Auteur : Justin E. H. Smith

Éric MARQUER et Paul RATEAU (dir.), Leibniz lecteur critique de Hobbes, Montréal et Paris, Presses de l’Université de Montréal / Vrin, 2017, 380 p.

Les contributeurs de ce volume collectif examinent, chacun de son propre point de vue, les rapports entre les philosophies de Thomas Hobbes et de G. W. Leibniz, ainsi que, dans la plupart des cas, l’influence exercée par le vieux philosophe anglais sur le jeune Allemand. L’ouvrage s’adresse surtout aux chercheurs, mais les contributions sont suffisamment claires et accessibles pour retenir également l’intérêt des étudiants avancés.

La lettre (A II, 1, 90-94) que Leibniz – très sûr de lui et même un peu prétentieux – envoie en juillet 1670 à Hobbes, qui a déjà 82 ans, est presque devenue légendaire parmi les chercheurs leibniziens. Le jeune philosophe félicite son aîné d’être toujours en vie (il vivra neuf ans encore), et il profite de cette longévité pour lui présenter les fruits de ses propres réflexions philosophiques. Il se déclare à cette époque pour une large part en accord avec les principes généraux du mouvement proposés par Hobbes, dont le principe selon lequel aucun corps ne se meut sans avoir été mû par un autre corps.

Leibniz s’éloignera peu à peu de Hobbes sur cette question, dans sa théorie physique ainsi que dans ses théories dynamique et métaphysique des forces et actions qui sous-tendent le mouvement des corps. Si cela n’avait pas été le cas, si Leibniz était resté fidèle à son illustre prédecesseur, nous n’aurions aucune raison de consacrer tant d’attention à la philosophie « mûre » du philosophe des monades. Mais cela ne diminue pas l’importance de Hobbes dans le développement de la pensée de Leibniz. Comme c’est souvent le cas chez ce dernier, pour comprendre ses positions philosophiques dans toute leur profondeur, il faut les étudier dans une perspective généalogique, dans leur devenir et dans la façon dont elles naissent d’une confrontation avec les idées des autres, et de l’éventuel dépassement de celles-ci.

Les textes rassemblés ici réussissent tous à éclairer les divers aspects de cette confrontation de Leibniz avec Hobbes. Le livre est divisé en quatre parties. La première est consacrée à la question du nominalisme, la deuxième aux questions de la causalité et du nécessitarisme. La troisième partie porte sur la philosophie naturelle, interprétée de façon large pour inclure des questions aussi variées que celles de la méthode (François Duchesneau), de la doctrine du point (Michel Fichant) et du matérialisme (Anne-Lise Rey). Les chapitres sont suivis d’un annexe comportant la traduction française de deux lettres en latin : la première (traduite par José Médina) est celle évoquée ci-dessus, et la deuxième est une lettre de Leibniz à Hobbes de 1674 (A II, 1, 383-386) (traduite par Paul Rateau). Ces deux traductions inédites, parfaitement fidèles au texte original tout en étant exprimées dans un français élégant et clair, font de ce livre une ressource précieuse pour les étudiants qui ne maîtrisent pas encore le latin.

Parmi les contributions, on notera particulièrement l’originalité des articles de Christian Leduc, Jean-Pascal Anfray et Éric Marquer. Dans la première partie, le chapitre de Leduc intitulé « L’objection leibnizienne au conventionnalisme de Hobbes », analyse le reproche de « surnominalisme » que Leibniz adresse à Hobbes (j’emprunte ici un terme souvent utilisé dans la littérature secondaire anglophone, mais qui ne figure pas dans le présent volume) afin de montrer à quel point la distance qui sépare les deux auteurs est en réalité faible. D’après Leduc, une réconciliation partielle entre eux est possible si l’on porte attention à la conception hobbesienne de la méthode d’analyse et de synthèse. Dans l’analyse, les vérités que l’on peut tirer de définitions arbitraires ne seraient pas moins arbitraires que les définitions elles-mêmes ; une conséquence que Leibniz ne peut pas accepter. Dans la synthèse, selon Hobbes, les définitions apparaissent comme les premiers principes d’un système en cours d’élaboration, et sont en mesure de fonder des vérités qui ne sont pas plus arbitraires que ces principes eux-mêmes.

Dans « Possibilité, causalité et requisit chez Hobbes et Leibniz », Anfray qualifie le philosophe anglais de déterministe et de nécessitariste. Quant au philosophe allemand, il est « vraisemblablement déterministe », alors que la question de son nécessitarisme continue à provoquer de vifs débats parmi les interprètes. D’après l’auteur, étudier la position de Leibniz sur le nécessitarisme de Hobbes est l’occasion de mieux comprendre le problème philosophique du rapport entre déterminisme et nécessitarisme, ainsi que celui du rapport entre les modalités logiques, ou métaphysiques, et les modalités causales. L’article d’Anfray montre bien l’usage que l’on peut faire de l’histoire de la philosophie pour en tirer des leçons de caractère « systématique ».

L’article de Marquer, « Hobbes et Leibniz sur le hasard », porte sur une question cruciale aux yeux des historiens des sciences, quoique souvent négligée par les philosophes : celle de savoir comment a émergé au début de l’époque moderne la notion de probabilité. L’auteur nous rappelle que pour les deux philosophes, ce qui est d’habitude appelé « hasard » n’est en réalité que l’ignorance des vraies causes. Pour Hobbes, la négation du hasard constitue une raison pour ne pas s’intéresser aux nouvelles méthodes de calculer les probalités, méthodes très en vogue chez de nombreux autres mathématiciens de l’époque, parmi lesquels Pascal, Bernoulli, Fermat et Huygens. Si Leibniz pour sa part rejoint Hobbes dans sa critique philosophique du hasard, il utilise cependant la probabilité comme un outil puissant, et fait de la théorie de la probabilité un objet d’étude en soi. Aussi la différence entre les deux penseurs repose-t-elle sur des conceptions différentes du rapport entre la probabilité et le hasard, deux concepts qui, quoique liés, ont été trop souvent confondus.

L’espace manque ici pour rendre compte de chaque article et de sa richesse. Il me suffira donc de souligner tout l’intérêt que présentent les contributions des troisième et quatrième parties, qui portent sur les questions de philosophie politique, de droit et d’histoire. Mentionnons particulièrement les contributions de Paul Rateau, ainsi que celles de Mogens Lærke, Luca Basso, Philippe Crignon et Nicolas Dubos. Notons que Lærke, dans « Conciliation avec le Léviathan. La correspondance Leibniz-Hobbes », déploie une méthode d’analyse qu’il a déjà employée dans d’autres publications : une manière de lire très attentive au contexte et aux motivations des correspondants impliqués dans une activité épistolaire conçue comme processus dynamique. Dans une tout autre perspective, la contribution de Luca Basso, « Leibniz, critique de Hobbes. La politique moderne entre liberté et souveraineté » offre une discussion aux objectifs plus larges sur des thèmes fondamentaux de la pensée politique, et avant tout sur la question du « corps politique » à l’époque moderne.

L’ouvrage constitue une contribution exceptionnelle à l’avancement de la recherche dans le domaine. Tous les articles, sans exception, exposent les résultats de recherches originales et incontestablement novatrices, sans jamais ressasser des analyses déjà bien connues. Il s’agit en somme là d’un ouvrage majeur de la littérature secondaire sur Leibniz et Hobbes.

Justin E. H. SMITH

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Pour citer cet article : Justin E. H. SMITH, « Éric MARQUER et Paul RATEAU (dir.), Leibniz lecteur critique de Hobbes, Montréal et Paris, Presses de l’Université de Montréal / Vrin, 2017 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.

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Ansgar LYSSY, Kausalität und Teleologie bei G. W. Leibniz. Stuttgart, Franz Steiner Verlag, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 48, 2016, 417 p.

Dans ce livre, Ansgar Lyssy aborde plusieurs questions centrales dans la philosophie de Leibniz, en commençant par les fondements logiques de la causalité et de la téléologie, en passant par la théorie des substances et des corps, pour arriver finalement à une analyse détaillée des « organismes » ainsi que de la liberté humaine.

Lyssy montre très clairement ce que tout spécialiste de Leibniz ne manque pas de constater à un moment ou à un autre : que la philosophie leibnizienne est moins un système qu’un carrousel, sur lequel on peut monter en enfourchant n’importe quel cheval, pour ensuite en faire le tour complet. L’auteur a choisi d’y monter en partant, de façon assez traditionnelle, du principe de raison suffisante et de l’analyse du concept de ratio. Mais son travail, à la fois élégant et fluide, donne l’impression que l’auteur aurait très bien pu commencer par l’autre extrême, par la liberté et la structure organique de la nature ; ce qui l’aurait éventuellement ramené aux principes de la raison. Cette multitude d’entrées possibles dans la philosophie leibnizienne en est certainement l’un des traits fondamentaux.

Après une étude approfondie des fondements logiques (première partie), Lyssy se tourne dans la deuxième partie vers la théorie leibnizienne des requisita, en les considérant successivement comme parties, comme causes, comme conditions de pensée et de démonstration, ainsi que comme concepts simples. Vers 1689, Leibniz écrit : « Et quae causas dicimus esse tantum requisita comitantia in Metaphysico rigore » (A VI-4, 1647). Dans un autre texte intitulé De la sagesse, Leibniz explique que les réquisits sont « tout ce qui suffit à distinguer [une chose] de toute autre chose. Et c’est ce qu’on appelle Définition, Nature, Proprieté réciproque » (GP VII, 83). Le concept de réquisit a donc d’abord chez Leibniz une fonction logique : il s’agit de ce sans quoi une chose ne peut exister, le fondement définitionnel de la chose. Ailleurs, et à plusieurs reprises, Leibniz identifie les monades elles-même à des réquisits ou, plus précisément, à des « requisita materiae » (par exemple dans la lettre à des Bosses du 16 juin 1712, GP II, 451). Il s’agit donc ici évidemment d’un concept qui fait le lien entre la logique et la métaphysique des substances, vers laquelle Lyssy se tourne dans la troisième partie. Celle-ci, censée porter sur les substances simples, traite en réalité aussi de la phénoménalité des corps ainsi que du rapport entre les substances et « leur corps » (ihre Körper). Cette expression nous semble significative. Tout comme il y a une différence importante chez Descartes entre le corps et mon corps – ce dernier indiquant le corps vécu, le corps expérimenté comme étant intimement lié au sujet –, le fait que les monades aient leur corps implique que l’existence même du corps est pour Leibniz une caractéristique de la phénoménologie des sujets monadiques.

La traduction de cette phénoménologie en corporéité se fait à travers la force, qui est, elle, le sujet de la dynamique, à laquelle la quatrième partie du livre est consacrée. Lyssy explique bien les concepts fondamentaux de la dynamique, surtout la distinction entre force primitive et force dérivative, ainsi que l’appetitus comme soubassement de toutes les forces. Dans la même partie, il analyse la force et la matière, qu’il comprend à juste titre comme un concept directement dérivé de celui de force. Il étudie, en s’appuyant sur l’analyse précédente de la force, la distinction entre matière première et matière seconde, puis la substance individuelle comme soubassement de toute matière. Dans la cinquième partie, l’auteur revient à la relation entre les substances et leur corps, en entrant cette fois dans le détail de la théorie de la substance corporelle et du problème de son unité. Il considère les problèmes méréologiques soulevés par la substance corporelle, ainsi que la théorie du lien substantiel proposée à titre de simple hypothèse dans la correspondance avec des Bosses pour échapper à tout un ensemble de problèmes, dont des problèmes de méréologie. Ceux-ci semblent résulter de la tentative de fonder l’unité de la substance corporelle seulement sur l’harmonie préétablie entre la monade dominante et son corps.

Dans la sixième partie, Lyssy propose une analyse intéressante, mais parfois erronée, de la théorie leibnizienne des « organismes ». Je mets ce terme volontairement entre guillemets, car Leibniz ne parle jamais d’« organismes » au pluriel. L’organisme est pour lui un principe qui détermine la structure des corps organiques, c’est-à-dire des machines naturelles ou divines, tout comme le mécanisme est un principe qui détermine la structure des machines artificielles. En fait, l’organisme est une espèce de mécanisme ; comme l’explique Leibniz, il est un mécanisme, quoiqu’il soit infiniment plus complexe ou, ce qui revient au même, plus « divin ». Lyssy soutient, pour sa part, que les « organismes » sont eux-mêmes des substances. Il écrit : « Un organisme est une substance, car il possède une unité interne à son organisation : chaque corps organique constitue, avec son âme, une unité, qui est une substance corporelle. L’être vivant entier est cette substance corporelle, qui a son unité à travers sa monade dominante, l’organisme est sa structure » (p. 354). En vérité, ce n’est pas l’organisme ou, pour parler comme Leibniz, un corps organique, qui est une substance, c’est la substance corporelle ou l’animal qui est la substance, le corps organique n’en étant que l’un des composants qui, joint à la monade dominante, donne à la substance corporelle son unité.

Dans la septième et dernière partie, Lyssy termine par une discussion très éclairante de la théorie leibnizienne de la liberté humaine. En somme, nous avons là une étude qui se signale plus par sa qualité de synthèse que par son originalité. Cependant, si l’auteur nous expose un Leibniz déjà bien connu, ce n’est pas forcément un défaut, car dans un style élégant et fluide, Lyssy nous livre, comme dans un miroir, une image très fidèle du système – si tant est que l’on puisse parler de système – du philosophe de Hanovre.

Justin E.H. SMITH

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Pour citer cet article : Justin E.H. SMITH, « Ansgar LYSSY, Kausalität und Teleologie bei G. W. Leibniz. Stuttgart, Franz Steiner Verlag, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 48, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.


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