Auteur : Julien Adoue

 

Juan Vicente CORTÉS (ed.) : Spinoza: del comentario al uso filosofico, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 150 p.

L’ouvrage est tiré d’une journée d’étude consacrée au philosophe hollandais à l’Université Alberto-Hurtado à Santiago du Chili en novembre 2017. Pour autant, il n’est pas la simple publication des interventions, puisque certaines ont été retravaillées et présentent des passages inédits. Ces différents textes tournent autour d’une même thématique, annoncée par le titre, celle de la tension qui existe entre le commentaire et l’usage philosophique que l’on peut faire d’un auteur. Faire usage d’une philosophie que l’on commente pose en effet la question de la fidélité à l’œuvre originelle (Juan Vicente Cortés cite ainsi Deleuze qui appelait cela dans « Lettre à un critique sévère » « faire un enfant dans le dos d’un auteur ») et de la fonction du commentaire. Ainsi, les cinq chapitres du livre nous présentent des usages de la philosophie de Spinoza qui sortent du cadre de sa philosophie, ouvrant de nouvelles perspectives enrichissantes pour le commentaire tout en montrant quelle peut être l’actualité de cette philosophie.

Le premier texte, écrit par Chantal Jaquet, « Pensar la movilidad social con Spinoza », aborde un thème qui n’est pas présent chez Spinoza, celui de la mobilité sociale et notamment la question des transclasses (à laquelle elle avait consacré un ouvrage en 2014), en se demandant quels usages on peut faire des concepts spinozistes dans un contexte différent. Chantal Jaquet cherche ainsi à montrer la modernité de l’auteur de l’Éthique sur trois points : un point méthodologique sur la manière dont Spinoza aborde la question du singulier, un point étiologique sur le déterminisme causal et enfin un point anthropologique autour du concept d’ingenium.

Le second texte, de Vittorio Morfino, « Invención e infracción del espacio de interioridad: Descartes y Spinoza », prolonge en quelque sorte l’un des points abordés par Chantal Jaquet, puisqu’il propose une réflexion autour de la question de l’intériorité et rejoint donc le thème de la singularité, qui a souvent posé problème chez Spinoza. Pour Hegel, celle-ci est justement le point aveugle de la philosophie spinoziste. En partant de cette lecture hégélienne, Vittorio Morfino montre au contraire à partir de Descartes comment Spinoza retravaille cette thématique de l’unité et de l’individualité sans avoir recours au concept d’intériorité, mais en proposant plutôt une « infraction de l’intériorité ».

Dans un troisième texte intitulé « Referencias spinocistas en Cerca del corazón salvaje de Clarice Lispector », Luis Cesar Oliva se propose d’analyser les nombreuses références au philosophe hollandais que l’on retrouve dans le premier roman de l’autrice brésilienne Clarice Lispector, Près du cœur sauvage, dans lequel l’un des personnages, Otávio, commente régulièrement l’œuvre de Spinoza. Luis Cesar Oliva propose ainsi de reparcourir certains passages de l’Éthique à partir de l’usage littéraire qui en est fait.

Dans « El problema de conservar: aproximación al pensamiento político de François Zourabichvili », Nicolas Lema Habash s’intéresse à un commentateur fameux de Spinoza, François Zourabichvili, et à la manière dont il a élaboré une pensée politique singulière en retravaillant certains concepts spinozistes. Nicolas Lema Habash souligne ainsi la double influence qui traverse l’œuvre de F. Zourabichvili, qui reprend des éléments spinozistes, et notamment tout ce qui a trait au thème de la conservation, mais s’inspire aussi des réflexions deleuziennes sur le thème de la rupture et de la différence, pour développer une conception originale de l’identité politique.

Enfin, le livre se conclut par un texte d’Esteban Sepúlveda, « ¿En que consisten realmente les críticas de Hegel a Spinoza? ». Alors que les critiques formulées par Hegel contre Spinoza ont généralement été rejetées par les commentateurs spinozistes, Esteban Sepúlveda se demande s’il ne faudrait pas les prendre plus au sérieux, et si elles ne pointent pas certains manques dans la philosophie de Spinoza, notamment autour de la question de la finalité. Ce texte permet ainsi d’ouvrir un dialogue fructueux avec celui de Vittorio Morfino qui rejetait justement la critique hégélienne sur le thème de la singularité.

Julien ADOUE

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XLV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Juan Vicente Cortés (ed.) : Spinoza: del comentario al uso filosofico, Santiago de Chile, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 150 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

♦♦♦

 

Domenico COLLACCIANI, Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS et Francesco TOTO (dir.), Lectures du Traité théologico-politique. Philosophie, religion, pouvoir, Paris, L’Harmattan, 506 p.

Cet ouvrage regroupe des communications issues de trois colloques qui se sont tenus à Rome, Paris et Lyon entre décembre 2016 et avril 2017. Vingt-huit contributeurs et contributrices ont participé à l’écriture de ce commentaire suivi du Traité théologico-politique . Celui-ci occupe donc la première partie de l’ouvrage : la préface, commentée par Pierre-François Moreau, et les vingt chapitres du TTP sont analysés dans l’ordre du texte (mis à part les chapitres I et II, commentés par Lorenzo Vinciguerra, les chapitres VIII à X, commentés tous ensemble par Pina Totaro, chaque commentateur s’est consacré à un chapitre), permettant d’aborder les différents thèmes travaillés par Spinoza. Une deuxième partie, composée de neuf chapitres, propose quant à elle des réflexions plus générales et plus transversales sur l’œuvre de Spinoza, en exposant ainsi différentes perspectives de la recherche actuelle.

Ce volume permet avant tout de bien resituer le texte de Spinoza dans son contexte historique et de redonner corps à sa dimension polémique. L’introduction rappelle judicieusement le caractère scandaleux du traité, qui pour cette raison est un texte à part dans l’œuvre de Spinoza. Le commentaire détaillé des premiers chapitres, plus précisément consacrés à la question théologique et exégétique, souvent négligée aujourd’hui au profit des thèses politiques, souligne ainsi la modernité et la radicalité des thèses spinozistes lorsque celles-ci sont publiées en 1670. Le commentaire du chapitre VI d’Antonella Del Prete compare par exemple la thèse de Spinoza avec celles de deux de ses contemporains, Voetius et Hobbes, retranscrivant ainsi la spécificité de la position de l’auteur de l’Éthique, et les débats, souvent brûlants, dans lesquels il s’inscrivait (ce sujet est également abordé de diverses manières dans les chapitres rédigés par Lorenzo Vinciguerra, Henri Laux, Théo Verbeek, Pina Totaro, Mogens Lærke et Chantal Jaquet pour ce qui est du commentaire proprement dit, tandis que Blanche Gramusset-Piquois et Marion Blancher proposent des réflexions plus transversales sur le traitement du Royaume de Dieu et des martyrs par Spinoza). La dimension plus politique du texte n’est pas en reste avec les commentaires des célèbres chapitres XVI et XX, rédigés par Omar Del Nonno et Daniela Bostrenghi, qui trouvent un écho dans l’intervention de Roberto Evangelista consacrée de manière plus large au pacte. Plusieurs chapitres soulignent également le lien profond qu’entretiennent dans ce texte les questions théologiques et politiques, comme ceux de Jacques-Louis Lantoine, Jacqueline Lagrée ou Stefano Visentin.

Remettre l’œuvre dans son contexte demande également d’interroger les sources de Spinoza. Cette question est abordée à de multiples moments ; Diego Donna rappelle par exemple le débat entre Alphakar et Maïmonide, reformulé par Spinoza au chapitre XV, tandis que Vittorio Morfino et Riccardo Caporali reviennent sur la présence de Machiavel aux chapitres XVII et XVIII. Le chapitre de Denis Kambouchner sur la dimension cartésienne du Traité théologico-politique est à ce titre particulièrement intéressant, puisqu’il s’interroge sur ce qui demeure de l’héritage de Descartes chez Spinoza dans un ouvrage où ce dernier semble s’éloigner de la pensée du philosophe français pour engager plutôt un dialogue avec Hobbes ou Machiavel. Les références intellectuelles de Spinoza sont ainsi clairement présentées et exposées dans toute leur diversité, et nous permettent de mieux saisir comment celui-ci utilise ses lectures, et notamment sa lecture des textes anciens, comme ceux de Tacite ou Quinte Curce, dont l’usage est commenté par Marta Libertà de Bastiani.

Mais cet ouvrage permet aussi de présenter les différents débats interprétatifs qui ont lieu actuellement autour de l’œuvre de Spinoza. Le débat entre Fraenkel et Nadler à propos des miracles au chapitre VI est ainsi présenté par Antonella Del Prete, tout comme celui, plus ancien, entre A. Droetto et E. Giancotti, par rapport auquel Riccardo Caporali se situe dans son commentaire du chapitre XVIII. D’autres contributeurs, comme Laurent Bove dans son commentaire du chapitre XII, discutent des interprétations classiques du texte, notamment celle d’Alexandre Matheron, dont les travaux sur le Traité théologico-politique font encore référence. C’est tout l’intérêt de ce livre : il ne s’agit pas seulement d’expliquer la position de Spinoza mais aussi de rendre compte des débats universitaires qui ont lieu autour de l’œuvre du philosophe, chaque chercheur et chercheuse présentant aussi ses orientations et travaux personnels. Les derniers chapitres donnent ainsi un aperçu de la richesse des réflexions actuelles autour de ce traité, tant sur la question de l’éducation, présentée par Pascal Sévérac et Ariel Suhamy, que sur celle du « droit de vivre » développée par Julie Henry ou encore du langage, comme l’expose Céline Hervet. On découvre au fil des chapitres des visions différentes de Spinoza qui se complètent et enrichissent la compréhension que l’on peut avoir du texte, donnant tout son sens au pluriel des « lectures » du titre. Pour autant, l’ouvrage réussit à conserver, malgré la multiplicité et la diversité des approches, une forme d’unité et de cohérence.

C’est donc un tour d’horizon extrêmement complet que propose ce volume, en articulant à un commentaire précis et détaillé du texte de Spinoza un ensemble de réflexions transversales qui invitent à de nouvelles approches. Ce faisant, il ne s’agit pas uniquement de proposer une explication du traité, mais également un état des lieux de la recherche et les nouvelles perspectives qui émergent encore autour de la philosophie spinoziste.

Julien ADOUE

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin spinoziste XLIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Domenico COLLACCIANI, Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS et Francesco TOTO (dir.), Lectures du Traité théologico-politique. Philosophie, religion, pouvoir, Paris, L’Harmattan, 506 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p

♦♦♦