Auteur : Jordan Messerlé

 

 

Robin Douglass,Mandeville’s Fable: Pride, Hypocrisy, and sociability, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2023, 258 p.

La réception de l’œuvre de Bernard Mandeville en France donne généralement raison à l’intuition qui guide l’étude de Robin Douglass : en cherchant à tout prix à intégrer le sulfureux médecin britannique à l’histoire de la pensée économique, sinon à certaines généalogies du capitalisme, les commentateurs ont négligé qu’existait également une philosophie mandevillienne originale. Certes, l’historien des idées pourrait avoir des réticences à opposer pensée économique et philosophique dans le premier tiers du XVIIIe siècle mais, s’il est permis d’étudier un auteur à partir de sa réception tardive, alors il faut bien convenir que Mandeville ne se réduit pas à la formule « les vices privés font les biens publics ».

D’où le projet de ce livre : appliquer à Mandeville les méthodes qui prévalent pour les noms canoniquement inclus dans le champ philosophique. C’est-à-dire proposer une analyse philosophique de ses arguments (en les confrontant à ceux de ses principaux contradicteurs comme Shaftesbury) et, peut-être, poser les jalons d’une synthèse d’un système mandevillien à l’image de ce que certains commentateurs ont proposé pour Hume ou Rousseau. Aussi la valeur de l’ouvrage ne tient-elle pas à l’originalité de sa méthode mais à sa volonté de traiter Mandeville comme un philosophe à part entière, dont les idées méritent l’attention de la recherche contemporaine.

L’analyse philosophique de l’œuvre du philosophe se heurte toutefois à deux difficultés bien identifiées par l’auteur (p. 12-16) : (a) d’abord Mandeville n’est pas l’homme d’un grand traité dont la rédaction serait aisément situable dans le temps comme le laisserait faussement supposer la célébrité du titre La Fable des abeilles, (b) ensuite, son style dans lequel domine l’ironie – sinon le franc sarcasme – interroge le statut d’une œuvre dont la portée argumentative semble en concurrence avec les fins poursuivies par le satiriste. La première difficulté découle de l’histoire éditoriale complexe de la Fable des abeilles. En effet, d’un simple poème de 1705 (La ruche mécontente, ou les coquins devenus honnêtes), Mandeville tire quelques années plus tard la première édition de la Fable (elle paraît anonymement en 1714) qui comporte le poème, les Recherches sur l’origine de la vertu morale ainsi que vingt remarques. En 1723, il réédite la Fableavec deux additions (l’Essai sur la charité et les écoles de charité et la Recherche sur la nature des sociétés) qui valent à son auteur un véritable succès de scandale. Enfin, Mandeville publie une deuxième partie de la Fablecomposée de six longs dialogues en 1729. Autrement dit, reconstituer une « philosophie » mandevillienne implique de naviguer entre des textes de nature et de tailles très variables. Cela suppose de convenir méthodologiquement que Mandeville fut bien un penseur systématique – qu’il existe une relative constance de ses idées – même si la forme de l’exposé n’est pas, elle, systématique. Enfin, la deuxième difficulté demande de nuancer l’opposition entre philosophe et pamphlétaire pour reconnaître que Mandeville fut sans doute à la fois un théoricien de la société et un satiriste de génie (, un problème analogue se pose à l’étude philosophique de Voltaire).

Une fois ces difficultés rappelées, R. Douglass propose de parcourir la philosophie mandevillienne à partir d’un thème délaissé par les commentateurs bien qu’omniprésent dans la mosaïque de textes qui constitue la Fable : l’explication de l’origine de la sociabilité humaine. Pour l’auteur, le prisme de l’origine de la sociabilité permet notamment de reconstituer le parcours intellectuel de Mandeville car, absent de la première version embryonnaire de la Fable en 1705, le thème ne cesse de gagner en importance dans ses écrits jusqu’à mobiliser l’essentiel de ses efforts intellectuels dans la décennie de 1720. Alors que la démonstration de l’idée que tous les bienfaits des sociétés modernes dérivent des vices privés occuperait la première partie de la carrière littéraire de Mandeville, ses recherches sur l’origine de la sociabilité structureraient ses écrits postérieurs. L’ouvrage présente en conséquence un auteur irréductible au seul statut de thuriféraire du laisser-faire économique et dont les analyses de l’origine de la sociabilité révèlent à la fois un travail de théoricien des normes sociales et un souci d’expliquer les comportements individuels par ce que nous nommons, aujourd’hui, un désir de reconnaissance (p. 22). Ce qui illustre un autre parti pris interprétatif de l’auteur, qui refuse de livrer Mandeville à la fascination d’antiquaire de l’histoire de la philosophie pour montrer qu’il y a une pensée mandevillienne utile à la philosophie contemporaine.

Deux constantes semblent caractériser les recherches du philosophe sur l’origine de la sociabilité : (a) la formation des sociétés humaines ne peut se réclamer d’aucun instinct de sociabilité qui serait l’apanage de l’humanité (c’est pourquoi la référence critique à Shaftesbury gagne en importance dans les éditions successives de la Fable), (b) l’explication de cette sociabilité confère un rôle primordial à l’orgueil [pride]. Non que l’orgueil soit l’unique passion qui explique la sociabilité humaine, mais elle en constitue, comme le rappelle l’étude, « l’élément prédominant » (p. 5). L’explication se complique toutefois car Mandeville considère que nous ne sommes pas toujours conscients de l’influence de l’orgueil sur notre comportement : nous intériorisons certaines normes sociales dont l’origine relève de l’effet passé de cette passion sur les institutions. C’est pourquoi Mandeville peut se référer à l’orgueil comme à la « source cachée » [hidden spring] de nos actions et de nos choix.

À partir de ces deux caractéristiques de la sociabilité mandevillienne, Robin Douglass propose de parcourir la philosophie de l’auteur de la Fable en mobilisant deux thèmes qui structurent l’ouvrage en deux parties : (I) la psychologie morale de Mandeville, et (II) la mise en intrigue historique permettant d’expliquer l’apparition des sociétés humaines.

(I) L’enjeu de la première partie de l’ouvrage est de montrer que l’on ne peut se contenter de reconduire Mandeville aux théories de l’égoïsme psychologique – toutes nos actions sont intéressées – du fait de la place croissante que ce dernier accorde à l’orgueil dans la rationalisation du comportement humain. L’orgueil est « cette faculté naturelle par laquelle tout mortel qui a quelque intelligence se surestime et s’imagine posséder de meilleurs attributs que ne lui en accorderait un juge impartial parfaitement au courant de toutes les qualités qu’il a et de toutes les circonstances où il se trouve » (Fable I, trad. L. et P. Carrive, remarque M). Mais, comme le souligne l’étude, il est douteux que quiconque puisse se complaire dans une haute estime de soi sans se confronter au jugement d’autrui. L’orgueil n’est donc généralement pas une passion solitaire et suppose la recherche d’une confirmation dans l’opinion de nos semblables. Mandeville le thématise dans la deuxième partie de la Fable (1729, troisième dialogue) à partir de sa célèbre distinction entre amour de soi [self-love] et amour-propre [self-liking] : alors que le premier s’identifie à un instinct de conservation, le second explique notre préoccupation de l’estime d’autrui et apparaît désormais dans la psychologie mandevillienne comme la cause de l’orgueil. Mais puisque nous ne supportons pas les manifestations de l’orgueil chez autrui, la dynamique des passions mandevillienne implique une hypocrisie sociale généralisée afin de camoufler notre recherche de l’estime d’autrui derrière le désintéressement apparent de la vertu. Voilà pour le cadre général que rappelle ici l’auteur en prenant soin de discuter les évolutions conceptuelles de Mandeville au gré des éditions de la Fable, tout en les intégrant aux débats philosophiques du XVIIIe siècle anglais concernant l’égoïsme psychologique (notamment en comparant l’exposé mandevillien à celui de Hume ou de Smith, p. 49-55). Cette synthèse permet d’interroger le statut du discours de Mandeville : faut-il y voir une résurgence du discours néoaugustinien qui caractérisait, déjà, les moralistes français du XVIIe siècle, ou bien peut-on lire Mandeville comme un théoricien qui propose des instruments conceptuels nouveaux pour objectiver la psychologie sociale de son temps ? Autrement dit, Mandeville fait-il œuvre de moraliste ou de naturaliste (p. 89) ? L’auteur propose ici une réponse nuancée : il n’aurait jamais renoncé à lire l’orgueil comme un vice, par contraste avec une conception de la vertu entendue comme abnégation de soi (l’orgueil ne s’effacerait donc jamais totalement derrière le concept analytiquement neutre d’amour de soi) ; en revanche, il considère également que les lamentations sur notre nature corrompue et notre faillite morale généralisée sont de peu d’importance au vu de la place que joue désormais l’hypocrisie dans nos interactions sociales.

(II) La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à reconstruire « l’histoire conjecturale » (expression empruntée à Dugald Stewart, p. 150) que propose Mandeville pour comprendre la formation des sociétés politiques. Robin Douglass y remet en question l’interprétation qui envisage une rupture entre la première et la deuxième partie de la Fable dans le choix du modèle pour expliquer l’émergence des sociétés : alors que la première proposerait une interprétation « conspirationniste » dans laquelle des législateurs manipulent les hommes en instillant dans leurs cœurs l’honneur et la honte afin que la flatterie l’emporte sur leurs appétits originels, la deuxième proposerait, elle, une interprétation « évolutionniste » dans laquelle les institutions politiques dériveraient progressivement d’une transformation des rapports humains, sans qu’il soit nécessaire de se référer à la sagacité de législateurs manœuvrant les peuples. Or l’auteur montre que cette interprétation se fourvoie en méconnaissant la spécificité des différentes évolutions de la Fable. Mandeville poursuivrait en réalité des objectifs différents : alors que la première partie enquête sur les origines de l’honneur, la seconde entend combler les lacunes de l’exposé originel en expliquant les développements des premiers stades de la société (ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la trajectoire intellectuelle d’un lecteur de Mandeville, Jean-Jacques Rousseau, dans ce qui unit le Premier et le Second discours). Mandeville ne renonce donc jamais à l’importance qu’il accorde aux hommes politiques et aux législateurs dans le procès de civilisation ; mais il révise son jugement pour éviter d’en faire des artefacts intellectuels qui émaneraient, on ne sait trop comment, des limbes de l’histoire. Avec la deuxième partie de la Fable, il s’agit de montrer que l’expérience leur a très progressivement permis d’acquérir le pouvoir de modifier les habitudes humaines sans qu’il devienne nécessaire de se référer à une magie politique qui convertirait mystérieusement les conduites. L’historicisation qu’introduit la deuxième partie de la Fable n’efface donc pas ce qui précède, mais elle l’intègre dans une tentative d’explication plus ample et cohérente de l’origine des sociétés politiques. En élucidant les différentes échelles de l’explication de la sociabilité humaines – comment naissent les sociétés politiques puis, en leur sein, l’honneur et les formes de sociabilités moderne ? – Robin Douglass propose ainsi un portrait de Mandeville qui rompt avec son image de pamphlétaire aux thèses outrancières pour révéler un philosophe qui n’a cessé de raffiner ses thèses tout au long de sa carrière littéraire.

Dans un ouvrage toujours clair et soucieux de dialoguer avec les commentateurs contemporains, l’étude arrache donc Mandeville au récit d’une histoire de la pensée économique parfois tentée par la téléologie. La conséquence est toutefois qu’en redressant la barre, les réflexions proprement économiques de Mandeville disparaissent de l’analyse (rôle du luxe dans les sociétés modernes, fonctionnement du marché du travail, rapport de Mandeville à ce que l’on a, rétrospectivement, nommé « mercantilisme », etc.). Ce que l’auteur assume par ailleurs parfaitement et justifie dans sa conclusion (p. 222-226). En revanche, le lecteur pourrait regretter que le projet de confrontation des thèses mandevilliennes à la philosophie contemporaine, notamment aux théories de la reconnaissance, ne soit pas toujours mené à son terme. Mais l’ouvrage réussit à reconstituer une philosophie qui sème le doute sur les motifs secrets à l’origine de nos choix, tout en proposant à l’historien de la philosophie une admirable synthèse sur un auteur dont l’influence sur les Lumières françaises est trop souvent sous-estimée.

Jordan Messerlé

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Pour citer cet article : Robin Douglass,Mandeville’s Fable: Pride, Hypocrisy, and sociability, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2023, 258 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.</p

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