin (De doctrina christiana et De dialectica) et le schéma tripartite aristotélicien du rapport entre mot, concept et chose signifiée. Enfin, l’auteur insiste sur la place prise par la distinction entre signe formel et signe instrumental, le premier étant ce qui fait connaître quelque chose (donc soit la species soit le concept, entendus comme signes), le second étant ce qui suscite une connaissance par le renvoi à quelque chose d’autre. La place sans précédent accordée à cette distinction dans la division des signes, qui a toujours été un moment essentiel de la pensée sémiologique, est l’innovation majeure de Couto. Dans le second chapitre de cette première partie, Hélène Leblanc restitue à la fois les éléments préparatoires de cette distinction aux XIIIe et XIVe siècle et, surtout, les débats qu’elle suscite dans la scolastique tardive, débats conduisant chez certains (comme Fonseca ou Domingo de Soto) à considérer l’appellation « signe formel » comme impropre.

La seconde partie de l’ouvrage traite de « La modernité non scolastique ». Proposant à nouveau des analyses détaillées et très informées, elle montre la diversité des théories du signe à cette époque. L’ouvrage évoque la place des signes chez Descartes, soulignant qu’il y a de nombreux usages de la notion de signe même si l’on n’y trouve pas de sémiologie explicite, et que l’idée n’est pas conçue comme signe. De même Bacon, Spinoza et Locke placent la notion de signe au fondement de la connaissance, ou réfléchissent sur le rapport entre signe et cause, mais ne proposent pas de sémiologie explicite (définition et classification rigoureuse). Hélène Leblanc revient aussi sur Port Royal. Elle relativise la place qui lui est accordée depuis Chomsky, tout en soulignant que leur geste conduisant, du moins dans la Logique, à déplacer la dualité constitutive du signe au sein même des idées, est un moment majeur dans le problème crucial des rapports entre signification et représentation. Enfin, le dernier chapitre met en évidence chez Bayle, Gassendi et Hobbes – même si la démarche de celui-ci paraît quelque peu différente – un autre paradigme, qui se fonde sur le chapitre 27 du livre II des Premiers Analytiques, complété de références antiques, notamment épicuriennes et stoïciennes, pour développer une conception à la fois strictement instrumentale du signe (abandonnant donc l’idée de « signe formel ») et l’ordonner à la connaissance de la nature.

On doit souligner la richesse de ces analyses qui nuancent considérablement l’idée globale de l’âge classique comme un « âge de la représentation » s’opposant à une vision pansémiotique du monde. L’ouvrage dresse une cartographie à ma connaissance sans précédent des diverses sémiologies au XVIIe siècle, et contribue ainsi à l’histoire des théories du signe, dans la lignée de l’ouvrage fondateur de Meier-Öser. Ce parcours n’est pas sans résultats. Outre la réévaluation de nombreuses théories du XVIIe siècle, les inscrire ainsi dans le temps long tout en soulignant les débats dans lesquelles elles sont prises éclaire tout un chapitre de l’histoire des théories sémiologiques. Enfin, la place donnée à l’opposition du signe formel et du signe instrumental est un angle d’approche qui se révèle fécond, articulant prioritairement logique et théorie de la connaissance.

Le médiéviste peut certes ressentir quelques frustrations. Bien entendu, Hélène Leblanc nous a prévenus que son projet n’est pas d’étudier des théories médiévales, et nous n’allons pas ici renchérir sur la recherche des « sources », toujours réductrice. Mais il est important de préciser quels sont les matériaux retravaillés. Or c’est Hélène Leblanc elle-même qui insiste sur la dualité, jugée structurante, du signe formel et du signe instrumental, et sur sa filiation avec l’idée de signification formelle et de signification objective chez certains auteurs du XIVe siècle, notamment Pierre d’Ailly. Je partage ce diagnostic, même si les références aux nominalistes en général sont peu présentes chez les auteurs étudiés. Mais de ce fait, il n’aurait pas été inutile de présenter un peu plus en détail les textes de Pierre d’Ailly puisque c’est là que se précisent les termes et les enjeux de la question des rapports entre signification et représentation, articulant logique, sémiologie et gnoséologie, notamment par la définition de la noticia comme représentation, une représentation qui est conçue non pas comme redoublement mais comme présence à une puissance cognitive. Or l’on ne trouve pas dans l’ouvrage de citation directe de cet auteur, alors qu’on a des citations d’autres auteurs, notamment du XIIIe siècle, qui paraissent moins décisives. D’autres aspects considérés comme cruciaux ne sont peut-être pas aussi nouveaux que cela apparaît. S’il est vrai que le signe a pour modèle tout au long du Moyen Âge le signe linguistique, autant ou plus que le signe naturel en tant qu’inférence (encore que celui-ci ne soit pas ignoré), la logique au Moyen Âge n’est pas seulement orientée par et vers la théologie mais également vers la philosophie de la nature. De même les commentaires sur le Peri Hermeneias sont aussi un lieu d’élaboration des rudiments de théorie du signe chez de nombreux auteurs du XIVe siècle (Ockham, Buridan, Albert de Saxe…). De même encore, le jeu autour de la définition augustinienne, restreinte aux signes sensibles ou élargie aux signes mentaux, citée avec référence nominale ou comme simple lieu commun, peut être un bon critère d’analyse et de différenciation des théories, mais il est sans doute moins nouveau et paradoxal que ce n’est dit.

Ces remarques n’enlèvent rien à l’essentiel : H. Leblanc montre que l’époque « moderne » n’est pas celle de la disparition des signes et de leur étude au bénéfice d’une représentation sans signification, c’est simplement une étape de leur reconfiguration. Aussi bien chez des auteurs tels que Bayle ou Gassendi que chez les Messieurs de Port-Royal, c’est le langage parlé et non pas la pensée qui est proprement signe. Le signe retrouve une dimension clairement instrumentale. Mais dans chaque cas cela sert, de façon différenciée, à poser la question de la composition ou structuration de la pensée et de la représentation du monde, laquelle suppose, à titre d’indice ou de moyen d’expression, le langage signifiant : « la réflexion sur les signes au XVIIe siècle structure les rapports, propres à la modernité, des signes à la pensée, de la pensée au réel et du réel au réel » (p. 21). Le signe est toujours l’opérateur du partage entre langage et raison.

Joël Biard

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Hélène Leblanc, Théories sémiotiques à l’âge classique. Translatio signorum, Paris, Vrin 2020, 314 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Tobias HOFFMANN, Free Will and the Rebel Angels in Medieval philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2021 [paru fin 2020], XIV-292 p.

Cet ouvrage examine le problème de la volonté et du libre arbitre en relation au péché initial conduisant à la chute des anges. La singularité de cet acte est que les anges rebelles choisissent le mal en dépit de leurs conditions intellectuelles optimales, et que cet acte ne peut ensuite être ni réitéré ni rétracté. L’auteur rappelle que les anges ont fait l’objet de nombreuses études depuis une trentaine d’années (et il a d’ailleurs lui-même dirigé un collectif qui leur est consacré : A Companion to Angels in Medieval Philosophy, Leiden, Brill, 2012), mais que la question particulière du péché des anges a peu retenu l’attention. La période couverte va des années 1230 aux années 1330, c’est-à-dire un siècle environ qui suit la réception des textes d’Aristote. Cette découverte produit un « tournant psychologique » dans l’analyse du libre arbitre. En effet, depuis Augustin, celle-ci était dominée par le problème du mal et du péché ; ces dimensions ne vont pas disparaître mais être médiatisées par l’analyse des pouvoirs de l’âme, et notamment celle du rapport entre intellect et volonté. L’ouvrage se limite délibérément au monde latin, sans prendre en compte les développements dans la philosophie juive et la philosophie arabe.

L’ouvrage se compose de trois parties. La première porte sur la volonté, la deuxième sur l’origine du mal, la troisième sur le péché des anges. C’est la première qui est la plus longue et sur laquelle nous nous attarderons davantage. Le premier chapitre pose les bases de la théorie de la volonté durant une période qui commence avec Anselme de Cantorbéry et précède la connaissance précise et complète d’Aristote. La pensée d’Aristote n’est alors présente qu’à travers le De fide orthodoxa de Jean Damascène, puis la traduction par Burgundio de Pise des trois premiers livres de l’Éthique à Nicomaque. Avant Anselme, la question de la volonté était traitée, dans le prolongement d’Augustin, en relation avec la prédestination ; avec Anselme, la volonté libre est étudiée pour elle-même. C’est la période où se mettent en place des définitions et des distinctions qui resteront ensuite des références obligées, comme les différentes libertés selon Bernard de Clairvaux (libertas arbitrii, libertas consilii, libertas complaciti), et où Pierre Lombard esquisse dans ses Sentences le cadre au sein duquel les théologiens traiteront ultérieurement le problème du libre arbitre. Le deuxième chapitre présente pour lui-même le « tournant psychologique » que permet la connaissance des textes noétiques et éthiques d’Aristote. Il s’agit de fonder la libre décision dans les pouvoirs de l’âme humaine. Sont passés en revue Guillaume d’Auxerre, Philippe le Chancelier, la Summa halensis, Albert le Grand, Bonaventure et Thomas d’Aquin. Si tous cherchent à élucider les fondements psychologiques de l’acte libre, c’est Thomas qui exploite pleinement la traduction complète de l’Éthique à Nicomaque due à Robert Grosseteste. En cherchant la source du libre arbitre dans la raison qui comprend la fin et les moyens, Thomas pose les bases de l’intellectualisme, mais il resterait « modéré », dans la mesure où la volonté reste une cause contingente. Il doit cependant pour cela placer en Dieu la source ultime de l’acte de volonté (p. 54). D’autres maîtres, en revanche, comme Siger de Brabant, tendent à affirmer une stricte corrélation entre le jugement et la volition, la seule marge qui reste à la délibération étant de reconsidérer les motivations et le jugement.

Le troisième chapitre se tourne vers le volontarisme et la condamnation de l’intellectualisme. Les auteurs de ce courant, du moins au début, tout en connaissant et prenant en compte Aristote, se réfèrent volontiers à leurs prédécesseurs du XIIe siècle. Après Gautier de Bruges et les censures de 1270 et 1277, Tobias Hoffmann présente plus en détail Henri de Gand, qui admet que la volonté en tant qu’appétit rationnel est ordonnée au bien mais pose que la volonté est supérieure et qu’elle est auto-déterminante. Surgit alors une question qui sera récurrente, celle de l’auto-mouvement ou de la possibilité pour quelque chose d’être à la fois mû et moteur. Le second auteur important étudié dans ce chapitre est Pierre de Jean Olivi qui développe toutes les thèses volontaristes. Pour Olivi, la nature de la volonté libre (la ratio libertatis) réside dans la capacité à se mouvoir d’elle-même.

Mais les notions d’intellectualisme et de volontarisme doivent être nuancées. C’est l’un des mérites de ce livre que de ne pas s’en tenir à l’étiquetage des positions, même s’il juge que ces notions peuvent aider à penser des tendances ou regrouper certaines thèses. Le chapitre suivant examine des théories intermédiaires à côté de théories strictement intellectualistes. Ainsi, après sa condamnation, Gilles de Rome affirme une position intellectualiste, mais il glisse vers le volontarisme lorsqu’il affirme l’auto-détermination du vouloir. Suivent Jean de Morovalle, puis Godefroid de Fontaines qui reprend et systématise les thèses intellectualistes, le choix de la volonté se conformant au jugement de l’intellect.

Le cinquième chapitre s’intitule « Raffinements et radicalisations ». Une place essentielle est accordée à Jean Duns Scot, qui est présenté comme la maturité achevée du mouvement volontariste. Abandonnant l’idée aristotélicienne de la volonté comme appétit rationnel, Scot centre son analyse sur le pouvoir auto-déterminant de la volonté, qui agit de manière contingente. Tobias Hoffmann étudie ensuite Jean de Pouilly, Pierre d’Auriole et Guillaume d’Ockham qui radicalise certains principes de Scot. Les actes de connaissance sont purement naturels, soumis à la nécessité, mais vouloir, haïr, désirer sont des actes libres. La volonté n’incline même pas d’elle-même à sa propre perfection à travers le désir du souverain bien, elle pourrait tout autant vouloir l’opposé de la fin ultime, même en la connaissant.

La deuxième partie se demande d’où vient le mal, reprenant à nouveaux frais l’interrogation augustinienne. Le premier chapitre de cette partie (le sixième de l’ouvrage) se demande si le mal a une cause. Le septième se demande comment quelque chose qui est bon (la volonté) peut être cause du mal. Sont à nouveau passés en revue, depuis Anselme de Cantorbéry jusqu’à Jean Duns Scot et Jean de Pouilly, tous les auteurs qui avaient été étudiés précédemment. Cette partie est toutefois importante car l’étude est alors recentrée sur la liberté elle-même, sa spontanéité, et plus précisément la possibilité de vouloir le mal. Le mal vient-il d’une déficience de la volonté. Celle-ci cause-t-elle le mal accidentellement ? S’agit-il plutôt d’une négligence dans la considération et la délibération ? Toutes ces positions sont explorées par tel ou tel maître de la période. Ces développements, que nous ne pouvons suivre en détail, préparent aussi la partie suivante sur les anges, puisqu’il s’agit de savoir comment des anges qui ont été créés bons peuvent vouloir le mal.

La partie III aborde donc ce qui se donnait comme l’objet principal, à savoir le péché des anges. Son premier chapitre (le huitième du livre) repart des théories intellectualistes pour voir comment elles s’appliquent au péché des anges. La difficulté pour elles est d’expliquer comment l’ange, qui n’a aucune déficience cognitive à proprement parler, peut cependant choisir le mal. Par exemple, Thomas d’Aquin pose que les anges sont infaillibles en ce qu’ils ne peuvent pas désirer le mal sous l’aspect du bien (ce qui reviendrait à se tromper), mais il n’est cependant pas possible de tout penser en même temps de sorte qu’ils ne peuvent pas considérer tous les aspects et les conséquences de leurs choix. Il y a ainsi chez Thomas une dimension volontariste en ce que les anges contrôlent leur choix et se portent vers telle ou telle connaissance. Les autres auteurs qui prônent une certaine conformité entre intellection du bien et choix doivent admettre d’une façon ou d’une autre une mauvaise considération de la part des anges.

Le chapitre suivant examine les auteurs volontaristes ainsi que des théories intermédiaires. Nous y retrouvons Bonaventure, Jean Peckham et Henri de Gand mais aussi Pierre de Jean Olivi, pour qui la racine du péché des anges n’est pas de s’aimer, mais de s’aimer pour soi-même et non pas pour Dieu. Tobias Hoffmann expose ensuite la position de Duns Scot, qui est fortement influencé par Olivi et qui réenracine dans la volonté la composition erronée des fins et des moyens, puis la théorie de Gilles de Rome, présentée comme intermédiaire, de même que celle de Pierre d’Auriole. Le dernier chapitre (numéro 10) s’attaque à un problème difficile : celui de l’obstination, ou plus précisément la question de savoir pourquoi les anges, s’ils pèchent librement, ne peuvent pas modifier leur choix ou en faire de nouveaux. Comment expliquer qu’une fois fait le partage initial, la situation soit en quelque sorte figée ? Ici encore, nous sont présentées les différentes théories examinées, celles de Thomas qui modifie trois fois sa position, celle de Pierre de Jean Olivi, celle d’Henri de Gand, et surtout celle de Scot. Celui-ci estime que les démons ne perdent pas leur liberté fondamentale de faire autrement ; seule leur manque la grâce qui serait requise pour de telles volitions. Après avoir évoqué Durand de Saint-Pourçain et Pierre d’Auriole, cette partie se termine avec Guillaume d’Ockham qui, après avoir formulé un certain nombre d’hypothèses, estime finalement que Dieu est la seule cause totale de ce qui se passe chez les anges, bons comme mauvais.

Tout cela fait un ouvrage au contenu très riche. La partie sur le choix bon ou mauvais des anges conduit à approfondir, à partir de ce cas hyperbolique, plusieurs aspects de la théorie de la volonté et du choix. « Pour l’étude de la psychologie morale de la volonté libre, l’exploration de la chute des anges n’est pas moins importante que celle de la première cause du mal » (p. 199). L’ouvrage sera utile à de nombreux médiévistes, mais semble viser aussi un public plus large. On peut seulement s’interroger sur la composition de l’ouvrage. Il n’est pas gênant par principe que les trois parties soient fort inégales (145 p., 33 p., 67 p.). On peut admettre que la première soit en vérité décisive pour comprendre l’ensemble des problèmes posés. De plus, le choix de traiter les problèmes par questions successives plutôt que par suite de monographies doit être salué car il permet de problématiser davantage les enjeux. Mais la reprise cyclique des auteurs conduit parfois à certaines répétitions. En outre, cela pourrait donner (sans aucun doute à tort) l’impression que le péché angélique ne serait que l’application d’une théorie de la volonté déjà élaborée et exposée, autant voire plus que le moteur de questions nouvelles, originales et particulièrement aiguës. Ces interrogations sur la composition d’ensemble n’ôtent rien à l’essentiel, à savoir la richesse du contenu exposé qui fait de ce livre un outil pour mieux comprendre le rapport entre intellect et volonté, ainsi que la théorie du libre choix chez de nombreux penseurs médiévaux.

Joël BIARD

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Pour citer cet article : Tobias HOFFMANN, Free Will and the Rebel Angels in Medieval philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2021 [paru fin 2020], XIV-292 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.

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Jean DUNS SCOT, Questions sur la Métaphysique, vol. II, livres IV à VI, traduction sous la direction d’Olivier Boulnois, Paris, PUF, 2020, 1 013 p.

Nous avons déjà eu l’occasion de signaler dans notre bulletin de 2019 la parution, en 2017, du premier volume de traduction des Questions sur la Métaphysique de Duns Scot, à partir de l’édition critique publiée en 1997 dans le cadre des Opera philosophica (Franciscan Institute, St. Bonaventure). L’importance de l’entreprise scotiste pour l’histoire de la métaphysique n’est plus à démontrer. Il nous suffira ici de mentionner rapidement la parution du deuxième volume, comprenant les livres IV à VI. La traduction est présentée en vis-à-vis du texte latin, et le tout, avec les notices introductives, fait un volume de plus de mille pages. Dominique Demange, Ide Lévy, Kristell Trégo et Magali Roques ont contribué à cette traduction collective dirigée par Olivier Boulnois. La structure de ce volume est analogue à celle du premier. L’introduction générale est brève, laissant place à l’analyse ultérieure de chaque livre. Elle souligne surtout l’importance de la logique pour comprendre comment Scot substituerait l’analyse du pensable à celle, linguistique, des divers sens de l’étant. Elle signale aussi la publication, ente les deux volumes, des Notabilia super metaphysicam par G. Pini en 2017, exposition destinée à l’enseignement que les présentes questions accompagnent en approfondissant les points essentiels. Suivent quelques considérations sur les manuscrits par Dominique Poirel qui, dans le prolongement des analyses générales du premier volume, propose ici des stemmata différents pour chacun des livres.

Chaque livre est précédé d’une introduction qui résume l’argumentation et indique les principaux enjeux.

Le livre IV, introduit par Olivier Boulnois, porte sur l’objet de la métaphysique. Une de ses parties est donc consacrée à l’univocité de l’étant. On savait que l’édition de Bonaventure avait permis de mettre un peu d’ordre dans un texte jusque-là chaotique en distinguant des couches successives de rédaction. O. Boulnois insiste sur le fait que « la clé de la découverte de l’univocité de l’étant est […] la logique ». Mais c’est une logique dont l’objet est constitué par le champ conceptuel et non pas le langage (cette dissociation pouvant soulever des questions théoriques générales qu’il n’est pas le lieu de traiter). L’univocité est d’abord celle d’un concept, le concept d’étant, qui représente un aspect commun de toutes choses. Scot traite ensuite de la convertibilité des transcendantaux, puis quelques questions portent sur le principe de contradiction.

Le livre V est présenté par Ide Lévy, Magali Roques et Kristell Trégo. Il traite d’abord de la causalité et notamment de la cause finale, de la simultanéité de la cause et de l’effet, puis on y trouve une réflexion assez complexe sur le rapport entre causalité et nécessité, qui vise à préserver la contingence de la causalité divine. Suivent des considérations sur les différentes formes d’unité, donnant lieu à une critique de la théorie thomiste de l’individuation. Viennent ensuite des questions sur les catégories qui, au-delà de l’interrogation classique sur leur nombre, reprennent la question de leur statut et y voient principalement une division de l’étant. Nous signalerons particulièrement les questions portant sur la quantité, et de très longs développements sur la relation.

Le livre VI est globalement plus court que le précédent, mais il traite de questions fondamentales pour la théorie de la connaissance Elles sont présentées en détail par Dominique Demange qui y voit un véritable « traité d’épistémologie générale ». Scot y traite de la division des sciences spéculatives, repensée à partir du premier objet de connaissance qu’est le concept d’étant. Dès lors que nous ne connaissons pas naturellement la substance en sa quiddité mais ses propriétés (passiones), parmi celles-ci, c’est la quantité qui est étudiée par les mathématiques et le mouvement par la physique, mais ces deux disciplines ont néanmoins pour sujet commun la substance matérielle. Après une question examinant en détail quelle peut être la connaissance de l’être accidentel (suivant les différents sens de l’accident), nous trouvons une longue réflexion sur la vérité, qui se trouve ainsi traitée séparément celle sur l’étant et sur l’un dans les livres précédents. La vérité est toujours conformité, mais il convient de distinguer la vérité dans les choses et celle dans l’intellect. La seconde dépend des différentes sortes d’opérations de l’intellect (les actes complexes ayant affaire à l’être logique ou ens diminutum). La vérité dans les choses s’évalue selon la conformité à celui qui la produit ou à celui qui connaît. C’est en raison du sens du vrai comme conformité à ce qui le produit que le vrai intègre le champ de la métaphysique. Mais cette longue analyse permet à nouveau d’articuler logique et métaphysique, sous la domination du concept univoque de l’étant sur lequel revient très brièvement la dernière question du livre.

Comme dans le premier volume, les notes sont légères et s’en tiennent pour l’essentiel aux références, l’objectif étant de livrer au lecteur français une traduction du texte précise, rigoureuse, mais aussi maniable et facilement accessible. Deux autres volumes devraient suivre.

Joël Biard

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Pour citer cet article : Jean DUNS SCOT, Questions sur la Métaphysique, vol. II, livres IV à VI, traduction sous la direction d’Olivier Boulnois, Paris, PUF, 2020, 1 013 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.

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Kristell TREGO, L’Impuissance du possible. Émergence et développement du possible d’Aristote à l’aube des Temps modernes, « Études de philosophie médiévale » CXVIII, Paris, Vrin, 2019, 363 p.

Kristell Trego propose une histoire du possible d’Aristote jusqu’au XVIIe siècle. Le possible y est annoncé comme une notion polymorphe « à la croisée de la logique, des mathématiques et des sciences de la nature, de l’éthique, de l’esthétique ou encore de la politique ». L’auteur privilégie la perspective métaphysique qu’elle juge la plus radicale : l’analyse est centrée sur les notions d’être-en-puissance, d’acte ou d’actualisation, d’existence réelle ou possible. Cette étude de l’émergence et du développement des concepts de possible et de possibilité est guidée par une idée directrice énoncée dès la « Présentation » : le possible est né de la rencontre entre la conception aristotélicienne de l’en-puissance et la théologie de la toute-puissance. La philosophie aristotélicienne considère en effet l’être-en-puissance à partir de l’energeia comme achèvement. Certes, il y a des conditions à la réalisation de la forme, d’où résulte la contingence dans le monde matériel, mais l’essentiel est la dynamique propre de ce qui tend à son achèvement. Le possible, quant à lui, va qualifier un étant non pas du point de vue de sa tendance à être en acte, mais en tant qu’il est et qu’il aurait pu ne pas être. Il y a donc des possibles qui ne se réalisent pas, et ceux qui sont effectifs le doivent à l’action d’une cause agente ou efficiente posée à l’extérieur, un sujet (humain ou divin) de cette effectuation. De là résulte l’autre caractéristique distinctive du possible : le possible, objet de choix, est pensable ou représentable.

Ce schéma trop brièvement résumé fait de l’histoire du possible une histoire de la réception de l’aristotélisme, qui est aussi (comme toujours) une transformation et une mise à distance. Ce parcours conduit donc de la philosophie grecque jusqu’aux temps modernes, en passant par une « longue maturation médiévale, en terres arabe et latine ». L’ouvrage commence par la fin de l’histoire, à savoir un chapitre sur « L’avènement moderne », centré sur Descartes, et incluant des développements sur les jésuites du XVIe siècle d’une part, sur Spinoza, Malebranche et Leibniz de l’autre. Certains lecteurs penseront y déceler un risque de lecture téléologique. On pourrait répondre simplement que l’ordre d’exposition n’est pas l’ordre d’élaboration. Je préfère pour ma part accepter qu’il y ait dans toute histoire proprement philosophique un aspect d’histoire réfléchissante, qui repère et pose le développement des problématiques à partir d’enjeux jugés philosophiquement pertinents. Dans ce premier chapitre, la pensée cartésienne manifeste la fin de l’être potentiel, jugé n’être rien, ni en Dieu ni en la créature. Sur fond de causalité efficiente, la puissance est alors puissance d’effectuer ou puissance de penser.

Le chapitre suivant revient à Aristote et aux commentateurs grecs. L’auteur y étudie les concepts de dunaton et d’endechomenon. Le dunaton renvoie clairement à l’idée de dunamis. Le possible s’enracine dans la puissance. Ce chapitre met pourtant déjà en place certaines ouvertures présentes dans le texte aristotélicien, ou de premières évolutions chez les exégètes grecs. Kristell Trego insère ainsi quelques remarques sur le lien que l’on peut tracer entre le possible et l’action ; la délibération suppose le contingent. Elle indique aussi que d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Philopon, dans les débats physiques, cosmologiques et métaphysiques, notamment sur le statut de la matière, le dunaton conquiert une certaine autonomie vis-à-vis de l’acte.

Le passage au latin est assuré par le chapitre III, « Potentia, potestas, possibilitas ». Kristell Trego y analyse les traductions et leurs enjeux. Dans la confrontation de Pélage et d’Augustin se jouent à la fois la question d’une possibilité antérieure à tout usage effectif, et l’idée d’une possibilité comme déficience d’être. Mais c’est avec Boèce que la possibilité entre vraiment dans la conceptualité philosophique. Le possible en vient à désigner ce qui est, sans être nécessaire, de sorte que le rapport entre possible et contingent se trouve redéfini. Le devenir d’un tel concept de possibilité peut être suivi jusqu’au tournant des XIe et XIIe siècles, avec notamment Scot Érigène et Pierre Damien.

Les chapitres suivants nous transportent dans le monde arabe. Le premier de ces chapitres est plutôt centré sur le kalām, et considère l’avènement d’une pensée du possible en terre d’Islam ; le deuxième se tourne davantage vers la tradition métaphysique et l’héritage aristotélicien. Ces chapitres s’attardent parfois longuement sur des considérations lexicales, sans doute rendues nécessaires par la transposition de la conceptualité grecque dans un autre univers culturel et religieux. Le premier évoque, entre autres, les débats entre acharites et mutazilites sur la puissance divine, les jubbaites sur la consistance propre de ce qui n’est pas encore, ou encore Ghazālī et Maïmonide. Le possible devient ce qui s’offre à la puissance divine, à la fois comme objet théorique et comme ce qui peut être causé.

Le chapitre suivant se tourne vers la métaphysique d’origine aristotélicienne pour y mesurer les déplacements que subit l’être-en-puissance. La possibilité est assignée à la matière, le possible revêt une certaine consistance dans la nature des choses. Kristell Trego étudie la confrontation d’Averroès avec Ghazālī, mais aussi avec les différentes traditions du kalām. Suivent des passages sur Ibn Bajja, al-Fārābī, et finalement Avicenne. Celui-ci consolide deux éléments de la pensée du possible qui seront de première importance par la suite : le possible n’étant pas nécessaire en soi, il requiert un autre qui lui donne l’existence ; le possible, donnant à penser l’essence indépendante de la chose actuelle, revêt primordialement une dimension cogitative.

Le chapitre VI, « Le possible, le pensable et l’effectuable » revient dans le monde latin pour suivre le devenir du possible d’abord dans le sillage de la métaphysique avicennienne, puis avec ses développements propres. De Guillaume d’Auvergne à Duns Scot et à ses successeurs, on voit s’accentuer la double détermination du possible : causale et cogitative. C’est dans ce moment de l’histoire du possible que le possible logique prend de l’importance, comme en témoigne au premier chef Duns Scot. Les condamnations font passer au premier plan l’enjeu lié à l’affirmation de la contingence du monde face au nécessitarisme supposé de la pensée gréco-arabe. Dans l’histoire que nous raconte Kristell Trego, le possible en était déjà venu à qualifier le réel en tant qu’il est causé (donc aurait pu ne pas être) ; ce nouveau moment de la pensée déplace le regard vers ce qui est pensable comme pouvant être causé.

Le dernier chapitre, intitulé « Le possible et le réel » déploie les conséquences de cette mutation sur le plan de la science. Il examine le rapport entre idées divines et choses (chez Duns Scot ou Ockham), l’usage de la toute-puissance pour relativiser le cours de la nature et transformer la science humaine en connaissance du contingent (Buridan et les maîtres parisiens du milieu du XIVe siècle), l’usage du raisonnement selon l’imagination pour explorer la nature en faisant varier les hypothèses possibles. Le possible deviendrait alors objet de science.

Il y a une grande cohérence dans ce parcours. On y discerne un mouvement continu par lequel le possible s’est détaché de l’être-en-puissance pour finir par être posé comme domaine distinct du réel, mais permettant de penser l’ordre et le statut du monde contingent. Sur ce chemin, on assiste à des transformations de problèmes, des déplacements de structures conceptuelles où un concept gagne en importance, un autre mute, un rapport se renverse, etc. Le travail de Kristell Trego impressionne par l’ampleur des matériaux exposés, mobilisés pour sa démonstration. Le souci de précision historique n’est jamais oublié, et les références érudites ne manquent pas. Sans doute, comme toujours face à ce genre de fresque ambitieuse, le spécialiste de tel ou tel auteur, de tel ou tel courant, pourra surenchérir, discerner une lacune ou une imprécision. Mais ce serait hors de propos. Pour les parties que je connais le mieux, je n’ai pas discerné d’erreur ni de manque majeur.

Pour ce qui est des options générales, on peut se demander si l’importance des développements proprement logiques sur le possible, quoique évoqués avec Abélard ou Scot, ne sont tout de même pas sous-estimés : la logique est-elle seulement un instrument de la métaphysique ou ne contribue-t-elle pas directement à son élaboration ? En l’occurrence, les débats sur la logique modale dans ses aspects techniques sont souvent au cœur de l’analyse du possible et du nécessaire. On peut aussi se demander si la formulation initiale d’une rencontre entre la théorie aristotélicienne de l’en-puissance et la théologie de la toute-puissance ne risque pas d’être reçue de manière réductrice ; elle ne doit pas laisser croire qu’il s’agirait de raviver un schéma à la Duhem, où toutes les innovations viendraient de la théologie, extérieurement à l’aristotélisme : dans ses détails, l’ouvrage montre au contraire les croisements entre des évolutions internes du péripatétisme, impliquant lui-même une certaine idée du premier moteur, et les thèses du kalām ou de la théologie chrétienne. On peut enfin se demander si le passage d’une physique de l’imaginaire à la pensée moderne de la nature est aussi direct que le suggère le plan (que se passe-t-il entre le XIVe siècle et Descartes ? En réalité non seulement Suárez, mais de nouveaux développements de l’aristotélisme). Quoi qu’il en soit, le présent ouvrage ouvre une perspective éclairante sur toute la conceptualité qui gravite autour du possible et sur l’histoire de ses transformations successives, contribuant ainsi à la réflexion sur un concept fondamental à la jointure du logique et du réel.

Joël BIARD

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Pour citer cet article : Kristell TREGO, L’Impuissance du possible. Émergence et développement du possible d’Aristote à l’aube des Temps modernes, « Études de philosophie médiévale » CXVIII, Paris, Vrin, 2019, 363 p., inBulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.</p

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Antonella DEL PRETE et Thomas BERNS (éd.), Giordano Bruno. Une philosophie des liens et de la relation, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2016, 167 p.

La relation et le lien sont centraux pour toute la philosophie de Giordano Bruno : telle est la thèse qui sous-tend ce volume collectif publié sous la direction d’Antonella Del Prete et de Thomas Berns. Dans son introduction générale, ce dernier affirme même que « l’œuvre de Giordano Bruno est sans doute parmi les tentatives les plus représentatives de penser le monde à partir des relations en assurant à celles-ci une sorte de primauté ontologique par rapport à ce que les relations relient » (p. 10). Quoi qu’il en soit, cet ensemble permet de cerner la place du concept de lien (plus, à vrai dire, que de la relation au sens logique) dans la philosophie de Bruno.

La contribution d’Antonella Del Prete examine la relation fondatrice entre Dieu et l’univers. Rappelant que l’infinité divine se déploie sans reste dans l’infinité de l’univers, Antonella Del Prete souligne le caractère symétrique de la relation entre Dieu et le monde. Le point est essentiel pour tenter d’opposer Bruno à la théorie aristotélicienne, selon laquelle la relation a un fondement et un terme. Certes, il exista des tentatives pour penser autrement la relation (Mark Henninger l’avait jadis montré à propos de Pierre d’Auriole), mais cela resta minoritaire. Ce qui produit ce changement de perspective, c’est bien entendu la métaphysique ou, si l’on préfère, l’onto-cosmologie de Bruno. Dieu et l’univers sont distincts, ce que traduisent les notions de complicatio et d’explicatio, mais indissolublement unis puisqu’il y a une nécessité à l’explication totale de la puissance en Dieu. Antonella Del Prete montre en même temps un aspect sur lequel d’autres articles reviendront, à savoir l’impossibilité d’une connaissance totale et directe de l’infini divin, lequel n’est jamais saisi que dans la multiplicité et les métamorphoses : la nature comme image de Dieu est l’objet (et le seul objet) de la contemplation du philosophe et de l’amour du furieux.

La contribution de Jean-Michel Counet s’inscrit dans le prolongement critique d’un ouvrage dû à Heinrich Rombach en 1966 et intitulé Substanz, System, Struktur. L’idée est ici (comme dans l’introduction) celle d’un passage historique de la substance à la fonction, au sens qui avait été proposé par Ernst Cassirer ; la modernité se caractériserait par le primat de la seconde sur la première. Mais alors que Rombach voyait en Nicolas de Cues la principale anticipation de cette modernité, et chez Bruno un certain recul, Jean-Michel Counet s’attache à montrer que « le monde infini de Bruno semble mieux correspondre aux caractéristiques de l’ontologie fonctionnelle de Rombach ». Le fondement en est à nouveau l’explication exhaustive de Dieu dans l’univers, à la différence de ce que pensait Nicolas de Cues. Jean-Michel Counet souligne également la place prise par diverses correspondances et analogies intra-mondaines, que l’on peut retrouver dans l’astrologie ou la magie naturelle. Les mathématiques permettraient aussi d’insérer les réalités naturelles dans un réseau de relations, plus que ne le faisait la logique – il conviendrait toutefois de préciser l’appréciation ambiguë portée sur les mathématiques par Bruno.

Sébastien Galland examine la fonction de l’image et de l’imagination. Les traces du divin devant être saisies à travers les ombres, les images et les vestiges, l’imagination devient médiatrice entre le visible et l’invisible. Pour désigner ce « lien des liens » dont parle parfois Bruno, l’auteur introduit la notion de « monde imaginal » qu’il reprend à Corbin, tout en précisant bien qu’elle ne se trouve pas chez Bruno. Il n’est pas toujours facile de discerner si les expressions employées renvoient à Bruno, à Corbin ou aux auteurs arabes. Cependant, le rapprochement éclaire la fonction médiatrice de l’image chez Bruno.

Avec Luca Salza s’amorce un autre aspect essentiel de ce recueil, à savoir le lien à la philosophie pratique. La matière étant une puissance active, la philosophie de la nature examine des liens dynamiques : contre un matérialisme du corps, la philosophie de Bruno s’affirme comme philosophie du mouvement. Revenant sur le texte du De vinculis, Luca Salza montre le caractère crucial de l’idée de vicissitude, mais aussi comment, dans cet ouvrage, l’ontologie brunienne se décline en pratique, que ce soit dans la magie ou dans la réflexion sur la communauté civile. Pour Bruno, c’est l’amour qui est au fondement des relations entre les êtres vivants et particulièrement entre les hommes. De ce fait, la réforme de la politique passe par une « religion de l’amour », différente du christianisme, et qui selon Salza est une critique implicite de la société fondée sur le commerce.

Fabio Raimondi approfondit ce lien entre magie et politique à partir du Cantus Circaeus. Il présente la magie naturelle selon Bruno, qui vise moins à exercer un pouvoir qu’à libérer la puissance. Il oppose la conception brunienne à celle qui a prévalu sur le plan doctrinal et institutionnel et transformé la sorcellerie en hérésie. Cette contribution, en accord avec la précédente, précise la conception brunienne du lien politique, qui se fonde sur une religion civile, laquelle doit assurer un lien social plus solide que celui qui est imposé par la loi. Le volume montre ainsi que la pensée de Bruno n’est pas coupée des convulsions de son temps, y compris les guerres de religion ou les raidissements de l’institution ecclésiastique.

Saverio Ansaldi, examinant le rapport entre relation civile, fureur et poésie, s’appuie sur Agamben pour comparer la fureur héroïque et la mélancolie chez Giordano Bruno et Dante. Il montre comment Bruno procède, comme Ficin, à une distinction entre fureur et folie, mais non sur une base médicale. Bruno oppose la poésie héroïque à l’idéalisation pétrarquiste d’un amour qu’il juge ordinaire. Saverio Ansaldi montre que cette conception doit être reliée à l’interprétation que Landino avait proposée de Dante en 1481 et qui mettait en avant la dimension civile de l’œuvre de Dante. L’effort héroïque de Bruno inclut ainsi la recherche de nouveaux liens civils.

Enfin, Enrico Nuzzo étudie les caractères des peuples et des sites naturels chez Bruno. Il indique que Bruno reprend des thèmes classiques sur les différentes régions du globe. Mais l’important est qu’il admette une théorie polygénétique en contradiction avec la Bible (trois patriarches à l’origine de différents peuples), ce qui, au passage, le conduit à critiquer l’idée que le peuplement des Indes résulterait d’une très ancienne navigation. L’auteur estime que les opinions de Bruno sur le rapport entre différences individuelles et différences des peuples (suivant les régions) ne sont pas univoques. L’esprit du monde se diversifie en raison de la matière et du lieu, mais l’abandon du géocentrisme conduit à relativiser les oppositions entre peuples, les climats des régions étant eux aussi soumis à vicissitude.

Une conclusion générale due à Eugenio Canone revient sur le rôle clé du concept de relation dans la pensée de Bruno au niveau ontologique, avec la relation entre Dieu et l’univers, au niveau de l’âme du monde et de l’imagination, et dans la perspective des vivants eux-mêmes pris dans d’incessantes mutations.

Ce recueil parvient ainsi à mettre en évidence la fonction primordiale des liens dans la pensée de Bruno, au-delà des quelques textes qui lui sont explicitement consacrés comme le De vinculis, ou certains chapitres de la Summa terminorum metaphysicorum. On peut assurément s’interroger sur la thèse générale concernant la substitution historique d’une pensée de la relation à celle de la substance. S’il en retravaille profondément le sens et les relations mutuelles, Bruno ne renonce pas aux concepts de substance, ni surtout de matière et de forme. D’un autre côté, la pensée médiévale elle-même, avait su dynamiser l’idée de relation sur le plan logique, mais aussi et surtout sur le plan théologique. Cependant l’importance des liens dans la philosophie de Giordano Bruno, tant sur le plan naturel que sur le plan civil, est indiscutable, et l’insistance mise dans ce recueil sur la dimension civile est originale.

Joël BIARD

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Pour citer cet article : Joël BIARD, « Antonella DEL PRETE et Thomas BERNS (éd.), Giordano Bruno. Une philosophie des liens et de la relation, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2016 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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Jean DUNS SCOT, Questions sur la métaphysique, vol. I (livres I à III), traduit sous la direction d’Olivier Boulnois, Paris, PUF, 2017, 574 p.

L’importance des Questions sur la Métaphysique de Duns Scot n’est plus à démontrer. Duns Scot a souvent été présenté comme l’initiateur d’un « second commencement » de la métaphysique, orientant de façon décisive la discipline recherchée par Aristote dans le sens d’une onto-théologie fondée sur l’univocité de l’étant. Si cette vision a été nuancée, s’il a été montré que les métaphysiques de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge sont plus diverses, si le mouvement n’est pas aussi linéaire et univoque que l’avait laissé penser l’interprétation heideggérienne, la métaphysique de Scot n’en représente pas moins un moment majeur de cette histoire. Ce commentaire par questions (comme un peu plus tôt celui de Siger de Brabant) réorganise la discipline autour d’un certain nombre de problèmes, et non pas seulement du commentaire du texte d’Aristote, même si celui-ci reste la source majeure. Elle confronte l’une à l’autre les grandes interprétations d’Avicenne et d’Averroès et elle se mesure en permanence à l’exposition qu’avait donnée Thomas d’Aquin.

Pour le lecteur qui ne disposait que des éditions anciennes, celles-là mêmes qu’avait utilisées Gilson dans ses textes fondateurs, il était pour le moins difficile de discerner la position exacte défendue par Duns Scot, notamment dans la question décisive, posée dès le début, de l’objet de la métaphysique. Or la situation s’est modifiée avec l’édition, en 1997, des Quaestiones super libros Metaphysicorum Aristotelis dans le cadre des Opera philosophica publiées par le Franciscan Institute de St. Bonaventure. Cette édition a permis de clarifier certaines questions d’histoire du texte et a montré qu’il y avait différentes couches dans le commentaire, lesquelles ne défendaient pas exactement la même position.

C’est donc une heureuse initiative que cette entreprise de traduction collective des Questions sur la Métaphysique de Scot sous la direction d’Olivier Boulnois, entreprise dont nous avons ici le premier volume, comprenant les questions sur les livres I à III (les questions de Scot portent sur les neuf premiers livres de l’œuvre aristotélicienne).

Le volume commence par une introduction d’Olivier Boulnois qui souligne la spécificité de l’entreprise scotiste par rapport aux précédents commentaires de la Métaphysique. Scot s’interroge sur l’objet, le statut, le mode de scientificité de la métaphysique comme discipline. Il s’agit non seulement de préciser ses relations avec la théologie, mais de réfléchir sur son mode de scientificité. Cette introduction générale insiste aussi sur le fait que ces questions ont fait l’objet de révision et d’additions de la part de Scot – lesquelles peuvent maintenant être signalées comme telles dans le texte. Croiser ces remaniements avec les dates de la Lectura et de l’Ordinatio permet d’éclairer les évolutions de Scot, notamment sur les questions controversées de l’objet de la métaphysique et de l’univocité de l’étant.

C’est ce que fait Olivier Boulnois dans son introduction au livre I. Ce livre I a pour objet la théorie de la science, mais il commence par la célèbre question sur l’objet de la métaphysique. Ce qui ressort d’une lecture linéaire de cette question, c’est que Dieu, et non l’étant en tant qu’étant, est l’objet de la métaphysique, quoique en un sens qui n’équivaut pas à un retour à la position averroïste, notamment en raison d’une conception différente de la science. Or la position défendue dans certaines œuvres théologiques est différente. Le traducteur souligne que la première réponse scotiste est en vérité que c’est la substance qui constitue le sujet de la métaphysique, tandis que dans une seconde rédaction Scot s’efforce de montrer en quel sens Dieu peut être sujet de la métaphysique. Cela conduit à préciser la chronologie relative, et notamment à admettre que la seconde rédaction de ces questions est postérieure aux œuvres théologiques (Lectura et Ordinatio).

La suite du livre porte sur la conception de la science et ses conditions de possibilité, prolongeant une interrogation d’Henri de Gand. Ici encore, l’introduction souligne une évolution. Alors que la première rédaction pose que la science de Dieu ne peut être propter quid, Scot s’oriente ensuite vers une révision du concept de science, laquelle est conçue comme un agrégat de propositions et de conclusions. Ainsi s’amorce un virage dans la manière de considérer l’unité de la science et le rapport à son objet, mouvement qui sera repris et amplifié par Guillaume d’Ockham, moyennant une théorie du langage et une ontologie différentes.

Olivier Boulnois revient aussi dans cette introduction sur la question de l’analogie et de l’univocité pour indiquer que Scot évolue d’une théorie de l’équivocité logique de l’étant, alliée à une analogie réelle, vers une univocité du concept d’étant.

L’introduction au livre II est rédigée par Dan Arbib. Parmi les enjeux de ces questions, on notera une analyse des différents sens de « naturel » et « naturellement » lorsque ces termes sont appliqués à la connaissance des principes, une question sur la possibilité d’intelliger les substances immatérielles en cette vie, et trois questions sur le concept d’infini. Ces questions sont importantes, si l’on pense que Scot est, dans ses différents commentaires du Livre des Sentences, l’un de ceux qui contribuent de façon décisive à la promotion d’un concept positif d’étant infini. Le livre III quant à lui, introduit très brièvement par Dan Arbib, ne comprend qu’une question sur le genre et la différence.

Entre l’introduction générale et la présentation du livre I, s’insère une « introduction au texte latin » rédigée par Dominique Poirel, qui émet des réserves sur certains choix éditoriaux de l’édition critique de 1997, et propose des stemmata pour les différentes parties du texte.

En dépit de toutes ces précisions importantes, les introductions restent d’une taille mesurée : la priorité est bien ici de livrer au lecteur le texte de Scot en français. En ce qui concerne la traduction elle-même, le choix a été fait non seulement de conserver les expressions techniques (ce qui est indispensable), mais aussi de rester au plus près du texte. La lecture reste néanmoins fluide. Les références critiques sont reprises de l’édition critique. Quelques notes explicatives sont ajoutées quand la compréhension littérale l’exige, mais en nombre réduit afin de ne pas surcharger la lecture.

Joël BIARD

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Pour citer cet article : Joël BIARD, « Jean DUNS SCOT, Questions sur la métaphysique, vol. I (livres I à III), traduit sous la direction d’Olivier Boulnois, Paris, PUF, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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Bernardo C. BAZÁN, La noétique de Siger de Brabant, Paris, Vrin, « Sic et non », 2016, 272 p.

L’étude contenue dans cet ouvrage n’a pas été écrite récemment, comme le souligne la préface rédigée par l’auteur. C’est la seconde partie d’une thèse de doctorat soutenue à Louvain en 1972 (la première partie, qui contenait l’édition critique des Quaestiones in librum tertium de anima, ayant été publiée dès 1972). Plus, le choix a été fait de ne pas la modifier, seulement d’actualiser quelques notes et références.

Cependant, cet ouvrage est bienvenu. Le titre annonçant une étude de la noétique de Siger de Brabant est pourtant doublement trompeur : d’un côté, il ne concerne que les Quaestiones in librum tertium de anima, un texte d’avant 1270 et qui constitue pour Siger le point de départ de son évolution ultérieure ; les textes que Siger a publiés ensuite, et notamment le De anima intellectiva, ne sont pas examinés ; de l’autre, plus de la moitié de l’ouvrage ne porte pas sur Siger mais sur la tradition noétique antérieure. Il en résulte pourtant une excellente introduction aux questions de noétique telles qu’elles se posent chez les maîtres latins dans la seconde moitié des années 1260.

La première partie, intitulée « La situation historique de Siger » retrace l’aporie du « problème noétique » c’est-à-dire des relations entre l’âme et l’intellect, d’Aristote à Averroès. L’exercice est périlleux et ne produit généralement qu’un survol superficiel. Il n’en est rien ici. Ce parcours d’environ 150 pages propose une synthèse certes rapide, mais qui parvient à mettre en exergue les points nodaux des controverses. Le point de départ réside dans « une grande indétermination et une ambiguïté foncière » chez Aristote (p. 29). Si au premier abord les opérations de l’âme paraissent relever du composé psycho-physique, une série de précisions et de restrictions font que l’intellect semble échapper aux déterminations générales de l’âme. Bernardo Bazán rappelle quelques questions décisives à cet égard, comme le type de « passion » de l’intellect, la notion de « séparation », l’antinomie entre la substantialité de l’intellect et son caractère en puissance, l’immanence et la transcendance de l’intellect en tant qu’agent.

À partir de là B. Bazán retrace l’histoire de ces apories chez les commentateurs grecs et arabes qui vont devenir les points de repère de la discussion médiévale. Il évoque d’abord Théophraste, mais dans le prolongement d’Aristote et au sein du même chapitre, car l’un et l’autre auraient formulé les antinomies sans chercher vraiment à les résoudre. Le chapitre suivant est consacré à des commentateurs ultérieurs qui vont tous chercher à résoudre ces apories. On commence par Alexandre d’Aphrodise. Si les débats interprétatifs sont évoqués, Alexandre est présenté comme penchant vers la thèse de la matérialité de l’âme, ce qui pourrait sans doute être nuancé d’après son De anima. Quoi qu’il en soit, c’est bien ainsi qu’il a été lu au Moyen Âge. De même B. Bazán défend l’authenticité du De intellectu, qui a également été contestée, comme lui-même le rappelle. Suit un chapitre sur Thémistius. Celui-ci privilégie l’immatérialité de l’intellect, tant réceptif qu’actif, tout en affirmant son caractère personnel. Il y ajoute un intellect actif premier, et un intellect « patient » sujet à la corruption. Selon B. Bazán, ce qui est alors perdu, c’est l’unité métaphysique de l’homme. Le parcours se poursuit avec Avicenne, dont la psychologie est inscrite plus largement dans sa cosmologie. À cette occasion, B. Bazán donne une présentation très claire de la hiérarchie des intelligences telle qu’Avicenne la reprend à Kindī et Fārābī. Ce sont alors la transcendance de l’intellect actif et la théorie de l’émanation et de l’illumination qui sont ici décisives. Enfin est évoqué Averroès, pour qui tant l’intellect matériel que l’intellect agent sont posés comme inengendrables et incorruptibles, donc comme uniques en raison de leur immatérialité. Mais Bazán explique aussi la théorie du double sujet (l’intellect dit « matériel » et les images) des intelligés en acte, et l’union dite « opérationnelle » (et non pas substantielle) entre l’homme et l’intellect.

L’exposé de cette histoire antérieure à Siger occupe plus de la moitié du volume. Mais cette fresque est très utile, même si certains débats interprétatifs pourraient être relancés.

La deuxième partie étudie « l’anthropologie et la noétique des Quaestiones in tertium de anima ». Le texte de Siger est expliqué pour lui-même, une fois rappelée son opposition à l’anthropologie augustinienne qui dominait la première moitié du siècle et qui avait accentué la substantialité de l’âme afin de garantir son immortalité, tout en adoptant un rapport hylémorphique entre ces substances. Bazán choisit d’étudier l’acte d’intelligere puis la nature de l’intellect, ensuite il traite dans un deuxième chapitre de l’union entre l’intellect et l’homme, enfin il examine quelques aspects de l’intellect considéré en lui-même. Insistant sur l’immatérialité et l’éternité de l’intellect, fondées sur l’exigence de saisie des formes universelles, Siger est conduit à une lecture d’Aristote fortement marquée par Averroès, inaugurant ainsi la tradition de ce qu’on appellera, d’une expression aujourd’hui contestée, l’averroïsme latin. La fin de l’ouvrage insistera sur cette dépendance assumée vis-à-vis d’Averroès. Cependant, dans le premier chapitre de cette partie, B. Bazán insiste sur le fait que l’univers de Siger n’est plus celui d’Aristote dans la mesure où il est causé par Dieu, si bien qu’aucune chose créée n’est absolument nécessaire ni éternelle – y compris l’intellect. Comme il sera rappelé à la fin, le texte de Siger se déroule sur un plan entièrement philosophique et non dans une opposition entre la théologie et la philosophie où chacune définirait son territoire. Mais Siger distinguerait deux plans : le plan prédicamental de l’essence, et le plan dit ici « transcendantal » de la causalité divine. Cela conduit à plusieurs reprises à rapprocher Siger de thèses soutenues par Thomas d’Aquin. Assurément, cela permet de contrebalancer des oppositions parfois excessives faites à partir de l’évolution générale de Siger, mais il faut veiller à ne pas ériger Thomas en repère pour juger de la doctrine sigérienne, comme lorsqu’on lit par exemple « une véritable critique devrait s’attaquer aux prémisses de la doctrine [sigérienne] et procéder comme l’a fait, par exemple saint Thomas dans son De unitate » (n. 1 p. 234). Ensuite, le chapitre sur l’union présente clairement la théorie selon laquelle l’intellect et les individus s’unissent dans l’accomplissement d’une opération, celle de l’intellection. Le problème est exposé à partir d’un examen détaillé des questions 8, 14 et 15 des Questions sur le livre III de l’âme.

L’ouvrage souligne qu’il y a chez Siger la recherche d’une cohérence, sur la base d’un retour à Aristote lu à l’aide d’Averroès. Il accentue le côté immatériel de l’intellect, ce qui le conduit à poser sa séparation et son unicité. Le travail n’aborde pas l’évolution ultérieure de Siger à l’occasion des attaques de Thomas et des condamnations de 1270 et 1277. Mais on peut penser que cette première intervention du maître brabançon est déterminante pour l’histoire ultérieure de la noétique et de la psychologie.

Joël BIARD (Université de Tours)

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Pour citer cet article : Joël BIARD, « BAZÁN, Bernardo C., La noétique de Siger de Brabant, Paris, Vrin, « Sic et non », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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Tiziana SUAREZ-NANI, La matière et l’esprit. Études sur François de la Marche, Fribourg (Suisse), Paris, Academic Press Fribourg, Éditions du Cerf, « Vestigia. Pensée antique et médiévale » 41, 2016, 420 p.

Bien qu’il soit composé à partir d’études publiées antérieurement, cet ouvrage constitue une présentation unifiée, synthétique et novatrice sur François de la Marche. Ces études ont été élaborées à l’occasion du long travail d’édition du livre II des Questions sur les Sentences de François de la Marche (ou François d’Ascoli), disciple italien de Jean Duns Scot, qui commenta les Sentences à Paris dans les années 1319-1320. L’édition, réalisée sous la direction de Tiziana Suarez-Nani, a été publiée en trois volumes à Leuven University Press en 2008, 2010 et 2013.

Après une introduction qui présente brièvement François de la Marche, l’ouvrage est composé de treize chapitres (auxquels s’ajoutent deux annexes, une bibliographie détaillée et un index des noms). Chacun de ces chapitres aborde un thème majeur de la théologie et de la philosophie médiévales, et est organisé de manière similaire. Suivant la démarche même de François de la Marche, qui examine chaque fois en détail plusieurs opinions de contemporains ou de penseurs des décennies précédentes avant de proposer sa solution, Tiziana Suarez-Nani présente en quelque sorte l’état de la question au moment où François rédige son commentaire, puis expose les choix de ce dernier, qui reprennent, critiquent ou infléchissent ceux de ses prédécesseurs, notamment franciscains. Les chapitres sont répartis en trois parties, consacrées respectivement à « La matière et les formes », « L’esprit angélique », « L’âme humaine et ses facultés ». Dans le détail, ils sont consacrés à la matière, dans son rapport à la forme ; au composé humain ; à l’intension et rémission des formes accidentelles ; à la latitude des formes substantielles ; à l’individualité des substances séparées ; à la connaissance et son objet (intuition, composition, division) ; à la connaissance des objets matériels et à la spatialisation du rapport cognitif ; au langage des anges ; au rapport des esprits au lieu ; à l’âme humaine et ses facultés, comparées à celles des animaux et des anges ; à la critique du monopsychisme ; à l’immortalité de l’âme. Deux annexes évoquent l’obstination des démons (en rapport à la volonté et à sa liberté) et la réception d’Olivi.

Dans chacun de ces chapitres, la position de François de la Marche est analysée et comparée à celle de ses prédécesseurs. Il est impossible de mentionner ici tous les résultats, et je ne prendrai que quelques exemples. Dans sa conception de la matière, François de la Marche insiste sur la consistance et l’actualité de celle-ci, unique pour tous les étants. Il rejette cependant l’idée d’une matière spirituelle (telle qu’on la trouvait par exemple chez Bonaventure) tant pour les substances séparées que pour les âmes. À propos du composé humain, il admet une pluralité de formes et considère que l’âme intellectuelle, forme ultime, ne se rapporte pas directement à la matière mais à une forme antérieure qui sert de sujet ; toutefois c’est la totalité qui est en quelque sorte humanisée par l’âme rationnelle, c’est pourquoi les facultés sensitives de l’homme diffèrent de celles des animaux comme elles diffèrent de celles de l’ange. La partie sur l’ange (un domaine particulièrement familier à T. Suarez-Nani) précise la nature de la cognition et du langage angéliques, qui selon François sont soumis à la discursivité, à tel point qu’ici la connaissance discursive est plus parfaite que la connaissance intuitive simple. On examine également la connaissance humaine, où c’est l’âme intellective qui est cause totale de l’intellection, alors que l’objet assume simplement, selon une thèse reprise à Olivi, une fonction de « cause terminative ». Plusieurs chapitres concernent les problèmes du lieu et François de la Marche contribue au mouvement de l’époque qui accorde de plus en plus d’importance au lieu comme position. Dans tous ces thèmes (dont je n’ai évoqué qu’une partie), l’ouvrage présente un penseur qui, tout en étant ancré dans les débats de son temps, développe aussi des thèses originales, la plupart du temps en discussion critique avec Scot, réélaborant souvent des théories de Pierre de Jean Olivi (avec lequel les convergences sont recensées dans un appendice).

Même si T. Suarez-Nani affirme qu’il ne s’agit là que de quelques thématiques émergeant du livre II des Sentences et qu’il conviendrait, pour cerner l’originalité de François de la Marche, d’examiner ses autres œuvres, ce livre nous donne néanmoins une vue déjà précise de la pensée philosophique de cet auteur. L’ouvrage est une contribution à l’histoire de la théologie à la fin du xiiie siècle et dans le premier quart du XIVe, notamment de la théologie franciscaine. Il retrace quelques-uns des problèmes philosophiques soulevés dans le livre II des Sentences. Mais il esquisse aussi et surtout le portrait intellectuel d’un penseur qui reste peu connu. Il met en valeur sa promotion de l’individu, tenu pour une unité positive, irréductible, par soi. Il retrouve une même conception de la diversité et de la pluralité en plusieurs domaines, à propos des formes ou des actes de connaissance. Ce qui est ainsi considéré comme un « marqueur de sa pensée » se déploie à travers plusieurs problèmes. C’est le mérite de cet ouvrage que de nous faire mesurer cette force de pensée.

Joël BIARD (Université de Tours)

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Pour citer cet article : Joël BIARD, « Tiziana SUAREZ-NANI, La matière et l’esprit. Études sur François de la Marche, Fribourg (Suisse), Paris, Academic Press Fribourg, Éditions du Cerf, « Vestigia. Pensée antique et médiévale » 41, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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