Auteur : Juan Vicente Cortès

SPINOZA : Ética demostrada según el orden geométrico. Traducción, notas e introducción: Mario Caimi. Revisión de la traducción : Jimena Palacios, Buenos Aires, Ediciones Colihue, CCCXLVII-358 p.

Mario Caimi, professeur émérite de l’Université de Buenos Aires, spécialiste de la philosophie moderne et notamment de Kant, vient de publier une nouvelle traduction de l’Éthique de Spinoza – ce qui constitue à plusieurs égards un événement. C’est en effet la deuxième traduction de l’Éthique faite par un philosophe de l’Amérique hispanophone (l’autre, parue au Mexique en 1954, est l’œuvre d’un autre philosophe argentin, Oscar Cohan). Cette traduction est issue d’un séminaire tenu à l’Université de Buenos Aires. Le travail de recherche est visible dans la longue introduction doctrinale de plus 300 pages, qui constitue sans aucun doute une des plus remarquables introductions à la philosophie de Spinoza écrite en langue espagnole.

La traduction tient compte des principales éditions du texte latin : l’édition de Gebhardt, mais aussi celle du manuscrit du Vatican, édité par les soins de Spruit et Totaro, ainsi que celle des professeurs F. Akkerman et P. Steenbakkers, récemment parue aux Presses universitaires de France. En outre, elle tient compte des traductions déjà disponibles en plusieurs langues modernes. En espagnol, celles de Cohan, V. Peña (1980), A. Domínguez (2000), P. Lomba (2020) ; en français, celle de P.-F. Moreau (2020) ; en allemand, celle de J. Stern revue par I. Rauthe-Welsch (1977). Ajoutons que, comme chez certains des traducteurs modernes, cette traduction met en notes de bas de page les ajouts et variantes des Nagelate Schriften. Ainsi, loin de méconnaître l’apport des traducteurs et des éditeurs antérieurs, les discussions aussi bien philologiques que lexicologiques (et donc aussi philosophiques et herméneutiques), cette traduction se fonde sur un important travail de recherche, recherche qu’il ne faut pas hésiter à appeler « matérielle » ou « textuelle » : traduction élégante, ne perdant jamais de vue la matérialité du texte lui-même, et qui est bien consciente des problèmes qu’elle rencontre.

Pour ce qui est du choix des termes présentant quelques difficultés, l’A. fait montre d’une grande sûreté. Sans se soucier des fausses problématiques, éloignées aussi bien des caractéristiques de la langue espagnole que d’une véritable réflexion philosophique au sujet de la traduction, le critère de traduction n’est jamais « ce qui semble le plus naturel » ; car c’est là, en réalité, un faux critère dont le fondement dernier n’est autre que « ce qui me semble le plus naturel ». C’est que l’on confond la langue pratiquée par une certaine communauté linguistique avec ma propre pratique singulière de cette langue. En réalité, l’introduction doctrinale qui précède la traduction de l’Éthique peut aussi être lue comme une justification rigoureuse, profonde et érudite de cette même traduction. L’A. est en effet conscient du fait que toute traduction suppose une certaine compréhension du texte d’origine, et donc aussi une certaine interprétation.

À l’appareil critique qui fait de cette œuvre un instrument précieux pour les chercheurs en langue espagnole (mais pas seulement) s’ajoute, avec l’Introduction, ce que l’on pourrait appeler un « appareil interprétatif », dont la fonction n’est pas de décider une fois pour toutes ce que Spinoza a voulu dire (ou non), mais de mettre au jour les présupposés philosophiques (les choix d’interprétation) de la traduction proposée. L’Introduction est donc plus proche des remarques qu’un compositeur ajoute à sa partition afin d’indiquer comment il faut la « lire », c’est-à-dire aussi « l’interpréter », que d’une liste de doctrines supposées avoir été soutenues dans l’ouvrage traduit. Comme le dit l’A. : « Notre but a été d’interpréter le texte juste assez pour pouvoir le traduire. » L’A. est donc conscient que toute traduction (notamment s’il s’agit d’un ouvrage philosophique) est toujours une hypothèse, un pari, qui doit être précédé d’un travail de recherche philosophique et de réflexion critique.

Le cadre général dans lequel s’inscrit cette traduction est celui de l’objectif de l’Éthique. En effet, s’il s’agit bien de produire un « appareil interprétatif », il semble légitime de commencer par se demander : « que se propose de faire Spinoza avec son livre ? » (p. XIX). Renvoyant dos à dos l’interprétation « pragmatiste » à la Bennett (1984) et l’interprétation « eudémoniste » à la Deleuze (1981), Caimi considère que l’Éthique est « fondamentalement, une métaphysique » (p. XXII) 2. Cela ne veut pas dire que l’Éthique ne soit pas une « éthique ». Cela veut simplement dire que jamais l’auteur de l’Éthique ne perd de vue le fait que l’être (ce que c’est qu’être) est du début jusqu’à la fin « l’objet » principal d’interrogation et de recherche. D’où ces mots : « […] en parcourant jusqu’à la fin le chemin conduisant à cette libération, le but initial de recherche de la béatitude est différé et modifié par un autre, plus profond et fondamental, le but d’être » ; ce qui s’explicite ainsi : « le but consiste à acquérir un être plein ou authentique, auquel on parvient par la connaissance » (p. XXVIII). D’un être à l’autre, de Dieu à la liberté de l’intellect, du début à la fin de l’Éthique, ce qui sert de « cadre conceptuel de traductibilité » est la thèse soutenue par une autre philosophe et interprète de Spinoza, Marilena Chaui : il s’agit de la « théorie de l’immanence de l’éternel et du temporel 3 ».

Comment traduire mens ? (Cf. p. LXXXVI) Voilà qui ne devrait poser aucun problème, ni philosophique, ni philologique, pour un hispanophone, puisque la langue espagnole possède un substantif issu du terme latin mens, savoir « mente ». Contre un certain nombre d’interprètes et traducteurs qui transposent sans plus une problématique propre au français, où il n’y a pas de substantif issu de mens, l’A. n’hésite pas. S’il s’arrête sur ce point c’est moins pour poser un problème (inexistant) que pour rappeler ce qui devrait pourtant constituer une évidence au lecteur hispanophone.

Comment traduire sub specie aeternitatis ? Dans son examen du type de connaissance qui se produit lorsque nous connaissons par le deuxième ou troisième genre (raison ou intuition), à savoir une connaissance qui nous fait contempler les choses comme nécessaires et non comme contingentes, l’A. montre que cela arrive lorsque la raison perçoit, déterminée par sa propre nature et non par l’occurrence fortuite des affections. Dès lors, il considère comme légitime de traduire species par aspect :

L’expression « aspect » n’indique ici rien de subjectif ni n’exprime un simple point de vue, mais indique quelque chose que la chose même offre, parce qu’elle le possède : quelque chose qui lui est propre. Ce que la chose a d’éternel c’est sa connexion au fondement, sa « cause ou raison ». C’est comme si la proposition 44 d’Éthique II disait qu’il appartient à la nature de la raison de considérer les choses en se concentrant sur ce qu’il y a d’éternel en elles. (p. CLXVII-CLXVIII, nous traduisons)
Puis, dans une note en bas de page, l’A. fait montre de sa parfaite connaissance de l’état de la question, en discutant de près les analyses et thèses de Chantal Jaquet dans son livre Sub specie aeternitatis. Études des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza. Il remarque que Ch. Jaquet critique la traduction de species par « aspect » parce que celle-ci attribuerait à l’expression un sens seulement subjectif et trop lié à un point de vue (Édition 2015, p. 135), alors qu’elle propose de traduire par « regard » ce qui est au moins aussi subjectif et lié à un point de vue qu’« aspect » – voire plus, puisqu’« aspect » désigne quelque chose qui se trouve réellement (« objectivement ») dans la chose, même s’il appelle un sujet à qui cet aspect se donne, alors que « regard » ne laisse pas subsister cet élément objectif. Il est vrai toutefois, comme l’indique l’A., que Gueroult, qui a penché pour cette traduction (1974, App. 17, p. 611 et sqq.) précisément en raison du sens objectif du terme, tombe dans une interprétation « subjectiviste ».

Un dernier point nous semble original et intéressant tout à la fois. La troisième partie, consacrée au traitement des « affects », et notamment des « affects qui sont appelés des passions de l’âme », comporte une série de définitions que l’on traduit souvent de façon mécanique par des termes issus du terme latin choisi par Spinoza pour les désigner, mais sans s’interroger sur ce qu’il est en train de signifier avec ces termes. Par là, l’A. ne fait en réalité que prendre au sérieux une remarque de Spinoza lui-même : « […] mon dessein est d’expliquer non pas le sens des mots mais la nature des choses et de les désigner [sc. les affects] par des termes dont la signification usuelle ne s’éloigne pas complètement de la signification avec laquelle je veux les employer » (E3, Déf. Aff. 20, expl., trad. Moreau). Cette remarque a une portée générale, ce qui est confirmé par un autre texte d’Éthique III : « ce qui montre que les noms des affects ont été tirés plutôt de l’usage de la foule que de leur exacte connaissance » (E3p52sc.) Ainsi, l’A. donne comme exemple le cas du morsus conscientiae (E3, Déf. Aff. 17). En effet, ce que Spinoza appelle morsus conscientiae « ne peut se traduire littéralement par remordimiento de conciencia [remords], parce qu’il ne fait pas référence au malheur que l’on ressent par un mal que l’on a commis » (p. CCXIV) ; c’est en effet ce que l’on comprend en espagnol par remordimiento de conciencia, de même qu’en français. Or, chez Spinoza, et déjà chez Descartes (qui distingue remors [sic] et repentir), le morsus conscientiae est une tristesse qui résulte de ce que l’on a décidé de faire quelque chose avant d’avoir évalué de manière suffisante son issue, si bien que l’on se décide sans savoir de façon certaine si l’action est bonne ou mauvaise. L’expression doit donc se comprendre comme signifiant « scrupules de conscience » (escrúpulos de conciencia) ou encore « inquiétude » – d’où la traduction proposée : desazón.

On peut ou non souscrire au cadre interprétatif établi par M. Caimi, ou à tel choix de traduction, mais on ne peut pas nier l’immense travail qui sous-tend cet ouvrage ainsi que sa nouveauté et son utilité qui en font un instrument indispensable aux études spinoziennes. M. Caimi s’efforce de ne pas se laisser aller aux habitudes de certains interprètes et traducteurs, qui cachent bien souvent ce qu’elles présupposent. Même si le professeur Caimi n’est peut-être pas conscient de ces habitudes, son travail mérite toute l’attention des lecteurs de Spinoza, notamment par sa volonté affichée de ne pas céder aux sous-entendus ou aux conventions, même si elles sont philosophiques.

Juan Vicente CORTÉS

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Pour citer cet article : Spinoza : Ética demostrada según el orden geométrico. Traducción, notas e introducción: Mario Caimi. Revisión de la traducción : Jimena Palacios, Buenos Aires, Ediciones Colihue, CCCXLVII-358 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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