Auteur : Julien Adoue

André Menezes Rocha, Spinoza : délibération et liberté, préface de Syliane Malinowski-Charles, Paris, Hermann, 346 p.

Dans cet ouvrage tiré de sa thèse, l’auteur défend l’hypothèse de l’existence d’une théorie de la délibération chez Spinoza, sans laquelle son projet éthique ne pourrait pas être pleinement compris. Cette idée de délibération, qui implique un choix entre plusieurs options en vue d’une fin, amène à repenser la question du libre arbitre et de la finalité. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première proposant un parcours dans les œuvres de Spinoza, et la seconde une analyse des commentateurs, répartis en deux traditions interprétatives : l’anti-finalisme et le finalisme relatif, André Menezes Rocha se situant lui-même dans la seconde.
La première partie propose donc un parcours dans les principales œuvres de Spinoza, du Traité de la réforme de l’entendement à l’Éthique, en passant par le Court Traité et le Traité théologico-politique. L’auteur y opère un repérage précis des termes qui évoquent la délibération, montrant non seulement que ce vocabulaire est omniprésent mais aussi que sa présence n’est pas anodine et traduit un réel intérêt pour ces questions. Il montre ainsi l’existence d’une finalité éthique et du rôle central du « modèle ». Celui-ci prend une nouvelle dimension à partir de l’Éthique et de l’apparition des « modes infinis médiats » qui ne sont pas conceptualisés dans les œuvres de jeunesse. En effet, c’est ce « mode infini médiat » qui, permettrait d’opérer une médiation entre l’expérience immédiate du mode et la connaissance intuitive des attributs. Cette invention conceptuelle permet d’aboutir à une théorie complexe de la délibération qui s’exprime pleinement dans la quatrième partie de l’Éthique.
L’Éthique occupe ainsi la majeure partie du commentaire puisque l’auteur y observe en détail le passage à une délibération rationnelle. Connaissant les affects dans le mode infini médiat puis immédiat, l’amour rationnel qui se développe se détache de la dimension oscillatoire de l’amour passionnel, et lui permet donc de fixer une finalité éthique qui réalise la liberté aussi bien dans la vie quotidienne que dans la part éternelle de son esprit. Le sage choisit ainsi de vivre vertueusement de « façon délibérée » (p. 215). Si la délibération est une étape nécessaire pour la liberté, elle n’est pas uniquement un moyen, puisque la vie sage est décrite comme une délibération libre et rationnelle.
A. Menezes Rocha développe ainsi un argumentaire serré qui défend de manière précise son point de vue sur la philosophie de Spinoza. Il se situe lui-même dans une lecture « finaliste » qui doit beaucoup à Edwin Curley, dont il reprend par exemple la distinction entre « causalité verticale » et « causalité horizontale » (voir, par exemple, p. 174 ou p. 298), ce qui peut surprendre le lecteur moins familier de cette tradition interprétative. L’introduction par E. Curley de la téléologie dans la quatrième partie de l’Éthique rend ainsi possible un travail plus approfondi sur la délibération. La maîtrise et la connaissance des commentateurs francophones et anglophones sont l’un des points forts de l’ouvrage.
On peut néanmoins regretter que la question politique soit peu abordée : la délibération politique n’est que rapidement abordée à partir du Traité théologico-politique tandis que le Traité politique n’est pas analysé en détail. Cette position est assumée par l’auteur, pour qui le sujet de la délibération politique a déjà été renouvelé dans la recherche récente par des auteurs comme Balibar. Malgré ce manque, l’ouvrage d’A. Menezes Rocha reste un commentaire particulièrement complet et fécond qui renouvelle la discussion sur un sujet peu abordé chez les commentateurs. La conclusion et l’interprétation développée dans ce livre peuvent sans aucun doute prêter à débat, mais il n’en demeure pas moins que celui-ci pointe l’importance de la thématique de la délibération dans le processus éthique développé par Spinoza.

Julien ADOUE

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Pour citer cet article : André Menezes Rocha, Spinoza : délibération et liberté, préface de Syliane Malinowski-Charles, Paris, Hermann, 346 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Juan Vicente CORTÉS (ed.) : Spinoza: del comentario al uso filosofico, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 150 p.

L’ouvrage est tiré d’une journée d’étude consacrée au philosophe hollandais à l’Université Alberto-Hurtado à Santiago du Chili en novembre 2017. Pour autant, il n’est pas la simple publication des interventions, puisque certaines ont été retravaillées et présentent des passages inédits. Ces différents textes tournent autour d’une même thématique, annoncée par le titre, celle de la tension qui existe entre le commentaire et l’usage philosophique que l’on peut faire d’un auteur. Faire usage d’une philosophie que l’on commente pose en effet la question de la fidélité à l’œuvre originelle (Juan Vicente Cortés cite ainsi Deleuze qui appelait cela dans « Lettre à un critique sévère » « faire un enfant dans le dos d’un auteur ») et de la fonction du commentaire. Ainsi, les cinq chapitres du livre nous présentent des usages de la philosophie de Spinoza qui sortent du cadre de sa philosophie, ouvrant de nouvelles perspectives enrichissantes pour le commentaire tout en montrant quelle peut être l’actualité de cette philosophie.

Le premier texte, écrit par Chantal Jaquet, « Pensar la movilidad social con Spinoza », aborde un thème qui n’est pas présent chez Spinoza, celui de la mobilité sociale et notamment la question des transclasses (à laquelle elle avait consacré un ouvrage en 2014), en se demandant quels usages on peut faire des concepts spinozistes dans un contexte différent. Chantal Jaquet cherche ainsi à montrer la modernité de l’auteur de l’Éthique sur trois points : un point méthodologique sur la manière dont Spinoza aborde la question du singulier, un point étiologique sur le déterminisme causal et enfin un point anthropologique autour du concept d’ingenium.

Le second texte, de Vittorio Morfino, « Invención e infracción del espacio de interioridad: Descartes y Spinoza », prolonge en quelque sorte l’un des points abordés par Chantal Jaquet, puisqu’il propose une réflexion autour de la question de l’intériorité et rejoint donc le thème de la singularité, qui a souvent posé problème chez Spinoza. Pour Hegel, celle-ci est justement le point aveugle de la philosophie spinoziste. En partant de cette lecture hégélienne, Vittorio Morfino montre au contraire à partir de Descartes comment Spinoza retravaille cette thématique de l’unité et de l’individualité sans avoir recours au concept d’intériorité, mais en proposant plutôt une « infraction de l’intériorité ».

Dans un troisième texte intitulé « Referencias spinocistas en Cerca del corazón salvaje de Clarice Lispector », Luis Cesar Oliva se propose d’analyser les nombreuses références au philosophe hollandais que l’on retrouve dans le premier roman de l’autrice brésilienne Clarice Lispector, Près du cœur sauvage, dans lequel l’un des personnages, Otávio, commente régulièrement l’œuvre de Spinoza. Luis Cesar Oliva propose ainsi de reparcourir certains passages de l’Éthique à partir de l’usage littéraire qui en est fait.

Dans « El problema de conservar: aproximación al pensamiento político de François Zourabichvili », Nicolas Lema Habash s’intéresse à un commentateur fameux de Spinoza, François Zourabichvili, et à la manière dont il a élaboré une pensée politique singulière en retravaillant certains concepts spinozistes. Nicolas Lema Habash souligne ainsi la double influence qui traverse l’œuvre de F. Zourabichvili, qui reprend des éléments spinozistes, et notamment tout ce qui a trait au thème de la conservation, mais s’inspire aussi des réflexions deleuziennes sur le thème de la rupture et de la différence, pour développer une conception originale de l’identité politique.

Enfin, le livre se conclut par un texte d’Esteban Sepúlveda, « ¿En que consisten realmente les críticas de Hegel a Spinoza? ». Alors que les critiques formulées par Hegel contre Spinoza ont généralement été rejetées par les commentateurs spinozistes, Esteban Sepúlveda se demande s’il ne faudrait pas les prendre plus au sérieux, et si elles ne pointent pas certains manques dans la philosophie de Spinoza, notamment autour de la question de la finalité. Ce texte permet ainsi d’ouvrir un dialogue fructueux avec celui de Vittorio Morfino qui rejetait justement la critique hégélienne sur le thème de la singularité.

Julien ADOUE

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Pour citer cet article : Juan Vicente Cortés (ed.) : Spinoza: del comentario al uso filosofico, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 150 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Domenico COLLACCIANI, Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS et Francesco TOTO (dir.), Lectures du Traité théologico-politique. Philosophie, religion, pouvoir, Paris, L’Harmattan, 506 p.

Cet ouvrage regroupe des communications issues de trois colloques qui se sont tenus à Rome, Paris et Lyon entre décembre 2016 et avril 2017. Vingt-huit contributeurs et contributrices ont participé à l’écriture de ce commentaire suivi du Traité théologico-politique . Celui-ci occupe donc la première partie de l’ouvrage : la préface, commentée par Pierre-François Moreau, et les vingt chapitres du TTP sont analysés dans l’ordre du texte (mis à part les chapitres I et II, commentés par Lorenzo Vinciguerra, les chapitres VIII à X, commentés tous ensemble par Pina Totaro, chaque commentateur s’est consacré à un chapitre), permettant d’aborder les différents thèmes travaillés par Spinoza. Une deuxième partie, composée de neuf chapitres, propose quant à elle des réflexions plus générales et plus transversales sur l’œuvre de Spinoza, en exposant ainsi différentes perspectives de la recherche actuelle.

Ce volume permet avant tout de bien resituer le texte de Spinoza dans son contexte historique et de redonner corps à sa dimension polémique. L’introduction rappelle judicieusement le caractère scandaleux du traité, qui pour cette raison est un texte à part dans l’œuvre de Spinoza. Le commentaire détaillé des premiers chapitres, plus précisément consacrés à la question théologique et exégétique, souvent négligée aujourd’hui au profit des thèses politiques, souligne ainsi la modernité et la radicalité des thèses spinozistes lorsque celles-ci sont publiées en 1670. Le commentaire du chapitre VI d’Antonella Del Prete compare par exemple la thèse de Spinoza avec celles de deux de ses contemporains, Voetius et Hobbes, retranscrivant ainsi la spécificité de la position de l’auteur de l’Éthique, et les débats, souvent brûlants, dans lesquels il s’inscrivait (ce sujet est également abordé de diverses manières dans les chapitres rédigés par Lorenzo Vinciguerra, Henri Laux, Théo Verbeek, Pina Totaro, Mogens Lærke et Chantal Jaquet pour ce qui est du commentaire proprement dit, tandis que Blanche Gramusset-Piquois et Marion Blancher proposent des réflexions plus transversales sur le traitement du Royaume de Dieu et des martyrs par Spinoza). La dimension plus politique du texte n’est pas en reste avec les commentaires des célèbres chapitres XVI et XX, rédigés par Omar Del Nonno et Daniela Bostrenghi, qui trouvent un écho dans l’intervention de Roberto Evangelista consacrée de manière plus large au pacte. Plusieurs chapitres soulignent également le lien profond qu’entretiennent dans ce texte les questions théologiques et politiques, comme ceux de Jacques-Louis Lantoine, Jacqueline Lagrée ou Stefano Visentin.

Remettre l’œuvre dans son contexte demande également d’interroger les sources de Spinoza. Cette question est abordée à de multiples moments ; Diego Donna rappelle par exemple le débat entre Alphakar et Maïmonide, reformulé par Spinoza au chapitre XV, tandis que Vittorio Morfino et Riccardo Caporali reviennent sur la présence de Machiavel aux chapitres XVII et XVIII. Le chapitre de Denis Kambouchner sur la dimension cartésienne du Traité théologico-politique est à ce titre particulièrement intéressant, puisqu’il s’interroge sur ce qui demeure de l’héritage de Descartes chez Spinoza dans un ouvrage où ce dernier semble s’éloigner de la pensée du philosophe français pour engager plutôt un dialogue avec Hobbes ou Machiavel. Les références intellectuelles de Spinoza sont ainsi clairement présentées et exposées dans toute leur diversité, et nous permettent de mieux saisir comment celui-ci utilise ses lectures, et notamment sa lecture des textes anciens, comme ceux de Tacite ou Quinte Curce, dont l’usage est commenté par Marta Libertà de Bastiani.

Mais cet ouvrage permet aussi de présenter les différents débats interprétatifs qui ont lieu actuellement autour de l’œuvre de Spinoza. Le débat entre Fraenkel et Nadler à propos des miracles au chapitre VI est ainsi présenté par Antonella Del Prete, tout comme celui, plus ancien, entre A. Droetto et E. Giancotti, par rapport auquel Riccardo Caporali se situe dans son commentaire du chapitre XVIII. D’autres contributeurs, comme Laurent Bove dans son commentaire du chapitre XII, discutent des interprétations classiques du texte, notamment celle d’Alexandre Matheron, dont les travaux sur le Traité théologico-politique font encore référence. C’est tout l’intérêt de ce livre : il ne s’agit pas seulement d’expliquer la position de Spinoza mais aussi de rendre compte des débats universitaires qui ont lieu autour de l’œuvre du philosophe, chaque chercheur et chercheuse présentant aussi ses orientations et travaux personnels. Les derniers chapitres donnent ainsi un aperçu de la richesse des réflexions actuelles autour de ce traité, tant sur la question de l’éducation, présentée par Pascal Sévérac et Ariel Suhamy, que sur celle du « droit de vivre » développée par Julie Henry ou encore du langage, comme l’expose Céline Hervet. On découvre au fil des chapitres des visions différentes de Spinoza qui se complètent et enrichissent la compréhension que l’on peut avoir du texte, donnant tout son sens au pluriel des « lectures » du titre. Pour autant, l’ouvrage réussit à conserver, malgré la multiplicité et la diversité des approches, une forme d’unité et de cohérence.

C’est donc un tour d’horizon extrêmement complet que propose ce volume, en articulant à un commentaire précis et détaillé du texte de Spinoza un ensemble de réflexions transversales qui invitent à de nouvelles approches. Ce faisant, il ne s’agit pas uniquement de proposer une explication du traité, mais également un état des lieux de la recherche et les nouvelles perspectives qui émergent encore autour de la philosophie spinoziste.

Julien ADOUE

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Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS et Francesco TOTO (dir.), Lectures du Traité théologico-politique. Philosophie, religion, pouvoir, Paris, L’Harmattan, 506 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p

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